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Les premières rencontres que nous, les Indiens, avons eues avec les Blancs ont dû être extrêmement difficiles. Admettons que je ne connaisse pas la langue française et que la personne en face de moi ne connaisse pas ma langue, comment fait-on pour communiquer ? Est-ce qu’on se donne des claques dans la face ? Est-ce qu’on se dit bonjour ? Comment fait-on ça ? Quelles méthodes ont été utilisées ? Est-ce qu’on faisait semblant de se comprendre ? C’est un peu ce genre de réflexions qui se sont présentées à moi lorsqu’on a commencé à parler de toponymie, de nommer les endroits.
Nous ne donnions pas des noms à proprement parler aux endroits. Nous les identifiions plutôt avec la signification qu’ils avaient pour nous. Lorsque j’écoutais mes parents, leurs amis et leur famille parler d’un endroit, c’était toujours de cette façon : « Te souviens-tu de l’endroit où nous avions attrapé une vingtaine d’esturgeons ? » Il n’y avait pas de nom pour désigner cet endroit, mais ils savaient qu’il y avait un lien avec le poisson, le name[1]. C’était doux, c’était respectueux. Ils n’en faisaient pas une appropriation : ce n’était qu’un passage de leur voyage et de leur déplacement. Ce passage permettait de s’assurer que tout était beau, que tout était bien, que tout était selon l’ordre établi. Puis ils poursuivaient leur chemin.
Évidemment, quand on a commencé à rencontrer les immigrants, les nouveaux arrivés, les nouveaux arrivants, il fallait adopter quelque chose qui puisse établir une relation pour permettre d’accepter leur présence, et aussi pour eux de pouvoir accepter la nôtre.
Je dis ces choses-là parce que j’ai eu accès à des archives qui ont été écrites au début des rencontres entre les Autochtones et les arrivants. Ces archives ont été écrites par les Blancs au début de leurs rencontres avec les Autochtones. Du côté des Autochtones, il y avait des personnes qui étaient des diplomates. Ces personnes savaient comment se comporter dans ce genre de rencontres. C’était toujours elles qui étaient les premières à prendre la parole.
Dans une des archives que j’ai lue, un arrivant écrivait dans un rapport que les Autochtones qu’il a rencontrés expliquaient d’où ils venaient. Ils décrivaient l’endroit d’où ils venaient et ils expliquaient leur façon d’y vivre. Ils expliquaient aussi le nombre de personnes qui y vivaient, sans nécessairement établir un chiffre exact. Ils affirmaient qu’une bonne quantité de personnes y vivait. Selon les propos de l’auteur, les personnes disaient : « Je viens d’un lac clair, d’un lac qui a les eaux bleues. Nous vivons là de temps en temps, mais nous nous déplaçons. » Ce n’est qu’après avoir décrit l’endroit qu’ils spécifiaient son « nom ». Au début, l’Abitibi ne s’appelait pas Abitibi, mais s’appelait plutôt le lac bleu. Ce n’est que plus tard qu’on s’est aperçu que le lac avait à la fois le versant nord et le versant sud du pays.
L’Autochtone qui décrivait l’endroit où il était décrivait aussi ce qu’il y faisait. Dans le lac, il y avait plusieurs activités qui tournaient autour du poisson. C’était l’aliment principal. Ainsi, la langue qui était utilisée à ce moment référait surtout à la description du temps où ils étaient à cet endroit. L’Autochtone ne parlait pas d’autres choses que de l’eau, du lac bleu, des poissons. Le vocabulaire se limitait pas mal à ça. Puis il nommait les autres groupes de personnes qui vivaient tantôt au nord, tantôt au sud. Nous parlions des Kitcisakinnik, « les gens du grand lac ». Nous parlions des Timiskaming, « les gens du Témiscamingue ». Il y avait également les Nipissing. À la fin, pour que nous puissions avoir un nom d’interlocuteur, la personne disait son nom. Dans mon cas, lorsque je vous rencontre, je finirai par me présenter comme Ejinagosi qui signifie « celui qui raconte ».
C’est après avoir fait la description de ces rencontres que l’auteur de l’archive commence ce qu’on peut interpréter comme une prise de position, une appropriation. Il tourne ses phrases de façon à identifier les Autochtones avec qui il parle comme les siens, comme ses alliés. C’est écrit comme ça dans le rapport. Il avait toujours cette idée d’appropriation dans la manière qu’il décrivait les choses et les personnes. Finalement, ce que l’arrivant voulait, c’était le territoire. Notre territoire, nos terres.
À partir du moment où la colonisation est arrivée, c’est de cette façon que ça s’est passé. Il n’y avait pas une autre considération de quelque nature que ce soit à part leur concept d’occupation territoriale. John A. Macdonald l’a très bien dit quand ils ont institué le Canada. Il a dit très clairement que le gros obstacle à fonder le Canada était le « problème indien ». Ce n’était pas simplement notre présence physique qui dérangeait, mais également la difficulté à nous identifier, à nous nommer, à nous dire, à nous accepter comme nous étions. C’était ça, le gros problème. Alors, pour ne pas effectuer l’exercice de nous reconnaitre, il a tout simplement décidé de se débarrasser de nous. C’est épouvantable d’arriver au pouvoir de cette façon et de se donner le mandat, l’autorité, la permission de nous exterminer par tous les moyens, de toutes les manières, de toutes les façons. Il fallait que nous soyons éliminés, exclus. Alors, nous étions ignorés. Pourtant, nous, Anicinabek, ne sommes jamais disparus, nous n’avons jamais fait quoi que ce soit pour renier notre passé, pour ne pas nous accepter tels que nous sommes. Nous avons combattu, nous avons été confrontés à des situations qui étaient pénibles, et nous avons continué de parler notre langue. Par le fait même, nous continuions de nous nommer, de nommer les endroits où nous étions, de nous souvenir des endroits où nous avons connu le bonheur, des endroits où nous avons connu l’abondance, des endroits où nous avons connu la famine et la misère. Ce n’était pas nécessairement au même endroit. C’était à différents endroits. C’est pour ça que lorsqu’on parle de toponymie, ça devient un peu difficile de pouvoir s’ajuster à l’immobilisme de noms. Nous étions nomades, nous étions un peuple cueilleur, nous étions un peuple chasseur. Pour ce faire, nous devions circuler. Nous devions voyager et ce n’est pas en nommant précisément les endroits qu’on allait le faire, mais plutôt en revisitant les endroits qui nous ont donné du bonheur, de la nourriture et du bien vivre. Quand nous avions tout ça, et quand avions atteint ce désir, cette chance de connaître l’abondance, de connaître le bonheur, de connaître quelque chose de paisible et qu’on nous a découverts dans cet état, on nous a traités de paresseux.
C’est en y réfléchissant que j’ai réussi à traduire le mot paresseux, parce que je n’arrivais pas à trouver le mot exact en anicinabemowin. On me dit souvent que c’est gitimi, mais ça ne veut pas dire paresseux. Gitimi, ça veut dire arrêter. Alors, pour moi, paresseux se traduit par joie de vivre ! Nous, notre principale qualité, c’est la paresse ! Ça veut dire joie de vivre. C’est pour cette raison que nous rions tout le temps. En fait, nous rions de vous autres tout le temps. Mais ça, c’est une autre histoire.
C’est pour ces raisons que j’ai embarqué dans le processus de recouvrement de notre culture et de notre langue en fondant une organisation que j’ai appelée Minwashin. Minwashin qui veut dire beau. Quand tu as toute la viande, tout le poisson, toute la santé et que tu as tout ce qu’il faut pour bien vivre, c’est beau. C’est vraiment beau. Cependant, on a rencontré différentes manières de voir et de faire les choses. On était peut-être jaloux de notre façon de vivre, jaloux de notre mode de vie, et on a décidé qu’il fallait l’éliminer, qu’il fallait le circonscrire. Une façon efficace de le faire, c’est justement de donner des noms fixes et extérieurs aux endroits qui nous ont donné de merveilleux souvenirs comme de très mauvais souvenirs.
Pensez-y quelques instants : avant leur arrivée, la vie que nous menions, le bonheur total, le paradis. Il faut réfléchir à ces moments, il faut se les commémorer, il faut restaurer la mémoire de nos parents, la mémoire de nos grands-parents, la mémoire de nos ancêtres. Nous étions beaucoup plus que des Indiens paresseux. Nous étions beaucoup plus intelligents que ça. Vous savez, vivre sur ce territoire ici, en Abitibi, pendant 9 000 ans, il faut le faire ! Il faut savoir le reconnaître et l’honorer. Restaurons la mémoire de nos ancêtres. Ce sera beaucoup plus facile de retrouver les noms une fois que nous aurons effectué ce travail. Ce qui sera encore plus intéressant, ce sera de trouver le nom des moments que nous avons eus parce que ça va revitaliser un peu plus notre langue, ça va revitaliser encore un peu plus notre culture, puis nous pourrons nous l’approprier plus naturellement au fil du temps.
Les moyens que nous pouvons utiliser pour y arriver, ce n’est pas seulement en nommant, mais également en utilisant la technologie d’aujourd’hui pour enregistrer notre langue. J’enregistre toujours avec mon téléphone. L’autre jour, j’ai enregistré un aîné, mon ex-beau-père, juste avant sa mort. Je l’ai enregistré pendant 45 minutes. J’ai gardé cet entretien dans mon téléphone et, de temps en temps, je l’écoute lorsque je vais me promener en canot ou à vélo. C’est un très bon outil pour perpétuer la mémoire de nos ancêtres.
Kitci migwetc !
Parties annexes
Notes
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[*]
Ce texte est une version manuscrite de la présentation « Ejinikedek – Le nom qu’on lui donne » d’Ejinagosi (Richard) Kistabish, tenue dans le cadre du Séminaire de cartographies autochtones. L’évènement s’est déroulé du 12 au 14 mai 2021 au Pavillon des Premiers-Peuples de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Pour consulter les enregistrements du Séminaire : https://www.uqat.ca/seminaire-cartographies-autochtones/
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[1]
Name signifie « esturgeon » en anicinabemowin.