Corps de l’article

Introduction

Depuis près de vingt ans, le terrain des fanfictions est exploité par les chercheurs francophones (Bourdaa, 2016; Bourdaa et Lozano Delmar, 2015; François, 2007; Martin, 2007; Périneau-Lorenzo et de Possel-Dedier, 2017) comme relevant du cadre plus général de ce que Jenkins nomme la « participatory culture » (1992). Pourtant, le cas particulier des fanfictions d’expression audiovisuelle largement diffusées sur Internet reste encore confidentiel comme terrain de recherche propre ou fondu dans le vaste ensemble des productions amateurs (Périneau-Lorenzo, 2016; Périneau-Lorenzo et de Possel-Dedier, 2017) quand il n’est pas ignoré voire annexé à celui des fanfictions écrites, minimisant ainsi le caractère d’emblée multimodal du langage audiovisuel ainsi que le rôle prépondérant de l’image et de la nature audiovisuelle même. Qu’en conclure ? Que les fanfictions audiovisuelles seraient un objet qui n’a pas fait la preuve de ses conditions d’existence scientifique ? C’est précisément ce que cet article se propose de rectifier.

Notre article s’attache à expliquer à quoi tiennent les réticences à inclure certaines vidéos dans les fanfictions et évoque par la même occasion les enjeux qui soutiennent cette inclusion. Il explore ensuite ce que les fans de GoT produisent concrètement à propos de Jon Snow, en montrant que non seulement les résultats produits (des formes audiovisuelles, inscrites dans des formats) relèvent bien de contenus fanfictionnels, mais que ces productions témoignent également de postures de fans en s’inscrivant plus largement dans une sociabilité participative et une intersubjectivité que permettent de retracer les échanges d’internautes.

1. Quelles réticences à faire entrer une production audiovisuelle dans le domaine des fanfictions ? Quels enjeux ?

Étonnamment, les études savantes comme les représentations communes n’associent pas spontanément les fanfictions à de la vidéo, mais plus gênant encore, au fil du temps, ces fanfictions ont été ancrées dans un terreau d’expression résolument littéraire, alors que parmi les productions effectives, la nature audiovisuelle d’un certain nombre d’entre elles ne pouvait pas être niée et que leurs producteurs s’employaient même à enrichir leur diversité génétique par des emprunts au dessin animé, au jeu vidéo, à la télévision, etc. Nous défaisons donc ici l’écheveau de ces freins, tant du côté des effets de retardement historiques, que des blocages épistémologiques, voire idéologiques. Nous suggérons aussi que le contexte numérique, qui est le cadre de production, diffusion et circulation de ces fanfictions joue également un rôle paradoxal dans cette crispation intellectuelle. Pour infondées que soient ces réticences, leur compréhension en situation nous paraît fondamentale dès lors que nous nous intéressons aux conditions de transfert des fanfictions, pratique expressive informelle, dans le cadre plus réglé de leur scolarisation.

1.1. Primauté historique et épistémologique de l’écrit

1.1.1. Primauté historique

L’une des premières raisons que nous pouvons évoquer pour expliquer cette répulsion à faire entrer la vidéo dans le champ des fanfictions est certainement historique. En effet, le fait que l’apparition de la vidéo soit plus récente est loin d’être anodin quant à la place qui lui est faite. Il nous faut tout d’abord constater que l’objet d’élection des fanfictions peut appartenir bien évidemment à n’importe quel média. Nous pouvons même remarquer qu’historiquement, les séries télévisées en constituent un support privilégié – Star Trek est ainsi considéré comme un des premiers exemples qui aboutit à une apparition de fans (François, 2009, p. 163-164) dans les années 1960-1970[1]. Or, ces fanfictions sont constituées dans leur très grande majorité, d’après les analystes, de textes écrits. On peut donc être fan d’une fiction audiovisuelle, mais ce que l’on produit en tant que fan (ce qui est étudié dans cet article), c’est de l’écrit[2]. Si nous reprenons une terminologie que nous avons déjà proposée, le véritable paradoxe réside ici : la fanfiction d’un objet audiovisuel est dans cette perspective à la fois « hétéromédia et hétéromodale » (Périneau-Lorenzo et de Possel-Deydier, 2017). C’est bien ce qui est ignoré dans une définition tout à fait symptomatique de la fanfiction comme « l’écriture, par des fans, de récits inspirés de divers produits médiatiques de masse (séries télévisées, films, romans ou encore mangas) » (François, 2007, p. 59).

Il est à cet égard particulièrement révélateur qu’une chercheuse comme Chapelain (2017), qu’on ne peut bien sûr suspecter a priori ni de méconnaître l’audiovisuel ni d’établir des distinctions hiérarchiques passéistes, propose dans son article de synthèse sur la participation dans les écritures créatives une catégorisation qui inscrit clairement la fanfiction dans le domaine de l’écrit et la contribution audiovisuelle dans le domaine du fan art. Nous voyons bien que cette distinction met sur le même plan la simple illustration et la production audiovisuelle de fans et l’oppose à un genre, la « fanfiction » qui semblerait dans cette perspective se limiter à une contribution écrite, l’écrit semblant même être un élément constitutif du genre fanfictionnel. Cette répartition est d’autant plus étonnante que de tels chercheurs ne limitent pas a priori le narratif au texte stricto sensu, c’est-à-dire compris comme résultat d’une production linguistique écrite. Les chercheurs francophones reconduisent, semble-t-il, une ambivalence que l’on trouve chez les chercheurs anglo-saxons, qui fait se superposer une primauté historique persistante (les fanfictions ont d’abord été écrites) avec un impensé scientifique aboutissant à ce que les fanfictions audiviovisuelles soient vues comme des formes différentes, au mieux dérivées, c’est-à-dire des alternatives tournées d’un écrit préalable. Ainsi, lorsque l’ouvrage pourtant récent de Click et Scott, The Routledge Companion to Media Fandom (2018, p. 2), veut désigner l’ensemble des pratiques et oeuvres de fans, il reconduit le clivage entre les ressources sémiotiques des productions linguistiques, des productions vidéos et des productions visuelles : « fan fiction, fan vids or fan art ». Même dans Machat (2012) qui examine comment la pratique fanvidéo et la pratique des bandes-annonces amateur ont convergé, les bandes-annonces fanfictionnelles analysées servent en définitive à mettre en valeur des fanfictions écrites et sont strictement assignées à une fonction paratextuelle. Et pourtant, d’après Coppa (2008), la voie aux premières fanfictions en images – et autonomes – a été notablement ouverte dès 1975 avec Kandy Fong et ses slide shows produites à partir de Star Trek, justement, et mêlant images et musique sur une trame narrative. Quant à la position de Jenkins en 1992, elle est tantôt nuancée, tantôt ambiguë : s’il emploie le terme de fanfiction dans un contexte non littéraire, c’est pour classer les productions (des images ou des chansons) dans des oeuvres d’imagination (p. 232) ou pour comparer une pratique spécifique de fans (le détournement musical ou filking) avec les principes fanfictionnels (p. 257). Mais en 1995, dans son ouvrage commun avec John Tulloch, le paradoxe est éclatant : alors même qu’il est question de fanfictions sur Star Trek, l’écrit règne et aucune vidéo n’est jamais convoquée.

Enfin, si nous nous intéressons aux raisons qui peuvent expliquer historiquement cette séparation tout en excluant la moindre volonté délibérée d’ostracisme, nous pouvons mettre en évidence les contraintes technologiques liées à la diffusion des participations des fans. En effet, si les fanfictions peuvent exister indépendamment d’Internet, c’est bien l’essor du réseau et les possibilités de diffusion qui lui sont liées qui autorisent leur développement sans précédent tout en restreignant les possibles. Les limitations de la bande passante et des capacités de stockage d’il y a tout simplement 10 ans privilégiaient obligatoirement le texte parce qu’on ne pouvait tout simplement ni produire, ni stocker, ni diffuser aussi facilement de la vidéo[3]. Nous rappelons à cet égard que dans les premiers temps d’Internet, la nétiquette déconseillait indirectement l’usage excessif des simples images par égard pour l’internaute[4]. Elles ralentissaient considérablement les temps de chargement. Il est donc possible que les traits qui furent perçus comme discriminants dans le champ des fanstudies ne soient en fait que la conséquence de ces limitations techniques aujourd’hui caduques.

1.1.2. Primauté épistémologique

Le second type de raisons que nous pensons pouvoir évoquer pour expliquer cette prégnance de l’écrit correspond à ce que nous appellerions la primauté épistémologique de l’écrit et les critères de validité scientifique que cela implique. La production écrite et la production vidéo ne sont pas équivalentes de ce point de vue. Dans la mesure où les travaux sur les fanfictions s’intéressent souvent aux fans eux-mêmes, à leurs caractéristiques, leurs pratiques ou aux communautés qu’ils forment, les méthodologies de recherche mobilisées à cette fin excluent la plupart du temps l’image vidéo. Plutôt que de multiplier les exemples, nous sélectionnons l’étude de Bourdaa et Lozano Delmar (2015) portant sur la réception de GoT, qui nous semble représentative de cet état de fait. La place faite au questionnaire, aux enquêtes, aux entretiens dans ces recherches les amène à porter préférentiellement sur l’écrit ou l’oral, mais en tout cas sur du verbal.

Encore une fois, nous ne pensons pas qu’il s’agisse a priori d’une volonté délibérée de mettre de côté les productions vidéo comme éléments d’analyse des fanfictions, mais plutôt que ce qui est spontanément considéré comme analysable et utilisable scientifiquement, c’est l’écrit. En même temps, force est de constater, comme nous l’avons dit, qu’il n’existe à notre connaissance aucune étude portant spécifiquement sur les productions fanfictionnelles audiovisuelles. Ce sont autant d’éléments épars qui forment une véritable galaxie de l’écrit sur laquelle faire porter les études.

De fait, le décalage est patent chez les Anglo-saxons, premiers défricheurs des productions de fans. Busse (2017, p. 134) est ainsi d’un côté très précise sur la description d’un environnement participatif, de fait largement reconnu comme multimodal :

En fait, ce texte de fan n’est pas une manifestation exclusivement fondée sur du texte : l’environnement numérique dans lequel la plupart des fanfictions sont partagées s’appuie fortement sur une interaction multimédia et hypertextuelle. Les outils pour la pratique du blogue, tels que LiveJournal (LJ), Twitter ou Tumblr n’offrent pas seulement un partage aisé de l’image et de la vidéo associée au texte mais invitent également à l’interaction, à la réaction et à la transformation[5].

Mais d’un autre côté, Busse minimise l’importance et minore même l’existence de fanfictions dont l’élaboration principale passerait par d’autres logiciels que le traitement de texte : « Alors que certains fans écrivains se livrent à des jeux formels et créent des artefacts visuels, des scénarios complexes, des expériences de jeu ou des formes hybrides, la fanfiction est étonnamment demeurée fondée sur du texte »[6] (2017, p. 130-131).

1.2. Numérique, écriture et fanfiction : les phénomènes de légitimation réciproque

1.2.1. Numérique et écriture

Concernant la relation entretenue entre le numérique et l’écriture, nous sommes partis d’une logique de conflit pour évoluer vers un processus de légitimation réciproque. L’idée sans cesse réaffirmée au point de devenir une vulgate est que le numérique n’a pas tué l’écrit, bien au contraire. Si le développement du numérique fût d’abord perçu comme un danger potentiel pour l’écrit, pour le livre ou pour le système orthographique lui-même (que l’on se rappelle le nombre de travaux portant sur ce que l’on nommait alors l’écriture électronique en mettant sur le même plan, production au moyen d’un logiciel de traitement de texte, SMS, courriels ou participation à des forums), par la suite, l’augmentation purement quantitative des textes que l’on constatait, l’implantation du courriel dans la sphère professionnelle et la pratique extrascolaire de l’écriture que l’on mettait en évidence chez les jeunes, réaffirmaient l’écrit dans sa toute puissance : le numérique amenait à produire davantage. Il ne s’agit pas pour nous de vérifier ou de discuter cette assertion, mais de nous demander simplement quelle est sa fonction. En caricaturant, on pourrait dire que cela revenait à déclarer qu’Internet ou le numérique n’étaient pas dangereux puisqu’ils ne mettaient pas en cause la civilisation de l’écrit, ils lui rendaient même allégeance.

1.2.2. Fanfiction et numérique

En ce qui concerne la fanfiction, nous postulons une logique comparable. Diffusée par Internet, la production de fans légitime d’une certaine façon le média par la place qu’elle réserve à la pratique de lecture et d’écriture. Afin de mettre en évidence les représentations majoritaires liées aux relations entre fanfiction et écriture, nous nous appuyons sur la définition que nous pouvons trouver à l’entrée « fanfiction » dans Wikipedia : « Considérée par certains comme une revanche de l’écrit sur l’audiovisuel[7], la fanfic est un mode d’expression issu de la culture populaire ». Nous ne postulons pas, en recourant à Wikipedia, à une quelconque vérité scientifique, mais tout simplement à l’identification d’une doxa liée au fonctionnement de l’encyclopédie collaborative en ligne. Comment mieux illustrer notre propos que par cette citation singulièrement stable[8] par ailleurs ? La fanfiction connaît son essor grâce au numérique et en retour, puisqu’elle est perçue comme une pratique très majoritairement liée à l’écrit, elle légitime d’une certaine façon le média.

Dans l’examen des relations entre fanfictions et numérique, nous choisissons par ailleurs de nous focaliser sur une des premières études portant sur les fanfictions dans le domaine francophone, qui a connu une véritable diffusion dans le milieu universitaire et qui est encore aujourd’hui majoritairement citée : celle de François (2007). Dans cet article, il précise qu’il ne faut pas s’intéresser prioritairement au contenu : « Les fanfictions ne devraient-elles donc pas poser question moins pour leur contenu que pour la profondeur sociologique qu’elles renferment ? » (p. 67)[9]. On comprend parfaitement pourquoi, et c’est là encore une question de valeurs, s’intéresser au texte produit par l’amateur et le mettre en relation avec le texte objet d’admiration aurait abouti à considérer la production fanfictionnelle comme une sorte de texte dégradé alors même qu’il s’agit en 2007 de prouver qu’elle présente un intérêt. Or, en ne s’intéressant pas davantage au contenu du texte, on légitime surtout la pratique d’écriture, car c’est sur elle que se focalise l’attention et l’on met surtout en évidence la dimension participative. Or, nous postulons qu’il faut impérativement réhabiliter, analyser le contenu et le mettre en relation avec les pratiques et le contexte. Ces analyses de contenu doivent bien sûr concerner toutes les dimensions sémiotiques et dès lors, comment continuer à distinguer/discriminer/hiérarchiser les productions audiovisuelles des productions écrites ?

Il semble bien en effet qu’il se joue quelque chose de nodal (et d’idéologiquement marqué) autour de cette interaction entre texte écrit, contexte numérique et fanfiction, d’autant plus que comme l’écrit De Kosnik (2017, p. 672) : « Toute fanfiction réunit trois caractéristiques essentielles d’une oeuvre transmédia, comme le souligne Jenkins (2011) : la sérialité, la profonde intertextualité et la multimodalité »[10].

1.3. Un enjeu : la construction du sujet multimodal

Le cas des fanfictions audiovisuelles et de la place qui leur est accordée nous semble assez éclairant dès lors que l’on a, dans le cadre précis de la littératie médiatique multimodale, comme perspective la construction d’un sujet multimodal. Nous nous plaçons dans une logique relevant du paradigme du sujet lecteur et du sujet scripteur où l’activité de réception et celle de production supposent l’existence d’un processus de subjectivation. Le sujet multimodal sera, sans s’y réduire, un sujet-textualisateur, c’est-à-dire un producteur/récepteur d’un texte, au sens sémiotique, dénommé ainsi quel que soit son mode d’expression : écrit, visuel, sonore et les combinaisons de ces modes. Cette conception élargie du texte apparaît chez Sandvoss qui plaide avec son article au titre évocateur, « The death of the reader? Literary theory and the study of texts in popular culture » en faveur d’« une conception des “textes” radicalement différente de celle de la théorie littéraire »[11] (2017, p. 92). Il explique très clairement que « par conséquent, ce qu’il faut, c’est une définition élargie des textes, fondée non pas sur l’auctorialité mais sur des textes conçus comme des supports pour une signification potentielle, qui jaillit à travers des actes de communication simples ou multiples, incluant du visuel, du sonore et de l’écrit »[12] (2017, p. 89). La même acception du terme est bien sûr revendiquée par les didacticiens de la littérature (Ouellet, 2015, p. 5) dès lors qu’ils s’intéressent eux aussi à cette notion en cours de construction qu’est le sujet multimodal.

Par ailleurs, si des travaux importants existent déjà en ce qui concerne le sujet lecteur (Massol, 2017; Ouellet, 2012; Rouxel et Langlade, 2004) ou sur le sujet scripteur (Bucheton, 1995; Bucheton et Chabanne, 2002), qu’en est-il de la construction du sujet producteur d’images et en particulier de narrations audiovisuelles, pourtant indispensables si l’on veut réfléchir à la construction d’un sujet multimodal ? Cela reste un travail relativement isolé et nous renvoyons pour notre part au travail de Ouellet (2015). Certes, les études sur l’impact des images sont nombreuses (elles fournissent même des figures médiatiques incontournables comme Tisseron, ou comme Mondzain, moins connue du grand public), mais nous n’avons connaissance d’aucun travail d’envergure lié à la construction du sujet textualisateur audiovisuel. Un travail systématique, plus ambitieux que celui que nous proposons, reste donc à construire.

2. Éléments de méthode pour le corpus

Nous avons fait le choix lors de la constitution du corpus d’analyser des fanfictions audiovisuelles dans toute leur banalité courante, circulant publiquement et accessibles sans restriction. C’est pourquoi nous avons délibérément écarté les sites spécialisés et avons privilégié la plateforme YouTube qui nous servira donc de base de données. Le corpus de référence de cette pratique de fanvidding[13] sera de ce fait constitué de vidéos fictionnelles postées à propos de Game of Thrones (HBO)[14] ou du cycle romanesque dont il s’inspire, A song of Ice and Fire de George R. R. Martin, en se focalisant sur le personnage de Jon Snow, particulièrement plébiscité du public. Entrent également dans le corpus le paratexte associé aux vidéos, les éventuelles interactions entre le producteur et les internautes ainsi que les manifestations de la scénographie identitaire numérique. Le cadre d’analyse s’adosse à une « approche sans interaction directe avec les utilisateurs et par laquelle les usagers sont observés à distance » (Georges, 2009, p. 167). La méthode d’analyse est celle de l’analyse sémiotique classique, appliquée à la pratique d’éditorialisation de contenus audiovisuels, en l’occurrence des vidéos fanfictionnelles. En outre, cette perspective se double d’une profondeur et d’une finalité plus larges qui sont d’apporter un éclairage supplémentaire à la construction du sujet multimodal, ici producteur de contenus audiovisuels.

Parmi l’ensemble des fanvidéos en ligne sur YouTube prenant Jon Snow comme sujet, il est vrai que certaines ne sont pas des fanfictions, soit parce qu’elles ne sont pas ou peu narratives, soit parce qu’elles ne se situent pas dans la logique d’écrits d’invention, mais cherchent la voie de la non-fiction. Enfin, produire des fanfictions présuppose de s’adosser à une identité de fan, qu’elle soit déjà capitalisée ou remise en jeu comme processus à la faveur de la production même. Or, en ce qui concerne le positionnement ou l’identité fanique, nous ne pouvons pas nous appuyer sur les identités déclaratives (Georges, 2009) de leurs auteurs, pour différentes raisons dont la principale est que ces identités sont peu ou mal renseignées. Nous avons donc pris le parti d’analyser les contenus produits en les corrélant, d’un côté avec la pratique de fan, de l’autre avec les différentes facettes de l’identité numérique et notamment avec ce qui se traduit lorsque des fans auteurs interagissant avec les autres fans commentateurs. C’est à travers cette polyphonie des interactions discursives que nous voyons la réception des vidéos se constituer en communautés de fans ou d’amateurs de fanvidéos.

3. Des fanvidéos aux fanfictions : les formats en usage

Les ambiguïtés étant levées quant aux réticences à faire droit aux fanvidéos de se ranger aux côtés des fanfictions écrites, nous allons partir de ces productions elles-mêmes afin de démontrer que non seulement elles reconduisent toutes les caractéristiques d’une textualisation fanfictionnelle, mais qu’elles lui donnent une base multimodale, en continuité d’ailleurs avec le fandom GoT (la série).

Il se trouve que du côté des fanvidéos aussi, les débuts ont favorisé une production où l’écriture en tant que telle peut peiner à se trouver identifiée comme pratique de textualisation qui se distribue dans des modes sémiotiques multiples. En effet, la définition de fanvidéo ou fanvid est celle d’un « montage vidéo soutenant une musique révélatrice d’un sous-texte »[15] (Coppa, 2008). La musique y est prégnante, au point que le texte (linguistique) devient un objet lointain auquel l’on fait un retour presque oblique :

[l]es fans vidéastes emploient de la musique pour commenter ou analyser un ensemble d’images, pour asseoir une interprétation ou quelquefois pour se servir du montage afin de raconter de nouvelles histoires. Dans le montage vidéo, les fans sont fans d’une source visuelle et la musique est utilisée comme une focale interprétative, afin d’aider le spectateur à envisager la source textuelle/le texte source différemment.[16]

Coppa, 2008

Évidemment, notre perspective est de montrer que l’écriture fanfictionnnelle audiovisuelle s’appuie sur la pluralisation des modes sémiotiques et que, quelle que soit la part de matériaux préexistants manipulés comme des blocs sémantiques ou comme supports iconiques, cela ne justifie aucunement d’en dénier la pleine démarche productive.

Si les fanvidéos ont rapidement été associées à des enjeux de libération critique (idéologique, politique, sociologique, etc.) par ses praticiens auxquels le contexte participatif offrait une audience inédite, leur reconnaissance ou même leur légitimité comme « expression critique d’une liberté créative »[17] (Lessig, 2008, cité dans Morrissey, 2018, p. 57) ou comme « vidéo de remontage subversif »[18] (McIntosh, 2012, cité dans Morrissey, 2018) peut être qualifiée de tardive[19]. D’ailleurs, Morrissey (2018, p. 55) signale que dans l’ouvrage de Lankshear et Knobel, New literacies: Everyday practices and social learning, « les fanvidéos ne sont même pas incluses dans la liste des pratiques populaires et triviales de remontage »[20]. Cet oubli, dans un ouvrage d’ambition généraliste et datant de 2011, est pour le moins regrettable. De son côté, Morrissey (2018, p. 57) propose au contraire de transférer les fanvidéos dans un contexte scolaire et le justifie à deux titres :

En tant que textes médiatiques, les fanvidéos offrent aux enseignants un outil médiatique critique d’un autre type à utiliser en classe. En tant que forme expressive, les fanvidéos peuvent être enseignées comme un genre d’écriture analytique et comme un mode de lecture proche du texte et elles peuvent être utilisées pour développer des compétences en matière de littératie médiatique.[21]

À notre sens, focaliser sur les aspects médiatiques et analytiques des fanvidéos laisse de côté l’engagement du sujet producteur. Nous spécifions donc que de notre point de vue, produire des fanvidéos qui sont des fanfictions audiovisuelles suppose, de la part de leurs producteurs :

  1. de savoir utiliser, parmi les logiciels, les matériaux ou les formats disponibles, ceux qui, d’un point de vue pragmatique, sont les plus appropriés. C’est la sphère de la pratique que nous appelons « tactique »[22];

  2. d’exprimer un engouement passionné et de se dire, soi, à travers ce contenu, qui reflète donc l’identité de son auteur. C’est la sphère des manifestations passionnelles[23];

  3. de contribuer, par un récit de fiction, soit à mieux faire connaître et interpréter l’oeuvre de référence, soit à lui offrir des développements et des prolongements créatifs. C’est la sphère interprétative de la pratique.

À des fins de cohérence et de systématicité qualitative, nous approfondissons donc ici l’analyse des mêmes exemples, au long de ces trois sphères.

3.1. Formats et expression de soi

Pour qui n’y regarderait pas de près, les fanvidéos seraient peu inventives, voire pas du tout, se contentant de reprendre des formats préexistants. Mais c’est ignorer ce que cela requiert d’acculturation spécifique pour s’approprier la forme audiovisuelle pertinente et d’apprentissage pour manier correctement les logiciels. Nous employons ce terme de format pour signifier que les auteurs produisent selon des « normes de constitution spécifiques au plan d’expression » (Périneau-Lorenzo et de Possel-Deydier, 2017), ce qui crée une régularité identifiable et offre un répertoire dans lequel puiser. Certes, tous les formats audiovisuels amateurs existants ne sont pas utilisés pour les fanfictions, mais majoritairement seulement une moitié d’entre eux : le résumé; le trailer; le clip et le court métrage sont en définitive les plus courants. Par contre, ces catégories de formats qui sont l’aboutissement d’une nomenclature théorique construite sur une base sémiotique ne recoupent pas nécessairement la terminologie et la titrologie utilisées par les fans[24]. Ainsi, le clip, qui consiste à organiser, à faire se succéder et à rythmer les images et les scènes sur une base musicale continue, est bien souvent croisé avec les autres formats.

Le résumé remont(r)e des passages et des personnages aimés ou propres à ouvrir des débats. Or, le personnage que nous avons choisi, Jon Snow, est particulièrement adapté à servir de support aux expressions passionnelles. C’est spécialement marqué dans (GoT) Jon Snow | King In The North de TheGaroStudios (2016), vidéo mise en ligne en juin 2016, en quasi-concomitance avec la fin de la saison 6[25]. Même si l’on se doute que la production n’est pas dissociée de l’actualité, celle-ci est surtout motrice dans le déclenchement de la production. Les déclarations métatextuelles de TheGaroStudios mettent en évidence une emphase expressive et un engouement qui n’englobent même pas le résumé : « Oh, j’ai si longtemps attendu pour ça !! Je suis si impatient !! Formidable série TV, bon, la saison 6 était un chef d’oeuvre, aucun doute ! »[26] (TheGaroStudios, 2016). Il transparaît ici avant tout un plaisir spectatoriel et l’affirmation d’un goût. La suite de la déclaration : « Je suis super impatient d’être à la saison 7, j’en ai besoin dès maintenant ! En attendant, fans de GoT, visionnez cette vidéo, faites-moi savoir comment c’était et, comme toujours, restez géniaux ! »[27], peut se lire comme une déclaration visant à rallier tous les fans de GoT et à les souder dans une même communauté d’esprit. Ce résumé se comprend aussi comme une réponse, en acte, à une frustration impatiente, puisque d’une saison à l’autre, le canon que représente la série ne fournit plus de matériaux inédits à ses fans. D’ailleurs, l’usage fin du résumé, lui-même adapté au propos de TheGaroStudios, se trouve reconnu à travers ce que suggèrent plusieurs internautes : proposer à la chaîne HBO d’ouvrir la prochaine saison par ce récapitulatif[28]. De fait, cette vidéo témoigne au préalable d’une réelle compétence à manipuler les logiciels de montage et de mixage et certains commentaires pointent cette agilité[29] comme le fait d’un authentique fan ou demandent des conseils au youtubeur, quand ils ne lui passent pas commande d’une autre vidéo du même type sur d’autres personnages (Renly, Arya Stark, Robb Stark, Littlefinger, etc.)[30] ou d’une version longue de celle-ci.

Les métatextes par lesquels les producteurs accompagnent leurs propres résumés explicitent souvent plus directement encore l’intention de l’hommage. Ils laissent alors s’exprimer des affects tout à fait caractéristiques des fans. Ainsi,AnneSoshi explique dans son descriptif à Jon Snow | A Dragon Raised By Wolves [GoT] qu’« après les derniers épisodes de cette saison et la révélation climax R+L = J, je devais évidemment faire un hommage à Jon »[31] (AnneSoshi, 2016). Dans ce cas, l’internaute indique que la vidéo dérive directement de la conduite narrative de la série par les showrunners et de la tension induite. En outre, les indices subjectifs (l’usage des majuscules, l’emploi du terme « obviously ») ainsi que la teneur des propos montrent que cette production est consubstantielle d’une identité de fan, qui est pour partie individuelle et pour partie collective, commandée par le fandom lui-même[32]. Dans ces métatextes, « mon hommage »[33] se transforme en une formule figée utilisée par les auteurs – et relayée par les commentateurs – pour appuyer la dimension personnelle de leur contribution, comme si le rôle de tout fan qui se respecte était de jouer sa partition dans un orchestre à l’unisson et que la réception ne pouvait être que participative, c’est-à-dire produisant.

Quant au trailer (ou bande-annonce), assez facilement identifiable, il se présente comme un montage d’extraits (rarement assortis de commentaires), mais le plus souvent accompagné de musique additionnelle. Ce format est souvent désigné comme tel par les internautes avec des spécifications du type « production de fan »[34] ou, plus rarement, « bande-annonce d’hommage »[35]. Même si la fonction de ce trailer n’est plus, comme dans le schéma canonique de l’industrie filmique, d’éveiller la curiosité face à une production inconnue, il maintient sa fonction promotionnelle en attisant le désir et l’impatience quant à la suite des événements de la série ou bien en ouvrant vers des développements imaginaires liés à un univers alternatif (AU). À la différence du résumé, les trailers n’empruntent pas nécessairement leur matériau à GoT (qui fait alors office de répertoire de ressources audiovisuelles endogènes), mais se nourrissent d’autres films ou séries également données comme fandom. Cela donne alors lieu à ce que l’on appelle les crossover. Mais il arrive également que les trailers restent proches de l’univers de GoT tout en inventant de nouveaux personnages (OC pour « other character »), souvent féminins, voire de nouveaux couples. Ainsi, au stade de la saison 7, Jon Snow est majoritairement apparié avec Daenerys ou avec Sansa, au point d’ailleurs que s’est répandu et figé le mot-valise « Jonsa fic » pour désigner ce type de productions qui forment des couples hors du canon. C’est notamment le cas de Jon & Sansa | Every time I close my eyes (+LaurenMichelle) deAerisVideos (2016), présentée comme production collaborative entre deux fans. Il nous paraît très intéressant d’observer que le format du trailer est justement investi ici par le sujet textualisateur pour sa vocation à formuler des promesses. Une incursion plus précise dans l’identité numérique de AerisVideos montre que la vidéo est hébergée par le même éditeur-producteur que pour TheGaroStudios. Pour autant, cela n’invalide pas la compétence à utiliser le format à bon escient ni à y imprimer une subjectivité patente, pour construite qu’elle soit. D’ailleurs, il faut affirmer ce préalable de l’identité déclarative : « L’utilisateur doit prendre existence pour communiquer : s’il ne crée pas un profil personnel, il n’existe pas pour la communauté car il n’est pas visible par elle » (Georges, 2009, p. 170). Mais ce cas de pseudonymat courant en contexte numérique apparaît précieux pour la tension qu’il met en oeuvre entre singularité et asingularité : d’un côté, il permet à AerisVideos de se rallier au collectif de la communauté de goûts (les amateurs de Jonsa et plus largement les amateurs de couples fanfictionnels y compris homosexuels); de l’autre côté, AerisVidéo s’exprime en tant que porteur d’une identité genrée, avec de nombreux indices féminins et propose cette fanfiction à grand renfort de marques d’émotion (dans les propos, mais aussi dans l’usage des majuscules ou de signes typographiques[36]). D’ailleurs, les commentaires des internautes font écho à cet épanchement passionnel, que ce soit pour plébisciter la scénographie du Jonsa[37] qui fait la démonstration d’une alliance, pour valider les choix musicaux du duo[38], pour s’enquérir de la police employée dans les intertitres, même pour déclarer vouloir dupliquer le style de ce fanfiction trailer[39].

Le format plus rarement usité est le court métrage, ainsi nommé parce qu’il propose une brève fiction soutenue par un matériau original (filmé ou animé) produit par le fan et se déroulant dans une continuité narrative. Cela nécessite évidemment un investissement en temps, en énergie et une capacité technique, créative ou organisationnelle (monter une équipe, filmer en stop motion, tourner en décors naturels, ajouter des effets spéciaux, etc.), caractéristiques qui ne sont pas toujours aisées à conjuguer. Ainsi, Winter Beyond The Wall Directors Cut (Game Of Thrones Fan Film)[40] deSuperheroes 4 Hire (2018) témoigne d’une planification de la fanfiction à travers le développement d’un véritable synopsis[41].

En dehors de la communauté des fans ou des amateurs de fanvidéos, nous pouvons supposer que le faible intérêt pour les fanfictions audiovisuelles permises par ces formats s’explique – hormis dans le cas du court métrage – par leur faible légitimité créative. Finalement, le résumé passe assez aisément pour un exercice scolaire ou peu distinctif pour son auteur. De son côté, le trailer porte sans doute trop la marque de l’industrie promotionnelle (télévisuelle ou cinématographique) pour qu’il soit jugé pertinent d’y chercher l’empreinte d’une singularité, et encore moins la marque d’une interprétation ou d’un acte de création. Pourtant, de notre point de vue, connaître, choisir et manipuler ces formats est une compétence similaire et au moins aussi importante que de savoir dans quel genre l’on souhaite inscrire sa fanfiction écrite, à des fins d’indexation par mots-clés et de facilité de médiatisation.

3.2. Fanfictions standards : narration et interprétation

Choisir de faire une fanfiction en utilisant l’un de ces quatre formats, voire une combinaison de plusieurs formats, s’adosse à une justification intrinsèque, plutôt objective, sinon conventionnelle : tous se conforment au pacte fictionnel et restent en prise avec un modèle de développement narratif. En outre, les trois premiers peuvent se produire aisément à partir de matériaux principaux ou exclusifs tirés de la série.

Plus globalement, produire de la fanfiction audiovisuelle, c’est exprimer et vouloir faire circuler les désirs d’un développement narratif qui n’aurait pas été épuisé ou qui manque encore. Les trailers sont des formats opportuns pour cela. Or, comme les trailers prennent majoritairement place entre les saisons – en l’occurrence pour nous après la saison 6 – et que les internautes n’ont accès qu’à des images déjà en circulation, ils s’inscrivent également dans une démarche paratextuelle qui synthétise, prolonge et interprète le cours narratif ou le parcours des personnages. D’ailleurs, nous trouvons des fanfictions qui ont des propriétés formelles de résumés (notamment l’énumération et l’exhaustivité), mais qui sont associées à une fonction de trailer. C’est le cas de Game of Thrones Fanfiction Trailer – Jon/OC que son auteur, BABYLIBBY96 (2015), commente ainsi : « ce n’est pas le véritable récit d’une fanfiction, simplement une bande-annonce que j’ai faite par envie »[42] (2015). Cela pourrait correspondre à une pratique en usage dans les séries télévisées : au début d’un épisode, peut apparaître le résumé d’épisodes antérieurs. Pourtant, l’attractivité de Jon Snow déborde du personnage simplement joué dans GoT puisque les extraits empruntent explicitement à d’autres films comme Pompei (2014). La fanfiction porte donc sur l’irrésistible séduction de cet acteur-personnage et sur l’histoire d’amour transdiégétique qu’il vit avec une même actrice-personnage (Emily Browning).

En outre, ces trailers, qui sont déjà eux-mêmes des productions fanfictionnelles, sont de plus en plus souvent destinés à promouvoir des fanfictions n’existant pas par ailleurs comme films (cela pourrait venir), mais comme productions écrites, d’où les liens qui apparaissent régulièrement. Avec Game of Thrones Fanfiction Trailer – Jon/OC, la boucle se referme opportunément puisque plusieurs internautes offrent de transposer cette fanfiction audiovisuelle… en fanfiction écrite[43].

Pour sa part, le résumé est le plus massivement représenté des formats usités. Notre premier mouvement a été de l’exclure en raison de la faible vertu interprétative apportée par la compilation qui doit rendre explicite une progression. Mais il peut être investi beaucoup plus finement : grâce à un fil conducteur thématique et par l’entremise du montage, il peut nous en dire plus sur le personnage, en le narrant autrement que dans la fiction originelle ou retraçant son parcours sous un angle subjectif sinon personnel et singulier. C’est le cas de (GoT) Jon Snow | King In The North de TheGaroStudios (2016) pour lequel l’intention interprétative qui imprime l’usage du format ne fait aucun doute. Littéralement, nous assistons à la naissance d’un héros, depuis ses multiples morts jusqu’à son ultime défi. Même si cette vidéo tient son titre de l’épisode 10, qui clôt la saison en juin 2016, le montage récapitule le sens de la destinée de Jon Snow, et met surtout en perspective ce parcours inédit avec les paroles de Lady Stark, qui ont pour ainsi dire construit Snow en héros et en héritier à force de le réduire à son origine de bâtard, voire de lui souhaiter de disparaître[44]. Habilement, TheGaroStudios clôt la vidéo par ces aveux chuchotés de Lady Stark, comme si les spectateurs étaient les confidents de cette révélation.

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Jon Snow mort… (a) va ressusciter, et porter la bannière des Stark (b)

Jon Snow mort… (a) va ressusciter, et porter la bannière des Stark (b)
Source : TheGaroStudios. (2016, 29 juin). (GoT) Jon Snow | King In The North. [vidéo]. Récupéré du site https://www.youtube.com/watch?v=11TZzy-T_GY

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Les commentaires des internautes relèvent dans cette fanfiction certaines caractéristiques qui traduisent une capacité à produire de l’audiovisuel en vue de textualiser (choisir des matériaux préalablement enregistrés[45] et en rejeter d’autres intentionnellement[46]), les associer dans une séquentialité. Ce faisant, TheGaroStudios ne tend pas au personnage de Jon Snow un simple miroir, mais l’installe au coeur d’un dispositif narratif et lui imprime même un prisme de lecture particulier, traduisant ainsi audiovisuellement ce que d’aucuns ont perçu sans pouvoir lui donner une forme[47]. À mi-chemin donc entre réception collective et interprétation individuelle, ce résumé impose l’évidence d’une migration symbolique du personnage et rejoint, comme le souligne un internaute, le canon des oeuvres de George R. R. Martin, par-delà le canon de la série puisque le personnage réussit ici à incarner la dualité cosmogonique inscrite dans le titre-programme des oeuvres littéraires. De même, le résumé de AnneSoshi illustre la puissance de démonstration du montage[48], largement schématisée à travers l’effet Koulechov et exploitée ensuite pour en dériver les logiques de construction narratives, temporelles ou symboliques. Mais surtout, en rapprochant ces deux personnages solitaires que sont Jon Snow et Daenerys Targaryen, il ouvre une brèche dans les imaginaires et la force narrative semble ainsi capable de surpasser en persuasion les théories les mieux argumentées[49]. Nous ne pouvons donc que constater que même lorsque le matériau est endogène et largement connu, un fan peut s’en emparer pour affirmer un propos singulier et imprimer à la textualisation audiovisuelle une prégnance narrative[50].

3.3. Agilité tactique et réinterprétation

Pour autant, les fanfictions ne sont pas simplement des récits habilement imagés, que les fans, dans leur grande avidité, partageraient aveuglément. Ce sont des propositions sémantiques et parfois des réinterprétations. Lorsque leur teneur heurte les esprits, on en débat. Ainsi, pour Jon Snow | A Dragon Raised By Wolves [GoT], AnneSoshi (2016) se sent contrainte de justifier son analyse narrative. Les commentaires s’attachent majoritairement à innocenter la fanfiction : tandis que les uns la défendent[51] ou appuient même son interprétation, en mobilisant leurs connaissances encyclopédiques de la série[52], d’autres proclament le caractère visionnaire de la fanfiction, en s’appuyant sur la pertinence de son final et la légitimité de son orientation[53]. Cette fanfiction reçoit pour finir un vrai adoubement narratif lorsqu’un internaute renvoie au fanon littéraire et à la généalogie des familles de GoT[54]. Mais, plus largement, la fanfiction instaure avec ses récepteurs un dialogue de subjectivités et un échange esthétique[55] qui est directement imputable à la structuration audiovisuelle de la narration, par séries parallèles[56]. En outre, le prolongement offert à la série est si précis qu’un internaute en vient à souhaiter voir cette version fanique remplacer la version canonique.

Exceptionnellement, notre corpus intègre une fanvidéo qui utilise le format de l’extrait pour s’approprier les apparences et l’authenticité de données brutes. Jon Snow Discovers a Horrible Truth deOzzy Man Reviews (2016) livre en effet une lecture singulière de l’épisode de la mort d’Ygritte en mêlant GoT avec des extraits du film The Shutter Island, placés en récit encadré. Recourir à cette construction narrative suppose non seulement d’en connaître l’incidence énonciative et donc les effets de sens, mais requiert en outre de savoir la mettre concrètement en place dans le jeu d’alternance des scènes de GoT et des scènes issues de The Shutter Island. C’est donc ce jeu entre récit encadrant et récit encadré qui livre la clé interprétative : si Jon Snow ne parvient pas à se souvenir d’un épisode traumatique, s’il veut l’oublier, c’est parce qu’il a tué Ygritte.

Outre la narration et l’interprétation, la scénographie choisie pour le format ou pour le genre est une particularité intéressante puisqu’elle traduit la subjectivité productrice à travers le style. Ainsi, la scénographie du Jonsa deAerisVideos fait la démonstration d’une alliance à la fois physique et spirituelle[57] entre les deux personnages, en les fondant dans la même unité chromatique, en leur imprimant les mêmes rétromouvements ou leur choisissant les mêmes attitudes.

De même, dans le format du court métrage, Winter Beyond The Wall Directors Cut (Game Of Thrones Fan Film) deSuperheroes 4 Hire (2018), l’apport personnel du fan consiste à mettre en scène un combat d’arts martiaux entre Jon Snow et un marcheur blanc, puis un groupe de marcheurs blancs, en se concentrant sur l’exécution du combat et la pression de la menace, sitôt planté le contexte. Enfin, le court métrage peut aussi être l’occasion de pratiquer la fiction sur un mode plus distancié, le fan apparaissant alors comme capable de comparer l’oeuvre de référence et de la replacer dans une logique narrative et sérielle contemporaine. Tel est le cas pour Jon Snow vs. Glenn de 18MMW (2016), décrit par son auteur comme « comparant et opposant les arcs narratifs du devenir posthume de Jon Snow (“Game of Thrones”) et de Glenn (“Walking Dead”) »[58]. La force fanfictionnelle tient ici en une charge satirique quant à la condition même de personnage sériel : celui de Glenn est broyé par la machine narrative de sa série tandis que Jon Snow, inversement, triomphe.

Illustration 2

Comparaison du devenir posthume de Jon Snow et de Glenn

Comparaison du devenir posthume de Jon Snow et de Glenn
Source : 18MMW. (2016, 15 juin). Jon Snow vs. Glenn. [vidéo]. Récupéré du site https://www.youtube.com/channel/UCsG_SNxSsJG6tbaQb9aOmZA

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Les conséquences de nos observations sont que nous pouvons à présent renverser la perspective et rendre à ces fanvidéos leur pleine appartenance fanfictionnelle. Lorsque, forts de ces lacunes ou suspenses propres à la sérialité, les fans retracent le parcours d’une saison ou d’un héros, ils s’emparent d’une pratique de rétrolecture décrite par Riffaterre. Dès 1966, Riffaterre affirme en effet que « la connaissance de tous les faits et de la fin agit rétroactivement pour modifier notre perception originelle du texte » (p. 353) et il fera de la lecture nommée rétroactive (1997, p. 17) un mode de lecture second, cherchant à faire émerger une « matrice » sous l’apparence des faits ou descriptions[59]. Nous faisons donc l’hypothèse que certains fans utilisent autant la productivité des formats que la suggestivité audiovisuelle pour imprimer à leur pratique fanfictionnelle la dimension d’une interprétation en partie rétroactive, en partie prospective. Littéralement, les auteurs de fanfictions réécrivent, désécrivent ou écrivent tout simplement une histoire qui n’a pas été écrite et dont, parfois, ils sont même sûrs qu’elle ne le sera pas. En outre, lorsqu’ils investissent ces formats audiovisuels, ils se construisent alors réciproquement comme sujets multimodaux. Nous avons démontré que cela nécessite la conscience tactique des mécanismes sémiotiques du montage audiovisuel et notamment du cadrage interprétatif que produit une consécution ou une mise en série d’images ou de sons en mouvement.

4. Discussion

D’abord sur les formats fanfictionnels, selon que la vidéo produite est un résumé, un trailer (au matériau endogène ou alternatif), un clip ou un court métrage, nous pouvons proposer d’analyser le geste fanfictionnel comme un véritable positionnement créatif et imaginatif, qui ne place pas le fandom au même endroit et qui ne s’inscrit pas dans la même dynamique de fan. Cette dynamique est plutôt centrifuge dans le cas du résumé ou du trailer endogène et plutôt centripète dans le cas des trailers alternatifs ou crossover et des courts métrages.

En outre, nous avons mis en évidence que dans les productions fanfictionnelles apparaissent une série de tensions, prises entre les deux pôles du ralliement communautaire (mêmes format, sujet, personnage, angle, etc.) et d’une appropriation plus ou moins singulière (à chacun sa fanfiction de…) des formats. En effet, de même que « l’identité numérique est […] une coproduction où se rencontrent les stratégies des plateformes et les tactiques des utilisateurs » (Cardon, 2008, p. 97, cité par Georges, 2009, p. 178), la production de vidéos est loin d’être une simple duplication d’un modèle discursivo-narratif. Elle est le terrain et l’occasion d’une expression de soi puisque se dire « fan de… » à l’aide d’une vidéo, c’est avant tout se dire et le faire dans une, osons le terme, « amatorialité » multimodale.

Pour mieux comprendre la textualisation fanfictionnelle audiovisuelle dans sa multimodalité, il nous resterait – et c’est un véritable chantier à initier – à travailler plus en profondeur sur ce qu’est s’approprier l’écriture vidéo en tant que fan présent sur les réseaux sociaux généralistes et spécialisés, et spécialement dans le cas d’une fanfiction. Évidemment, nous avons déjà avancé l’idée qu’il nous faut retrouver dans les fanfictions les marques d’une subjectivité, qui traduise la présence du sujet en tant qu’il marque son auctorialité et s’engage singulièrement à travers ce qu’il produit. Cette subjectivité, nous l’avons aussi indiqué, se manifeste notamment dans les trois sphères évoquées précédemment : la sphère passionnelle (un engouement), la sphère interprétative (une lecture) et la tactique (une position). Mais pour être au plus juste de cette construction des sujets scripteurs et auteurs multimodaux, il nous faudrait déployer pour chacun d’eux plus amplement et plus systématiquement la constellation de leur identité numérique, à travers l’analyse corrélée des trois strates de l’identité numérique (Georges, 2009, p. 168). Tout reste donc à faire puisque ces postures, la manière qu’ont les fans de se manifester, par les expressions d’affects, par les mobilisations interprétatives, par les démarches tactiques, sont véritablement ce qui dessine la communauté autour de GoT.

Reconnaître quels enjeux traversent la pratique volontaire de fanfictions audiovisuelles suppose à notre avis de consentir à une série de renversements intellectuels et plus encore dans la perspective de leur réinvestissement pédagogique et didactique par l’école. D’abord, dans un contexte formel comme informel, cela suppose de se détacher de la notion stricte de texte, de suspendre ses conditions de réalisation formelle pour accepter que les productions de vidéo ne soient pas moins assimilables à des « pratiques lettrées » (Goyet, 2017, p. 67), conditionnées à un apprentissage des rudiments langagiers puis à un discernement dans l’usage des formats. Il convient aussi de réévaluer le « faire » qu’est toute pratique vidéo non seulement comme traduction d’une agilité numérique, mais comme terrain d’expérience pour mobiliser des compétences globales allant de la planification à la mise en circulation médiatique de contenus. La particularité symbolique des fanfictions demande en outre d’acculturer ses praticiens néophytes à une distribution multimodale de l’expression de soi, voire à une construction rhétorique et médiatique de soi. Bien plus, les résistances prévisibles à la scolarisation des fanfictions audiovisuelles révéleront la tension entre les pratiques sociales de référence, l’éventuelle légitimité des pratiques extrascolaires et la question de l’expertise amateur (Lorenzo et Périneau-Lorenzo, 2019).