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Ce numéro rassemble plusieurs articles issus des travaux du 2e colloque sur l’enseignement de la littérature avec le numérique, Autour de l’adulte de demain (Montréal, mai 2019), dont la problématique interrogeait comment former l’adulte de demain dans une société connectée, mais également lettrée. Ces deux notions s’articulant de manière complexe entre espace académique et espace informel, pratiques privées et pratiques scolaires, culture médiatique de masse et culture savante. Au-delà d’une réflexion centrée sur l’enseignement, c’est un regard sur les enjeux et les défis de la société, des structures de formation et d’enseignement entourant l’éducation des adultes de demain qui est ainsi posé. Le corpus numérique avait déjà fait l’objet de questionnements lors du premier colloque sur l’enseignement de la littérature avec le numérique, tenu à Grenoble en mars 2017 (http://litmedmod.ca/grenoble) : la littératie et la littérature numériques avaient été définies comme objets à enseigner en lecture (Bouchardon, 2018), et plusieurs genres et formats de textes numériques avaient été étudiés comme objets de production des élèves scripteurs (Crinon et al., 2018; Petitjean, 2018).

L’étude des corpus numériques en didactique de la littérature prend appui sur un double positionnement épistémologique : celui de la prise en compte du fait littéraire dans l’évolution humaine (Manguel, 1998; Meyer et Deboffles, 2007; Sutherland, 2014), aussi bien d’un point de vue anthropologique que dans des perspectives sociales, culturelles et même économiques (Bourdieu, 1992), mais aussi la considération de ces corpus dans un plus vaste ensemble lié au phénomène de la littératie médiatique (Lacelle et al., 2017) et plus précisément de la littératie numérique (Daunay et Fluckiger, 2018) dont on connaît la nécessité de maîtrise pour le citoyen de demain (Bélanger et Vézina, 2016; Rowsell et al., 2017).

Le contexte actuel de diversification des supports et des textes, mais aussi des situations et des pratiques de lecture, d’écriture et de diffusion, rend essentiel d’identifier les enjeux de formation des jeunes aux pratiques littéraires numériques contemporaines.

Dès lors, l’enseignement et l’apprentissage de la littérature ne peuvent échapper à une réflexion profonde sur les « nouvelles formes littéraires numériques » (Lacelle et Lieutier, 2014) qui ne cessent d’émerger et qui remettent en question les rapports entre littérature et réalité numérique (Vitali-Rosati, 2014), sur le développement des compétences des élèves pour les lire et les écrire (Bélanger et Vézina, 2016; Fastrez et De Smedt, 2013; Lacelle et al., 2015, 2017) et sur les modalités spécifiques de leur enseignement (Brunel et al., 2018; Lacelle et al., 2015).

S’ouvrent ainsi plusieurs perspectives, essentielles :

La première permet d’orienter l’attention sur les corpus introduits dans les classes et lieux de formation : on assiste à une profonde remise en question, induite par le numérique, des critères de littérarité (Bouchardon, 2014; Saemmer, 2007), des caractéristiques de l’acte de lecture et d’écriture (Bélisle, 2011; Crozat et al., 2011; Lacelle et al., 2017; Petitjean et Brunel, 2018), ainsi que des frontières entre producteurs, récepteurs et diffuseurs (Jenkins et al., 2015; Miller, 2011; Sinatra et Vitali-Rosati, 2014; Wiart, 2017). Pour autant, « la mise en place d’un nouvel écosystème culturel » (Vandendorpe, 2012) n’a pas fait disparaître les supports traditionnels de la lecture et de l’écriture. En ce sens, il faut sans doute envisager une extension plutôt qu’une transformation des objets d’enseignement (Crinon, 2012) afin de permettre aux élèves de cerner la diversité et la complexité des aspects de la littérature et des pratiques littéraires numériques.

On se demande alors quels nouveaux choix de textes ou d’oeuvres sont privilégiés par les enseignants : les littératies médiatiques ou les nouvelles littératures ? Quels en sont les publics, jeunes enfants, lycéens, étudiants ? Et, dès lors que ces corpus sont présents dans la classe, comment les enseignants assument-ils leur relative absence de reconnaissance académique ou institutionnelle ?

Cette question nous amène à envisager les pratiques scolaires et universitaires d’enseignement des corpus et activités littéraires numériques. Il s’agit de porter un regard sur la façon dont la spécificité de ces textes est abordée et sur la conception de la lecture et de la littérature qu’elle semble véhiculer, en relation avec les approches récentes de la didactique de la littérature.

Comment la mobilisation de la littérature peut-elle participer au rapprochement, en termes d’enseignement ou d’apprentissage, entre l’école et les milieux non formels ? Les corpus les plus contemporains permettent-ils davantage aux jeunes lecteurs ou aux lecteurs confirmés de s’impliquer subjectivement dans leur lecture ou sont-ils appréhendés dans des activités qui les rendent plus facilement intégrables dans les pratiques traditionnelles de classe ?

Les objets à enseigner sont également interrogés : quels enseignements sont délivrés et comment sont reliés les compétences et savoirs associés à la littérature numérique aux apprentissages traditionnels ? Mais aussi, comme dans un effet de rebond, en quoi l’enseignement de la littérature numérique amène-t-il à s’interroger, en classe, sur des savoirs littéraires fondamentaux ?

Enfin, la prise en compte des corpus littéraires numériques conduit à ouvrir la perspective de l’évolution professionnelle et de la formation des enseignants, en l’articulant avec l’évolution des pratiques culturelles contemporaines informelles, dont ils ont également les usagers. Si les enseignants utilisant le numérique en contexte scolaire sont aussi ceux qui ont des pratiques personnelles régulières et nombreuses (Brunel et Quet, 2017), ce transfert demande à être accompagné en formation : comment peut-on envisager, vis-à-vis des professeurs qui intègrent dans leurs classes les corpus numériques, un soutien à l’évolution des pratiques professionnelles qui ne se limite plus à une formation aux outils – les curriculums dans les différents pays ayant largement pris en charge ce type de formation de type technologique (on pense en France au C2I) –, mais relève d’un enseignement disciplinaire du numérique, ce que déjà, en 2013, certains travaux du colloque de l’AIRDF L’enseignement du français à l’ère informatique avaient pointé (Brunel, 2016; Chatelain, 2016; Sanchez Abchi et al., 2016) ?

Les enjeux qui sous-tendent l’ensemble de ces orientations sont centraux, car ils impliquent la reconnaissance et la prise en compte d’objets d’enseignement nouveaux, sous-tendus par l’évolution des corpus, dont les récentes recherches ont montré combien la maîtrise en lecture et en écriture sera essentielle au citoyen de demain, notamment dans sa dimension communicationnelle (Bélanger et Vézina, 2016; Rowsell et al., 2017). Au-delà, se joue également un enjeu personnel, culturel et social de formation fondé sur le rapprochement entre le monde scolaire et universitaire aux pratiques formelles plutôt traditionnelles, voire analogiques, et des espaces sociaux (travail, loisirs, etc.) résolument engagés dans des usages informels de plus en plus diversifiés et sentis du numérique (Jacobi, 2018; Kalantzis et Cope, 2012). S’il n’est pas question de voir, dans les expérimentations ici réunies, une forme de « révolution didactique et pédagogique », il est certain que l’attention aux corpus et aux pratiques littéraires numériques oblige une forme de reconfiguration disciplinaire en même temps qu’une transformation des gestes professionnels d’enseignement et de formation (Lebrun et al., 2012; Perret et Massart-Laluc, 2013).

Les sept articles de ce premier numéro – d’une série de deux – de R2LMM et consacré au colloque de 2019 à la BAnQ (Montréal) se répartissent dans trois axes : 1) la lecture d’oeuvres numériques de jeunesse; 2) l’analyse de dispositifs didactiques d’enseignement de la littérature numérique au secondaire; et 3) les pratiques de formation au supérieur. Christine Boutevin ouvre la marche dans un article intitulé Expériences de lecture d’applications littéraires pour la jeunesse sur iPad : le choix de deux enseignantes, au sein duquel elle propose, par l’analyse de cas, une critique didactique du choix de deux oeuvres littéraires numériques par deux enseignantes dans deux contextes d’enseignement différenciés. Dans leur article La réception des oeuvres numériques jeunesse du point de vue des concepteurs et des enseignants québécois, Sylvain Brehm, Marie-Christine Beaudry et Élaine Turgeon poursuivent l’étude du premier axe en présentant une analyse des représentations de créateurs et d’enseignants de la réception actuelle du littéraire numérique des élèves. Leurs résultats montrent une méconnaissance des modes de réception des jeunes lecteurs et la prégnance d’un certain nombre de préjugés à l’égard de la littérature numérique.

L’axe consacré aux dispositifs didactiques est abordé de front par Magali Brunel et Serge Bouchardon dans leur article Enseignement de la littérature numérique dans le secondaire français : une étude exploratoire. Leur texte décrit les formes et les spécificités que peut prendre l’enseignement des oeuvres numériques dans les classes du secondaire français. Il documente conséquemment l’étude de l’oeuvre numérique dans la classe ainsi que le processus de transposition didactique à l’oeuvre, dans ce cas particulier où l’objet enseigné n’apparaît ni dans les pratiques courantes ni – explicitement – dans les programmes officiels. À leur tour, Sonya Florey, Sylvie Jeanneret et Violeta Mitrovic questionnent, dans leur article Lire des oeuvres littéraires numériques au secondaire post-obligatoire : représentations d’enseignants et objets d’apprentissage, l’intégration réelle du numérique dans un cursus disciplinaire sous forme de dispositifs innovants, dans un contexte d’enseignement suisse.

Le troisième et dernier axe de ce numéro, celui des pratiques de formation en enseignement supérieur, est d’abord exploré avec densité par Anne-Marie Petitjean. Dans son article Cours de littérature ou cours de littérature numérique ? Éléments de cadrage disciplinaire à partir de pratiques universitaires, la chercheuse propose, pour éclairer le choix qui se pose à l’enseignant de littérature entre un cours dédié au numérique et un cours intégrant le numérique comme un des paramètres de son enseignement, trois approches successives : par les objets d’enseignement, par les usages en formation, par le recueil de représentations. Nolan Bazinet approfondit ce vaste thème dans son article Développer les littératies multiples – multilittétaries – avec la littérature numérique au cégep. L’importance de la multimodalité en communication met en évidence, selon l’auteur, la nécessité de développer une littératie médiatique multimodale au supérieur, notamment par la littérature numérique, car celle-ci offre un potentiel de développement d’une pensée critique à l’égard de la technologie et des médias. Enfin, Pierre Moinard se penche, dans son article Le forum de lecteurs, un espace de formation des professeurs ? sur les déplacements réflexifs provoqués chez des enseignants par des situations d’échanges en forum lors de stages de formation continue et il met en évidence les gestes didactiques spécifiques aux enseignements littéraires hybrides, les interrogations qu’ils suscitent et les inquiétudes liées aux usages scolaires des forums de lecteurs.