Corps de l’article

Introduction

Les pratiques de production et de réception actuelles subissent des changements induits par l’apparition de divers outils de communication (p. ex. : logiciels, applications, plateformes, interfaces, réseaux sociaux) et supports numériques (p. ex. : tablettes, téléphones intelligents, portables, objets connectés) (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017). L’environnement numérique constitue dorénavant un lieu incontournable des pratiques de littératie et de création extrascolaire des jeunes (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012; Penloup et Joannidès, 2014; Perret et Massart-Laluc, 2013; Richard, 2012; Richard, Lacelle, Faucher et Lieutier, 2015). De façon davantage intuitive et pragmatique que formelle, les apprenants d’aujourd’hui semblent avoir intégré des manières novatrices de communiquer en société sur de multiples réseaux en toute ubiquité (Rowsell, 2013), en combinant diverses modalités sémiotiques. Qu’elles soient d’origine textuelle, visuelle, sonore ou cinétique, ces ressources, ou modes, permettent de repousser les limites traditionnellement associées au statut privilégié de langage (Siegel, 2012). D’ailleurs, les dernières recherches en milieux scolaire et extrascolaire démontrent que le recours plus marqué aux outils numériques favorise des pratiques littéraciques variées, plus fréquentes et créatives chez les jeunes (Brunel, Quet et Massol, 2018; Richard et Lacelle, 2016). Le recours aux technologies numériques faciliterait même les apprentissages des élèves qui ont des stratégies et habiletés qui peuvent varier selon les strates sociales (Balanskat, Blamire et Kefala, 2006; Horrigan, 2016). Or, malgré un accès accru à divers supports numériques, la recherche démontre également que les formateurs disent manquer de temps, de préparation et de soutien technique ou pédagogique pour développer des projets technologiques éducatifs (Karsenti, 2018; van Broekhuizen, 2016).

S’inscrivant dans la problématique générale de l’adaptation des pratiques éducatives aux modes de communication, de création et d’apprentissage en contexte numérique, le projet exposé et analysé dans cet écrit s’intéresse plus précisément aux compétences en littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique (LMM@) pour former les apprenants à la recherche documentaire et à la création artistique. Cet article témoigne de l’expérience de collaboration d’institutions à ce projet de cocréation de design d’activités d’apprentissage, en tenant compte des ressources mobilisées et de leurs usages par les élèves pour réaliser des tâches scolaires. Plus spécifiquement, nous y présentons les outils conceptuels et méthodologiques nous ayant permis de soutenir l’innovation des usages numériques éducatifs pour réaliser une recherche documentaire et une création artistique dans le contexte de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Nous souhaitons faire ressortir la manière dont la concertation de ressources numériques multimodales et humaines (enseignants, chercheurs et bibliothécaire/animatrice jeunesse) peut servir de fondement à l’élaboration de designs didactiques novateurs et contribuer au développement de compétences littéraciques appliquées en contexte numérique.

Pour bien situer nos travaux et la réflexion proposée, il faut savoir que notre groupe[1] articule sa réflexion autour de la littératie médiatique multimodale (LMM) que nous définissons comme suit :

[…] la capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex. : mode linguistique seul) et multimodales (ex. : combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (analogique ou numérique), à l’occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message.

Lacelle et al., 2017

De même, comme nous nous intéressons plus spécifiquement à la mobilisation de compétences en LMM@ dans les disciplines du français, des arts et de l’histoire-géographie, les didactiques de ces disciplines constituent d’autres fondements essentiels à notre réflexion. D’un point de vue épistémologique, le projet dont il est question dans cet article, tout comme les autres recherches que nous menons, s’inscrit dans la mouvance sociale en sémiotique (Halliday, 1978; Kress, 2003; van Leeuwen, 2005); il s’ancre aussi dans la recherche sur la multimodalité (Bezemer et Kress, 2016; Jewitt, Bezemer et O’Halloran, 2016; Kress, 1997, 2010; Kress et van Leeuwen, 2006; Lacelle et al., 2017; Lebrun et al., 2012). Ces deux courants investissent progressivement les recherches en éducation, notamment en didactique du français (Lebrun, Lacelle et Boutin, sous presse).

1. La formation des milieux aux compétences en LMM@

L’actualisation des savoirs sur les processus cognitifs et subjectifs de réception/production numériques ouvre la voie à l’exploration de designs[2] didactiques originaux. Il ne s’agit pas uniquement d’enseigner les codes de l’image ou du son – et donc de faire apprendre par coeur aux élèves un vocabulaire spécialisé – mais de former à comprendre et produire des messages ou des créations qui font interagir ces modes à travers des formes modales diversifiées sur des supports variés (Lacelle et al., 2017). Ces designs, selon la compréhension actuelle que nous en avons, cherchent à intégrer efficacement des ressources numériques (p. ex. : logiciels, tutoriels, plateformes collaboratives, espaces de diffusion, etc.) dans les pratiques littéraciques et artistiques. Plus spécifiquement, dans le cadre de ce projet, la formation à la littératie en contexte numérique (ou LMM@) met l’accent sur trois aspects : 1) la production numérique finale visée (p. ex. : production documentaire, création artistique); 2) les étapes nécessaires pour réaliser une production numérique (p. ex. : identifier les mots clés lors d’une recherche documentaire, recourir à un logiciel d’écriture numérique); et 3) les ressources disponibles pour les apprenants pendant le processus de production numérique (p. ex. : livres, logiciels, tutoriels, pairs, bibliothécaires, enseignants) (Doyle, 1983; Jamieson-Noel, 2004).

La formation à la littératie numérique se veut la plus inclusive possible pour, entre autres, contribuer à réduire les fractures sociales qui semblent s’accentuer en fonction des usages littéraciques numériques des individus et de leur consommation culturelle (Horrigan, 2016; Klein et Huang, 2013; Anderson, 2017)[3]. Comme le soulignent Klein et Huang (2013), le fossé numérique est en effet un amplificateur des fractures économiques, sociales et territoriales provoquées par des facteurs socioéconomiques. Heureusement, l’accès et la formation aux technologies, à la culture et à la littératie numérique semblent pouvoir mieux préparer aux exigences du milieu du travail et ainsi réduire la fracture sociale fondée sur les indices de défavorisation socio-économiques (Barret, 2013). Entre autres, les élèves bénéficiant de ressources auraient davantage tendance à utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) de façon créative et expérimentale (Valadez et Duran, 2007; Warschauer, Knobel et Stone, 2004). Les TIC peuvent donc être considérées comme étant un facteur supplémentaire d’exclusion et de pauvreté pour la population, mais représentent également un terrain d’action pouvant favoriser l’intégration sociale (Klein et Huang, 2013).

Le projet de partenariat interinstitutionnel dont il est question dans cet article cible très précisément les milieux défavorisés avec l’intention d’aider à combler les injustices associées au manque d’accès aux ressources, mais surtout à concevoir une formation intégrée des ressources numériques aux disciplines scolaires. Il poursuit les objectifs suivants :

  1. Identifier les ressources numériques utilisées en contextes scolaire et extrascolaire par les élèves du primaire issus d’un milieu défavorisé et pluriethnique;

  2. Participer à la cocréation d’activités en littératie numérique à partir des ressources documentaires de la BAnQ;

  3. Évaluer les compétences de ces élèves à recourir aux ressources numériques pour réaliser une recherche documentaire ou une création artistique.

Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur le deuxième objectif, soit la collaboration des partenaires à la création de designs favorisant la littératie en contexte numérique.

2. Recherche-design en éducation sur la littératie en contexte numérique

Pour atteindre les objectifs visés par notre étude, nous avons retenu l’approche de la recherche-design qui recourt à la fois à la recherche-développement, la recherche théorique et la recherche collaborative employées en sciences de l’éducation (Boutin et Lacelle, 2017). En plein essor depuis quelques années dans le vaste champ des sciences humaines et sociales, l’approche de recherche dite « recherche-design » (Basque, 2015), que les chercheurs anglo-saxons dénomment par ailleurs Design-Based Research ou DBR (Anderson et Shattuck, 2012; Bannan-Ritland, 2003; Basque, Contamines et Maina, 2010; DBR Collective, 2003; Wang et Hannafin, 2005), s’immisce dans le secteur des sciences de l’éducation, notamment en didactique. La recherche-design en éducation (RDE) est enracinée dans la technologie éducationnelle et la collaboration chercheurs-enseignants qui, ensemble, mettent au point des expériences d’apprentissage (phase de design) et en étudient ensuite l’impact auprès des apprenants (phases d’implantation et d’évaluation) dans des contextes authentiques (Anderson et Shattuck, 2012). En RDE, l’apprentissage est coconstruit : c’est une entreprise impliquant l’apprenant, l’activité à laquelle il participe et le milieu dans laquelle cette activité a lieu. À mi-chemin, en quelque sorte, entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, donc à la fois pragmatique – préoccupée par le transfert et l’application des résultats dans les différents milieux – et épistémologique – conceptuelle et/ou théorique –, la recherche-design permet d’unifier les deux grandes postures génériques qui prévalent en recherche depuis des décennies (Boutin et Lacelle, 2017).

La méthodologie de la RDE renvoie à un ensemble de principes et d’approches méthodologiques destiné à étudier les interventions dans des cadres réels complexes, qui comble l’écart entre théorie et pratique, et vise l’innovation (McKenney et Reeves, 2014). Au-delà des considérations purement scientifiques, elle permet d’aborder frontalement la question éminemment récurrente, notamment chez les maîtres, de l’écart supposé ou tangible entre les pratiques enseignantes et les théories didactiques, psychopédagogiques, etc. Cela s’avère, précisément parce que cette approche de recherche a recours à des savoirs pédagogiques qui éclairent spécifiquement des problèmes complexes générés par les pratiques scolaires – dans le cas présent, les gestes didactiques – et qui tentent de combler, par le design et l’innovation, lesdits écarts.

Concrètement, trois grandes étapes (voir figure 1) caractérisent la recherche-design (McKenney et Reeves, 2014). Tout d’abord, les chercheurs doivent explorer et analyser une situation problématique. Cette première démarche est suivie par l’étape du design et de la construction d’un prototype proprement dit. Enfin, on procède à l’évaluation de la démarche et à la réflexion théorique. Ces trois étapes font partie de la première phase que nous nommerons la phase de « design en cocréation », qui comprend un aller-retour entre la compréhension théorique des concepts utilisés et la maturation des interventions. Selon notre compréhension du modèle y succèdent la phase d’« implémentation », ou concrétisation, du design en contexte et celle de « diffusion » (spread) des pratiques et des résultats (p. 14).

Figure 1

Modèle générique pour conduire une recherche selon l’approche RDE

Modèle générique pour conduire une recherche selon l’approche RDE
Mc Kenney et Reeves, 2014

-> Voir la liste des figures

2.1. Partenariat interinstitutionnel et étapes de cocréation

À la base de la recherche-design entreprise dans le cadre de cette étude, la demande de partenariat est venue des milieux, soit de la BAnQ et d’Une école montréalaise pour tous[4] (UÉMPT). Le service de l’éducation BAnQ souhaitait impliquer des enseignants, des élèves et des chercheurs dans le processus d’élaboration de son offre éducative renouvelée par l’intégration de ressources numériques (outils et supports) et UÉMPT désirait participer à un projet favorisant le développement de compétences en littératie numérique chez les jeunes de milieux défavorisés. La mission d’UÉMPT est de contribuer à la réussite éducative de tous les élèves issus des milieux défavorisés pluriethniques montréalais, en tenant compte de leurs moyens et de leurs ressources. À titre de chercheurs impliqués à la Chaire de recherche UQAM en LMM@, nous avons été invités par ces institutions à les accompagner dans ce projet. Nous venions d’obtenir un financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour un projet sur La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique pour former les apprenants à la recherche documentaire et à la création artistique.

2.1.1. Étape 1 : exploration et analyse du projet

Les premières rencontres ont servi à arrimer nos intentions autour d’un projet commun de cocréation enseignants-chercheurs-intervenantes-bibliothécaire/animatrice jeunesse. L’intention de la BAnQ était de développer une offre éducative visant toutes les écoles du primaire et, plus particulièrement, les milieux avec des besoins de ressources numériques et documentaires. Celle d’UÉMPT était de favoriser l’accès des jeunes de milieux défavorisés à des ressources numériques pour développer leur littératie et ainsi contribuer à contrer la fracture des usages numériques chez des populations fragilisées. Celle de la Chaire de recherche était de participer à la cocréation d’activités de littératie en contexte numérique à partir des ressources de la BAnQ et de contribuer à une offre éducative gratuite offerte dans le réseau des écoles soutenues par UÉMPT. Quant aux intentions des enseignants, elles ont été différentes en fonction de leur intérêt pour le projet : être formés à l’utilisation des technologies, à la littératie numérique, permettre à leurs élèves de vivre une activité à la BAnQ. Les enseignants ont été recrutés par la voie d’un appel à participation dans toutes les écoles visées par l’organisme UÉMPT. Nous avons ciblé deux enseignants par niveau, de 4e, 5e et 6e année du primaire (environ une centaine de jeunes de 9 à 12 ans), dans trois écoles de trois secteurs différents de Montréal, l’indice socioéconomique de défavorisation le plus élevé, soit de 10 (données de 2016-2017).

Cette première étape de la phase de design a donné lieu à cinq rencontres d’une demi-journée entre les partenaires institutionnels, ce qui correspond à l’analyse/exploration de la RDE. Au travail d’arrimage des intentions de chaque institution autour d’un projet commun s’ajoute celui de la construction d’un référentiel de concepts (voir encadré 1). Par exemple, les chercheurs ont proposé de ne pas retenir la désignation « littératie numérique » pour éviter la confusion avec la littératie codique (code literacy) qui renvoie à l’étude du code informatique comme langage de programmation. Les partenaires ont tous été d’accord qu’il s’agissait de littératie en contexte numérique. Les chercheurs ont ensuite proposé quelques définitions adaptées à la recherche des concepts clés du projet. Les concepts retenus et définis sont les suivants : cocréation, littératie en contexte numérique, ressources numériques, recherche documentaire, création.

Pour aller plus loin, les compétences modales et multimodales telles que définies au moment du projet (Lacelle, Lebrun, Boutin, Richard et Martel, 2015) ont aussi été présentées aux partenaires (voir encadré 2).

Dès les premières rencontres de cocréation entre les chercheurs, les enseignants et la bibliothécaire/animatrice de la BAnQ, nous avons présenté ces différentes définitions en fournissant des exemples d’utilisation des outils et des supports numériques dans des activités de littératie (voir annexe 2). La bibliothécaire/animatrice a aussi présenté la section jeunesse de la bibliothèque, les ressources en ligne, la salle d’arts plastiques et de bricolage, l’amphithéâtre, le FabLab exclusif aux adolescents (Le Square), et les achats récents de robots, jeux et logiciels de programmation en vue de la préparation d’un nouveau FabLab pour l’espace jeunesse ouvert à divers groupes d’âge. Toutes ces ressources ont été mises à la disposition des enseignants dans le but de les inspirer à créer des activités pour leurs élèves en intégrant la littératie, la recherche, la création ainsi que les ressources numériques, matérielles et thématiques de l’institution bibliothécaire. Pour aider la BAnQ à identifier ses ressources, nous avons fait un entretien avec le Chef de service éducatif à partir d’un questionnaire (voir annexe 3).

2.1.2. Étape 2 : Construction et design d’activités de littératie numérique en cocréation

L’étape de la construction/design des activités, correspondant à l’étape 2 de la RDE, devait se vivre en deux rencontres d’une journée à la BAnQ, mais deux autres journées ont été ajoutées à la demande des enseignants qui ont pris conscience de l’ampleur de la tâche. Ces derniers ont eu à remplir plusieurs documents pour identifier les ressources et les étapes de l’activité de littératie, de recherche et de création (voir annexe 4). Les chercheurs ont aidé à la création de ressources didactiques complémentaires à leurs besoins : diaporamas sur la ligne du temps, les inventions de Léonard de Vinci, les codes de couleurs et la mise en page d’une affiche, de même que les formations à des logiciels comme Book Creator et Prezi. La bibliothécaire/animatrice était responsable d’accompagner les enseignants dans l’utilisation des logiciels disponibles (p. ex. : Reaper, Gimp, Cubecraft, Bloxel). Les enseignants ont finalement complété quatre activités qui ont été expérimentées par les enfants, lors de la phase d’implémentation, un groupe à la fois, pendant deux jours à l’espace jeunesse de la BAnQ.

2.1.3. Étape 3 : Réflexion et évaluation de l’expérience interinstitutionnelle de cocréation

La troisième étape de la RDE en phase de design consiste en une réflexion/évaluation du processus de cocréation qui s’est réalisée dans le cadre de notre recherche avec la collaboration de plusieurs institutions : scolaire, bibliothécaire, ministérielle et universitaire. Nous avons réalisé un bilan lors d’une journée de rencontre après l’expérimentation des activités par les enfants à la BAnQ. À cette occasion, nous avons échangé sur les travaux réalisés (traces et résultats de projets), nous sommes revenus sur les intentions et les attentes de chacun, et avons discuté des thèmes suivants : appropriation des concepts clés, intégration des ressources numériques dans les activités de littératie, identification des compétences impliquées dans le processus de cocréation d’activités en LMM@, retour sur les implications pour les jeunes ciblés de développer ces compétences.

2.2. Les outils de collecte de données retenus

Trois outils de collecte de données ont principalement été utilisés dans le cadre de notre recherche pour documenter la recherche-design réalisée et toutes les étapes vécues : 1) des documents photographiques (voir annexe 1); 2) des notes d’observation quant au processus de recherche; et 3) les commentaires ponctuels d’appréciation des participants après chaque journée de collaboration ainsi que le verbatim de la rencontre de bilan réalisé avec la totalité des acteurs impliqués. Ces outils et leurs fonctions sont ici sommairement décrits.

Lors des activités sur le terrain, les chercheurs et les assistants de recherche ont produit des images photographiques. Ces photographies avaient pour but de donner un aperçu visuel des éléments contextuels en lien avec l’objet de la recherche (Reavey, 2011). Il peut s’agir de la disposition des espaces, de la manière de se réunir autour d’un outil ou d’une ressource, d’une présentation, de la manière de faire usage d’une technologie, de la rendre disponible, etc. Ces images visaient à documenter les activités de terrain. Elles ont été produites dans la même posture que la prise des notes d’observation. Elles n’ont pas été prises de façon systématique et elles captaient principalement les éléments inattendus dans le contexte de réalisation des activités.

Durant la cocréation d’activités de littératie numérique, un assistant de recherche a aussi été présent en tout temps pour prendre des notes sur le déroulement des rencontres. Ses observations ont porté sur le déroulement des étapes, de la conception à la réalisation des activités. Par exemple, il a noté les thèmes abordés, les ressources numériques mobilisées, les préoccupations pédagogiques des enseignants, les niveaux de soutien particulier, les méthodes de communication et de collaboration semblant les plus favorables, etc. L’objectif de ces observations était de noter le déroulement de la journée d’une manière objective sans porter de jugements ou commenter les comportements des participants.

Dans toutes les rencontres et journées de travail avec les partenaires, un court exercice de résumé critique a aussi été proposé à la fin des activités. Les participants, principalement les enseignants collaborateurs, étaient ici en mesure de décrire en détail quels étaient, à leur avis, les points forts et les points faibles du travail de la journée. L’assistant de recherche recueillait alors intégralement les propos des participants dans le but de permettre aux chercheurs principaux d’ajuster leurs approches et leurs interventions pour les travaux suivants. Nous incluons aussi dans cette catégorie de données l’exercice de synthèse critique qui fut réalisé avec tous les participants lors d’une journée de bilan à la fin de l’année scolaire dans laquelle le projet s’est déroulé. Cette synthèse fut l’occasion de revenir sur les éléments ayant favorisé ou non l’atteinte des objectifs respectifs de chacun des partenaires. Cette rencontre fut enregistrée de manière à produire un verbatim des échanges.

3. Synthèse des données de terrain sur le processus de cocréation

L’analyse préliminaire des données présentées dans ce texte se concentre sur le déroulement des activités de terrain afin d’illustrer le déploiement de la collaboration entre les acteurs institutionnels impliqués et plus spécifiquement les différences entre leurs objectifs respectifs. Nous avons effectué une analyse de contenu de type analyse catégorielle (Bardin, 1998) afin de repérer, dénombrer et classer les items significatifs issus des entretiens de groupe durant le travail de terrain et dans le verbatim de l’entretien de conclusion. Dans ce qui suit, nous présentons de manière chronologique quelques observations critiques issues de nos notes de terrain et discussions. Nous souhaitons poser un regard critique sur le processus de cocréation d’activités de littératie impliquant des ressources numériques.

Nous rappelons que l’ensemble du projet s’est déroulé tout au long d’une année scolaire régulière (2017-2018). Les chercheurs et les représentants des organisations impliquées (BAnQ, UÉMPT et UQAM) se sont rencontrés lors de deux demi-journées préparatoires avant le début des classes. Trois journées de cocréation pédagogique avec les enseignants collaborateurs ont suivi. C’est à la suite de ces trois journées de travail que les scénarios développés ont été implantés dans le contexte de visite de classe avec les élèves à la BAnQ lors de la deuxième partie de l’année scolaire.

Étant donné son caractère itératif, la recherche-design en éducation a représenté un cadre méthodologique approprié pour identifier comment les tensions entre les différentes visées des acteurs ont orienté le déroulement du travail sur le terrain. En effet, les exercices de retour critique réalisés de manière systématique à la fin de chacune des journées de travail avec les partenaires nous ont permis de recueillir des données que nous avons plus tard comparées à celles obtenues lors de la journée de bilan.

Dans ce qui suit, nous présentons les résultats préliminaires obtenus lors de l’analyse de ces données. Plus particulièrement, nous souhaitons mettre en lumière comment chacune des organisations (ou partenaires impliqués) a orienté le déroulement des activités d’enseignement produites par les enseignants collaborateurs. Compte tenu des limites de ce texte, nous avons mis l’accent sur les deux premières phases du processus en RDE, principalement sur la première, mettant de côté la phase de diffusion qui fera l’objet d’un prochain article.

3.1. Déroulement du processus de cocréation à l’étape 1

Les données obtenues auprès des différents acteurs de la recherche quant au déroulement de l’étape préparatoire sont présentées dans le Tableau 1.

Tableau 1

Constats généraux à propos de l’étape d’exploration/analyse

Constats généraux à propos de l’étape d’exploration/analyse

-> Voir la liste des tableaux

Les premiers échanges ont permis aux différents intervenants d’affirmer leurs objectifs respectifs et d’établir des bases conceptuelles communes pour le développement d’innovations pédagogiques. D’une part, les chercheurs souhaitaient recueillir des données au sujet du déroulement de la cocréation pédagogique et des résultats de son implémentation en classe dans le but de mieux cerner la compréhension du concept de compétences littéraciques en contexte numérique de la part des enseignants et de leurs élèves. L’organisation UÉMPT cherchait pour sa part à donner des occasions de développement de ce type de compétences pour les élèves évoluant dans des écoles de secteurs défavorisés de la ville de Montréal. Quant à la BAnQ, ses intervenants recherchaient eux aussi des occasions de développement de contenus éducatifs dans le but d’enrichir et de mettre en valeur une offre éducative destinée au milieu scolaire.

Si, à la première lecture, ces objectifs semblent remarquablement complémentaires, le travail de terrain a mis en lumière le besoin d’un travail de recherche, de développement et de préparation préliminaires à ce type de collaboration interinstitutionnelle. En effet, le caractère ouvert du contexte de collaboration nous a permis de constater comment chaque acteur percevait le rôle, les champs de compétences et les besoins de soutien et d’accompagnement des autres partenaires.

Par exemple, les responsables d’UÉMPT ont vu dans cette recherche l’occasion de remplir un des aspects particuliers de leur mission, soit de favoriser les développements de compétences en littératie médiatique en contexte numérique chez les jeunes élèves évoluant dans des écoles en milieu défavorisé. Comme leurs propos lors de la journée de bilan l’indiquent, leur rôle consiste à réfléchir à ce qui soutient et renforce la réussite éducative des jeunes. Une participation à un projet de recherche portant sur cette question représentait ainsi une opportunité de comprendre le concept et de constater les manières avec lesquelles il se manifeste dans le contexte des activités de classe.

[…] la mission de l’École montréalaise, vous le savez, c’est la réussite des élèves issus de milieux défavorisés. C’est la réussite éducative et scolaire. C’est une grande mission. Et c’est la réussite de tous les élèves, parce qu’on le sait que les élèves de milieux défavorisés réussissent moins bien que les autres. C’est comme un non-sens parce qu’ils ont tout ce qu’il faut pour réussir aussi. Dans ce contexte, on est continuellement à la recherche de nouvelles approches, de pratiques innovantes, des nouvelles façons de faire, etc. pour que les élèves issus de milieux défavorisés réussissent aussi bien que les autres élèves. On a de grands prédicteurs de réussite : littératie, numératie, engagement scolaire. Donc on se questionne par rapport à ces prédicteurs.

[…]

[…] on n’avait pas commencé à explorer les projets culturels ou des projets qui utilisent le numérique, ni des projets axés sur le développement des compétences, en l’occurrence ici, en littératie […] Mais est-ce que ça pourrait aider les élèves ? Ils les utilisent déjà, ils [y] ont accès, mais ils les utilisent comment, qu’est-ce qu’ils en font, comment ça se vit dans les classes ? […] On avait besoin d’une porte d’entrée, et ce projet-là l’est devenu.

Dominique, représentante UÉMPT

D’une part, les représentantes d’UÉMPT avaient accès à une expertise de recherche sur ces éléments théoriques nouveaux et, d’autre part, elles avaient accès à un parc technologique et des lieux où les comportements en lien avec ces compétences pouvaient se manifester. Elles justifient ainsi leur lien de partenariat avec la BAnQ : « [e]t les bibliothèques, c’est dit que c’est accessible et pourquoi on n’utiliserait pas des ressources qui appartiennent à des bibliothèques pour des écoles ? […] c’était ça aussi l’intention avec la BAnQ (Nelly).

Si le rôle des représentantes d’UÉMPT était de faire des ponts entre différentes opportunités ou ressources éducatives et des écoles particulières faisant partie de leur réseau, leur participation directe était aussi justifiée par le fait qu’elles avaient ici l’occasion d’explorer leur entendement du concept de littératie en contexte numérique, et d’évaluer son impact sur les objectifs et la mission de leur organisation. Comme les représentants de la BAnQ, elles trouvèrent un intérêt à prendre part aux exposés des chercheurs et aux échanges sur la complexité de cette conception lors des premières rencontres de collaboration.

Les propos recueillis auprès des différents acteurs démontrent aussi comment le fait d’exposer les préoccupations conceptuelles de la recherche, dès les premières rencontres avec les enseignants, ne fut pas profitable à la réalisation des projets pédagogiques. En effet, même si beaucoup de temps a été accordé à des explications de la part des chercheurs sur les concepts de littératie médiatique, de littératie numérique et de multimodalité, les enseignants ne les ont pas appropriés et n’ont pas eu recours à ces conceptions dans leur travail de terrain. On peut l’observer dans un extrait du verbatim de la journée de bilan où un échange de la chercheuse principale avec une enseignante collaboratrice revient sur le peu d’impact des explications conceptuelles sur le déroulement de la cocréation.

Est-ce que vous avez saisi la manière dont on voulait faire articuler la littératie avec le numérique ou ça n’a pas été une plus-value dans la réflexion que vous avez eue? (Nathalie, chercheuse principale)

Non, je [ne] dirais pas qu’on l’avait vu, le lien avec la littératie. (Joannie, enseignante collaboratrice)

[…]

Donc, les seuls concepts clés qu’on vous a donnés n’ont pas suffi pour les articuler ensemble […] C’est ce que j’entends. Ça se voit au produit final, mais c[e n]’est pas quelque chose qui a été structurant, les assises conceptuelles. (Nathalie)

Lorsque les enseignants ont choisi de prendre part au projet, ils avaient des conceptions différenciées à l’égard de la littératie et leur souci premier n’était donc pas d’approfondir conceptuellement cette dernière. Certains, lorsqu’ils ont choisi de participer au projet, ont pris le terme littératie comme un synonyme à la littérature. « Quand j’ai vu ça, littérature, je me suis dit : on parle beaucoup de la littérature jeunesse. Numérique, j’ai dit WOW ! On peut intégrer le numérique avec les albums jeunesse, mais ça n’avait aucun lien finalement. » (Sylvie, enseignante collaboratrice)

Pour la plupart cependant, la préoccupation principale reste centrée sur les compétences à faire usage des différents supports technologiques. Plus spécifiquement, les notes d’observation et les commentaires démontrent que les enseignants étaient principalement préoccupés par les enjeux pragmatiques de la mise en oeuvre d’une situation d’apprentissage sur le terrain.

Dès le départ, c’est conséquemment l’offre technologique de la BAnQ qui retient leur attention et suscite leur intérêt. Ce qu’ils veulent apprendre, c’est comment mettre en oeuvre et s’approprier les nouvelles ressources technologiques dont ils cherchent à faire usage. La posture des intervenants de la BAnQ répondait de surcroît à ce besoin puisque les premiers contacts avec les enseignants collaborateurs ont été dédiés à la présentation des appareils technologiques disponibles sur les lieux. Les enseignants collaborateurs ont plus tard décrit leur perception de cette offre comme un accès à un « large buffet » où ils étaient libres de faire leurs choix.

Quand il y a eu le buffet, c’est là qu’on a fait : « oh my god! » Il y avait trop de choses et trop de choses qu’on [n’] a jamais vues. Là, je me suis vraiment sentie comme une enfant. Il y avait des robots, il y avait des choses pour faire des jeux vidéo, il y avait un écran vert, il y avait le Square, il y avait l’enregistrement avec le vrai micro, il y avait trop de choses.

Sandra, enseignante collaboratrice

Cette situation a eu des impacts directs sur le travail de planification pédagogique des enseignants collaborateurs. Deux journées de cocréation étaient prévues au départ; une troisième a finalement été ajoutée à leur demande, car ces derniers n’avaient pas complété leur situation d’apprentissage. À la suite de la première journée où l’ensemble des ressources technologiques (robots, imprimante 3D, installations multimédias, logiciels de jeux vidéos, etc.) leur a été présenté, les enseignants collaborateurs sont revenus, lors des deuxième et troisième journées, avec des idées et des intentions de développement. Les notes de terrain et les propos des intervenants démontrent clairement que l’accent est alors mis par les enseignants sur la dimension technique des outils et des supports. Parallèlement, dans leurs interactions avec les enseignants collaborateurs pendant le travail de cocréation, les chercheurs tentaient de ramener les échanges autour des préoccupations conceptuelles liées à la recherche. Les intervenants de la BAnQ étaient en support aux enseignants qui s’informaient sur les modalités d’utilisation des ressources technologiques.

Ces interactions particulières ont mis en lumière les limites des champs de compétences des intervenants de la BAnQ qui, malgré le fait que de nouvelles technologies étaient accessibles dans leur établissement, ne disposaient pas toujours des connaissances nécessaires à l’utilisation de ces différents outils. Cette situation a eu un impact sur le travail de développement des enseignants qui n’étaient pas en mesure de tester et d’explorer sur le champ les technologies qu’ils se proposaient d’utiliser avec leurs élèves. De ce point de vue, ils vivaient le type de situation qu’ils auraient vécu individuellement dans leur milieu scolaire s’ils avaient tenté de s’approprier un nouvel assemblage technologique par eux-mêmes. Finalement, l’équipe de chercheurs s’est impliquée dans l’accompagnement des enseignants dans leur appropriation de ces supports.

Un retour sur les propos des enseignants collaborateurs lors de la journée de bilan apporte aussi des éclairages sur la perception de leurs rapports à la recherche. Ces derniers expliquent souvent qu’ils se sentaient « comme des élèves », comme des apprenants face aux chercheurs plutôt que comme des pairs.

On est tellement habitué de se faire structurer qu’il n’y a plus de place à la créativité. Peut-être que, nous aussi, on est des petits élèves dans le fond. Les contraintes rencontrées nous ont permis de voir comment améliorer ce projet, et c’est normal qu’il y en ait eu des petites déceptions, des petites contraintes ! Cette semaine-là, je n’étais pas du monde parce que j’étais stressée. Mais à la fin, j’étais fière.

Isabelle, enseignante collaboratrice

Ceci expliquerait en partie leur posture durant les activités de cocréation. Ainsi, les propositions ou les contributions des chercheurs à leur travail devenaient d’une certaine manière des directives et des exigences qu’ils n’auraient pas remises en question. Dans le même ordre d’idées, les représentants de la BAnQ étaient perçus comme des coordonnateurs des espaces et des ressources en plus d’être responsables du soutien technique. D’un autre côté, les représentantes d’UÉMPT étaient associées à leur rôle de facilitatrices qui les amenait à coordonner les visites et les transports, sans que leur apport réflexif à l’analyse des moyens mis en place pour l’atteinte de la mission de réussite éducative de leur organisation soit véritablement considéré. Nous avons observé que ces rôles par défaut se sont imposés et se sont établis rapidement dans les dynamiques de collaboration du projet.

3.2. Déroulement du processus de cocréation à l’étape 2

Les données synthétisées dans le Tableau 2 au sujet du déroulement des journées de cocréation démontrent une différence de point de vue des acteurs de la recherche. Si une inquiétude est remarquée chez les enseignants quant au réalisme et à la faisabilité de la situation d’apprentissage qu’ils avaient créée lors des journées préparatoires, et quant à leur capacité à réaliser adéquatement les activités, les chercheurs et les intervenants de la BAnQ sont aussi concernés par le bon déroulement des activités de classe avec les élèves. Après trois journées de présentation d’une pléiade de nouveaux supports technologiques et à recevoir des informations sur les concepts de littératie, de numérique et de multimodalité, plusieurs enseignants ont affirmé « avoir vu trop grand ». Par exemple, certains projets impliquant de la scénarisation, de la prise de vue (avec écran vert) et du montage se sont vus modifiés, voire éliminés, en raison du manque de temps pour les réaliser et du manque d’expertise en soutien aux enseignants. On remarque de manière générale comment les difficultés rencontrées lors de l’étape d’exploration/analyse se sont traduites en manquements et en obstacles avec lesquels il a fallu composer sur le champ lorsqu’est venu le temps de construire les différentes activités en littératie numérique. Les enseignants, les chercheurs et les intervenants de la BAnQ ont conséquemment dû effectuer des travaux de planification supplémentaires afin de s’assurer d’avoir tous les contenus et les procédures nécessaires au bon fonctionnement des activités lors de la venue des élèves.

Tableau 2

Constats généraux à propos de l’étape de design/construction et de la phase d’implémentation

Constats généraux à propos de l’étape de design/construction et de la phase d’implémentation

-> Voir la liste des tableaux

Tel que mentionné au sujet des données obtenues lors de la première phase de collaboration, le passage du laboratoire de cocréation au contexte d’implémentation en classe avec les élèves fut difficile et exigeant pour la plupart des enseignants collaborateurs. Les principales difficultés ont résidé dans le besoin de compléter les contenus qui n’avaient pas été terminés durant les périodes de préparation et dans la planification du temps accordé à chaque étape du travail de manière à structurer efficacement le temps des deux visites de leur groupe à la BAnQ. Mais c’est surtout l’appropriation des outils technologiques qui a été le plus anxiogène pour les enseignants. Les chercheurs se sont impliqués auprès d’eux afin de les soutenir en contribuant à la création de contenus et de matériel pédagogiques destinés aux activités de classe. Du côté des intervenants de la BAnQ, le travail s’est situé aux plans de la coordination des espaces, des autorisations nécessaires à la venue de visiteurs, de la préparation des banques de ressources documentaires en lien avec les sujets couverts ainsi que de la mise en place des supports technologiques utilisés dans les activités.

Les constatations générales au sujet du déroulement des activités pédagogiques avec les élèves font état du besoin d’adaptabilité des enseignants face aux imprévus qui leur imposaient de réajuster leurs objectifs et leurs directives afin d’arriver aux fins proposées par les activités. En effet, de nombreux ajustements ont été nécessaires dans les quatre activités observées. Ces ajustements étaient dus à des problèmes d’accès aux outils et supports technologiques. Si l’introduction des situations d’apprentissage avait été réalisée en classe avec les élèves préalablement à la visite à la BAnQ, le fait de ne disposer que de deux visites arrêtées au calendrier de classe des enseignants limitait leur marge d’erreur en termes de temps et de réajustement. Ainsi, lorsque les manipulations prévues sur un support technologique ne fonctionnaient pas ou étaient plus longues que prévu, c’est tout le reste de la planification qui devait être reconsidérée. C’est pourquoi les enseignants participants ont insisté sur le sentiment de pression qu’ils ont ressenti durant cette étape des travaux.

Ça, ça nous a donné beaucoup de stress à Sylvie et moi, hein ? Parce que c’est beaucoup de travail ! Ç’a été très stressant et on s’est rendu compte qu’on a manqué un petit peu de temps ! On a commencé un peu trop tard !

Isabelle, enseignante collaboratrice

[…] C’était beaucoup de pression. Vu que tout était ouvert et que vous étiez tellement accueillants, moi j’ai ressenti beaucoup de pression.

Patrick, enseignant collaborateur

[…] Et avec l’abondance vient la pression. Parce que tu ne veux pas décevoir, tu veux être à la hauteur de ce qu’on te présente.

Sandra, enseignante collaboratrice

Un autre élément saillant de la deuxième étape concerne les rôles des différents acteurs. Si la relation entre chercheurs et enseignants était teintée, par défaut, du rapport maître-apprenant en matière de connaissances et de compétences, la relation entre enseignants et intervenants de la BAnQ était, pour sa part, orientée dans une dynamique où l’enseignant et ses élèves étaient des invités et où les intervenants menaient les activités de la journée. Ce travail de coordination de la journée de classe et de la production de contenus par les élèves a occupé une part importante des interventions des représentants de la BAnQ. Mais ce qui a surtout nui à la qualité des activités proposées par les différents enseignants, c’est la disponibilité et la fonctionnalité des supports technologiques sur place. Si certaines activités ont fonctionné comme prévu, d’autres furent réalisées avec difficultés tandis que d’autres échouèrent complètement. Les différents acteurs impliqués ont réalisé que malgré tout le temps de conception et de préparation investi, il restait toujours des éléments techniques à valider et à tester; lorsque cette étape de vérification n’était pas réalisée, des obstacles importants surgissaient pendant les travaux des élèves. Deux enseignants reviennent sur le fait que des étapes clés de leur projet (celles en lien avec l’utilisation des supports technologiques) ont dû être abandonnées, car arrivés sur place avec les élèves, les ressources et les outils n’étaient finalement pas disponibles.

Moi j’ai été déçue de ne pas aller au Square ! Je vais le dire. Je l’avais dit aux élèves […] ça a été une immense déception, ça a été que je m’attendais à venir dans le nouvel espace, pour que les enfants qui allaient avoir 13 ans l’an prochain puissent venir et […] dire que, l’année prochaine, ils allaient pouvoir venir seuls, etc. Et d’avoir été dans le petit local, en bas, ça a été un down pour moi.

Sandra, enseignante collaboratrice

Oui, parce que je veux revenir avant de passer à cette question-là. Je trouve, et encore une fois, je ne dénigre pas du tout le travail que vous avez fait, je veux juste vous donner mon point de vue à moi. Le local en bas n’est pas prêt encore à recevoir des enfants, à faire un atelier. Mon projet à moi c’était des ateliers où les enfants vont s’asseoir et travailler sur des trucs et je sais qu’on était peut-être restreints un peu, mais on arrivait dans une salle avec des chaises et des ordinateurs qui étaient plantés là. Le côté visuel et l’excitation étaient beaucoup moins présents.

Patrick, enseignant collaborateur

Cette situation nous amène à constater le sentiment de stress vécu par les différents acteurs du projet. Les enseignants vivaient la pression de produire des activités de classe qui plairaient à la fois aux élèves et aux chercheurs, et qui respecteraient les procédures proposées. Lorsque des difficultés étaient rencontrées, ce sont les chercheurs qui ressentaient l’urgence d’intervenir directement afin que l’enseignant vive une expérience de collaboration positive. Lorsque les chercheurs devaient intervenir afin de pallier aux manquements qui étaient provoqués par une préparation inadéquate des ressources numériques, cette pression circulait vers les intervenants de la BAnQ qui devaient alors se mobiliser afin de s’assurer que les autres acteurs bénéficiaient d’un contexte favorable au bon déroulement de leur proposition. Notons, finalement, que les expériences jugées plus difficiles qui ont été vécues sur le terrain ont permis aux chercheurs et aux intervenants de la BAnQ d’identifier les éléments de préparation sur lesquels ils pouvaient intervenir afin de soutenir adéquatement les enseignants lors de leur visite. Ainsi, certaines activités ont profité d’être prévues plus tard dans le calendrier, car elles ont bénéficié de l’expérience acquise par les intervenants de la BAnQ qui se sont préparés différemment pour mieux les accueillir.

Conclusion

L’expérience de cocréation UQAM-BAnQ-UÉMPT aura permis d’identifier les nombreux ajustements nécessaires à la réalisation d’activités impliquant des ressources numériques avec des jeunes élèves. Ces constats serviront aux chercheurs afin de repenser certaines pratiques pour les phases subséquentes d’élaboration du design de cocréation. Par exemple, de mieux identifier les rôles des intervenants dans les équipes de cocréation et leurs implications, d’encadrer davantage la démarche de cocréation en identifiant des pistes de travail au préalable, d’offrir une brève formation aux pratiques pédagogiques en littératie numérique, de produire un document de vulgarisation des concepts scientifiques et des objectifs de la recherche, de limiter les interventions des chercheurs lors de la réalisation des activités afin de favoriser l’autonomie des milieux. Pour la BAnQ, cette expérience aura permis de préparer une offre éducative pensée avec des enseignants, vécue par des élèves de milieux défavorisés pour lesquels il est particulièrement important de développer des compétences en littératie numérique. De plus, les responsables de l’offre éducative ont pu prendre connaissance des ajustements nécessaires pour le bon déroulement de leurs activités à venir. Pour UÉMPT, l’expérience a permis de réaliser que la préparation d’activités à partir de ressources numériques pour des jeunes qui ont souvent des usages limités de ces supports nécessite un temps de préparation et un soutien technique qui dépasse les ressources humaines et matérielles actuellement accessibles dans les écoles. Même une institution comme la BAnQ n’avait pas toutes les ressources pour la conception et le pilotage d’activités complexes de littératie numérique.

Le soutien des chercheurs a été nécessaire en tout temps, ce qui laisse présager que les milieux ne sont pas tout à fait autonomes pour poursuivre le développement d’activités littéraciques sur supports technologiques. Ce constat est celui de nombreux milieux dans lesquels des recherches ont été menées sur l’intégration des technologies dans des activités d’enseignement-apprentissage à l’école (Karsenti, 2018; van Broekhuizen, 2016) et au musée (Abbott et Cohen, 2015; Larouche, Simard, Ouellet, Deveault et Thuot-Dubé, 2017). Les données de cette première année serviront à préparer la deuxième itération du processus de RDE qui se poursuivra cette fois-ci en milieu scolaire au secondaire auprès d’enseignants, d’élèves et de pédagogues spécialistes du numérique.