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Le passage au XXIe siècle témoigne d’une certaine transformation des milieux éducatifs, tout particulièrement lorsqu’il est question du numérique. Objet présent depuis longtemps dans nos classes, le manuel scolaire est également en transformation, d’où notre intention initiale de présenter un éventail de recherches s’intéressant aux manuels numériques. Nous avons toutefois rapidement constaté la difficulté de cerner cette problématique, encore très changeante et mal explorée. Bien que sa forme soit bien circonscrite, le manuel numérique reste encore près de sa forme papier et l’univers numérique ouvre plutôt la porte à un ensemble de ressources diversifiées, en ligne ou non. De fait, nous nous sommes plutôt penchés sur un sujet tangent, soit le matériel numérique comme ressource pour l’apprentissage, sujet moins étroit, puisqu’il recouvre les applications, des jeux vidéo et autres ressources numériques disponibles, entre autres sur Internet.

Les ressources numériques, peu importe la forme qu’elles prennent, modifient de plusieurs façons le rapport aux savoirs. Par exemple, elles instaurent un nouveau contrat de lecture/réception. Sur le mode de l’hyperlecture, en fonction des hyperliens, elles sollicitent des capacités recherche, de sélection, de validation et d’application des informations (Ferrone, 2015). L’hyperlecture rend l’apprentissage interactif, autonome et personnalisé. Ces interactions sont de l’ordre de la réponse, de la collaboration (soulignement, prise de notes, écriture de commentaires, favorisés par la plateforme numérique utilisée, etc.); ces réactions peuvent être partagées avec d’autres utilisateurs. C’est ce que des auteurs appellent la « lecture active » (Palilonis 2015), qui incite les élèves à synthétiser et réorganiser les contenus lus, en utilisant la technique de la référenciation croisée.

Le présent numéro suggère que le matériel numérique est susceptible d’actualisations constantes et de recours à une gamme infinie de ressources multimédia. Il est évidemment nécessaire, lorsqu’on veut parler de matériel numérique pour fins éducatives, ou « ressources pédagogiques numériques », de recourir à une certaine taxonomie. Déjà, en 2003, Bibeau distingue six catégories de ressources numériques générales : 1) les portails, moteurs de recherche et répertoire; 2) les logiciels outils et éditeurs; 3) les documents de référence générale tels que les dictionnaires, anthologies et banques de fiches descriptives; 4) les banques de données et d’oeuvres protégées, incluant des banques d’images, de sons et de vidéos; 5) les applications de formation, au nombre desquelles on note les jeux éducatifs; et enfin, 6) les applications scolaires et éducatives, dont les didacticiels divers, les cours à distance et les manuels numériques. Bibeau (2003) énumère trois paliers d’usage des ressources numériques sur Internet. Le premier palier concerne les contenus à l’état brut (ex. : banques d’images et de photos). Le deuxième palier touche, via les moteurs de recherche, au repérage, à l’indexation, au le traitement, à la mise en forme et à l’évaluation de ces données. Le troisième palier enfin est celui de l’ensemble des propositions de scénarios pédagogiques, soit l’animation de ces données.

D’autres chercheurs (Alouche, 2014; van den Berg et al, 2009 et 2000) proposent également des typologies, mais elles sont moins englobantes et systématiquement présentées que celle de Bibeau (2003). Ainsi, Allouche (2014) ne distingue que les productions numériques interactives réalisées spécifiquement pour l’enseignement et conforme aux programmes en vigueur. Van den Berg et al. (2009, 2000), pour leur part, adoptent une classification simple des ressources numériques d’apprentissage : exerciseurs (drills); tutoriels qui soutiennent l’apprentissage de savoirs ou d’habiletés; ressources multimédia, qui présentent une information non préalablement structurée; simulations, qui offrent un modèle favorisant l’apprentissage d’une notion; jeux éducatifs; outils divers (ex. : bases de données).

Au-delà de la question de la classification du matériel numérique, c’est donc d’apprentissage dont il faut parler. Peu d’études scientifiques existent sur des expériences concrètes analysant les potentialités d’un matériel numérique spécifique eu égard à l’acquisition de connaissances des élèves. On peut citer à cet effet le rapport de l’OCDE (2009) sur la Suède, qui non seulement répertorie différentes ressources numériques de diverses disciplines accessibles dans le domaine scolaire, mais livre également quelques observations de terrain, que l’on voudrait plus fournies. Des rapports similaires de l’OCDE existent pour différents pays d’Europe du nord. On peut également retrouver des rapports d’organismes sur l’apprentissage effectué grâce à des outils numériques, comme cette étude du Cavilam (2018) à propos de l’usage des outils en ligne pour l’apprentissage du français langue étrangère. C’est toutefois le rôle des revues spécialisées comme la nôtre de présenter des états de la question plus fouillés sur les usages d’un matériel numérique spécifique dans un cadre éducatif.

Sur ce thème, on retrouve dans ce numéro six articles qui tous mettent en relation les ressources éducatives numériques et l’apprentissage à l’école ou hors école, particulièrement dans les institutions scolaires (musées et bibliothèques). Katryne Ouellet et ses collègues s’intéressent à l’appropriation des ressources numériques muséales présentées sur la plateforme EducArt, développée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Dans cette perspective, ils ont bâti un cadre d’analyse visant à comprendre les enjeux touchant ce type de ressource, à partir de modèles plus généraux et en tenant compte du concept de culture. Ana Dias-Chiaruttini a choisi pour sa part de se pencher sur l’expérience du visiteur scolaire au musée d’art. Sa réflexion lui permet de cerner l’apport de différents outils numériques à l’expérience culturelle et artistique des élèves et d’appréhender les liens entre classe de littérature et visite muséale. Quant à Sophie André, elle vise l’apprentissage de la pensée historienne par l’étude d’une série de dispositifs technologiques présents dans une sélection de musées et d’expositions sur la Grande Guerre. Son analyse démontre bien que la nouvelle muséologie assigne au visiteur un rôle interactif au sein du dispositif muséal.

Dans une analyse didactique poussée de Civilization VI, un jeu vidéo historique, Vincent Boutonnet démonte les principes constitutifs de ce jeu ainsi que ses avantages pour la mobilisation des concepts historiques et l’éducation à la citoyenneté. Nathalie Chapleau et Marie-Pier Godin expliquent la conception d’une activité en morphologie dérivationnelle insérée dans la version française d’ABRACADABRA, une ressource interactive en ligne destinée à soutenir les premiers apprentissages à l’écrit. Enfin, Nathalie Lacelle et son équipe s’intéressent au design de cocréation interinstitutionnelle favorisant la littératie en contexte numérique. Cet ambitieux projet, élaboré de concert avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec, pose un regard critique sur les éléments favorables et défavorables aux pratiques d’intégration du numérique aux designs didactiques. En ce sens, cet article rejoint les cinq articles précédents, puisqu’il parle de la préparation d’activités à partir de ressources numériques.

Ainsi, les six premiers articles s’articulent autour d’une réflexion sur les ressources éducatives numériques, de la création à l’usage et chacun peut alimenter la réflexion autour de notre intention initiale, soit celle du manuel numérique. Dans ce contexte, que ce soit les ressources muséales (Ouellet; Dias-Chiaruttini; André), le jeu numérique (Boutonnet; Chapleau et Godin) ou leur intégration dans une séquence didactique (Lacelle), il semble essentiel de développer une réflexion critique sur leur usage en classe en cohérence avec le matériel didactique déjà présent, soit le manuel.

Le numéro 9 de la R2LMM se clôt par un essai sur un sujet brûlant, soit la controverse ayant entouré le projet SLĀV, de Robert Lepage à l’été 2018. En analysant le discours médiatique paru sur diverses plateformes relativement à cette pièce, les auteurs David Lefrançois et Marc-André Éthier en concluent qu’il y a eu détournement du syntagme « appropriation culturelle » dans l’espace public et en appellent à une analyse approfondie des productions médiatiques qui s’appuient sur le passé « pour proposer ou conforter des identités ». Ils font ressortir la nécessité de se doter d’outils critiques, entre autres dans le cours d’histoire, pour analyser les discours appelant à l’action. Par cet essai vibrant de Lefrançois et Éthier, nous espérons inaugurer une nouvelle rubrique « Essai », à laquelle nous invitons nos lecteurs à collaborer, sur les problématiques éducatives de l’heure.