Corps de l’article

1. Problématique

1.1. Films, stéréotypes de genre et classe d’histoire

Récemment, le magazine en ligne Screen Junkies (Screen Junkies, 2017) publiait sur son compte Twitter une vidéo pour dénoncer la représentation clichée de la femme « parfaite » dans les productions hollywoodiennes. Dans cette vidéo, le téléspectateur voit défiler pendant près d’une minute trente des extraits de films où l’on décrit la femme parfaite, toujours dans les mêmes termes : « belle, intelligente et drôle »[1]. La banalité et la redondance de la description ont déclenché de fortes réactions chez les internautes; la vidéo devenant virale en peu de temps. Les auteurs y accolent la notion de Filmsplaining, faisant ainsi référence au mansplaining (Solnit, 2015)[2]. De manière très efficace, certaines personnes ont ainsi été conscientisées à la représentation simpliste des femmes dans les oeuvres cinématographiques. La vidéo en question n’était certes pas un échantillonnage « scientifique » ou représentatif et le problème dépasse ce lieu commun de la « femme parfaite ». Néanmoins, des recherches en études cinématographiques confirment une représentation différenciée selon le sexe qui désavantage presque systématiquement les femmes et qui contribue à les stéréotyper (Anderson et Daniels, 2016; Sap et al., 2017).

Sans conteste, les élèves évoluent dans un univers médiatique au travers duquel ils consomment, entre autres, des films. Ils sont également à un moment crucial de leur développement identitaire et sont sensibles aux attentes sociales et aux normes construites associées à une différenciation des rôles selon le genre (Dafflon Novelle, 2005). L’école a donc certainement un rôle à jouer afin d’accompagner les élèves vers une lecture critique des oeuvres cinématographiques et les outiller de stratégies leur permettant de décortiquer les représentations – parfois stéréotypées – qu’elles contiennent. Développer une pensée critique sur les problématiques de genre peut donc passer par le développement des compétences en littératie médiatique (Friesem, 2016).

La classe d’histoire est l’un des lieux à l’école où les élèves entrent en contact avec des productions cinématographiques (Boutonnet, 2014)[3]. Les recherches sur l’usage du film historique en classe démontrent sa grande popularité auprès du corps enseignant. Or, elles soulignent aussi que ces films servent le plus souvent à illustrer le récit ou à appuyer les contenus à l’étude, et très rarement à développer la pensée critique ou l’analyse des sources (Éthier et Lefrançois, 2018; Sasseville et Marquis, 2015; Stoddard et Marcus, 2010). Qui plus est, les enseignantes et les enseignants ne se sentent pas toujours outillés pour faire un usage critique de cet outil, considérant pour plusieurs ne pas avoir la formation ou les connaissances cinématographiques nécessaires (Briand, 2018; Donnely, 2014).

Par ailleurs, le genre – entendu ici comme l’étude des constructions sociales (et donc non biologiques) du « féminin » et du « masculin », des rapports sociaux que ces constructions suscitent et des hiérarchies qu’elles créent (Mosconi, 2016) – tarde à réellement intégrer les classes d’histoire (Colley, 2015; Crocco, 2006; Moisan et al., 2019). Nous sommes encore bien loin d’une grille d’analyse historique basée sur le genre pourtant bien visible dans de nombreuses recherches universitaires en histoire depuis déjà plusieurs décennies (Scott, 1988). Les programmes scolaires en Occident se limitent en général à l’histoire du féminisme et encore plus étroitement à l’égalité hommes-femmes dans une perspective libérale, et délaissent globalement l’analyse des rapports sociaux de sexe (Bradford, 2008; Moisan et al., 2019). Conséquence de cette situation ou non, les enseignantes et les enseignants intègrent peu le genre ou le font de manière limitée (Scheiner-Fisher et Russell, 2015; Stevens, 2016) et les élèves en développent une compréhension restreinte (Brunet, 2016; Colley, 2015).

Peu de chercheurs et chercheuses se sont penchés sur l’usage du film en classe d’histoire pour remettre en question les rapports sociaux de sexe. Une recherche souligne le fait que la présentation de films dont la trame est féministe peut améliorer la représentativité des femmes dans la classe d’histoire (Scheiner-Fisher et Russell, 2012). Une autre étudie le potentiel d’un film précis dans la compréhension de la lutte pour l’obtention du droit de vote (Marcus et Monaghan, 2009). Finalement, une thèse étatsunienne s’appuie sur l’utilisation de films historiques pour l’empowerment d’élèves noires (Plenge, 2003). À notre connaissance, aucune recherche ne permet encore de voir comment la déconstruction critique des oeuvres de fiction historique permettrait de dépasser les lieux communs lorsqu’il est question des rapports différenciés de sexe dans l’histoire et au présent.

Dans cet article, nous souhaitons étudier les réactions d’internautes sur un forum en ligne portant sur la représentation des femmes dans les oeuvres cinématographiques. Le forum en question, www.bechdeltest.com, compile le résultat de 7760 (un chiffre en augmentation constante) films au test de Bechdel, de même que les réactions de ses contributeurs et contributrices face à ce classement (expliqué plus en détail ci-dessous)[4]. Ces discussions en ligne nous apparaissent être une source pertinente d’informations au sujet des débats pouvant avoir lieu autour d’un film historique. Cela pourrait nous renseigner sur les éléments favorisant ou non une discussion critique. Le coeur de notre article porte donc sur l’analyse du forum, mais celle-ci nous permettra de proposer des pistes pour aborder les représentations genrées dans la classe d’histoire au secondaire, à l’aide du film historique. Ces pistes serviront de base à de futures recherches empiriques en classe.

1.2. Le test de Bechdel

Le test de Bechdel, aussi parfois appelé Bechdel-Wallace, est un test à trois critères inspiré d’une bande dessinée d’Alyson Bechdel publiée en 1983 (Dykes to Watch Out For) où les personnages expliquent qu’elles n’iront voir un film seulement s’il répond aux trois éléments suivants : 1) comporter deux personnages féminins; 2) qui se parlent entre elles à au moins une occasion; et 3) dont la conversation porte sur autre chose que sur les hommes. Ce test a été largement récupéré par des féministes et par des critiques de cinéma et le premier critère a évolué vers la présence de deux femmes nommées (Scheiner-Fisher et Russell, 2012).

De l’aveu même de sa créatrice, la bande dessinée n’avait jamais eu pour objectif de se transformer en un outil de mesure de la représentation des femmes dans les films (Ulaby, 2008). Des chercheuses critiquent par ailleurs ouvertement l’usage du test à des fins scientifiques arguant ses nombreuses limites épistémologiques (O’Meara, 2016)[5] et son incapacité à prendre en compte l’intersectionnalité des multiples oppressions vécues par les femmes (Sutherland et Feltey, 2017)[6]. Nous considérons que ces limites sont réelles et doivent être prises en compte si l’on cherche à créer des activités pédagogiques à partir de celui-ci. Néanmoins, nous argumenterons que le potentiel du test demeure important pour amorcer les conversations. Sa grande popularité est d’ailleurs visible au travers de sites Web voués au classement des films en fonction des critères du test, comme le forum analysé dans cet article. Il est également possible que des élèves connaissent le test, une raison supplémentaire d’aborder de manière critique son utilisation.

1.3. Le potentiel didactique

Il importe de rappeler la nécessité, tenant compte des défaillances du test susmentionnées, de ne pas se limiter, en classe, au simple dénombrement statistique du nombre de films respectant les critères du test; ou encore, s’arrêter à la seule réponse liée à la réussite ou à l’échec au test. Le test n’est pas utilisé en classe pour sa rigueur scientifique, mais bien comme élément déclencheur de discussion (comme dans le cas du forum analysé); il n’est donc pas suffisant en lui-même.

En effet, d’un point de vue didactique, c’est la grande simplicité des trois critères qui explique l’attrait pour le test de Bechdel. Si certains chercheurs prônent son utilisation afin de sélectionner les films à présenter en classe selon le respect des critères (Marcus et Monaghan, 2009; Scheiner-Fisher et Russell, 2012), nous sommes d’avis qu’il faut plutôt guider les élèves, notamment avec l’utilisation du test, dans l’optique de parfaire leur lecture critique des oeuvres cinématographiques. Ainsi, nous démontrerons qu’un film ne respectant pas les critères peut aussi être une opportunité d’apprentissage et de discussion, particulièrement lorsqu’il est accompagné d’une analyse critique des sources (Wineburg et al., 2011).

Pour faire valoir notre position, nous expliciterons de quelle manière des internautes cinéphiles ont utilisé l’espace du forum www.bechdeltest.com pour réfléchir de manière critique aux constructions genrées, et plus particulièrement aux représentations de l’agentivité des femmes dans l’histoire. Notre analyse s’appuiera principalement sur les multiples obstacles, mais aussi les leviers à l’agentivité des femmes, repérés par les internautes participant au forum. Nous démontrerons que ces obstacles et leviers, décrits plus distinctement dans le cadre théorique, permettent de porter un regard critique sur les films historiques et d’ainsi réfléchir au caractère construit des trames narratives historiques. De même, la présentation des obstacles et des leviers peut devenir un support théorique pour guider des discussions en classe découlant de l’analyse critique des films de fiction historique. D’ailleurs, ce même cadre théorique a déjà été utilisé pour l’analyse critique des récits sur le féminisme dans les manuels scolaires (Brunet, 2016; Brunet et Demers, 2018).

2. Cadre conceptuel

2.1. L’agentivité historique

L’agentivité est un concept trouvant écho dans de nombreuses disciplines (psychologie, sociologie, anthropologie, entre autres), mais nous nous concentrerons, pour les besoins de cet article, sur l’agentivité historique (historical agency), utilisée à la fois dans des recherches historiques et les recherches en didactique de l’histoire.

Il importe dans un premier temps de bien distinguer agentivité et action. En d’autres mots, l’agentivité n’est absolument pas synonyme de libre arbitre. Une personne, ou un groupe de personnes (puisque l’agentivité n’est pas qu’individuelle), exerce ou non son agentivité en fonction de ses possibilités d’action, de ses capacités, de ses valeurs et de ses motivations qui elles, sont limitées ou s’expliquent par un contexte temporellement et spatialement situé (Emirbayer et Mische, 1998). L’agentivité s’exprime sous la forme d’une résistance aux systèmes d’oppression en place ou d’un dépassement des contraintes (Engestrom et Sannino, 2013), mais peut aussi prendre la forme d’une volonté de maintien du statu quo. En histoire, l’agentivité est donc étroitement liée aux concepts de continuité, de changement et de conséquences (Colley, 2015). Mahoney et Yngvesson (1992) expriment aussi les tensions à bien comprendre l’agentivité dans une perspective féministe où il faut à la fois présenter les actions collectives et individuelles ayant mené à des transformations majeures pour les femmes tout en rappelant que ces dernières demeurent fortement contraintes par les structures patriarcales.

De nombreuses recherches ont essayé de mieux définir, théoriser, évaluer, et comprendre ce concept dans le contexte de la classe d’histoire. Ces études se sont entre autres penchées sur les manières de représenter, dans les récits utilisés en classe, le rôle actif des êtres humains dans les changements sociaux, tout en tenant compte des structures sociales en place et du contexte spatiotemporel. Elles ont surtout porté sur l’analyse des curricula, des outils didactiques, des choix pédagogiques, et du récit étudié en classe (den Heyer, 2003; Lefrançois et al., 2011); de même que sur les liens possibles entre la compréhension de ce rôle actif dans l’histoire (et des contraintes limitant ce rôle) et un sentiment de pouvoir ou non changer les choses au présent (Barton, 2001; Pollock et Brunet, 2018; Seixas, 1993; Vansledright, 1997). Sur l’agentivité historique des femmes, deux recherches ont été effectuées dans des classes du secondaire. La première, étatsunienne (Colley, 2015), a démontré les difficultés des élèves à envisager la complexité du rôle historique des femmes à partir de l’analyse de documents iconographiques en plus de souligner le recours fréquent des élèves aux stéréotypes de genre dans l’explication des luttes féministes. La seconde, québécoise (Brunet, 2016), a étudié le potentiel et les limites de la comparaison des récits historiques par les élèves dans la compréhension de l’agentivité historique des femmes.

2.2. Obstacles et leviers à la compréhension de l’agentivité

Dans le cadre de notre thèse de doctorat, nous avons développé, en recoupant des recherches provenant de la discipline historique et de la didactique de l’histoire (voir entre autres Barton, 2012), une typologie des obstacles à la compréhension de l’agentivité (Brunet, 2016). Ceux-ci, lorsqu’ils se retrouvent dans les récits historiques, viennent nuire ou limiter la compréhension de l’agentivité. Nous résumerons ici cette typologie, légèrement modifiée et adaptée pour les besoins de l’exercice actuel. Deux obstacles ont été délibérément exclus pour les fins de cet article puisque s’appliquant davantage à une trame narrative écrite que cinématographique.

Nous avons ensuite établi les mécanismes narratifs permettant de renverser ou de contrer ces obstacles, inspirés, entre autres, par certaines des catégories établies par Lucas (2009, p. 131)[7] et par la définition de l’agentivité de Baillargeon (2012, p. 245-246) :

[Les femmes] ont également fait preuve d’« agentivité », c’est-à-dire qu’à maints égards, et dans le cadre souvent étroit des contraintes qui pesaient sur elles et des normes qui dictaient leurs conduites, elles ont agi en fonction de leurs intérêts propres, exploitant les contradictions du pouvoir masculin pour mieux repousser les frontières de leur autonomie. Les détours de l’histoire montrent cependant qu’il ne s’agit pas là d’un processus linéaire ou univoque, le jeu des forces sociales, économiques et politiques pouvant tout aussi bien provoquer des avancées que des reculs […].

Nous les appelons ici les leviers à la compréhension de l’agentivité. La figure 1 permet de voir en un coup d’oeil les sept obstacles qui ont été conservés et, en miroir, les leviers à la compréhension de l’agentivité. Les paragraphes qui suivent donnent une brève explication, de même que des exemples pour chaque obstacle/levier.

Figure 1

Obstacles et leviers à la compréhension de l’agentivité

Obstacles et leviers à la compréhension de l’agentivité

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2.2.1. Grands personnages / Personnages méconnus

Le récit traditionnel en histoire, surtout en contexte nord-américain, s’est généralement appuyé sur des figures héroïsées et devenues quasi mythiques (den Heyer, 2003). Si l’histoire scolaire a voulu s’éloigner d’une trame narrative trop politique conférant aux hommes privilégiés la grande part de l’agentivité, elle n’a pas toujours pleinement réussi (Lefrançois et al., 2011) et doit aussi lutter contre une intériorisation de ce type de récit. Dolby (2000) donne l’exemple d’une élève voulant en apprendre plus sur les femmes en histoire, mais se résignant finalement à dire « qu’il n’y a pas vraiment de femmes importantes dans l’histoire » et que « l’histoire des femmes n’intéresse que les filles et les femmes » (p. 158)[8]. Les films s’appuyant sur la présentation de personnages, généralement masculins et connus du public, tendent à renforcer l’idée d’une histoire où l’agentivité historique est l’affaire d’une poignée de personnes puissantes. Au contraire, certains films présentent des personnages moins connus pouvant permettre de démocratiser la perception des changements historiques (Marcus et Monaghan, 2009; Scheiner-Fisher et Russell, 2012).

2.2.2. Périodisation fixe / Contexte historique plus large

Il va sans dire que la chronologie est importante en classe d’histoire. On insiste sur des événements ponctuels et sur leur portée. Le fait de centrer l’action d’un film sur un événement unique, par exemple sur une bataille précise, peut toutefois limiter la compréhension de l’agentivité puisque les luttes apparaissent comme figées dans le temps; sans effort de contextualisation, on peut perdre la compréhension du temps long et de la durée qui expliquent pourtant les actions posées à un moment précis. Prenons l’exemple des batailles féministes : le droit de vote ou l’élection de la première députée ne sont pas les seuls moments d’agentivité historique des femmes. Comme le souligne Barton (2012), les femmes ont aussi fait preuve d’agentivité lorsqu’elles ont décidé d’avoir moins d’enfants et lorsqu’elles ont fréquenté les universités. Il n’est pas simple de faire transparaître un contexte historique plus large dans une oeuvre qui se concentre généralement sur le temps court, mais ce n’est pas impossible. Le cinéaste Denys Arcand explique ainsi : « le mouvement lent de l’histoire, celui de Braudel et des Annales, comment faire pour filmer ça ? C’est horriblement difficile [mais parfois] on réussit » (cité dans Lefrançois et Éthier, 2018, p. 44); il donne ensuite l’exemple des dialogues entre personnages pouvant servir à exprimer le changement dans sa plus grande complexité.

2.2.3. Entité impalpable / Action collective

Lorsque les transformations semblent se produire uniquement suite à des décisions gouvernementales (par exemple, une loi) ou encore par la simple évolution des mentalités ou d’une idéologie, il devient difficile d’envisager le changement social comme provenant de la volonté d’un groupe opprimé; c’est d’ailleurs une limite de nombreux textes historiques (den Heyer, 2003; Lefrançois et al., 2011). Un récit qui insisterait davantage sur le rôle du jugement Roe Vs Wade que sur les luttes collectives féministes dans la bataille pour le droit à l’avortement aux États-Unis, par exemple, donnerait une image déformée de l’agentivité. Les oeuvres cinématographiques peuvent ici devenir des leviers importants à une meilleure compréhension des luttes sociales lorsque le scénario est centré sur l’action humaine « et montre l’histoire en détails révélateurs difficilement exposés par l’écrit » (Sasseville et Tremblay, 2018, p. 100).

2.2.4. Récit téléologique / Contraintes réalistes

Certains récits insistent d’abord et avant tout sur les victoires liées aux luttes sociales, sans présenter l’étendue des obstacles et contraintes qui ont pesé (ou pèsent encore) sur les groupes opprimés. Ce faisant, ils donnent une impression d’un progrès continuel ou même de fatalité. Grant (2001) a analysé le récit d’enseignantes et d’enseignants traitant des droits civiques aux États-Unis. L’un de ces enseignants présentait les actions de quelques grandes figures et n’explorait aucunement l’idée que les résultats de ces actions auraient pu, dans d’autres circonstances, être différents. Les élèves en ressortaient avec l’idée que l’histoire avait « changé pour toujours » (Grant, 2001, p. 91) et que les luttes étaient donc terminées. Un film historique peut à la fois renforcer cette idée en présentant une victoire comme achevée et immuable dans la progression des droits des femmes, mais il pourrait aussi être l’occasion de démontrer les multiples obstacles, les nombreux allers-retours et la complexité des rapports de pouvoir inégalitaires dans la lutte pour l’obtention de droits (Baillargeon, 2012).

2.2.5. Homogénéisation / Représentation hétérogène

Les catégorisations (femmes, noirs, francophones, ouvriers, etc.) se retrouvent à plusieurs niveaux dans l’analyse historique. Elles sont utiles puisqu’elles permettent d’étudier un phénomène historique sous la perspective de différents groupes. Toutefois, les catégorisations mènent à un risque d’essentialisation ou d’homogénéisation de l’expérience d’un groupe (Lefrançois et al., 2011). Dans le cas des femmes, cet obstacle est particulièrement présent et l’on présente trop souvent l’expérience des féministes, des femmes, ou pire de « la » femme comme homogène, oubliant, par exemple, que certaines femmes se sont aussi opposées aux revendications féministes (Crocco, 2006). Dans les films, la faible représentation numérique des femmes ou l’absence d’interactions entre elles (le lien avec le test de Bechdel étant ici assez clair) peut tendre à sursimplifier des expériences historiques complexes (Sutherland et Feltey, 2017).

2.2.6. Victimisation / Résistance

L’expérience historique des groupes opprimés est parfois réduite, dans les récits historiques, à une série de coups durs et de tragédies. Certaines recherches empiriques démontrent que les élèves perçoivent ainsi certains groupes dans l’histoire (noirs, peuples autochtones, immigrants d’origine chinoise, femmes) comme des sujets subissant plutôt qu’agissant (den Heyer, 2003; Levstik et Groth, 2002; Peck et al., 2011). Cela peut avoir pour effet d’accentuer l’idée d’un présent idéalisé et égalitaire en rupture complète avec un passé oppressant (Fink et Opériol, 2010). S’il semble légitime de présenter de manière réaliste les multiples contraintes vécues (voir plus haut la section Récit téléologique / Contraintes réalistes), il ne faut pas oublier que la résistance est un élément clé pour expliquer les changements historiques (Engestrom et Sannino, 2013); plusieurs films historiques de type biographique centrent d’ailleurs leur trame narrative sur la résistance d’un héros ou d’une héroïne.

2.2.7. Idéalisation / Personnages non stéréotypés

L’homogénéisation, expliquée précédemment, prend aussi la forme d’une idéalisation de ce qu’est être une femme/un homme (ou autre catégorie sociale) à différents moments dans l’histoire. Nous évoquions d’ailleurs cet aspect en parlant de la vidéo de Screen Junkies en introduction. Le paysage médiatique tend à renforcer les stéréotypes de genre (Friesem, 2016), allouant très souvent des rôles bien précis en fonction du sexe. Dans les récits historiques, une même action n’est pas interprétée de la même manière, lorsque posée par une femme ou un groupe de femmes que lorsqu’elle a été posée par un homme ou un groupe d’hommes. Lamoureux (1991) montre par exemple que le travail des femmes dans les mouvements politiques, pourtant semblables à celui des hommes, est le plus souvent réduit à un acte philanthropique dans les analyses historiques. La fiction historique peut au contraire, à d’autres occasions, faire intervenir des personnages féminins qui dépassent les stéréotypes associés aux conventions habituelles de l’époque présentée (Scheiner-Fisher et Russell, 2012).

2.3. Agentivité historique des femmes et films historiques

Nous avons explicité quelques exemples d’obstacles et de leviers à l’agentivité dans la section précédente; la représentation de l’agentivité historique des femmes dans des oeuvres de fiction comporte néanmoins sa part de défis et de possibilités. S’il est possible d’affirmer que d’une part, les femmes sont sous-représentées dans les oeuvres de fiction historique (O’Meara, 2016; Scheiner-Fisher et Russell, 2012) et que, d’autre part, la représentation de leur agentivité est souvent anachronique ou passive (Dumont, 2014), ces limites sont aussi visibles dans l’histoire scientifique (Dumont, 2000) et dans l’histoire scolaire (Brunet, 2016; Lucas, 2009). Interroger les présences et les absences des figures féminines dans les oeuvres cinématographiques peut donc devenir une manière d’interroger la construction des récits historiques et de mieux comprendre la discipline historique. Ainsi, la question de l’authenticité ou de l’anachronisme des éléments présentés dans une fiction (la représentation des femmes rejoint-elle celle décrite par les historiens et les historiennes ?) exige que les oeuvres soient analysées avec circonspection. De même, le risque du présentisme peut nuire à la compréhension de l’agentivité historique :

[a]ujourd’hui, on est à l’ère du déboulonnage […]. Le rôle [de l’]historien, le rôle des vulgarisateurs historiques, c’est aussi de faire réaliser : Attention ! C’est vrai qu’on regarde ça avec nos yeux d’aujourd’hui. […] Nuancer, relativiser, prendre un certain recul, faire réaliser quel était le contexte de l’époque, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas porter de jugement sur ces gens-là.

Wojcik, cité dans Lefrançois et Éthier, 2018, p. 40-41

Le fait de donner vie au passé par le biais de la fiction permet souvent de développer une empathie avec les personnages historiques (Sasseville et Tremblay, 2018). Le cinéma, comme d’autres formes d’histoire dite « profane », c’est aussi la possibilité, dans certains cas, de présenter les oubliés des récits plus traditionnels. En ce sens, l’agentivité peut y ressortir de manière beaucoup plus tangible que dans d’autres types de récits. Tel que le cinéaste québécois Olivier Asselin l’exprime :

J’aimerais montrer des films [aux élèves du secondaire], parce qu’il y a quelque chose qui manque dans les livres d’histoire, c’est le particulier. On parle de vraies personnes : […] elles avaient des corps, il y avait des situations historiques. Que veut dire la Grande Dépression ? Qui avait vraiment faim ? Ça veut dire que le cinéma fait un tri des singularités et des discours historiens.

cité dans Lefrançois et Éthier, 2018, p. 44

Lefrançois et Éthier (2018) décrivent aussi le rôle militant et revendicateur que peut prendre le cinéma engagé pour certains groupes marginalisés dans l’histoire : « il faut se voir, se dire et combler un manque de l’histoire scolaire » (p. 44). Si ces aspects recoupent, dans le cas de certains films, d’importants et nécessaires leviers à la compréhension de l’agentivité historique des femmes, ils démontrent aussi qu’on ne peut faire l’économie d’une analyse critique des récits, tant sur les contextes historiques représentés que sur les contextes de production des oeuvres (Boutonnet, 2014; Sasseville et Tremblay, 2018).

2.4. Questions de recherche

Les obstacles et leviers à la compréhension de l’agentivité se retrouvent dans les films historiques à différents degrés, mais les internautes cinéphiles sont-ils en mesure de les détecter ? Si oui, dans quelle mesure ? Comment l’analyse des discussions sur ce forum peut-elle guider le type de discussion possible en classe d’histoire ? Ces discussions peuvent-elles déboucher sur une meilleure compréhension des rapports de pouvoir liés au genre dans l’histoire et dans la construction des récits historiques ? La section qui suit explique comment nous avons sélectionné les discussions sur le forum et la manière dont nous avons obtenu nos résultats.

3. Cadre méthodologique

Dans un premier temps, il importe d’expliciter le choix des films sélectionnés pour cette analyse. Les films sélectionnés pour l’analyse figurent dans des recherches récentes sur l’usage du film en classe (Boutonnet, 2014; Marcus et Monaghan, 2009; Sasseville et Marquis, 2015; Scheiner-Fisher et Russell, 2012; Seixas, 1994) et dans une recherche préliminaire sur les films portant spécifiquement sur la Deuxième Guerre mondiale (Brunet et Éthier, 2017). Notons que plusieurs films que nous souhaitions inclure à notre corpus n’étaient pas présents sur le forum (il s’agit majoritairement de films québécois et de certains films internationaux). Le forum étant basé en sol étatsunien, il comporte une majorité de films hollywoodiens et quelques films indépendants ou internationaux. Cet élément a limité le nombre de films possibles pour l’échantillonnage.

Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une seconde sélection selon nos objectifs de recherche. En effet, nous étions à la recherche de discussions, de débats, de réflexions en lien avec le test de Bechdel, la représentation et l’agentivité des femmes dans les oeuvres ou dans les récits historiques, l’épistémologie de l’histoire ou la remise en question des trames narratives. Ce faisant, nous avons délibérément écarté de notre corpus les films pour lesquels aucun de ces éléments n’était présent sur le forum de discussion. Cela ne signifie évidemment pas que les films exclus n’offrent aucun potentiel de débat; mais que cette discussion n’était pas entamée sur le forum, du moins au moment de notre recherche (1er août 2018)[9]. Les discussions des internautes sur les films ainsi conservées et présentées au tableau 2 répondent tous à au moins l’un des critères suivants : 1) un classement au test de Bechdel contesté et accompagné d’une discussion exprimant les raisons de la contestation; 2) un commentaire ou une discussion sur la pertinence du test ou de ses critères; 3) un commentaire ou une discussion sur la représentation des femmes dans l’oeuvre; 4) un commentaire ou une discussion sur le rôle des femmes dans l’histoire; 5) un commentaire ou une discussion sur l’épistémologie de l’histoire; et 6) un commentaire ou une discussion sur les éléments véridiques, factuels ou romancés du film. Il importe ici d’expliquer que nous avons très peu d’informations sur les usagers et usagères du forum; les commentaires sont diffusés publiquement sur le site après vérification du modérateur. Les internautes utilisent généralement un pseudonyme plutôt que leur nom et il est donc impossible de connaître leurs caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, origine, etc.). Un constat s’impose toutefois : une majorité des internautes publiant sur le site semblent intéressés par la représentation des femmes au cinéma puisque le site se base sur le test de Bechdel, connu surtout des cercles féministes. Notons tout de même la présence, bien que ponctuelle, de trolls, c’est-à-dire dans le présent cas, de perturbateurs antiféministes, sur le forum (Segrave et Vitis, 2017). Dans nos résultats, nous utiliserons des numéros de cas par internaute (ex. : I75) pour relever les propos des participants et participantes au forum.

En fin de compte, l’échantillon est composé de 36 titres et correspond à un échantillonnage non probabiliste (Pires, 1997) selon nos objectifs de recherche exploratoire et qui ne vise pas la représentativité ou la généralisation des résultats.

Nous avons répertorié trois variables pour chaque film. Le classement, sur une échelle de 0 à 3, tel qu’indiqué sur le forum, de même que la contestation de ce classement, et si celle-ci était le fruit d’un commentaire individuel ou encore indiquée comme dubious sur le site (c’est-à-dire que le modérateur du forum indique qu’il y a suffisamment de contestation pour rendre celle-ci officielle). Nous précisons aussi, dans le tableau 1, le type de film en question (militaire, lutte sociale, biographie/contribution, autre).

Tableau 1

Films sélectionnés pour analyse et variables (cote, contestation, type). Les titres sont les titres de la traduction française (Canada) des films

Films sélectionnés pour analyse et variables (cote, contestation, type). Les titres sont les titres de la traduction française (Canada) des films

-> Voir la liste des tableaux

Nous avons procédé à une analyse thématique (à l’aide du logiciel QDA-Miner) basée sur l’agentivité différenciée des femmes (voir cadre conceptuel). Les commentaires et discussions du forum ont été codés selon les six critères énoncés précédemment, de même que selon leurs références aux obstacles et aux leviers à la compréhension de l’agentivité historique des femmes.

4. Résultats et discussion[10]

4.1. Du test de Bechdel à l’épistémologie de l’histoire

Le premier résultat que nous présentons concerne les critères établis pour le choix des discussions sur le forum. Le tableau 2 présente des exemples pour chacun des critères énoncés en méthodologie, ainsi que le nombre d’occurrences de ce type de discussion (fréquence et nombre de cas).

Au total, 150 unités de sens ont été codées par rapport à l’un ou l’autre des critères. Les discussions relevant de la contestation du classement au test de Bechdel sont les plus nombreuses (50 unités se retrouvant dans 16 des 36 films) et donnent le plus souvent lieu à des allers-retours d’arguments sur des détails plus techniques du film (le nombre de personnages féminins réellement nommés, le sujet de la discussion entre femmes). Notons trois exemples particulièrement intéressants ici. Pour trois des films discutés, la contestation vise à déterminer si l’utilisation des termes « maman » ou « soeur » équivaut ou non à nommer un personnage féminin. Dans le cas plus particulier du film Le commando des bâtards, la discussion porte sur le deuxième critère du test de Bechdel : est-ce que la discussion entre Shosanna et l’interprète de Goebbles (qui ne fait que traduire les paroles de celui-ci) se qualifie comme une discussion entre deux femmes ? Finalement, dans le cas du film La chute, on s’interroge sur le troisième critère du test de Bechdel : est-ce que des discussions sur Hitler sont des discussions portant réellement sur l’homme en lui-même ou bien aussi sur son régime, sur le symbole qu’il représente, sur la guerre ?

Tableau 2

Exemples de commentaires d’internautes pour chacun des critères de sélection des discussions

Exemples de commentaires d’internautes pour chacun des critères de sélection des discussions

Tableau 2 (suite)

Exemples de commentaires d’internautes pour chacun des critères de sélection des discussions

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Si ces discussions peuvent paraître anodines, ces détails sont tout de même révélateurs de l’agentivité accordée aux femmes. Ainsi, un examen critique des personnages, un exercice pouvant facilement se transposer en classe, peut ainsi mener à discuter de l’idéalisation des personnages féminins et du type de rôle qui leur est attribué (par exemple, le rôle de mère); les femmes sont ainsi plus souvent adjuvantes des personnages centraux masculins (Éthier et Lefrançois, 2011).

Les internautes discutent, pour 20 des 36 films étudiés (29 unités de sens), de la pertinence du test de Bechdel. Outre quelques rappels de la grande pertinence du test, une majorité de ces interventions se dirigent plutôt vers une critique du test. On aborde notamment les limites du test en termes de temps réel de parole accordé aux femmes, soulignant par exemple que même si le film Malcolm X répond aux trois critères du test de Bechdel, « les temps d’écran des dialogues entre femmes y est négligeable, surtout considérant que le film dure trois heures » (I48). Du côté des films militaires, et plus particulièrement ceux se déroulant sur le champ de bataille (ex. : Full Metal Jacket et Dunkerque), la critique principale est le fait que ces films ne devraient pas être soumis au test de Bechdel puisque leur action se limite à des événements historiques « dans lesquelles les femmes n’avaient même pas la permission de participer » (I13, Platoon).

Plusieurs internautes ont donc voulu démontrer que le simple fait de passer le test de Bechdel ne signifie pas automatiquement une représentation juste de l’agentivité des femmes, et encore moins un propos nécessairement féministe (O’Meara, 2016). D’autres soulignent les difficultés d’utiliser le test lorsque l’action du film se concentre à un moment précis dans l’histoire, un événement ponctuel et militaire, où peu de femmes étaient conviées. Ce faisant, ils relèvent le défi pour certains films de dépasser l’obstacle à l’agentivité de la périodisation fixe, élément qui lui aussi pourrait faire l’objet d’une discussion en classe (Brunet, 2016).

Les discussions traitant de la représentation des femmes dans le film sont celles étant présentes dans le plus grand nombre de cas (25 des 36 films). Ici, c’est parfois l’occasion de remettre en question la qualité des personnages féminins en dénonçant leur rôle secondaire et presque grotesque, comme dans les films Troie, Walkyrie et Fury. Au contraire, des commentaires mettent de l’avant l’inclusion de femmes sortant des normes conventionnelles de l’industrie cinématographique : « des femmes brillantes » (I98, Figures de l’ombre) ou des femmes « bad ass » (I81, Le commando des bâtards).

Remarquons toutefois que ces discussions font parfois preuve d’un manque de recul historique, en s’attardant aux qualités des personnages féminins en fonction de valeurs contemporaines et en ne s’appuyant pas sur une explication historique. Cela nous permet de rappeler que le piège du présentisme peut être évité lors d’une discussion planifiée en classe où l’étude de la représentation des femmes ne ferait pas l’économie d’une nécessaire contextualisation (Wineburg et al., 2011).

Plus rarement, mais de manière tout de même notable pour les films traitant des luttes sociales ou de type biographique, on assiste sur le forum en ligne à une réflexion sur le rôle historique des femmes (21 unités de sens, 15/36 films). Notons ici des discussions particulièrement intéressantes sur la représentation des femmes noires dans La couleur des sentiments et dans Les figures de l’ombre. On voit donc que malgré les limites du test de Bechdel relatives à l’absence de prise en compte de l’intersectionnalité (Sutherland et Feltey, 2017), les internautes relèvent des éléments liés non seulement aux questions de genre, mais aussi de race et de classe sociale. Par exemple, le commentaire suivant exprime bien cela : « on voit des femmes fortes qui ne se laissent pas dominer par un monde trop étroit, patriarcal et raciste » (I74, La couleur des sentiments). En classe, il faudra fort probablement questionner les élèves au-delà du test de Bechdel si l’on souhaite interroger leur compréhension de la diversité des personnages féminins.

Les discussions sur l’épistémologie de l’histoire (12 unités de sens présentes dans 5 des 36 films) et sur les aspects véridiques ou romancés du film (3 unités dans 2 des 36 films) sont les discussions les moins présentes. Mentionnons que les films dont l’action se produit en contexte militaire sont susceptibles d’entraîner ce type de discussion. On retrouve ainsi dans certains cas une remise en question de l’obsession des batailles dans le traitement cinématographique des guerres (Robic-Diaz, 2006). Les discussions débouchent alors sur une réflexion plus large des récits historiques qui trop souvent délaissent ou invisibilisent les aspects sociaux, démographiques, culturels et économiques des guerres; et par ce fait même le rôle des femmes. Ce type de réflexion n’est pas anodin et pourrait certainement engager les élèves dans une réflexion importante quant à la domination des représentations militaires dans les films historiques.

4.2. Une meilleure compréhension de la complexité des expériences historiques de femmes

La présente section cherche à dégager les obstacles et leviers à la compréhension de l’agentivité identifiée dans les films par les usagers du forum selon le type de film. Dans notre discussion, nous avons décidé de nous concentrer sur les leviers et les obstacles les plus présents dans les discussions et nous apparaissant les plus pertinents; nous arguons que ces discussions permettent de développer une compréhension accrue de la complexité des expériences historiques des femmes. Le pourcentage de leur évocation dans les discussions, par catégorie de films, est à chaque fois indiqué entre parenthèses dans le texte et la figure 2 présente un portrait comparatif selon les trois types de films. Il importe de noter ici que si nous avons retrouvé tous les leviers à la compréhension de l’agentivité, les obstacles récit téléologique et entité impalpable n’ont pas trouvé leur chemin dans les discussions des films analysés. Les obstacles et les leviers à l’agentivité, décrits dans le cadre conceptuel, sont ici inscrits en italique.

Figure 2

Obstacles et leviers selon le type de film

Obstacles et leviers selon le type de film

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4.2.1. Contexte militaire

« Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un film se basant strictement sur la Deuxième Guerre mondiale ait beaucoup de femmes » (I19, Sauver le soldat Ryan). Voilà les mots d’un usager pour expliquer l’échec du film au test de Bechdel. Il identifie par conséquent l’obstacle à l’agentivité le plus répertorié (21,4 %) pour ce type de film dans notre analyse, soit la périodisation fixe. Les discussions suivant ce type de commentaires sont généralement très riches. Des internautes contestent l’argument d’une absence acceptable des femmes dans les films de guerre, rappelant leur participation active comme infirmière et même parfois, comme soldates. Néanmoins, la discussion tourne parfois au débat, comme pour le film Dunkerque, où un internaute exprime le risque de nier la réalité historique à vouloir inclure à tout prix des femmes à des situations historiques où leur participation était superficielle ou du moins, d’arrière-plan sur le champ de bataille.

Ce type de débat peut se transférer en classe, en utilisant, par exemple, des écrits d’historiennes ayant travaillé les multiples rôles joués par les femmes durant la guerre : résistantes, volontaires, travailleuses, combattantes au quotidien qui veillent aux rations et aux travaux domestiques pendant le départ de leurs époux, de leurs pères ou de leurs frères au front (Fine-Meyer et Lllewellyn, 2018). On pourrait aussi proposer en comparaison et en corroboration des extraits de films dont l’action se déroule durant la guerre, mais à l’extérieur du champ de bataille (de notre échantillon, on peut penser au film Sophie Scholl).

Un autre obstacle souvent repéré dans les films de type militaire est celui de l’idéalisation (14,3 %). Ainsi, un usager du forum remarque que le dialogue entre femmes dans le film Lettres d’Iwo Jima se limite à énoncer la fierté qu’amène la conscription d’un mari parti en guerre. La victimisation (14,3 %) est aussi repérée dans le film Fury dans deux commentaires indignés du fait que les deux seules femmes du film sont violées et tuées avant même d’avoir pu prononcer une seule parole. Dans Full Metal Jacket, presque toutes les femmes, très peu nombreuses et non nommées, sont des prostituées.

Ces éléments recoupent les constatations de Robic-Diaz (2006), qui dans son analyse de la représentation des femmes dans les films militaires conclut :

La présence de la femme dans les films de guerre est donc essentiellement charnelle, sensuelle ou sexuelle. Elle est une tentation non seulement érotique, mais aussi artistique et pacifique. Elle incarne tout ce qui échappe aux combats et fournit aux soldats l’occasion de s’évader du front.

p. 54

En prenant la loupe du genre, les internautes ont donc été en mesure d’identifier certains des stéréotypes et des idéalisations de personnages féminins dans les films militaires. Une discussion en classe sur ces représentations pourrait donc amener les élèves à analyser le film non plus comme une simple source d’information, mais bien comme une interprétation, une construction véhiculant des valeurs épistémologiques (Stephens, 2017).

4.2.2. Biographie/Contribution

Ce qui est particulièrement intéressant pour ce type de film est qu’il peut permettre de connaître des personnages méconnus (21,4 %) (p. ex. : Les figures de l’ombre, Sophie Scholl), mais qu’il peut aussi avoir la limite de se concentrer sur des grands personnages historiques masculins (7,1 %) faisant ombrage aux personnages féminins. C’est le cas du film Selma pour lequel un commentaire note la prédominance de Martin Luther King et d’autres activistes masculins. Un autre commentaire relève l’homogénéisation (7,1 %) des personnages féminins, particulièrement des femmes noires, dans Malcolm X, qualifiant leur représentation de « stéréotypée et [d’]unidimensionnelle » (I48). Les films biographiques, lorsqu’ils présentent la contribution de femmes exceptionnelles, peuvent devenir des leviers à la compréhension de l’agentivité. En voici une illustration : en référence au film Persépolis, un commentaire applaudit la présentation d’une jeune fille non stéréotypée (21,4 %) et des contraintes (14,3 %) qu’elle doit affronter lors de « son passage à la vie adulte dans un pays où l’on fait tout pour cacher, voire interdire, la puberté » (I69).

Pour pousser la réflexion des élèves sur les obstacles à la compréhension de l’agentivité présents particulièrement dans ce type de film, des questions, de même que des lectures de corroboration, peuvent accompagner le visionnement et les discussions (Brunet, 2019). Qui sont les personnages historiques réels principaux présents dans l’oeuvre ? Les connaissiez-vous préalablement ? Aurait-il été possible de mettre en scène des personnages moins connus ? Si ces personnages sont méconnus, pourquoi pensez-vous qu’ils font l’objet d’une oeuvre de fiction historique ? Comment expliquer le fait que vous ne connaissiez pas auparavant leur contribution historique ? Si ces personnages sont de sexe féminin, qu’est-ce qui explique qu’elles occupent une place moins importante dans les récits traditionnels et dans une bonne part des récits de fiction historique ? L’oeuvre offre-t-elle des portraits de femmes et des rôles de femmes diversifiés dans l’histoire ? Les rôles des personnages masculins sont-ils plus diversifiés ? Les femmes représentées dans l’oeuvre correspondent-elles à des visions idéalisées, voire stéréotypées de la féminité ? Semblent-elles se conformer aux attentes sociales de l’époque (vestimentaires, comportementales, etc.) ? Si, au contraire, les femmes représentées correspondent à des contre-stéréotypes, quels éléments chez ces personnages sont en opposition aux constructions sociales genrées ?

4.2.3. Luttes sociales

Les films de ce type mettent l’accent sur l’action collective (18,8 %). Pour le film Volonté de fer, un usager souligne que les personnages « sont majoritairement des femmes […] et [qu’]elles élaborent des stratégies en vue d’améliorer les droits humains » (I20). La résistance (12,5 %) est aussi un levier présent dans ce type de film. La discussion sur La couleur des sentiments invoque aussi une représentation hétérogène (6,3 %) des femmes par la présence d’un personnage de sexe féminin opposé aux changements et encourage « la soumission plutôt que la résistance » (I77), offrant ainsi un portrait plus complexe du passé des femmes et de l’histoire du féminisme et démontrant par ailleurs les obstacles qui tempèrent et ralentissent l’acquisition de droits.

Les films sur les luttes sociales sont probablement ceux qui tendent le plus vers une présentation complexe de l’agentivité et les internautes sont en mesure de le constater. Deux recherches étatsuniennes démontrent d’ailleurs le potentiel émancipateur de ce type de film en classe (Marcus et Monaghan, 2009; Plenge, 2003). Ce constat ne devrait toutefois pas faire oublier le nécessaire recul critique à développer en classe, par l’usage de la pensée critique et historienne (Éthier et Lefrançois, 2018) qui pousse à décoder les messages véhiculés et la mémoire proposée par les oeuvres (Sasseville et Tremblay, 2018), mais il demeure important de noter le fort potentiel de ces films pour développer une meilleure compréhension de l’agentivité des femmes dans l’histoire.

En somme, l’analyse indique que même si les obstacles et les leviers sont différents selon le type de film, tous les films historiques engagent la discussion sur les rôles joués par les femmes. C’est cet aspect essentiel qu’il faut retenir : peu importe le type de film, le classement au test de Bechdel ou la contestation de ce classement, il est possible de déclencher une discussion et de révéler le genre ou son invisibilisation dans les récits (Dumont, 2014).

5. Conclusion

La présente analyse, exploratoire, comportait la limite, certes importante, de ne pas s’inscrire dans la réalité concrète des classes. Néanmoins, comme l’analyse des outils didactiques (curricula, manuels scolaires et autres), ce type de recherche demeure nécessaire (Boutonnet, 2017) et, dans notre cas, vient produire un savoir préalable à des expérimentations en classe.

Nous avons démontré, au travers des discussions analysées, que les films historiques peuvent être déconstruits pour mieux réfléchir aux constructions genrées. En publiant leur opinion sur le forum bechdeltest.com, des internautes ont entamé une réflexion critique sur le paysage cinématographique. Dans certains cas, cette réflexion a mené à une prise de conscience du traitement différencié des sexes dans les récits et dans la mémoire collective. Évidemment, ces internautes étaient des cinéphiles suffisamment intéressés par la question pour en discuter sur un forum. En classe, l’enseignant aura un travail supplémentaire à faire pour attiser la conversation. Les étapes proposées par Russell (cité dans Boutonnet, 2014), soit la planification, le prévisionnement, le visionnement actif et l’intégration, peuvent s’accompagner de questionnements liés aux rapports sociaux de sexe dans l’histoire et dans les oeuvres comme ceux proposés dans ce texte en lien avec l’agentivité. Les moments où la conversation a dérapé sur le forum (souvent suite au commentaire de trolls) permettent aussi de voir comment les discussions sur le genre touchent des sensibilités; ces éléments sont à prendre en compte.

Et qu’en est-il du test de Bechdel ? La première chose à noter est que la présentation de films sur la base unique de leur succès au test de Bechdel (Marcus et Monaghan, 2009; Scheiner-Fisher et Russell, 2012) n’est pas la seule manière d’aborder le genre en classe d’histoire. Peut-être est-ce même une erreur que de se limiter à ces seuls films puisque la discussion peut avoir lieu (et a lieu sur le forum), peu importe le classement au test. En d’autres mots, que le film ait 0/3 ou 3/3, l’important est la possibilité de problématiser les questions reliées au genre. Cela peut se faire à partir des critères du test de Bechdel, qui clairement suscitent des réactions et discussions dépassant leur objet initial, ou autrement. On peut également envisager de déclencher la discussion en demandant aux élèves de réfléchir au dernier film qu’ils ont vu. Il est aussi possible de leur présenter le test de Bechdel inversé (remplacer les critères au féminin par les critères au masculin) pour constater que très peu de films échouent cette nouvelle version du test[11]. Les critiques et questionnements émis par les internautes et répertoriés dans le cadre de cet article, selon le type de film utilisé, constituent aussi des pistes pour provoquer la discussion. On pourrait penser recréer un espace de forum de discussion en ligne pour discuter des problématiques de genre (Baker et Ryalls, 2014). Cette dernière option pourrait se faire en français et viser plus particulièrement les films francophones, absents du forum anglophone www.bechdeltest.com. Les élèves peuvent aussi être invités à réécrire le scénario d’un film afin d’offrir une représentation plus juste (Marcus et al., 2010). Les possibilités sont multiples et permettent de dépasser l’usage du film à titre purement illustratif (Stephens, 2017).

Les résultats de cette analyse ne constituent que la première étape d’un projet plus large visant à développer avec des enseignants et enseignantes, puis à expérimenter en classe dans les écoles secondaires, une grille d’analyse basée sur le genre à utiliser pour réfléchir de manière critique aux oeuvres de fiction historique. Nous devrons évidemment établir les balises des discussions et anticiper les difficultés ou les dérives possibles de cet exercice. C’est finalement lors de l’expérimentation que nous verrons si l’engouement et la qualité des discussions observés en ligne se traduisent de la même manière en salle de classe.