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Introduction

La technologie, l’environnement, la santé, la politique, le travail, la famille, la vie citadine, la mondialisation et son impact sur la vie des êtres et des États, les guerres, etc. sont autant de phénomènes qui génèrent chez l’être social des malaises, des angoisses, des peurs, des phobies, en somme des émotions négatives causées par des changements auxquels les individus peinent à s’adapter. En fait, ces sentiments de « mal-être » que suscitent la nouveauté, l’étrangeté de la situation ou son décalage par rapport aux attentes et aux aspirations des sujets provoquent, lorsqu’ils se généralisent, une anxiété sociale commune, ce que l’on appelle aussi un « état social dysphorique » (Jodelet, 2011). Les sociologues français Buscatto, Loriol et Weller (2008) parlent de ce stress comme étant « une construction sociale, une notion de sens commun largement utilisée dans la vie de tous les jours ».

Avec l’apparition de la maladie liée à un virus connu sous le nom de « coronavirus » et qui s’avère fortement contagieux, voire mortel, les sociologues conviennent aujourd’hui de la propagation d’une forme de psychose sociale due au caractère nouveau de la maladie et à son expansion difficilement contrôlable. En effet, la COVID-19, en référence au site Web de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)[1], est :

[une] maladie infectieuse causée par le dernier coronavirus qui a été découvert. Ce nouveau virus et cette maladie étaient inconnus avant l’apparition de la flambée à Wuhan (Chine) en décembre 2019. La COVID-19 est maintenant pandémique et touche de nombreux pays dans le monde.

Ainsi, le caractère nouveau et inconnu de cette maladie et le mystère qui entoure son apparition – est-ce un virus de laboratoire créé pour éradiquer certaines races humaines? Est-ce une invention des pays du Nord pour rehausser leur économie? Faut-il s’enfermer chez soi ou, au contraire, continuer à vivre normalement tout en étant en contact avec des personnes malades pour être immunisé? Le vaccin, est-il la solution ou est-ce un subterfuge d’une idéologie colonialiste? – créent une forme d’incertitude et de méfiance à l’égard des décisions prises par les pouvoirs publics algériens et une décrédibilisation des méthodes de gouvernance et de gestion de la crise sanitaire.

« L’épidémie du stress » apparaît donc comme une réponse aux changements comportementaux imposés, entre autres, par le confinement, qui fait considérablement augmenter la perception de risque. En fait, la restriction des libertés, l’isolement, l’arrêt de nombreuses activités économiques actionnent le stress comme conséquence objective des conditions matérielles et sociales extérieures aux individus et qui s’imposent à eux. La construction collective et contextualisée du stress fonctionne alors comme une contre-réaction naturelle à l’étrangeté de la situation, au risque et au danger qu’elle implique.

Le rire, considéré au plan socioaffectif, est également, comme le stress, un phénomène psychosocial qui reflète un état d’esprit de détresse collective. On rit de ce qu’on est, de ce qui nous faire peur, de ce qu’on doit être et que l’on n’est pas. Sibony (2009) explique que, en riant de nous-mêmes, nous inventons en nous une instance symbolique qui nous console. Il rajoute que souvent, dans l’humour, on exagère le malheur dans lequel on se trouve pour qu’il perde de son opacité.

Bergson (1900) explique que :

Face à une situation problématique, tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’humour. [...] On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être [...] On accentue l’humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence.

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Dans le contexte algérien, le rire est aussi une forme d’expression d’un moi collectif qui témoigne d’un vécu, voire d’un mal-être socialement ancré. Sous cet angle, plusieurs chercheurs algériens, en l’occurrence ceux qui s’intéressent au lien entre la société et le langage, se sont penchés sur l’humour algérien et la crise sanitaire actuelle liée à la propagation du Coronavirus. C’est le cas de Hamdaoui (2021) qui a étudié l’humour par le biais des tweets de « Dzjoker », un jeune connu en Algérie, en mettant en relief les différentes formes d’humour propres au contexte conflictuel algérien. Sa recherche porte sur les tweets qui traduisent des fonctions de dédramatisation de la situation de crise. À partir de l’analyse des traits subjectifs de l’humour et de ses visées argumentatives, le chercheur a pu mettre en exergue la subjectivité langagière dans le discours des « twittonautes ». De son côté, Seghir (2020) observe la dimension thérapeutique de l’humour véhiculé par les images sur les réseaux sociaux numériques. À travers une analyse sémio-pragmatique de quelques images, partagées à cet effet sur Facebook par les internautes algériens, il a montré comment, en séduisant grâce à l’autodérision, ces images constituent une rhétorique salutaire contre la terreur et l’hystérie collectives.

Dans le même sillage, nous voulons aborder une autre forme de discours humoristique ayant submergé la scène médiatique algérienne dès les premiers mois de l’apparition de l’épidémie : la caricature. Nous voulons alors savoir quelles significations ressortent des caricatures autour de la COVID-19, en l’occurrence dans la presse francophone algérienne. En tenant compte des spécificités du contexte sociopolitique algérien, quelle lecture pouvons-nous faire des messages des caricatures autour de cette thématique?

1. L’ironie

Le discours ironique se construit sur la base de raillerie et de moquerie en vue de dénigrer, de dévaloriser ou de ridiculiser une personne ou un état de fait. C’est une figure de pensée dans laquelle on dit le contraire de ce que l’on veut dire, par intention dévalorisante et sarcastique par rapport à l’Autre (Debyser, 1980). Sous forme d’un jeu de connivence entre lui et le destinataire, l’ironiste use des artifices du rire pour exprimer sa colère ou son mépris.

Kerbrat-Orecchioni (1978) explique que « le discours ironique consiste généralement à décrire en termes valorisants une réalité qu’il s’agit de dévaloriser » et qu’il est important de « définir l’énoncé ironique non pas comme un discours où le locuteur ne dit pas ce qu’il pense, ce qui confondrait l’ironie avec le mensonge ou l’hypocrisie, mais comme un discours qui dit le contraire de ce qu’il dit ». En effet, faire rire par le contraste entre ce qui est dit et ce qui est pensé est une stratégie de communication qui permet à l’humoriste non pas de mentir, mais de dire des vérités telles qu’il les perçoit et de les partager avec autrui.

Par ailleurs, Jankélévitch (1950) souligne que :

L’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise. C’est-à-dire « interprétée » [...] Elle s’arrange pour que l’on croie ce qu’elle insinue ou laisse entendre; dans ses simulations mêmes, elle n’oublie pas de nous mettre sur la bonne voie, elle fait le nécessaire pour qu’on devine ses transparents cryptogrammes.

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Ce qui veut dire que le discours ironique est une coconstruction de sens : le caricaturiste, à travers les différentes opérations articulant formes et sens (ce que Charaudeau appelle l’opération de sémiotisation du monde), construit un sens qui correspond à son intentionnalité en fournissant (ou simplement en tenant compte) des indices sémiologiques qui rappellent la situation socio-institutionnelle dans laquelle se trouvent les partenaires (Charaudeau, 2006); de son côté, l’énonciataire reconstruit le sens littéral et inférentiel du message pour découvrir « le monde déjà signifié ». En somme, le discours ironique se construit, se déconstruit et se reconstruit dans un monde expérientiel commun aux deux partenaires de la communication.

2. À propos de la caricature

La caricature, définie comme étant un objet médiatique dont les effets comiques deviennent des modes d’intervention publique (Tillier, 2012), est au-delà de son simple « jeu de crayons », selon l’expression de Hofmann (1958, p. 114), un moyen « subtil » qui permet à l’humoriste de dévoiler au destinataire sa propre réalité, aussi « amère » qu’elle soit. En fait, l’image caricaturale, une fois inscrite dans la sphère sociale et politique, crée un symbole, une scène vivante, qui apporte un nouveau sens à l’aspect refoulé d’un soi collectif. Halimi (2005) explique que :

Le véritable humour […] commence avec la saisie et la mise en évidence d’une contradiction signifiante, propre à un type d’existence. [...] L’humour consiste ainsi en une anomalie, dans la protection d’un caractère idéal sur une configuration réelle correspondant à un caractère opposé, en une excentricité indirecte ou relative dont la virtualité double la distribution plus ou moins bien tempérée des tempéraments. [...] Le degré ultime de l’humour consiste alors à faire de la contradiction le fond même du réel.

À cet effet, le jeu de dédoublement tel que peint par le caricaturiste, entre ce que nous sommes réellement par opposition à ce que nous devons être, permet de mettre en relief l’identité cachée, refoulée, du « je » social très souvent idéaliste et de créer, par conséquent, l’occasion d’une prise de conscience collective. Autrement dit, en mettant en exergue ce décalage entre un sujet réel et un autre étranger à soi-même, la caricature actionne un jeu de dédoublement, condition de l’humour et du rire, et libérant le sujet de l’image qu’il a de lui-même au profit de l’image réelle qu’il dégage. Sibony (2009) précise que, en riant de ses failles, un double sentiment naît de cet instant authentique : une douleur, signe de manifestation d’un moi accusateur, et un plaisir, signe du triomphe du surmoi conscient et rationnel, une sorte d’instance morale qui joue le rôle de modèle idéal (Freud, 1905/1988).

Bouquet et Riffault (2010, p. 22) spécifient que l’humour :

  • est une attitude existentielle qui implique de savoir rire de soi-même. D’une part, il apporte un nouvel aspect à la perception habituelle; d’autre part, il joue un rôle essentiel dans l’équilibre de la personne et libère les tensions;

  • est un moyen de défense face aux situations qui provoquent des sentiments d’angoisse. Selon Freud (1988), « l’humour, lui, peut être conçu comme la plus haute de ses réalisations de défense. » Il est alors une prise de distance par rapport à une réalité. L’humour rend la tragédie de la vie plus vivable;

  • influence les rapports entre humains. Il a un aspect de correcteur social. L’humour serait en quelque sorte un outil thérapeutique qui permet d’échapper à la violence que chacun a en lui. De plus, il est un facteur d’altérité et de sociabilité;

  • signifie une intelligence sociale. D’une part, il fait appel à la pensée et à l’intelligence, d’autre part, il est porteur de messages;

  • est une « Weltanschauung » (selon Wittgenstein, 2002), c’est-à-dire une manière de voir le monde.

Ainsi, l’objet du rire dans la caricature, peut être soit une entité psychologique lorsque l’acte humoristique a pour objet le sujet individuel avec ses passions, ses peurs, ses rêves, son caractère, sa personnalité, etc., soit une entité sociale quand l’acte humoristique est en lien avec les comportements collectifs, les représentations sociales (particulièrement les stéréotypes), les spécificités de la sociosphère dans laquelle vit le sujet social.

En somme, le propre du travail de l’humoriste, qu’il s’inscrive en psychologie ou en sociologie de l’individu, consiste à établir une communication entre lui et le destinataire autour d’une cible[2], en déployant, en plus du code de la langue et de l’image, un code supplémentaire où le signifiant renvoie à un signifié contraire à son signifiant établi par la norme. Ainsi, en attribuant au signe le sens contraire de ce qui est établi, le caricaturiste offre au destinataire, au-delà du simple rire, une nouvelle lecture des réalités et des comportements sociaux. Et pour que le destinataire décode le message, il doit deviner la signification sous-jacente et saisir le contraire de ce qui est dit. Pour ce faire, il doit être au courant de la situation et du contexte décrit parce qu’on ne peut rire que lorsqu’on en saisit la contradiction sous-jacente entre la situation réelle et l’image caricaturale qui le représente (Halimi, 2005). En ce sens, la caricature est un véritable phénomène sociétal qui s’inscrit dans un contrat d’information et de divertissement sur les faits sociaux, permettant au final de créer chez le destinataire une prise de position appréciative sur la réalité, voire sur ses propres comportements (Pharo, 2006). En effet, l’une des finalités de la caricature est de représenter, sous forme de message encodé, une réalité que pourrait saisir le destinataire. En d’autres termes, tout acte humoristique, notamment à travers l’image caricaturale, est fondé sur une double opération d’encodage et de décodage.

3. La sémiotique de l’image caricaturale

La caricature est un signe véhiculant un message que l’on peut décoder à partir de l’ensemble des sèmes qui sous-tendent sa signification. À partir des signes iconiques, plastiques et linguistiques constituant l’image caricaturale, on peut approcher les systèmes symboliques d’expression et de communication sous-jacents au produit sémiotique.

En considérant le cas particulier de la représentation symbolique[3], Desaegher (1999) explique que, quelle que soit la manifestation d’un signe ou sa matérialité, nous pouvons percevoir en sa présence, autre chose que ce qu’il représente. Sa signification se construit sur la base de données culturellement codées. Elle serait donc le produit d’interprétations fondées sur le réseau de relations que nous nouons avec tout ce qui nous entoure : nos objets quotidiens, nos groupes sociaux, notre éducation, nos affects… De la sorte, l’image serait fédératrice de valeurs communes et témoignerait de nos façons de penser, de nos comportements actuels et de nos actions futures (Desaegher, 1999). En ce sens, c’est l’approche sémiotique, « dont l’objet est l’ensemble des processus de signification » (Aron et al., 2002, p. 566), qui permet de mettre en relief le sens du signe caricatural. Pasquier (2005b) précise que le champ sémiotique correspond à l’ensemble des descriptions des composantes représentationnelles. En effet, la sémiotique de l’image est une science qui se charge de faire émerger les caractéristiques sémantiques des représentations indiciaires, iconiques ou symboliques, à partir du rapport direct ou indirect que l’image entretient avec le réel qu’elle représente (Hénault, 2008).

Dans une optique d’analyse sémiotique de la caricature, nous convenons, à l’instar de Barthes (1964) qui étudie la rhétorique de la publicité, que les objets de signification de l’image caricaturale constituent un langage spécifique obéissant à des codes conventionnels organisés selon une véritable grammaire où s’articulent les trois dimensions, iconique, plastique et linguistique. La tâche des sémiologues consiste alors à retourner le sens apparent qui se dégage de l’expression ironique inhérente à l’image caricaturale pour obtenir le sens réel, caché.

4. Constitution du corpus

Notre choix du support qui véhicule le discours journalistique sur les comportements de l’Algérien pendant la crise sanitaire de la COVID-19 s’est porté sur trois quotidiens généralistes algériens d’expression française[4] : Liberté, Le Soir d’Algérie et El Watan. Pour des raisons de commodité, nous avons opté pour la version en ligne de ces trois journaux, d’autant plus que, selon l’enquête réalisée par IDEATIC & Med&Com en septembre 2009, 80,8 % des internautes algériens lisent la presse en ligne. Ce qui a également motivé notre choix, c’est le fait que les trois quotidiens d’information parus entre 1990 et 1992 sont indépendants et partagent plus ou moins la même ligne éditoriale : en plus de la mission informative, ils défendent les principes de démocratie et militent pour la liberté, l’égalité et la justice. De plus, ils occupent un espace médiatique équivalent. Ils représentent aussi le plus fort taux de vente au niveau national (Miliani, 2013). En somme, ces trois médias font partie de la presse francophone algérienne qui a derrière elle une longue tradition fondée sur des critères journalistiques (tels la véracité, l’objectivité, le sérieux, l’indépendance, l’engagement, l’honnêteté, le positionnement intellectuel et le sens des responsabilités); ce qui nous permettra d’approcher au plus près « la réalité » sociale de l’Algérien.

En réalité, en 2013 (et la tendance ne s’est pas inversée depuis), Miliani a souligné que :

Si l’on compte, pour les quotidiens, un nombre presque égal de titres arabophones et francophones (32 pour les premiers et 33 pour les seconds), ce sont les premiers qui représentaient le tirage le plus élevé (1 255 000 exemplaires par jour), alors que l’ensemble des titres francophones tirait à 900 000 exemplaires. Cette tendance n’a fait que s’accentuer en 2009 et 2010, puisque l’on pouvait estimer à plus de 2 millions d’exemplaires par jour les ventes de quotidiens arabophones.

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Cela dit, malgré cet état de fait, nous allons nous pencher exclusivement sur les caricatures parues dans la presse francophone pour la bonne raison que notre compétence écrite de l’arabe est très limitée et ne nous permettra pas de saisir le sens implicite des messages écrits dans cette langue.

Le corpus que nous avons constitué contient dix caricatures publiées dans la presse francophone entre mars et juillet 2020 et dont la cible est le sujet algérien :

  • deux caricatures de Dilem Ali du journal Liberté. La première caricature, publiée le 1er mars 2020 dans l’édition n° 8395, représente un Algérien qui s’exclame et s’interroge en même temps (d’où l’emploi de la double ponctuation : le point d’interrogation suivi d’un point d’exclamation précédant l’interjection « Ah bon »). L’Algérien, avec un masque autour du cou, apparaît interloqué par le communiqué de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) informant les Algériens que le coronavirus n’est pas transmissible par le cou. La deuxième, en date du 14 juillet 2020 dans l’édition n° 8509, présente l’image d’un Algérien en combinaison de protection et en masque debout devant une fenêtre surplombée d’un drapeau français et où l’on ne perçoit que deux yeux dans le noir avec une expression d’étonnement. Muni d’un long bâton permettant le respect de distanciation sociale, l’Algérien veut déposer son dossier de demande de visa. Le caricaturiste note par ailleurs que la France est sévèrement touchée par le coronavirus;

  • cinq caricatures de Karim Bouguemra du journal Le Soir D’Algérie. La première caricature, publiée en mai 2020 (Édition N° caric 28052020), montre un algérien en tenue de bronzage, installé sur une chaise et avec un bâton dans la main proposant aux estivants la location de masques étendus sur un fil. La deuxième, datée du 29 juin 2020 (Édition N° caric 29062020), montre un Algérien souriant qui, malgré les mises en garde des autorités, revient du marché de bétails avec un mouton en forme d’un coronavirus pour célébrer la fête de l’Aïd avec ses enfants. La troisième, publiée le 12 juillet 2020 (Édition N° caric 12072020), est une mosaïque d’attitudes de l’Algérien au sujet du port du masque : porté en bavoir, en casquette, en brassard de capitaine, en repose-tête ou faisant office d’un sapin désodorisant ou de pièce d’identité, le masque n’est pas utilisé à des fins de protection. Dans la quatrième, en date du 14 juillet 2020 (Édition N° caric 14072020), le caricaturiste met sur scène deux scientifiques qui s’attèlent dans la lutte contre le coronavirus alors qu’un troisième en retrait déclare avoir enfin réussi à convaincre les siens de l’existence du virus. En juillet 2020 également (Édition N° caric 27072020), le journal publie une caricature où le message est explicite : « l’Algérien ne prend toujours pas la menace au sérieux » et où l’on voit un jeune Algérien en torero affrontant le coronavirus avec son masque qui, au lieu d’être porté autour du visage, fait office d’une muleta;

  • trois caricatures de Hichem Baba Ahmed (Le Hic) du journal El Watan. La première, publiée dans l’édition du 2 mai 2020, représente deux Algériens avec leur couffin vide allant probablement au marché en période de jeûne du mois de Ramadhan. Dans un contexte où la pandémie du coronavirus fait rage, les deux hommes se battent avec un mètre à la main pour respecter la distanciation sociale. Malgré son engouement « excessif » pour les achats et son tempérament nerveux, agressif et bagarreur, notamment pendant ce mois de jeûne, l’Algérien apparaît attentif aux mesures liées au port du masque et des gants de protection ainsi qu’au respect de la distanciation sociale. Dans la deuxième (celle du 20 mai 2020), le caricaturiste met en avant deux Algériens qui poussent le respect des mesures de protection et des us en période de fête religieuse à leur paroxysme : port du masque autour du visage et autour des deux coudes pour accomplir, le jour de l’Aïd, le rituel des embrassades en respectant, d’un côté, les mesures sanitaires et, d’un autre côté, le nombre de baisers exigés par la tradition algérienne. La troisième, dans l’édition du 18 juillet 2020, montre l’Algérien intrigué par le sens de la plaque au sol configurant les traces de deux pas allant dans deux sens opposés. Alors que, dans l’entête du dessin, le caricaturiste note que « les contaminations sont toujours en hausse », l’Algérien semble ne pas saisir la signification d’une pareille représentation. Il s’agit donc d’une représentation d’un état de fait (le non-respect des consignes de sécurité générant une hausse dans les contaminations) que l’Algérien semble ignorer.

Les maîtres-mots déterminant notre collecte de caricatures sont : « pertinence » par rapport à notre problématique et « représentativité » du point de vue des thématiques récurrentes traitées par les caricaturistes. Pour que les résultats de l’analyse puissent être généralisés à l’ensemble des caricatures portant sur les attitudes et comportements des Algériens pendant la pandémie, notamment celles publiées dans les trois quotidiens d’information, et nous permettre de déduire une représentation journalistique commune sur le sujet, nous avons veillé à constituer un échantillon rigoureux de caricatures en tenant surtout à diversifier au maximum – sans prétendre à l’exhaustivité – les aspects comportementaux représentés. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que nous nous limitons aux représentations caricaturales portant sur « le commun des mortels » dans le contexte socioculturel algérien, c’est-à-dire le citoyen algérien « de profil moyen représentant la société dans laquelle il vit », en excluant de notre analyse l’homme politique, l’homme de science, les célébrités, etc.

À la question de savoir pourquoi avoir choisi la caricature, nous nous référons à la déclaration du Conseil de presse du Québec (cité par le Centre de ressources en éducation aux médias du Québec, 2003), mettant en exergue les avantages que présente la caricature dans la transmission de l’information :

La caricature [dans la presse] est un mode particulier d’expression dont la fonction est d’illustrer ou de présenter de façon satirique, et même polémique, un trait, un personnage, un fait, un événement. Le genre journalistique particulier auquel elle appartient confère à ses auteurs une grande latitude, latitude qui n’est toutefois pas absolue. […] La liberté d’opinion [...] n’est pas absolue, et la latitude dont ils jouissent doit s’exercer dans le respect le plus strict des droits et libertés d’autrui. […] Ils doivent être fidèles aux faits et faire preuve de rigueur et d’intégrité intellectuelle dans l’évaluation des situations qu’ils commentent. Le caricaturiste doit s’acquitter de la tâche avec la même conscience et le même souci de la qualité [que les autres professionnels de l’information].

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Ainsi, l’intérêt d’un corpus de caricatures est d’offrir à l’analyste un matériau riche en informations et fidèle à la réalité. En effet, le caricaturiste est un professionnel de l’information qui s’engage dans un contrat moral vis-à-vis du lecteur : rigueur et intégrité sont les lignes conductrices dans la conception de ses caricatures. Nous avons donc choisi ce mode d’expression pour nous rapprocher le mieux possible de la réalité du sujet algérien d’autant plus que l’esprit de détail et l’exactitude dans le report de l’information sous-tendent le travail du caricaturiste.

En outre, nous empruntons à Kacimi (2015) la plaidoirie dans laquelle elle avance les meilleurs arguments que l’on puisse donner pour justifier le choix de la caricature dans l’analyse du discours journalistique :

Le discours caricatural se caractérise par la franchise et la clarté, malgré la déformation effectuée au niveau de l’indication caricaturale. La caricature comporte nombre d’aspects rhétoriques, communicationnels et plastiques qui lui confèrent des significations et des preuves, et ce, malgré la fragilité de ses indications. Il est à remarquer que le discours caricatural, bien qu’il ait un caractère ironique et moqueur, a une stratégie qui respecte la loi. Néanmoins, il la viole, d’une manière particulière, à travers quelques traits et formes. Son argumentation demeure dense et implicite et incite à la vigilance et à la réflexion. Bien qu’il soit drôle et amusant, le discours caricatural est un acte communicationnel qui tire ses éléments argumentatifs de la symbolique de la société algérienne. La langue, avec ses dimensions langagière et visuelle, y agit en interaction avec le monde social en ce qu’il comporte de caractéristiques et de rapports.

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Il est donc clair que la caricature est une structure signifiante ayant une portée sémiotique en relation directe avec le contexte auquel elle renvoie. Elle montre effectivement la richesse du rapport du signe à la réalité. Elle constitue donc, dans l’interprétation des comportements des individus, un matériau d’analyse permettant, d’un côté, de saisir l’image du sujet social dans sa dimension pragmatique et, d’un autre côté, de décoder le discours du caricaturiste en mettant en relief ses perceptions de la réalité et la manière de la traduire en mots.

5. Éléments d’analyse du signe humoristique

Pour procéder à l’analyse du fait humoristique en vue d’extraire les significations sous-jacentes aux signes iconiques et linguistiques employés par le caricaturiste et d’en dégager les spécificités socioculturelles, notamment les expressions d’un moi collectif à travers les comportements des individus en période de la crise sanitaire de la COVID-19, nous partons du fait (développé antérieurement) que l’acte humoristique tel que défini par Charaudeau (2006) est fondé sur un jeu de dédoublement entre le signe « apparent » (le signifiant) et sa signification, qu’on ne peut construire qu’à partir d’indicateurs contextuels. En ce sens, l’analyse des caricatures consistera à décoder les messages en dissociant ce qui est dit et ce qui est pensé, selon une double démarche sémiotique et énonciative. En effet, Pasquier (2005a), explique que :

Si le sémioticien ne s’embarrasse en principe pas des aspects contextuels qui font partie de la problématique de l’énonciation, des précisions quant à ce contexte, même si elles ne sont pas du domaine du sémioticien, peuvent apporter des informations très utiles dans la compréhension de certains signes utilisés.

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Cela signifie qu’au-delà de la perspective sémiotique qui concerne exclusivement la signification de l’objet analysé et qui consiste, selon Pasquier (2005a), à « [distinguer] la source d’une expression […] et la représentation codée qui en est donnée […] afin de tenir compte de la possibilité d’un décalage » (p. 4), la pertinence énonciative s’avère nécessaire, car elle permet à l’analyste d’approcher l’acte humoristique de manière contextualisée. C’est pourquoi Charaudeau (2006) propose de « décrire la situation d’énonciation dans laquelle apparaît l’acte humoristique, la thématique sur laquelle il porte, les procédés langagiers (linguistiques et discursifs)[5] qui le mettent en oeuvre et les effets qu’il est susceptible de produire sur l’auditoire » (p. 22). Autrement dit, pour analyser la structure significative de l’objet caricatural, nous serons amenés à observer le signe au-delà de sa signification intrinsèque et en tenant compte de l’ensemble des déterminants extrasémiotiques, en l’occurrence contextuels auxquels renvoie l’objet analysé. En nous inspirant des cinq étapes telles qu’exploitées par Kara et Broutin (2014), nous allons, d’un côté, décoder les indices linguistiques et iconiques en observant les figures de rhétorique (au sens de Durand, 1970)[6], en saisissant les modalités discursives – la nature des choix lexicaux et grammaticaux : modes verbaux, adverbes, adjectifs, etc. (Bally, 1965) – et, de manière plus profonde, en structurant l’ensemble du discours du caricaturiste, puis, d’un autre côté, interpréter les unités signifiantes en relation avec les référents auxquels elles renvoient ou avec lesquels elles se trouvent en décalage. Par conséquent, c’est en référence aux théories de l’énonciation, de la sémiologie et de la signification au sens foucaldien, où la perspective sociologique occupe une place prépondérante, que nous tenterons, en nous focalisant sur le lien entre la structure discursive et le contexte social auquel elle se rattache, d’analyser le discours des caricaturistes ayant représenté des comportements humains, en l’occurrence les attitudes et réactions du sujet social algérien pendant la pandémie de la COVID-19. Dans cette perspective, il s’agit pour nous de saisir, à travers la signification de l’image et des structures linguistiques présentes dans la caricature, les représentations « socio-discursives »[7] ou « représentations sur le réel dans le discours, lesquelles révèlent des systèmes de valeurs fondés sur des croyances, des idées, des opinions et des attitudes, justifient des comportements et définissent des identités » (Atencio, 2009, p. 71). Concrètement, il s’agira pour nous de :

  • décrire l’image en question;

  • cerner le sujet dont il est question;

  • présenter la situation d’énonciation évoquée dans l’image;

  • mettre en relief les principaux procédés langagiers dominant le discours humoristique; 

  • construire le sens de l’image à partir du contexte social dans lequel s’inscrit l’acte humoristique.

Ce processus méthodologique d’analyse sémiotique s’inspire des travaux de Pasquier (2005a) où il met en place les différentes phases de l’approche sémiotique :

  • définition, collection et structure du corpus d’étude;

  • analyse des messages et du contexte de leur émission;

  • analyse de la forme des messages (composante syntaxique). Étude des relations entre les signes et les énoncés;

  • analyse du contenu du message (composante sémantique). Étude de significations véhiculées;

  • analyse de l’énonciation (niveau de la pragmatique). (p. 7)

Notre démarche d’analyse des caricatures consiste donc, d’une part, à décrire ce l’on voit à partir des éléments iconiques et linguistiques de la caricature (c’est le niveau dénotatif de la lecture; ce que Adam et Bonhomme, 1997, p. 178, appellent « le degré zéro de l’intelligible ») et, d’autre part, à construire un sens implicite, c’est-à-dire faire une lecture connotée de caricature à partir des signifiés culturels (c’est ce que Nicolescu, 1996, appelle la mise en contexte de l’image). Cette méthode d’analyse de l’image caricaturale, où l’approche sémiotique (au sens que lui donne Peirce, 1992) s’articule[8] à l’approche énonciative et à l’analyse du discours, renvoie à la dimension interdisciplinaire de l’approche sémiotique évoquée par Dridi (2018), qui explique que « la mise en contexte de l’image est un exercice essentiellement transdisciplinaire dans la mesure où elle vise la compréhension de phénomènes relatifs à la production du sens dans ses dimensions à la fois cognitive, sociale et communicationnelle » (p. 415). Il spécifie également que l’acte d’interprétation doit toujours relier le produit sémiotique à son époque, à la situation sociale, politique, économique, culturelle d’une période et que, pour comprendre l’image caricaturale, le décloisonnement des disciplines s’impose comme méthode d’analyse (Dridi, 2018).

Par ailleurs, il est vrai que, lorsqu’on observe l’individu dans sa façon d’être, d’agir et de réagir aux situations dans lesquelles il se trouve, on parle alors de sa personnalité. En effet, considérer le sujet en relation avec le milieu dans lequel il évolue, c’est une manière d’observer sa personnalité, qui résulte des interactions entre lui et son environnement (Reuchlin, 1991, p. 165). Or, il ne s’agit pas pour nous de faire ressortir, sous forme de classification, des personnalités types des Algériens représentés dans la caricature de la presse francophone algérienne, mais de saisir les traits récurrents et significatifs dans les comportements des Algériens en réaction à la situation socio-économique désastreuse que connaît le pays, en l’occurrence à cause de la pandémie de la COVID-19, et aux décisions politiques prises pendant cette crise sanitaire. Notre objectif à travers cette étude est alors d’expliciter, à partir d’un ensemble de caricatures collectées, la symbolique des comportements des Algériens en réaction à cette situation sanitaire inédite ainsi que la manière dont les caricaturistes mettent en discours, à travers le mot et le dessin, l’image de l’Algérien. Nous allons, à l’instar de Blanchet (2000), tenter de comprendre « des phénomènes à partir d’un tissu de données, plutôt que de recueillir des données pour évaluer un modèle théorique préconçu ou des hypothèses à priori » (p. 30).

6. Drôle de caractère algérien!

6.1. Du scepticisme à l’indiscipline

Dans l’une des caricatures de Karim (voir caricature 1), le lecteur est confronté à une situation qui, au-delà du risible, rend compte d’un illogisme poussé à son paroxysme : on y voit, d’un côté, un chercheur algérien, la bouche grande ouverte, les mains levées, exprimant une grande joie d’avoir pu convaincre les siens de l’existence du coronavirus : J’ai réussi. J’ai convaincu les miens de l’existence du virus!, et, d’un autre côté, des scientifiques aux visages suants et de couleur quelque peu verdâtre, occupés à trouver une solution : le monde s’active pour en finir avec la pandémie.

Figure 1

Caricature 1 : « Le monde s’active pour en finir avec la pandémie… avec notre précieuse contribution …»[9]

Caricature 1 : « Le monde s’active pour en finir avec la pandémie… avec notre précieuse contribution …»9

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Cette mise en opposition de deux comportements complètement différents dans une situation, qui, le moins qu’on puisse dire, est dramatique (en référence aux statiques officielles de l’OMS relatives aux contaminations et aux décès causés par le coronavirus dans le monde), permet au caricaturiste de marquer le non-sens d’une attitude par rapport à une autre. Au demeurant, cette image, faisant apparaître une grande euphorie du scientifique algérien, linguistiquement marquée par la forme exclamative, est en réalité un parallèle fait avec l’insouciance de l’Algérien lambda qui refuse de croire en l’existence même du virus et des dangers qu’il présente.

Le message est clairement explicite dans la 2e caricature de Karim (voir caricature 2) : l’Algérien ne prend toujours pas la menace au sérieux. À travers un parallélisme entre le matador dans l’arène (avec tout ce que cela implique comme pratiques tauromachiques dangereuses) et l’Algérien face au coronavirus, la caricature souligne l’insouciance de ce dernier qui, tenant le masque entre les mains et paraissant dans une sérénité absolue, ne perçoit pas le danger de son geste. L’image allégorique du torero qui met sa vie en danger face à la bête sauvage dénote de l’inconscience de l’Algérien qui ne prend toujours pas au sérieux la menace du coronavirus. En effet, en inscrivant cette caricature dans la chronologie des événements liés au coronavirus en Algérie, le caricaturiste, à travers cette forme d’expression figurative mettant en oeuvre des éléments concrets, en l’occurrence le face-à-face entre le coronavirus et le personnage, souligne le caractère insoucieux du sujet social algérien dans une situation aussi grave que l’éventuelle mise à mort, soit du taureau, soit du toréador.

Figure 2

Caricature 2 : « L’Algérien ne prend toujours pas la menace au sérieux »[10]

Caricature 2 : « L’Algérien ne prend toujours pas la menace au sérieux »10

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De son côté, le caricaturiste Le Hic exploite l’image du sens unique à suivre à partir d’un dessin de pas à même le sol (un consensus établi pour éviter aux personnes de se croiser dans un même espace public). Il dessine (voir caricature 3) deux traces de pas allant dans deux directions opposées pour marquer un état de fait qui paraît de prime à bord incompréhensible, mais qui reflète en réalité les transgressions de l’Algérien à l’égard des règles sociales en vigueur pendant la pandémie.

Figure 3

Caricature 3 : « Les contam!nations toujours en hausse »[11]

Caricature 3 : « Les contam!nations toujours en hausse »11

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L’image de l’Algérien lambda qui parait désorienté et interloqué est une amplification de l’absurde, car, en spécifiant dans le titre de cette caricature que les contaminations sont en hausse, le Hic met en exergue le lien entre cette hausse et le comportement des Algériens dans les lieux publics. Ainsi, de manière indirecte et tacite, le Hic veut montrer, à travers cette caricature, que c’est l’indiscipline qui caractérise le comportement de l’Algérien, quand bien même il aurait mis en avant à travers le dessin incompréhensible des traces de pas, le caractère dubitatif, voire niais (à la manière de Djoha : le personnage mythique du folklore traditionnel algérien, avec sa naïveté feinte ou son sens de l’absurde), comme étant à l’origine des comportements « bizarres » des Algériens.

En somme, au début de la crise sanitaire en Algérie, un ensemble de caricatures, en l’occurrence celles qui font l’objet de notre présente analyse, ont mis en scène des Algériens qui refusent de croire en l’existence d’un virus mortel qui obligerait l’humanité entière à se confiner, à arrêter les échanges socio-économiques, les visites familiales, les sorties entre amis et toute forme de contact avec autrui. En fait, dans ce contexte d’isolement imposé, de nombreux partisans de la théorie du complot ou du conspirationnisme pour un nouvel ordre mondial refusent de se plier aux décisions des autorités sanitaires de leur État. Pour faire écho à cet été de fait social, les caricaturistes représentent alors les Algériens dans le déni total et dans un esprit de méfiance à l’égard des annonces provenant des autorités nationales. Une forme de scepticisme vis-à-vis de tout ce qui émane des pouvoirs en place apparaît dans les représentations caricaturales. Cela dit, au fur et à mesure que la pandémie prenait de l’ampleur et les mesures restrictives au plan social devenaient de plus en plus imposantes, un comportement de désinvolture de l’Algérien ressort alors des caricatures. À titre d’exemple, citons le cas du papa (voir caricature 4) qui revient chez lui avec le coronavirus en guise de mouton de sacrifice.

Figure 4

Caricature 4 : « Malgré les mises en garde, les marchés à bétail ne désemplissent pas »[12]

Caricature 4 : « Malgré les mises en garde, les marchés à bétail ne désemplissent pas »12

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L’image métaphorique du mouton apparaissant avec un lainage vert en couronne représentant le coronavirus dénote clairement les conséquences de l’insouciance du sujet algérien sur son environnement immédiat. Avec un ton ironique, le caricaturiste accentue l’aspect négligent, voire amoral, de certains comportements. Une sorte de « je-m’en-foutisme » sous-tend donc les conduites sociales des Algériens.

Deux autres caricatures (5 et 6) viennent appuyer cet état de fait. Le caricaturiste Karim brocarde au sujet du masque porté en guise de bavoir, de casquette visière, de brassard de capitaine, de carte d’identité (mise dans la poche du chemisier), d’un repose-tête ou d’un sapin désodorisant. Sous forme d’affiche qui informe sur les différentes formes de port du masque chez les Algériens, l’humoriste met en exergue des réalités comportementales qui témoignent d’une légèreté excessive dans son rapport avec la pandémie. Pareillement, le Hic fustige la négligence de l’Algérien qui porte le masque autour du cou. En représentant l’Algérien comme abasourdi et décontenancé face à l’annonce de l’OMS qui informe les Algériens que le coronavirus n’est pas transmissible par le cou, le caricaturiste marque clairement l’absurdité d’une attitude qui prend (au vu de l’annonce de l’OMS destinée aux Algériens) l’ampleur d’une manière d’être socialement partagée.

Figure 5

Caricature 5 : « Les différents types de masques »[13]

Caricature 5 : « Les différents types de masques »13

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Figure 6

Caricature 6 : « L’OMS tient à informer les Algériens que le coronavirus n’est pas transmissible par le cou »[14]

Caricature 6 : « L’OMS tient à informer les Algériens que le coronavirus n’est pas transmissible par le cou »14

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Ainsi, ces deux représentations burlesques donnent au message linguistique une forte signification du comportement incongru, voire saugrenu, du sujet social algérien.

6.2. Le pragmatisme algérien

Au-delà du caractère récalcitrant et de l’entêtement mis en relief dans les caricatures vues précédemment au sujet du comportement de l’Algérien face au coronavirus, les quatre caricatures suivantes témoignent d’une autre spécificité du caractère algérien : son adaptabilité au changement de l’environnement. Après le déni et l’insouciance, l’Algérien fait preuve d’un comportement adaptatif face aux nouvelles situations conséquentes à la pandémie. Cela dit, grâce aux procédés de déformation et d’exagération des détails, les représentations caricaturales des faits sociaux évoqués mettent l’accent sur le caractère absurde du comportement.

Prenons l’exemple de la caricature 7. Elle montre deux Algériens qui se battent avec un mètre. En période de pandémie, les deux personnages portent des gants de protection, un masque chirurgical et respectent la distance de sécurité. La signification connotée que l’on pourrait déduire de l’ensemble des signes iconiques qui composent cette image (tels que le mètre qui fait office d’épée et la posture d’escrimeurs) est que l’Algérien est ingénieux. Or, cette ingéniosité se manifeste pour accomplir des actes de brutalité. Le burlesque de la situation dans laquelle se trouve l’Algérien provient du fait qu’il se livre à des pulsions d’agressivité quand bien même il se trouverait en période de restrictions sanitaires maximales.

Figure 7

Caricature 7 : « D!stanc!ation soc!ale »[15]

Caricature 7 : « D!stanc!ation soc!ale »15

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Ainsi, en plus de la nervosité mise en avant dans plusieurs caricatures qui s’inspirent de l’imaginaire collectif algérien, le Hic met en exergue le caractère adaptatif de l’Algérien : entre créativité et résilience, les sujets sociaux s’ingénient dans la manière de s’affronter physiquement tout en respectant les mesures sanitaires imposées. Un tempérament algérien pugnace (une image stéréotypée de l’Algérien, notamment en période de jeûne), mais subtil, se dégage donc de cette caricature.

Pareillement, le Hic reprend l’idée de la distanciation dans la caricature 8 à laquelle il rajoute le contact entre les Algériens par les coudes en guise d’embrassade tel que l’impose le rituel du jour de l’Aïd. Il met en exergue, d’un côté, le nombre de touchers par les coudes en relation avec le nombre de bises habituellement échangées après la prière de l’Aïd et, d’un autre côté, le port du masque au niveau des coudes pour pouvoir accomplir ce rituel. Ce qui dénote, au final, le caractère risible de la situation.

Figure 8

Caricature 8 : « A!d El F!tr Masques obl!gato!res (coud!ères auss! !) »[16]

Caricature 8 : « A!d El F!tr Masques obl!gato!res (coud!ères auss! !) »16

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Même si la représentation de l’Algérien est ici principalement orientée vers l’adaptabilité de son caractère, le procédé d’exagération employé par le caricaturiste lui permet de souligner l’absurdité de pareils agissements sociaux jugés inappropriés en contexte de pandémie.

Dans le même sillage, Dilem aborde le thème du « rêve européen » chez les Algériens en temps de crise sanitaire. Le paradoxe qui alimente la dimension ironique de la caricature 9 provient du fait que la France (au vu du drapeau présent dans la caricature) est « sévèrement touchée par le coronavirus » (tel que mentionné dans le titre), mais l’Algérien exprime sa volonté de s’y rendre et présente en conséquence sa demande de visa, en respectant « de manière exagérée » toutes les mesures sanitaires. Loin de renoncer à ses projets, l’Algérien témoigne donc d’une « débrouillardise » certaine telle que représentée dans le dessin de Dilem. De par la combinaison complète de protection, du masque et des longs bâtons permettant le respect de la distanciation sociale, le dessinateur aborde de manière caricaturale l’idée d’obsession de quitter le pays largement partagée dans le milieu des jeunes Algériens.

Figure 9

Caricature 9 : « Coronavirus : la France sévèrement touchée »[17]

Caricature 9 : « Coronavirus : la France sévèrement touchée »17

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En somme, la caricature dévoile non seulement le caractère passionné de l’Algérien pour le voyage, en l’occurrence en France, mais également l’esprit ingénieux déployé pour la concrétisation de ses desseins.

De son côté, le caricaturiste Karim aborde le sujet des stratégies subversives déployées par quelques Algériens reposant sur le principe de « transgression des règles tacites en usage, et plus généralement sur la volonté de contourner le jeu, de le dénier, d’imposer de nouveaux référentiels comme enjeux. De telles stratégies résultent de positions marginales, de trajectoires atypiques » (Olivési, 1994, p. 21). Dans ce sens, l’image 10 représente un Algérien qui profite de la période estivale pour louer des masques au-delà de toute considération sanitaire, voire morale, notamment au sujet de la propagation du coronavirus. L’aberration donnant à la caricature sa dimension ironique est construite sur l’idée naïve et grotesque de la location de masques à usage unique et individuel. De plus, l’exagération dans la représentation de la sérénité du bonhomme (détendu sur une chaise, les yeux fermés) accentue l’idée qu’une telle pratique sociale à but lucratif n’inquiète pas le sujet social algérien. De la sorte, le caricaturiste met l’accent sur l’ampleur ainsi que sur la gravité de l’opportunisme qui influence les comportements sociaux de certains Algériens.  

Figure 10

Caricature 10 : « Été 2020 »[18]

Caricature 10 : « Été 2020 »18

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Au final, l’objectif commun chez les trois caricaturistes est d’aller au-delà d’une simple représentation des attitudes vers une réflexion critique sur des comportements sociaux inappropriés, voire contraires au bon sens, au sens sociologique du terme. En vue de déconstruire des représentations sociales qui sous-tendent ces comportements, ils dépeignent les anomalies, se donnent pour mission de dénoncer les dysfonctionnements et attribuent à leur entreprise la finalité d’apporter des changements au niveau de l’individu et de la société.

Conclusion

En définitive, nous pouvons dire que les caricatures observées dans le cadre de ce travail représentent l’éthos social algérien qui, en référence à la conception de l’éthos de Goffman (1956/1973), renvoie au principe organisateur des comportements et de l’habitus au sens de Bourdieu[19]. Nous avons pu voir, à travers les dix caricatures analysées, des pratiques sociales qui, au sens de Reckwitz (2002), renvoient à :

Un type de comportement devenu routinier qui consiste en plusieurs éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des choses et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoirfaire, états émotionnels et motivations.

p. 249

En observateurs avertis, Karim, Dilem et le Hic ont su percevoir, déchiffrer et représenter quelques aspects percutants de l’agir algérien (scepticisme, pragmatisme et indiscipline) pendant la crise sanitaire consécutive à la propagation du coronavirus. Les trois caricaturistes ont employé le ridicule comme stratégie d’attaque et de persuasion. Ils ont principalement eu recours au procédé d’exagération. Ce mode de représentation des situations où les paradoxes sont poussés à l’extrême leur a permis d’accentuer l’aspect absurde des comportements décriés chez les Algériens. Leur discours ironique construit sur des sous-entendus, que nous avons tenté de dégager à partir du contexte socioculturel dans lequel s’inscrivent les caricatures, a une visée critique et dénonciatrice : les caricaturistes ne se moquent pas, mais dénoncent des attitudes récurrentes et incrustées dans la société algérienne. À l’instar de Elgozy (1979) qui atteste que « l’humour a moins pour objet de provoquer le rire que de suggérer une réflexion originale ou enjouée » (p. 14), ils poussent les lecteurs à réfléchir sur les travers de l’agir social afin de les changer par de nouveaux comportements adaptés à la situation de crise sanitaire que connait l’Algérie, grâce à la prise de conscience et au sens du discernement du sujet social et également à l’aide de l’engagement de l’ensemble des forces en présence dans la société, en l’occurrence les dessinateurs de la presse écrite, car « les déterminants du changement de comportement sont, certes, individuels, mais aussi collectifs : l’individu est aidé et/ou contraint dans son action par les réalités économiques, sociales et matérielles de la société dans laquelle il évolue » (Martin et Gaspard, 2016, p. 4). En somme, en mettant en avant des comportements contraires au bon sens, les trois caricaturistes (chacun selon la ligne éditoriale du journal dans lequel il publie) ont tenté de déconstruire les représentations sociales pour discréditer les pratiques sociales « à l’algérienne » en relation avec la pandémie de la COVID-19.

Au final, les images caricaturales analysées constituent une représentation symbolique d’une conception particulière du monde. À travers leurs représentations, les caricaturistes nous transmettent leur vision des faits. Par la dénonciation, la critique et l’exagération, ils interpellent le lecteur pour qu’il adhère à l’idée d’un idéal commun. Cette volonté d’influer l’Autre à travers des messages tacites mériterait alors de s’y attarder. Il serait, en effet, fort intéressant de nous pencher, dans une recherche ultérieure, sur la question de l’intention représentative des caricatures en termes de valeurs idéologiques et culturelles. Notre étude de la sémiose serait principalement orientée vers l’encodeur et le décodeur du message caricatural et tiendrait surtout compte des compétences idéologiques et culturelles et des déterminations « psy » des deux protagonistes de la communication, tels que définies par Kerbrat-Orecchioni (1980).