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Introduction

Tous les professeurs des écoles (PÉ) ont entendu parler, ou même pratiqué, le « À la manière de » (ÀLMD). C’est un scénario didactique très courant en arts plastiques et visuels (APV) à l’école primaire, qui consiste en l’articulation d’une pratique plastique de l’élève à une référence artistique préalable choisie par l’enseignant, sous la forme d’un exemple à suivre, d’un modèle à imiter. Concrètement, l’enseignant montre une oeuvre aux élèves, sous la forme d’une reproduction (affiche ou image numérique projetée sur écran), puis leur demande de la reproduire avec plus ou moins de latitude.

Illustration 1

Travaux d’élèves de CM1[1] à la manière de Matisse

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Un exemple typique est le travail d’une classe de CM1 (voir illustration 1); les travaux des élèves sont accrochés au mur autour de l’affiche de l’oeuvre de référence, le Nu Bleu IV d’Henri Matisse (1952). Le processus créatif est assimilé à une recette de cuisine, dont il suffit de suivre chaque étape pour obtenir un résultat qu’on jugera satisfaisant : les élèves peignent une feuille en bleu, puis en découpent des morceaux, et enfin font un bonhomme avec ces morceaux. L’imitation demandée ici est assez lointaine, elle vise non pas une copie servile, mais une reprise des éléments évidents du vocabulaire plastique. Malgré cela, on constate qu’il n’y a pas, ou peu de divergence entre les travaux des élèves, qui utilisent la même couleur, traitent le même sujet, adoptent la même composition, et surtout présentent les mêmes limitations : les bonshommes sont schématiques, tout plats, anatomiquement très approximatifs.

Un second exemple à partir d’une gouache d’Alexander Calder (voir illustration 2), observé également en CM1, montre le même principe au travail : Les travaux des élèves ne sont pas non plus des copies exactes de l’oeuvre, ce qui indique que la consigne n’était pas de la recopier, mais de s’en inspirer, d’utiliser les mêmes couleurs, le même type de formes et de lignes. Ce qui est homogène, c’est le format des travaux et la technique au feutre, et encore une fois le dispositif de monstration des travaux les confronte à l’image de l’oeuvre-modèle. Les enseignants familiers d’activités graphiques et plastiques en cycle 3[2] observeront une certaine homogénéité de compétences; aucun élève ne semble rater l’exercice, mais aucun ne montre de capacités graphiques exceptionnelles.

Illustration 2

Travaux d’élèves de CM1 à la manière de Calder

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Le scénario ÀLMD est unanimement condamné par les formateurs de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ), par les conseillers pédagogiques, par les inspecteurs de l'éducation nationale, sans que ce rejet fasse forcément l’objet d’un effort d’argumentation; on se contente de référer aux textes de cadrage ministériels. Les programmes du cycle 2[3] comportent ainsi une mise en garde concernant ce qu’il convient d’articuler à la « […] découverte de démarches d’artistes. Il ne s’agit pas de reproduire mais d’observer pour nourrir l’exploration des outils, des gestes, des matériaux, développer ainsi l’invention et un regard curieux. » (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [MEER], 2015, p. 36) L’expression ÀLMD est utilisée dans une fiche éduscol : « Elle [l’oeuvre] est donc introduite en amont de la pratique, non pour inciter l’élève à copier, à reproduire des procédés repérés ou à imiter un modèle “à la manière de…”, mais comme incitation en soi. » (MEER, 2016, p. 3) Pourtant, on voit partout dans les classes des travaux réalisés sur le principe de la reproduction d’une oeuvre. Il est nécessaire d’interroger autant les raisons de la résistance des institutionnels à ce type de pratique que les raisons de la résistance de cette pratique aux attaques institutionnelles. Le but de cet article n’est pas de réhabiliter le ÀLMD, mais bien de le réexaminer; si tous les formateurs en APV connaissent d’autres scénarii didactiques favorisant davantage la créativité (ceci étant vérifiable dans la divergence plastique des travaux des élèves), ils n’arrivent pas à en imposer un qui soit plus efficace, tout en présentant la même ergonomie. Une proposition de scénario alternatif sera formulée au terme d’une analyse didactique et historique.

Cette recherche relève ainsi du champ de la didactique – et même, dira-t-on d’une « didactique urgentiste » – et envisage une approche praxéologique; si les PÉ, en France, ne savent envisager qu’un scénario ÀLMD, quelles modifications à ce scénario peut-on leur suggérer pour en faire une proposition plus ouverte? Il y a ici deux dimensions liées à la créativité :

  • celle des élèves, dont il va falloir se demander si elle est stimulée par un travail de copie;

  • la créativité des enseignants de l’école élémentaire, dont beaucoup peinent à sortir de cette facilité didactique.

Tous les didacticiens de l’art ne rejettent pas en bloc l’idée de faire copier une oeuvre, et il faut préciser que cet ostracisme ne touche guère que le champ scolaire des APV. En éducation musicale, il est d’usage de développer des stratégies d’imitation de démarche autour d’oeuvres contemporaines (comme Stripsody de Cathy Berberian, 1966) afin que les élèves s’approprient leur singularité. En français, lors de l’étude d’un poème, il n’est ni rare ni considéré comme indigne de se couler dans le moule formel d’un exemple marquant (Liberté ou Dans Paris de Paul Éluard); de telles séances ont pu être observées dans le cadre de CAFIPEMF[4] sans qu’inspecteurs et formateurs y trouvent à redire.

Pour revenir à la didactique des APV, Lagoutte (2015), en particulier, défend l’intérêt de ce qu’il appelle la « méthode imitative ». Il en évoque quelques avantages, comme sa simplicité et la capacité de l’élève à s’autoévaluer par comparaison de son dessin avec le modèle.

Cette méthode a été injustement prohibée. On sait pourtant qu’elle a été utilisée et qu’elle le reste pour l’enseignement de tous les arts. Il s’agit de proposer des modèles à copier. Cette méthode offre plusieurs avantages : elle est clairement identifiable, et facile à appliquer, elle tient compte du désir de l’enfant de parvenir à un résultat tangible, l’objectif à atteindre est devant ses yeux, et il se corrige lui-même en constatant [comparant] ce qu’il a fait au résultat qu’il escomptait.

Lagoutte, 2015, p. 191

Lagoutte (2015) évoque aussi la motivation intrinsèque des élèves inhérente à l’acte de copie :

Les enfants aiment copier les images qu’ils admirent. Pourquoi les en décourager et avoir tant fait pour déprécier cette activité? Il convient toutefois de veiller à choisir des modèles en rapport avec leur âge.

p. 193

1. Analyse historique

Il faut adopter une perspective historique plus vaste pour constater que le ÀLMD est la perpétuation d’une tradition didactique qui remonte en fait au milieu du 19e siècle en France.

Rappelons d’abord que le rapport du cours de dessin à l’artistique n’est pas toujours allé de soi; durant la première moitié du 19e siècle, le dessin a été surtout considéré dans son rapport à la géométrie et aux métiers de l’artisanat comme l’arpentage et la menuiserie (D’enfert et Lagoutte, 2004, p. 9). Le rapport du dessin en tant que discipline scolaire liée à la sphère artistique sera promu par Félix Ravaisson en 1853.

1.1. L’étude des maîtres

Agrégé de philosophie et membre du Conseil supérieur de l’instruction publique, Ravaisson est nommé président en 1853 de la Commission du ministère de l’Instruction publique, chargée d’élaborer un plan d’enseignement du dessin dans les lycées (Walter, 2010).

La Commission devait régler la question de la bonne méthode à adopter pour l’enseignement des différentes catégories de dessin, soit le dessin d’art et d’imitation, le dessin linéaire géométrique, le dessin ornemental et le dessin scientifique. Dans son rapport, Ravaisson mettait en valeur l’éducation du goût, ainsi que la primauté du sens et de l’unité du modèle – à emprunter « aux meilleurs maîtres de tous les temps » – plutôt que l’usage de méthodes menant à des automatismes. Cette théorie s’opposait à celle d’Eugène Guillaume, membre de l’Institut, pour lequel, plutôt que de former le goût, il était nécessaire de fournir aux enfants un outil concis répondant aux besoins de l’industrie moderne […]

Walter, 2010

Cette méthode d’« éducation du goût » passe selon Ravaisson par la copie des « maîtres », c’est-à-dire des statues de l’Antiquité grecque dans leurs versions en plâtre que Ravaisson va spécialement faire mouler (Mekouar, 2005), mais aussi d’oeuvres de Léonard de Vinci ou de Hans Holbein. Dans son esprit, la pédagogie de la copie doit éviter les travers sclérosants d’une méthode géométrique du dessin, celle d’Eugène Guillaume, qui mènerait les élèves à des automatismes dépourvus d’appels à l’intelligence et à la sensibilité. Pour résumer, et tout aussi paradoxal que cela puisse nous paraître aujourd’hui, il s’agit, selon les mots de Mekouar (2005), de « favoriser l’imagination des élèves » par le dessin de copie d’oeuvres du passé :

C’est donc pour éviter que le dessin ne devienne un calque mesuré et que le dessinateur ne fasse une besogne mécanique, que F. Ravaisson propose une alternative. Une méthode qui s’appuie sur « l’autorité des grands maîtres dont les doctrines sur la théorie et la pratique de l’art et sur la manière de l’enseigner se sont conservées jusqu’à nous ».

paragr. 13

Or, cette étude de l’antique doit être menée avec clarté et méthode de manière à éviter les pastiches serviles : il s’agit avant tout de favoriser l’imagination des élèves. L’usage de l’antique est, aux yeux de Ravaisson, compatible avec l’originalité la plus indépendante.

paragr. 16

Les établissements publics d’enseignement vont disposer ainsi, grâce à Ravaisson, de modèles artistiques officiels, sous forme d’albums de photos. Pour l’album Classiques de l’art[5], Ravaisson ne fait pas photographier des oeuvres originales en marbre, mais des plâtres, des moulages des originaux, de manière à ce que les demi-teintes soient identiquement rendues d’une oeuvre à l’autre (Mekouar, 2005). On comprend ainsi que l’objectif de Ravaisson est de favoriser un type de « beau dessin » qui manifeste une maîtrise de la forme, de l’anatomie, de l’ombre et de la lumière, de la perspective. Il vise une compréhension univoque de ce corpus gréco-romain à travers un mode d’expression normé : une telle démarche correspond à ce que l’histoire de l’art appelle l’académisme. On aurait tort de considérer que le problème, c’est de s’inspirer de l’art grec de l’Antiquité. Le problème, c’est que l’inspiration n’y est pas; il s’agit juste d’appliquer une procédure fixée en vue d’un résultat attendu.

Ravaisson parviendra aussi à doter les établissements scolaires de collections de plâtres en volume. « Ces derniers sont presque exclusivement des reproductions en plâtre des chefs-d’oeuvre (ou réputés comme tels) de l’art antique, tirés de la collection de moulages de l’École des beaux-arts : la haute valeur artistique des modèles présentés aux élèves est ainsi garantie. » (D’Enfert et Lagoutte, 2004, p. 43) La dotation dépend du niveau d’instruction : en 1884, on compte 21 pièces pour les écoles primaires, 76 pièces pour les écoles normales; et en 1906, la liste officielle pour les lycées fait état de plus de 170 pièces (D’Enfert et Lagoutte, 2004, p. 43).

1.2. Modernité et distance critique

Les principes didactiques issus des travaux de Ravaisson seront balayés en 1909 par la doctrine de la méthode intuitive basée sur le dessin d’observation, promue par Gaston Quénioux, pour qui il est plus important de s’appuyer sur les capacités et les envies réelles des élèves que sur des démarches empruntées aux écoles d’art et visant à produire des artistes professionnels. Une annexe aux programmes de dessin de 1963 opère un retour critique sur les années Ravaisson (Brondeau Four et Colboc Terville, 2018) :

Le programme de dessin, inspiré autrefois par celui des écoles d’art, ne comportait presque exclusivement que l’étude des moulages. Le souvenir des exercices interminables et fastidieux imposés aux élèves […], l’absence de tout commentaire susceptible de rendre le modèle intelligible et attrayant, les exigences excessives qui contraignaient l’élève à une exécution mécanique et impersonnelle ont été la cause de cette disgrâce générale.

p. 43

On constate que les conceptions de la didactique du dessin sont étroitement liées à l’évolution de l’art à la même époque. La génération de Ravaisson, qui est celle d’Ingres et de Delacroix (nommés tous deux à la commission ministérielle que préside Ravaisson en 1853), considère encore la copie comme un moyen d’apprentissage. À cette époque, l’opposition esthétique ne s’incarne pas dans l’acceptation ou le refus de la copie, mais dans le choix de modèles différents; Ingres copie l’art antique et Nicolas Poussin, Delacroix copie Le Titien et Rubens. Les générations suivantes, celles de Gustave Courbet et des impressionnistes, ne copieront plus du tout, à l’exception de Degas. Quand la génération de Picasso retourne au musée, le fait de copier une oeuvre ancienne doit pour ces artistes manifester un parti-pris de rupture. Une anecdote rapporte les frictions qu’occasionne au Louvre la présence d’André Derain, travaillant sur la copie d’une montée au Calvaire de Biagio d’Antonio : « On a voulu me mettre à la porte du Louvre pour attentat à la beauté […] Des visiteurs voulaient qu’on m’interdise de caricaturer les tableaux. La plupart étaient très choqués. » (Cuzin, 1993, p. 346) C’est le moment où Quénioux prône l’expression et la spontanéité à l’école.

1.3. Une modalité de rapport à l’oeuvre : la notion de copie d’interprétation

Ce que Derain manifestait, et qui l’opposait aux autres copistes du Louvre, c’était la possibilité qu’une copie d’oeuvre puisse constituer l’interprétation de son modèle. Notre définition de la copie d’interprétation s’appuie sur ce type d’exemples modernes, où ce qui est recherché à travers l’acte de copier n’est pas la reproduction du même, mais l’émergence d’une expression personnelle à travers la contrainte que constitue le fait de prendre en compte un modèle. Un exemple célèbre en est l’interprétation qu’Henri Matisse a livrée en 1915 de Fruits et riches desserts sur une table, un tableau de Jan Davidszoon de Heem daté de 1640 (Baryga, 2019). Matisse ne souhaite pas livrer une copie du style hollandais, mais bien affirmer la singularité de son vocabulaire plastique, vérifiable par une comparaison avec le modèle.

Pratiquer la copie et le ÀLMD en classe sans avoir connaissance de cette notion de copie d’interprétation, ce serait donc être prémoderne ou antimoderne, ne pas croire en la rupture comme principe d’évolution esthétique. C’est d’ailleurs un paradoxe du ÀLMD que ce soient justement des oeuvres d’art moderne, réputées plus faciles à copier, qui servent de modèles à cette démarche antimoderne.

Depuis la modernité et sa doctrine de la table rase sont apparus de nouveaux phénomènes culturels. Dans le domaine de la bande dessinée, le fait d’avoir commencé à recopier des pages d’albums de BD vers 7 ou 8 ans est la norme plutôt que l’exception chez les dessinateurs professionnels. Certains pratiquent encore l’exercice, comme le montre en 1994 la reprise d’un épisode de Rahan par 20 auteurs des éditions L’Association[6].

Aujourd’hui, à la suite du postmodernisme qui considérait l’histoire comme un répertoire de formes disponibles à volonté[7], les adolescents pratiquent le sampling, le fan art, la fanfiction, le geek art, le cosplay. Parmi ces pratiques populaires articulant une pratique de création à une référence culturelle largement diffusée, celles du fan art et du cosplay se fondent explicitement sur la notion d’imitation de la référence, le degré d’interprétation (dû à une volonté esthétique ou à une limitation matérielle ou de compétence) ne devant pas empêcher une reconnaissance immédiate de ladite référence. Ces pratiques font de la copie d’interprétation une démarche de création, d’expression et d’appropriation parfaitement identifiée par les enfants d’âge scolaire et favorisée par les outils de partage numériques, ainsi que par l’aspect multimodal des oeuvres ainsi retravaillées (jouant de complémentarité entre bande dessinée, films d’animation, jeux vidéo et produits dérivés).

Au vu de ce nouveau champ culturel, on peut s’accorder sur le fait que les enfants copient des images, comme ils tentent de représenter le monde visible, ou de raconter des histoires : copier, comme représenter ou raconter, sont des impulsions de création sur lesquelles on peut s’appuyer en classe; à condition cependant de garder à l’esprit que l’enjeu pédagogique n’est pas de se satisfaire d’une simple copie que l’élève consentirait à livrer, mais de s’appuyer sur la motivation intrinsèque liée à l’acte de copie pour mener à une démarche de création plus ouverte.

1.4. Approche posthistorique

On peut aussi enjamber la question de la modernité en situant l’acte de copie dans une absolue contemporanéité; celle de l’élève au travail. Peut-être les auteurs de BD s’étant prêtés à l’exercice de copie de planches de Rahan ont-ils pu s’interroger sur ce qui séparait l’esthétique graphique des années 1960 de leur conception actualisée de la BD, mais un élève qui copie une planche de BD n’a aucune notion de ce recul historique, il considère la planche qui lui sert de modèle dans son ici et maintenant d’élève au travail. Un tel point de vue est considéré non pas comme postmoderne, mais comme posthistorique (Dimitrijević, 1976, 2009), il consiste à considérer que toutes les oeuvres nous sont contemporaines puisque nous pouvons toutes les étudier en ce moment même. L’artiste conceptuel Dimitrijević (1994) définit ainsi la posthistoire, non comme une doctrine historique, mais comme une conception poétique du temps :

un temps où coexistent plusieurs possibilités, et plus d’une vérité finale. Tout existe en un seul et unique instant : l’aujourd’hui, le contemporain, est plus riche que l’histoire entière. C’est pourquoi il est possible d’adresser des critiques au Tintoretto, en tant que mon contemporain, car en dépit de tout, il existe aussi actuellement.

p. 10

L’élève est contemporain du Titien, de Delacroix, d’Ingres et de Picasso, d’Yves Saint Laurent ou de Nicolas Schöffer au moment où il s’y intéresse. Formés a minima à l’histoire de l’art, leurs enseignants peuvent aussi décider de s’extraire d’une vision historiciste, mettant à distance les oeuvres qu’ils proposent à l’étude en classe, pour adopter la vision posthistorique. Dans la salle de classe s’actualisent ainsi les potentiels plastique et iconique des oeuvres convoquées.

2. Analyse didactique

2.1. Diagnostic

Revenons sur le travail autour du Nu Bleu IV de Matisse (voir illustration 1). Si l’on s’interroge sur les limitations plastiques des travaux des élèves, on constate que l’oeuvre qui sert de point de départ n’a pas été lue plastiquement. Que nous permet de constater un regard attentif sur l’oeuvre? D’abord, une impression d’espace, très simple, du type devant/derrière : le mollet droit passe devant la cheville gauche, la main gauche est devant le pied droit. On devine que Matisse a dû avoir un modèle devant lui, qu’il n’a pas inventé cette pose. L’enseignant a donc simplifié le processus de travail de l’artiste au point de le dénaturer en omettant l’étape essentielle du recours à un modèle vivant. On voit aussi que le personnage de Matisse touche les quatre bords du support. Cette consigne aurait suffi à dynamiser la recherche des élèves : plastiquement, les résultats obtenus par son application évoqueraient davantage Matisse, même sans avoir recours à la couleur bleue ou à la thématique du bonhomme.

Une bonne photo de l’oeuvre trouvée sur un site Internet institutionnel[8] révèle l’aspect hésitant, tâtonnant, du travail plastique de Matisse. On y distingue des traits de fusain qui ont été effacés, du rapiéçage, des irrégularités. C’est toute cette dimension d’effort et de découverte qui manque aux travaux des élèves que l’on vient de voir. En didactique de l’art, cela s’appelle la dimension exploratoire.

Cet exemple sur Matisse suffit à tenter un diagnostic sur les limites du ÀLMD :

  1. L’enseignant n’a pas bien compris l’oeuvre qui sert de point de départ à sa séance, il ne l’a pas analysée plastiquement, il ne s’est pas renseigné.

  2. L’enseignant n’a pas confiance en la capacité de ses élèves. Ils ont 9 ans, et il leur fait dessiner des bonshommes-bâtons non caractérisés.

Ces deux pistes simples permettent d’envisager d’aller plus loin, d’améliorer ces séances par une consigne un peu différente, du matériel un peu plus diversifié, et un horizon d’attente un peu plus exigeant.

Pour fixer ces pistes d’amélioration, il faut à présent examiner les caractéristiques du cours ÀLMD, et voir aussi en quoi ces caractéristiques peuvent arranger les PÉ. C’est un peu se faire l’avocat du diable que de mettre en avant les aspects positifs du ÀLMD; il ne s’agit cependant pas de légitimer le ÀLMD, mais de proposer quelques idées simples pour en proposer un scénario pédagogique plus ouvert, moins répétitif, et plus proche des capacités créatives des élèves.

2.2. Les sept caractéristiques du cours ÀLMD en arts plastiques

  1. Le cours ÀLMD débute par la monstration d’une référence artistique; l’enseignant montre d’abord une reproduction d’oeuvre, ensuite les élèves travaillent. C’est la caractéristique la plus saillante du scénario, celle qui justifie son appellation. Nous n’allons pas proposer de modifier la place de la référence dans le schéma didactique.

  2. Cette référence artistique est prise dans le champ de l’art moderne. On voit toujours les mêmes artistes dans les classes; les grands classiques étaient, il y a 15 ans, Matisse et Dubuffet. On y ajoute aujourd’hui Gustav Klimt et Sol LeWitt. Pourquoi ces choix? Parce que l’art moderne est réputé facile à refaire. En tout cas, ce qu’on appelle la signature visuelle de l’artiste (le fait qu’on puisse identifier de loin une de ses oeuvres) est facile à contrefaire. C’est comme si « mon gamin pourrait en faire autant », la remarque lapidaire et dépréciative qu’on entend parfois dans les expositions d’art moderne et contemporain devant des oeuvres à la radicale simplicité, devenait un critère positif propre à orienter le choix d’une référence à proposer en classe.

    Souvent, l’oeuvre choisie est un peu en deçà des capacités motrices et graphiques de la moyenne des élèves. Le professeur veut que tous les élèves réussissent, qu’il n’y ait pas de frustration ou d’échec. Cette prévenance rend le travail un peu trop facile : c’est ce que nous avons observé à propos des dessins ÀLMD Calder (voir illustration 2), montrant des capacités graphiques et plastiques inhabituellement homogènes pour des élèves de cycle 3. Le ÀLMD se montre ainsi peu valorisant ou motivant pour les élèves plus habiles puisqu’ils ne se sentiront pas progresser à travers la tâche.

  3. Les oeuvres retenues sont des peintures, des dessins ou des collages, mais toujours des choses plates et rectangulaires. Il est typique que dans le cas de Calder mentionné plus haut, l’enseignant ait choisi une de ses gouaches plutôt qu’un de ses Mobiles. On évite les sculptures en général. On retient les peintures ou les collages de Matisse, mais ses travaux sur le volume, le vêtement ou les aménagements d’espaces ne sont jamais montrés. Si l’on revient au premier point, on comprend un peu pourquoi : les reproductions que montre l’enseignant sont de toute façon rectangulaires et plates. Si l’oeuvre l’est aussi, au moins il n’y a pas d’ambiguïté.

  4. L’organisation matérielle (outils, matériaux, supports, temps) ne déroge en rien à la routine scolaire. Feutres et crayons de couleur se trouvent déjà dans les trousses des élèves. Les supports sont du papier Canson ou du papier machine. Le format ne dépasse pas le A4. Pour ce qui est du temps, le travail est fait en une fois.

  5. La monstration de la référence n’est, le plus souvent, pas accompagnée de consignes. Le ÀLMD est, en soi, une consigne implicite, qui indique à l’élève qu’il peut copier exactement l’oeuvre, ou s’en inspirer plus librement en reprenant ses éléments iconiques ou ses principales caractéristiques plastiques.

  6. Quel est l’objectif? Pour en décider, il suffirait de se pencher sur les programmes d’APV du cycle. Mais cet effort pédagogique basique n’est pas consenti. L’objectif du cours ÀLMD est de pratiquer les arts visuels, dans une espèce de raccourci, de concentré; les APV se définissent a minima par de la pratique plastique, avec des outils spécifiques, associée à une référence artistique. Le ÀLMD est le plus court des scénarii pédagogiques d’APV, mais c’est au prix de l’élision du « pourquoi », des contenus indiqués par les programmes.

  7. Le ÀLMD est une activité bouche-trou, qu’on pratique typiquement l’après-midi quand on a fini tout le reste. Elle ne maille pas avec l’interdisciplinarité.

À lire cette succession de caractéristiques, le constat semble accablant. Pourtant, si le ÀLMD se montre si largement implanté sur le terrain et si résistant face aux critiques institutionnelles, ce n’est pas seulement parce qu’il est facile à concevoir et à mettre en oeuvre. Une approche moralisatrice, qui stigmatiserait la paresse ou le manque de créativité des stagiaires et des enseignants passe à côté du fait que les facilités du ÀLMD peuvent aussi être considérées comme des vertus pédagogiques :

  1. Rapidité de la conception : il suffit de trouver une bonne reproduction d’une oeuvre facile à refaire. Le répertoire est virtuellement immense et permet d’ébaucher une véritable culture visuelle.

  2. Simplicité de la mise en oeuvre : le matériel est déjà présent dans la classe. Ce n’est pas un argument négligeable, au vu du proverbial manque de moyens des écoles.

  3. Efficacité de la passation de consignes : tout est dans l’image. Une fois les élèves habitués à ce mode de fonctionnement, une fois décodée la consigne implicite (c’est-à-dire le degré de liberté interprétative toléré par l’enseignant), toutes les séances ÀLMD de l’année seront lancées en un temps minimal. De plus, le fait de privilégier l’approche visuelle permet de toucher des élèves pour qui l’approche par le langage constituerait un obstacle, en particulier les élèves allophones. L’aspect muet de la séance ÀLMD ne serait donc pas une facilité un peu coupable, mais un atout pédagogique.

  4. Souplesse de l’organisation : la séance d’arts plastiques peut prendre place à n’importe quel moment, elle ne dépend pas de prérequis ou de l’avancée du programme d’une autre discipline. Son autarcie didactique en fait un véritable outil de gestion hebdomadaire du temps de travail : décrochement, travail en ateliers, différenciation pour élèves rapides. L’élève peut être complètement autonome.

Voici les raisons de la popularité de ce modèle, de sa résistance sur le terrain malgré les attaques de l’institution. Soulignons cependant que la plupart de ces qualités supposées ne concernent que le confort de l’enseignant, ce qui ne les rend pas pédagogiquement recevables, mais certaines s’adressent tout de même aux élèves, qui, pour synthétiser :

  • ont accès à des images d’oeuvres d’art qu’on peut espérer variées;

  • comprennent ce qu’on attend d’eux, quel que soit leur degré de maîtrise du langage;

  • deviennent autonomes en se débrouillant tous seuls, que ce soit pour la mise au travail ou pour l’autoévaluation (cet argument a été employé par Lagoutte).

3. Propositions de modifications des caractéristiques

Une fois les sept caractéristiques du ÀLMD identifiées, il peut être proposé, point par point, des propositions d’alternative ou d’évolution, des élargissements dont on verra qu’ils rendront le scénario pédagogique plus intéressant pour les élèves, mais qu’ils enlèveront aussi au modèle beaucoup de facilités qui fondent son attractivité du côté des enseignants. Les efforts que consentiront ces derniers se traduiront par une conception de séance moins rapide, une mise en oeuvre plus complexe, une passation des consignes un peu plus laborieuse, une organisation plus contrainte. En échange de ces efforts, et de l’abandon de ces éléments de confort, ils raccrocheront aux programmes, proposeront aux élèves des situations plus variées et plus motivantes, sentiront avec plus d’acuité les ressorts de la différenciation, montreront des oeuvres beaucoup plus variées, et ces oeuvres seront davantage respectées dans leur complexité. La numérotation ci-dessous reprend celle des sept caractéristiques déjà énoncées.

  1. Aller voir une vraie oeuvre, au musée, dans la rue, où qu’elle soit. Prendre la mesure de son inscription dans un contexte, de son rapport au spectateur, de l’aspect déterminant de sa matérialité. Si un élève rencontre un vrai tableau de Miró, par exemple les trois Bleu du Centre Pompidou, qu’il constate que chaque peinture fait trois mètres sur quatre, il peut avoir envie de faire pareil, de peindre en grand : le geste est modifié, ainsi que la perception de la couleur.

  2. Choisir une oeuvre qui soit difficile à copier, introduire une dimension de défi. Copier Caravage plutôt que Mondrian (Baryga, 2019).

  3. Prendre les références artistiques dans un autre champ que celui des pratiques plastiques bidimensionnelles. On pense à la sculpture, mais aussi à la photographie, et à diverses catégories d’arts appliqués : objets, vêtements, etc. Cette attitude permet de révéler aux élèves que le champ des arts est très vaste et très varié, et par conséquent le champ des pratiques plastiques, dans un cadre scolaire, peut l’être tout autant.

  4. Proposer aux élèves du matériel qu’ils n’ont encore jamais utilisé, des moyens plus ambitieux. Peindre sur une toile ou sur du bois, dessiner en très grand format, manipuler du plâtre, etc.

  5. Introduire une consigne disruptive (Baryga, 2019) entre la référence et le travail plastique. Demander à changer d’outil, de matériau, faire varier arbitrairement et radicalement une composante plastique essentielle. Le jeu de cartes Oblique Strategies, élaboré par Brian Eno et Peter Schmidt, peut aider à appréhender la formulation de consignes disruptives.

  6. Intercaler, entre la référence et le travail plastique, une liste des notions travaillées. Nommer ce sur quoi on travaille. Si l’aspect muet du ÀLMD peut sembler intéressant en ce qu’il ne défavorise pas les élèves qui maîtrisent mal le langage, il faut aussi tenir compte du fait que dans une activité éducative, quelle qu’elle soit, ce qui n’est pas nommé n’est pas compris. Et le vocabulaire de base des APV peut ainsi émerger et s’incarner dans l’expérience sensible de la pratique.

  7. Insérer l’activité ÀLMD dans un maillage interdisciplinaire. Au plus simple, en cycle 3, la copie sert de base de discussion à une séance d’histoire des arts. Mais si l’enseignant varie les oeuvres convoquées, des ouvertures disciplinaires vont forcément se présenter.

4. Exemples d’activités tentées en classe

Il semble illusoire de vouloir tester isolément et successivement, comme en laboratoire, chacune des sept modifications proposées au scénario pédagogique : les points 3 et 4 sont par exemple fortement corrélés, car c’est pour se contenter de matériel scolaire que l’enseignant choisit des oeuvres bidimensionnelles. Les deux exemples de cours d’APV évoqués dans cette section combinent ainsi plusieurs de ces remèdes. Ils ont pris place dans des classes de cycle 3 : un prolongement évident de l’expérimentation consisterait à élaborer des séquences pour les deux autres cycles d’enseignement. Pour marquer la différence avec les séquences ÀLMD présentées précédemment, dont les faiblesses ont été révélées, ces deux séquences seront estampillées « +ÀLMD ».

4.1. +ÀLMD Nicolas Schöffer

L’activité d’APV fait suite à une séquence en technologie consistant à « observer et décrire différents types de mouvements » (MEER, 2015, p. 186). En début de séance est projetée une vidéo[9] faite au LaM de Villeneuve d’Ascq[10] en tournant autour d’une sculpture de Nicolas Schöffer : Lux 10 (1959).

Une phase de dessin préliminaire consiste pour les élèves à trouver des moyens plastiques pour représenter le mouvement et la lumière qu’ils observent sur l’oeuvre projetée. L’activité de dessin d’observation se double d’un défi consistant à trouver des équivalents plastiques aux phénomènes visuels complexes observés sur la vidéo. Pendant cette phase de dessin, les élèves qui se trouvent à proximité du faisceau de projection s’amusent à l’intercepter avec leurs feuilles de papier (voir illustration 3). Ce faisant, ils créent un spectacle de lumières mouvantes sur des supports eux aussi en mouvement. Tout autant que la pratique du dessin, cette activité accidentelle guide la classe vers l’idée de manipuler conjointement lumière et matériaux pour un résultat plastiquement étonnant.

Illustration 3

En classe de CM1, jeu spontané avec une projection d’oeuvre de Nicolas Schöffer

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Ensuite, l’enseignant demande de déterminer les mots-clés qui permettent de décrire l’oeuvre de Schöffer. Les élèves répondent « couleur », « formes géométriques », « reflets », « mouvement », « lumière ». Cette liste constitue le cahier des charges de la séance suivante, pour laquelle les élèves apporteront du matériel et feront une sculpture +ÀLMD Nicolas Schöffer. Puisqu’ils ne disposent pas des moyens techniques de l’artiste (métal, moteurs, dimensions monumentales), ils sont amenés à se débrouiller et à chercher des solutions qu’ils puissent eux-mêmes mettre en oeuvre.

Lors de la seconde séance, ils apportent ainsi des lampes de poche, du papier aluminium, des billes de verre, des Lego®, des couvercles de boîtes alimentaires en plastique. Une première manipulation très libre permet aux élèves d’observer les interactions entre lumière et matériaux (voir illustration 4). Ensuite, les solutions retenues sont fixées par des dispositifs construits à l’aide du matériel utilisé lors de la séance de technologie sur le mouvement. Plusieurs travaux sont suspendus et peuvent tourner si l’on souffle dessus. Les constructions réalisées s’apparentent à des sculptures abstraites, mais les élèves se réfèrent au cahier des charges pour comprendre qu’elles ne peuvent pas être considérées comme achevées tant que n’a pas été mené un travail de présentation combinant mouvement, éclairage et prise de vue en vidéo.

Illustration 4

Elèves de CM1 testant les propriétés des matériaux lors d’une séance +ÀLMD Nicolas Schöffer

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Par rapport à la liste des sept caractéristiques du cours ÀLMD, cette séquence +ÀLMD apporte les adaptations suivantes :

  • Point 7 : en cours de technologie a été traitée la partie du programme qui consiste à caractériser la translation et la rotation; à cette occasion a été mobilisé du matériel qui sera réemployé par les élèves en APV.

  • Point 3 : l’oeuvre n’est pas plate et rectangulaire, elle est même cinétique. L’acte de copie revêt une dimension de défi (ce qui renvoie au point 2), d’abord par le dessin, ensuite dans l’interprétation en volume de la démarche de l’artiste. Sans que cela ait été anticipé, la dimension multimodale du cours, convoquant et articulant vidéo, dessin et manipulation, aboutit à une production d’élèves également multimodale, en la matière d’objets médiatisés par la vidéo.

  • Point 6 : les objectifs sont synthétisés en quelques mots-clés par les élèves eux-mêmes, qui entrent ainsi dans une démarche d’analyse plastique et technique.

  • Point 4 : le matériel est à décider par l’élève, selon cette liste de mots valant pour cahier des charges. Il n’y a pas d’arbitraire dans l’emploi des matériaux : chaque élément utilisé doit présenter une qualité plastique vérifiée lors de la phase de manipulation exploratoire.

4.2. +ÀLMD Yves Saint Laurent

Cette séquence ambitieuse a été menée par une PÉ fonctionnaire stagiaire dans le cadre de son mémoire de recherche en Master MEEF 1er degré (Chenu, 2020). Elle est partie du rapport entre la peinture abstraite et la haute couture, en particulier la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent (1965). Après une acculturation et l’élaboration de définitions nécessaires à cerner les domaines de la mode et de la haute couture, les élèves ont regardé des photos de la robe Mondrian; ayant travaillé sur l’oeuvre de Piet Mondrian l’année précédente, ils ont reconnu la référence et compris que la robe était l’adaptation par un artiste du vocabulaire plastique d’un autre artiste. Par contre, il n’y a pas eu de mise en perspective historique; on aurait pu évoquer le fait qu’un artiste se saisisse en 1965 d’une oeuvre réalisée par un autre artiste en 1930. Mais l’approche retenue a plutôt été posthistorique : en quoi ce travail de couture intéresse-t-il les élèves ici et maintenant? Le domaine du stylisme appellerait l’appréhension des formes par le toucher; une telle perception immédiate ne pourrait être historicisée. L’approche par la projection de photo a ainsi vite rencontré sa limite. Une explication descendante a été nécessaire pour que les élèves sachent que seul un jersey de laine épais de haute qualité avait pu permettre la transposition en tissu d’une géométrie aussi épurée. Les formes géométriques ont été découpées puis cousues ensemble grâce à l’incrustation qui est une technique exclusivement manuelle demandant beaucoup de savoir-faire et d’heures de travail. Il aurait mieux valu toucher le matériau pour s’en rendre compte. Associant dessins et échantillons de tissus, une fascinante planche d’étude conservée au Musée Yves Saint Laurent à Paris (voir illustration 5) a été étudiée et commentée par les élèves, en permettant de retrouver cette dimension haptique associée à une pensée créatrice multimodale. Elle leur a permis de comprendre en même temps le processus de travail du couturier et la grande latitude que lui laissait son idée d’adaptation de tableaux aux formes très simples en vêtements à l’apparence épurée; la copie est loin d’être systématique et l’artiste reste maître de choix porteurs d’une grande potentialité de divergence.

Illustration 5

Yves Saint Laurent, planche de collection Ensembles habillé, collection automne-hiver 1965

© Yves Saint Laurent, Paris

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Cette première approche du travail d’Yves Saint Laurent reste très guidée par l’enseignante, ce qui est caractéristique des scénarii ÀLMD conventionnels. Elle décide d’opter pour une pédagogie plus incarnée en amenant sa classe au musée des Arts décoratifs et du Design (MADD) de Bordeaux, pour visiter l’exposition consacrée au groupe Memphis[11]. Là, les élèves voient comment des formes similaires peuvent engendrer des fauteuils, des lampes ou du tissu d’ameublement. Tel sera leur point de départ; la rencontre en grandeur réelle avec des motifs de Nathalie Du Pasquier, Ettore Sottsass, Martine Bedin ou Michael Graves, sans souci de contexte ou de perspective historique.

Styliste professionnelle dans une première vie, l’enseignante a initié ses élèves aux processus de travail : élaboration d’un mood board ou tableau de tendances, dessins sur tablette numérique. Le travail en classe reproduit l’approche multimodale du monde professionnel.

Un petit travail exploratoire a permis aux élèves de se rendre compte qu’à partir d’une feuille de papier rectangulaire recouverte de motifs dessinés puis mise en forme, ils pouvaient inventer non seulement des capes, mais aussi des jupes tubes, des jupes portefeuille ou des hauts. Par conséquent, l’enseignante sollicite les parents des élèves pour rassembler suffisamment de machines à coudre et transformer la salle de classe en atelier de couture, en formant les élèves à ce nouvel outil.

En fin de séquence, les élèves peignent sur de grandes toiles libres de coton des motifs mûrement réfléchis, et créent un vêtement avec cette toile peinte en la drapant directement sur le corps d’une camarade (voir illustration 6). Les machines à coudre servent à fixer la forme ainsi déterminée. Du point de vue de la peinture, personne n’a refait du Mondrian ni du Memphis; tous les élèves ont tenu à faire quelque chose qui soit vraiment à eux.

Illustration 6

Travail d’élève de CM1 +ÀLMD Yves Saint Laurent

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Par rapport à la liste des sept caractéristiques du cours ÀLMD, cette séquence +ÀLMD apporte les adaptations suivantes :

  • Point 1 : si l’apport en début de séquence d’une référence/modèle situe le scénario dans le champ du ÀLMD, on remarquera que l’enseignante s’est attachée à montrer une oeuvre documentant le processus de travail de l’artiste. Cela a servi de point de départ à la démarche créative des élèves, qui n’est pas tant la robe Mondrian terminée et portée que les dessins d’Yves Saint Laurent assortis d’échantillons de tissus. Dans un glissement significatif, le mot « manière » de ÀLMD ne renvoie pas à une signature visuelle facile à imiter, mais à des gestes de créateur. Ensuite, la classe visite l’exposition consacrée au groupe Memphis au MADD, et c’est là le contact direct avec des oeuvres qui servira d’inducteur.

  • Point 3 : l’oeuvre n’est pas plate ou rectangulaire, c’est une robe portée. Mais elle questionne sur la démarche d’Yves Saint Laurent qui a consisté à adapter une oeuvre picturale fortement marquée par la planéité (celle de Mondrian) à la volumétrie des corps. Similairement, les élèves vont peindre sur de grands supports rectangulaires et plats pour ensuite passer au volume en pliant, en drapant, et en cousant leur toile de coton peinte.

  • Point 4 : le matériel est spécifique, puisque le travail implique une maîtrise de la machine à coudre. Persuadée que « des procédés professionnels de création peuvent être importés dans les classes » (Chenu, 2020, p. 24), l’enseignante a non seulement transformé ponctuellement sa classe en atelier de couture, mais aussi initié ses élèves à l’élaboration d’un mood board.

L’oeuvre qui a servi de point de départ est intéressante en ce qu’elle convoque elle-même une référence à une oeuvre préexistante. Peut-on dire qu’Yves Saint Laurent a travaillé ÀLMD Mondrian? Il faut interroger ce phénomène d’intermédialité.

5. Intermédialité

L’enjeu peut être d’ouvrir la perspective d’un nouveau scénario pédagogique en APV. Comme solution pour remédier à l’absence de consigne propre au ÀLMD, il a été suggéré d’apprendre à formuler une consigne disruptive. Ce peut être un changement provoqué d’outil (une des cartes d’Oblique Strategies d’Eno et Schmidt porte la mention « abandon normal instruments »), une injonction paradoxale, la suppression d’un élément du vocabulaire plastique. Les didacticiens de l’art ont depuis longtemps identifié ces possibilités sous le terme générique et parfois inexact de « contraintes ».

L’adaptation d’une oeuvre de son médium à un autre médium peut jouer comme une consigne disruptive générique, susceptible d’engendrer nombre de situations pédagogiques. Cette démarche d’intermédialité permet au créateur, à l’élève par exemple, d’identifier les normes définissant le médium source et le médium cible, en prenant conscience des écarts entre l’oeuvre qui lui sert de modèle et sa production intermédiatique. Chez Saint Laurent, on remarque ainsi que la stricte orthogonalité du tableau de Mondrian (toile tendue) est réinterprétée par la volumétrie et le mouvement des corps qui portent la robe (tombé du tissu). Le domaine de l’audiovisuel désigne depuis longtemps cette démarche intermédiatique par le terme d’adaptation. Cette pratique est devenue banale avec l’adaptation massive de l’univers dessiné Marvel en films blockbusters, dont le scénario ne se contente jamais d’une reprise servile du scénario des versions parues en comics, et explore au contraire avec force le vocabulaire spécifique du cinéma. À l’opposé de cette culture industrialisée, McLeod (2020) évoque une démarche similaire dans un théâtre de l’Off-Off-Broadway dès 1966 :

À l’époque, le Caffe Cino commençait à être connu pour ses pièces fondées sur des comics. Cette tradition avait démarré le jour où quelqu’un avait suggéré qu’ils interprètent des scènes du numéro de Wonder Woman qui traînait dans un coin. […] « En une heure chrono », raconte Patrick[12], « on avait sous la main The Secret of Taboo Mountain, la première pièce du Cino tirée d’une bande dessinée.

p. 118

Un témoin précise : « The Secret of Taboo Mountain a été monté sur scène sans aucune répétition. Les acteurs avaient leur livre sur scène, lisaient des passages, et improvisaient l’action »[13] (Stone, 2005, p. 138).

Les créateurs sont coutumiers de cette notion d’adaptation, son application la plus courante ayant consisté pendant des siècles à tirer d’un texte (la Bible, ou Les Métamorphoses d’Ovide à l’époque baroque) une image peinte ou sculptée. Juste avant que Robert Patrick monte une pièce de théâtre à partir de la BD Wonder Woman, Roy Lichtenstein a déjà peint de grands tableaux qui, s’ils doivent leur légitimité au genre de la scène de bataille, sont explicitement copiés sur des comic books évoquant la guerre de Corée : Whaam! (1962) est notoirement et directement inspiré d’une vignette de Russ Heath extraite du journal de BD All American Men of War no 89, publié par DC Comics en 1962. L’adaptation d’une peinture ancienne en photo, pratiquée par Joel Peter Witkin (Las Meninas, 1987) à partir de Velảzquez, ou par Cindy Sherman dans sa série History Portraits (1988-90), est devenue une pratique plastique populaire largement répandue via les réseaux sociaux à l’occasion du confinement de 2020, encouragée par le Getty Museum[14]. Tous ces exemples ne plaident pas pour une interchangeabilité des moyens d’expression, mais au contraire pour une réflexion fine sur leurs spécificités.

Dans le domaine de la formation des maîtres, Duval et al. (2019, p. 56) ont envisagé l’interprétation d’un texte littéraire, celui de Virginia Woolf, en chorégraphie. L’usage du verbe « translater » à ce propos permet d’évoquer à la fois la traduction (sens anglais de to translate) et le déplacement (en français, la translation). Cette initiative indique qu’un scénario pédagogique basé sur l’intermédialité intéresserait les enseignants bien au-delà de l’école élémentaire.

Conclusion

Dans un accrochage de classe de travaux ÀLMD (voir illustrations 1 et 2), il n’est pas évident d’attribuer à une production d’un élève la signature visuelle de l’artiste l’emportant sur celle de l’élève. Ce dernier peut-il se sentir auteur de son propre travail? Gosselin (2017), didacticien de l’art canadien, a proposé cinq indicateurs pour cerner cette notion d’« autorité » (p. 196) et déterminer si l’élève se sent aux commandes de sa pratique, s’il a intériorisé la consigne :

  • Aptitude à transcender ce qui est proposé : l’élève s’approprie la commande passée par le professeur. Dans le cas d’une consigne de copie d’oeuvre, il s’agirait pour l’élève de passer de « le maître m’a demandé de copier cette oeuvre » à « j’ai envie de copier cette oeuvre ».

  • Aptitude à se centrer en cours d’action : être complètement présent et disponible, attentif à l’inattendu qui surgit sous le crayon, le pinceau ou les matériaux à disposition (voir illustrations 3 et 4). C’est ce qui arrive en +ÀLMD quand les élèves sont responsables de leurs choix techniques et procéduraux plutôt que de subir ceux de l’enseignant.

  • Aptitude à supporter une certaine tension, un certain tourment : résister à la frustration, à la déception face aux difficultés. Quand on a conscience que copier c’est interpréter, les difficultés sont moins vécues comme des échecs que comme autant de découvertes de ce qui fait notre singularité en tant que créateurs.

  • Aptitude à placer son travail dans le monde : montrer son travail à la classe, sans réticence. On a entraperçu comment l’accrochage du ÀLMD était un acte systématique sans réel enjeu didactique. La singularité des réponses suscitées par le +ÀLMD appelle les élèves à raconter leur parcours de créateurs.

  • Aptitude à se donner des projets : avoir envie de continuer, d’approfondir la démarche initiée en classe. Outillés par l’apport de nouvelles techniques, de nouvelles procédures et de nouvelles références (pensons à la séquence +ÀLMD Yves Saint Laurent), les élèves manifestent l’envie d’approfondir la démarche de création pour mobiliser les compétences acquises.

Il faut faire le pari qu’une séance de copie d’oeuvre +ÀLMD dans le cadre d’un cours d’APV parviendra à développer ces aptitudes alors que la forme scolaire du ÀLMD ne semble pas prétendre y parvenir.

Nous avons constaté comment le ÀLMD appelle l’enseignant à confronter, sans qu’il en soit conscient, des doctrines modernes et académiques, antimodernes. Une approche historique et théorique de l’art semble nécessaire dans la formation initiale des enseignants pour que le scénario ÀLMD révèle cette ambiguïté. La persistance du modèle prémoderne de la copie chez les enseignants révèle le besoin de normalité (en histoire de l’art on parle d’académisme) associé à une discipline, les APV, dont l’appel à la créativité individuelle déstabilise celles et ceux – enseignants et élèves – qui, faute d’identifier une pratique sociale de référence, ou par manque de culture visuelle, ne s’en font pas une image claire. Cette notion de normalité (référant à ce qui est conventionnel, régi par des normes) peut être mise en tension par la notion de normativité (Fabre, 2017), désignant une capacité à créer ses propres normes :

Si le projet éducatif peut susciter un espoir, c’est que […] l’Ecole n’implique pas une normalisation comme soumission à des normes, mais qu’elle soit au contraire normativité, c’est-à-dire invention de normes soutenant un processus d’émancipation.

p. 24

Cependant, la normalité ne peut être rejetée d’une approche sincère de l’art. La sociologie (Becker, 1982/2010) nous révèle que toute forme d’art est tissée de conventions : leur reconnaissance et leur intégration dans le comportement de ses usagers sont un enjeu pédagogique majeur, relevé en France par l’Éducation artistique et culturelle, visant à une formation du spectateur ou de l’usager des oeuvres d’art.

La notion de copie, qui ne fait pas la différence entre une copie servile (tendant à la normalité) et un effort d’expression ou d’appropriation (tendant à la normativité), se voit avantageusement substituer deux autres notions connexes : celle d’interprétation, issue des champs musical et théâtral, et celle d’adaptation, issue du champ cinématographique. Un travail raisonné sur l’intermédialité, explorant les possibilités de l’adaptation d’un idiome artistique à un autre, permettrait aux enseignants comme aux élèves de prendre conscience de leurs différents systèmes de convention, de s’y confronter et d’aboutir à la création d’objets plastiques à la fois référencés et singuliers.