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Introduction

S’outiller à la réflexivité : assumer les subjectivités de l’ethnographe et les impuretés de l’enquête

De 2014 à 2018, un projet de recherche qui interrogeait les identités numériques post mortem (Georges, 2013) a été réalisé, et nous[1] y avons eu la responsabilité de conduire une enquête quantitative et qualitative sur le rôle du numérique dans le processus de deuil et le rapport que les endeuillés[2] entretiennent aux traces numériques ante et post mortem de leurs proches défunts. Cette enquête ethnographique hors ligne et en ligne comprenait notamment la conduite de 52 entrevues réalisées auprès d’endeuillés – en majorité des femmes –, l’observation d’espaces mémoriaux et d’hommages en ligne dédiés à leurs proches défunts ou de traces numériques produites de leur vivant ainsi que d’une série de données issues de 4275 mémoriaux numériques créés sur le mémorial en ligne Paradis Blanc[3].

Quoiqu’ayant une connaissance de la sociologie du numérique et une expérience de terrain avérée, nous n’avions pas de culture en sociologie de la mort. Nous avons ainsi dû nous armer sur un plan théorique[4] et explorer le terrain avec prudence. Ce sont quatre années au cours desquelles une expérience de recherche et humaine qui fut tout sauf une robinsonnade a été vécue. Forte en émotions et pétrie de subjectivités, cette recherche a constitué un véritable défi scientifique et humain : scientifique en ce qu’elle a contribué à assumer notre ancrage dans le camp des partisans d’une science impure; humain, car elle nous a affectée et poussée dans nos retranchements. Il a fallu un effort de distanciation certain; non sur le terrain, car en mettant in situ à distance nos informateurs, nous ne leur aurions pas accordé la place qui leur incombait (Favret-Saada, 1977, 2009) et nous serions scientifiquement fourvoyée; mais au plus profond de nous, lorsque nous n’étions plus sur le terrain. Il fallait nous protéger de la déroute; des risques encourus. Comme l’écrit Favret-Saada, « si je n’étais outillée pour l’affronter, nul ne pense que je pourrais m’en tirer sans dommage, éventuellement même y survivre » (1977, p. 23). Ce terrain était sensible du point de vue de la collecte, de la détention et de la diffusion des données de recherche (Renzetti & Lee, 1993). Sensible aussi, car l’ethnographe s’introduit dans la vie privée des enquêtés et se livre à une forme d’introspection de leurs profonds états d’âme (Cefaï & Amiraux, 2002); sensible enfin, car les risques affectifs qui pèsent (Renzetti, 2012) peuvent compromettre la pratique scientifique et affecter l’être qui se trouve derrière la chercheure. Difficilement « préhensible » (Boumaza & Campana, 2007, p. 11), le terrain a posé des questions méthodologiques[5] et éthiques auxquelles nous n’avions jamais été confrontée. Il nous a amenée à développer un travail de réflexivité qui, bien que devenu classique en sciences sociales, en particulier du fait de la légitimation de l’ethnographie comme démarche (Naudier & Simonet, 2011), était ici spécifique. En sciences sociales, les partisans d’une posture engagée ont effectivement sans doute remporté la partie, l’affichage des subjectivités n’étant plus une honte (Clair, 2016; Olivier de Sardan, 2000, etc.). Peu de place n’en reste pas moins encore réservée au « travail émotionnel » (Renzetti, 2012) parce qu’en raison de l’emprise des affects, dès lors qu’on les prendrait pour des scories, la pratique scientifique peut être « entachée », voire battue en retraite[6] : « accepter d’être affecté suppose […] qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance », écrit Favret-Saada (2009, pp. 158-159).

Ce travail, qui contribue à étoffer la réflexion sur ce que l’ethnographe fait au terrain et vice versa (cf. Favret-Saada, 1977; Geertz, 1973/1998), interroge les « impuretés » qui, d’ordre contextuel, culturel, émotionnel, relationnel, méthodologique, éthique ou technique... ont « affecté » cette enquête. Ce que nous appelons ici « impureté »[7] concerne tout « élément étranger » qui « corrompe » l’activité scientifique. Dans le même temps, on pourrait objecter qu’en admettant que la science soit impure, intéressée, normative et subjective – dans la mesure où le positionnement de la scientifique s’enracine dans des contextes culturels, sociaux, politiques et des rapports de pouvoir (Haraway, 2007; Harding, 1993) – pourquoi porter son attention sur des « impuretés » qui en sont de facto constitutives? En fait, ce n’est pas parce qu’on plaide pour une science impure qu’on peut se soustraire à son examen. Si les impuretés de la science tendent à devenir une norme, en tout cas pour les chercheures ferventes adeptes d’une démarche réflexive (Clair, 2016; Harding, 1993; Haraway, 2007), ne pas les interroger serait scientifiquement contre-productif. La nécessité de prendre à bras le corps ces impuretés ne se fait donc pas uniquement pour les accepter sans contredit, et encore moins pour les tenir à distance, mais pour mieux objectiver leur rapport au savoir; dit autrement, pour favoriser cette fameuse « objectivité forte » que décrit Harding (1993) et qui consiste à reconnaître que le savoir est (subjectivement) situé, c’est-à-dire élaboré d’après un point de vue et une inscription dans le monde social. Rendre explicite leur positionnement, c’est ainsi renforcer leur objectivité (Harding, 1993) et voir en quoi les impuretés peuvent constituer des ressources (Clair, 2016; Harding, 1993) heuristiques et épistémiques.

La première partie interroge ces impuretés à partir du dispositif traditionnel d’enquête en montrant qu’à la solde d’influences culturelles et sociales, il place l’enquêtrice et les enquêtés dans une relation complexe. La seconde partie les questionne dans la perspective de l’ethnographie en ligne à l’aune du « problème » que constituent les données observées et la posture de l’ethnographe pour ce faire.

L’enquête : un dispositif sous influences

S’il est un poncif d’avancer que l’enquête est un artefact nécessaire (Le Marec, 1996) pour colliger des données et que sa fabrique influe sur leur recueil, aller au-delà de ce constat pour identifier la valeur heuristique de cet « artefact » partie prenante de l’analyse constitue une fin louable.

La construction sociale et culturelle du dispositif d’enquête

Tout laisse à penser que le dispositif d’enquête est en enfilade. Le guide d’entrevue est produit dans un contexte social et culturel dans lequel sont plongés les enquêtés. Or ce contexte conduit à des représentations et à des concepts qui président à son élaboration. Ici, le guide d’entrevue a ainsi été conçu d’après un objet de recherche adossé à un cadre théorique où la mort, le numérique, le devenir des traces numériques ou des valeurs religieuses ont été questionnés depuis des concepts empreints de normes, de traditions ou de faits sociaux relevant de la culture occidentale, voire française. Certaines questions sur la religion auraient par exemple été impossibles dans d’autres sociétés éminemment culturelles (Baudry, 2003), le deuil s’abordant différemment selon les contextes et les individus. Il peut désigner une rupture géographique, temporelle ou sentimentale, etc. Il peut ou non s’exprimer par la peine en fonction de l’« ordre culturel qui gouverne l’élaboration d’un sentiment » (Baudry, 2003, p. 476). En fonction des disciplines, le deuil ne désigne pas non plus les mêmes réalités. En sociologie, il renvoie surtout aux codifications sociales d’une société régulatrice (Baudry, 2003); pour les psychanalystes, il est plutôt un état psychique. La position théorique est donc aussi celle qui permet, au moment même de l’entrevue, d’accueillir une forme d’oecuménisme. Idem pour ce qui concerne les liaisons que les endeuillés entretiennent avec leurs proches défunts. Éloignée des injonctions sociétales voulant placer le mort du côté du souvenir, notre posture théorique s’inscrit dans la lignée des travaux de la psychologue clinicienne Molinié (2006) ou de la philosophe Despret (2015) selon lesquelles les morts ont une « existence », une présence, une place, un statut et produisent un effet sur le vivant (Despret 2015). Munie de cette posture, nous nous sentons d’autant plus armée pour écouter la personne endeuillée et interagir avec elle. Cette position théorique doit par ailleurs être envisagée en cours d’entrevue, en tout cas suffisamment pour mettre à l’aise les endeuillés et déjouer leurs inhibitions incorporées. Car dans une société qui accorde peu de crédit aux liens avec les morts, les endeuillés éprouvent souvent de la difficulté à reconnaître ces liaisons, ou à recevoir une manifestation de leur part : une endeuillée s’excuse de témoigner d’un signe qu’elle aurait reçu de son feu fils; une autre se montre gênée d’avouer ressentir la présence d’une ombre à son domicile qui pourrait incarner sa feue soeur; une autre déclare, en se justifiant, parler à haute voix à son défunt fils devant son ordinateur, etc. Pour faire nôtre cette position théorique, il a néanmoins fallu nous familiariser avec la mort sur le plan théorique et méthodologique[8], c’est-à-dire adopter certaines recommandations en termes de « travail émotionnel » (Dickson-Swift, James, Kippen, & Liamputtong, 2009), mais surtout nous immerger dans le terrain de sorte à prendre pleinement au sérieux nos informateurs (Favret-Saada, 2009). En effet, cet objet et ce terrain nécessitent une implication émotionnelle forte et ne se laissent pas saisir aisément (Renzetti, 2012). De la construction du guide d’entretien à son interprétation sur le terrain, les effets de contexte[9] imposent des « ajustements méthodologiques » (Boumaza & Campana, 2007, p. 9). La position théorique n’est pas forcément performée au moment de l’entretien[10], cet échange relationnel auquel prennent part divers actants (lieu, contexte, objets, etc.) qui concourent à définir la relation entre l’enquêtrice et chaque enquêté. In situ, la lecture et l’interprétation de la grille d’entretien peuvent varier selon la personnalité de l’enquêtrice, les contraintes situationnelles et la relation qui s’instaure en cours d’entrevue. La situation d’enquête est plus ou moins jalonnée de traverses du fait que l’enquêtrice et les enquêtés ne partagent pas la même orientation sexuelle, les mêmes valeurs culturelles ou acquis éducatifs (Renzetti, 2012). Les questions et réponses ne prennent pas la même forme lexicale ou langagière selon le sexe, l’âge, la catégorie sociale ou l’origine ethnique de chacun et selon les contextes dans lesquels les entrevues s’opèrent. Les données produites dans ce cadre sont une affaire de « marché linguistique » (Bourdieu, 1982) dans la mesure où les conditions sociales d’acquisition, de production et d’utilisation de la langue diffèrent selon la position sur l’échelle sociale ou l’histoire de vie (Bourdieu, 1982). Enquêtrice et enquêtés ne partagent pas toujours les mêmes acceptions des notions évoquées et peuvent même en arriver à déplacer le sens affublé dans la construction de l’enquête. C’est pourquoi l’entrevue n’est pas qu’un seul dispositif de recueil de données; elle est surtout une situation de communication (Le Marec, 1996), une relation faite de réflexivité et d’émotivité : la personne enquêtée fait le récit de confidences souvent douloureuses; sa vie est plus ou moins passée au crible. L’enquêtrice fait quant à elle cas de diverses subjectivités pour objectiver son rapport au savoir. Dans cette relation, il faut allouer une place conséquente aux informateurs. Pour cela, l’ethnographe doit s’engager, être « prise », se laisser affecter (Favret-Saada, 1977, 2009). Car la neutralité et la transparence sont tout simplement impossibles du fait de « la dimension humaine omniprésente » (Boumaza & Campana, 2007). Au-delà, elles ne sont pas souhaitables, et encore moins dans le cadre d’un sujet sensible où toute posture intellectualiste (Bourdieu, 2003), voire dominante, pourrait être très mal perçue. Humains et non-humains concourent ainsi à caractériser la relation d’enquête, à produire du sens, un résultat.

« Raté épistémique » versus vertu méthodologique

La relation qui caractérise l’enquête est en principe asymétrique (Mauger, 1995), puisqu’un enquêteur est demandeur et la personne enquêtée, « offreuse ». Elle l’est souvent pour beaucoup d’enquêtes dans lesquelles les chercheurs dominent généralement par leur position sociale, sinon par le capital culturel qu’on leur assigne. Cette condition de « marché linguistique » (Bourdieu, 1982) peut néanmoins varier. Dans le cas présenté ci-après, elle a clairement pesé « en faveur » d’une enquêtée, à tout le moins en apparence, car sa plainte consécutive donnera une autre façon de voir les choses. Regorgeant de questionnements éthiques[11] pour les deux parties, il a semblé de notre devoir de relater cette expérience et de l’interroger plutôt que de l’anéantir en la traitant comme un résidu du projet de recherche. Il le fallait pour sa valeur scientifique certes, mais aussi pour nous-même et nos collègues en vue de partager son raté épistémique autant que son bienfait méthodologique et réflexif.

Après le temps de l’expérience et de l’exercice thérapeutique est en effet venu celui de raconter ce qui, pour certains chercheurs précédemment confrontés à ce type de situations, aurait pu être vu comme le signe d’un échec, une erreur de positionnement, un problème personnel là où se joue en fait une relation complexe arrimée à de puissants effets de contexte. Nous considèrerons donc que cette expérience est sortie de son contexte formel de recherche dans la mesure où le « contrat » tacite a été rompu par les deux parties : nous avons fait le choix de ne pas exploiter les confidences de cette entrevue, et l’endeuillée celui de la diffuser, au mépris du consentement de l’assistante de recherche. Pour éviter de froisser l’endeuillée, nous avons également choisi d’en dire le moins possible sur ses caractéristiques et de nous abstenir de citer ses propos postérieurs à l’entrevue.

Alors qu’une étudiante enquêtrice conduisait un entretien auprès d’une endeuillée d’une cinquantaine d’années (diplômée du supérieur et sans profession au moment de l’entrevue) témoignant de plusieurs deuils traumatiques (la perte d’enfants, de frères, d’un ami cher et plus récemment du conjoint s’étant donné la mort), cette dernière a subitement inversé le rapport enquêtrice-enquêtée. En cours d’entretien, les interactions se sont modifiées; un nouveau « jeu » s’est imposé (Wax, 1986, cité par Boumaza & Campana, 2007). Après que l’enquêtrice eut posé des questions sur les circonstances de la mort et le processus de deuil concernant le feu conjoint de l’endeuillée, cette dernière n’a plus répondu, mais a retourné la question à la jeune enquêtrice, l’interrogeant sur sa propre définition du deuil. Désarmée, déstabilisée et troublée par ce brusque renversement des rôles, la stagiaire enquêtrice a, malgré elle, accepté le jeu de l’enquête inversée en fournissant une réponse personnelle et spontanée sur sa conception du deuil inspirée du sens commun selon lequel « faire son deuil » renvoie à l’oubli et au fait de « tourner la page » (sic). Heurtée par cette réponse, l’enquêtée a déprécié l’enquêtrice en la reléguant à son statut d’étudiante. La situation de témoignage s’est dès lors soudainement transmuée en une forme d’interrogatoire dans lequel l’enquêtrice, interrogée sur ses connaissances théoriques sur le deuil, n’a pas su répondre aux attentes de la deuilleuse[12] qui s’en est trouvée effarouchée. Manifestement blessée, cette dernière a par la suite formulé une plainte par courriel pour marquer son indignation et dénoncer ce qu’elle considérait comme un « piège ». Elle avait assurément pâti du passage de l’enquêtrice (Renzetti, 2012).

Sur un plan épistémique, cette entrevue est un vrai raté : nous avons renoncé à l’analyser compte tenu des récriminations de l’enquêtée et de son refus d’échanger sur cette expérience (nous lui avions laissé en vain plusieurs messages téléphoniques pour tenter d’apaiser la situation). Nous nous y sommes également résignée par souci déontologique, mais aussi pour protéger la collaboratrice qui avait ipso facto manifesté des signes de désarroi après l’entrevue, et nous-même.

Encore que cette expérience ait eu une réelle « vertu méthodologique », ce n’est néanmoins que lors de la « reprise » (Barrelet, 2017; Favret-Saada, 1977) que nous en avons pris acte. Sur le plan méthodologique, ce raté a d’abord conforté l’idée que l’acceptation d’un entretien n’est ni neutre ni dépourvue d’intérêt : elle fait sens, même si celui-ci n’est pas toujours conscientisé des enquêtés. Le don, c’est-à-dire l’offre de témoignage, implique de recevoir. La situation d’enquête est en effet comparable à un « marché » : les enquêtés peuvent s’estimer lésés s’ils livrent des données sans rien recevoir en retour (Blauner & Wellman, 1982), si ce n’est l’écoute. Ce bénéfice n’en reste cependant pas à négliger lorsque l’on sait que dans les cas d’expériences émotionnellement choquantes, la participation à une enquête peut être positive en termes thérapeutiques (Blauner & Wellman, 1982; Campbell & Adams, 2009). C’est d’ailleurs plutôt sur ce plan que s’est négocié le « marché » de notre enquête : une personne accepte de parler pour libérer la parole ou le refuse parce que, psychologiquement affaiblie – le plus souvent dans le cas de décès récents ou périnataux par exemple –, elle n’est pas en mesure d’affronter une situation qui suppose une présentation et une représentation de soi. La caractérisation de ce « marché » ne s’en recompose pas moins en cours d’entrevue où la chercheure peut se retrouver non plus en position de demandeuse, mais d’offreuse. Il n’était ainsi pas rare que les enquêtés nous affublent in situ d’une casquette de spécialiste de la gestion des données numériques post mortem (cette projection a probablement constitué, au reste, un des motifs de l’acceptation de plusieurs entretiens). Plusieurs enquêtés nous ont en effet sollicitées pour faire disparaître les traces en ligne de leurs feus proches, pour savoir comment en disposer, ou encore modifier les paramètres d’un compte Facebook pour qu’un membre de la famille devienne « ami » avec la défunte. L’entrevue évoquée plus haut laisse quant à elle à supposer que l’endeuillée était aussi demandeuse; nous avons en effet appris en cours d’entrevue qu’elle était en train de rédiger un recueil sur le deuil. En fait, si les enjeux de l’enquête avaient été préalablement définis par les deux parties, les termes n’en avaient pas moins été « redéfinis » en cours d’entrevue. Alors que l’assistante-enquêtrice venait recueillir le témoignage de deuils vécus, la réaction de l’enquêtée montre que ses attentes ne correspondaient a priori pas à la situation d’enquête proposée : l’endeuillée, qui semblait encore très éprise par le traumatisme de la disparition récente de son conjoint – et qui occupait aussi une position d’actrice du domaine funéraire –, aurait pu s’attendre à un échange réflexif, d’égale à égale ou de pair à pair sur le sujet du deuil. À raison, l’enquêtée pouvait supputer que l’assistante stagiaire possédait un savoir théorique – ou en tout cas qu’elle en aurait fait part dans le cadre de cet entretien – conforme à l’image qu’on a du milieu universitaire et à celle véhiculée par un projet soutenu par un organisme national de recherche. Au demeurant, le courriel de l’endeuillée abonde dans ce sens puisqu’elle s’étonne que l’enquêtrice ne soit pas parvenue à expliquer les finalités scientifiques du projet. En vérité, bien que formée à la revue de la littérature de ce projet, l’assistante n’avait ici pas été en mesure d’actualiser son savoir théorique. Elle n’avait pas su donner le « gage » de la légitimité (Boumaza & Campana, 2007) professionnelle. Pire, l’enquêtrice ne s’était pas « engagée » dans l’entrevue (Cefaï & Amiraux, 2002). Elle ne semblait pas non plus détenir de légitimité « personnelle » : elle n’avait pas connu de situations traumatiques de deuil, comme le lui a fait insidieusement remarquer l’endeuillée. Elle n’est pas parvenue à s’imposer personnellement auprès de l’enquêtée. Or « ceux qui n’ont pas été pris, ils ne peuvent pas en parler », écrit Favret-Saada (1977, p. 35). L’enquêtrice n’a donc pu trouver sa place (Barrelet, 2017). Affaiblie par la tournure prise par l’entretien, elle n’a pas su montrer « sa capacité à investir le terrain » (Boumaza & Campana, 2007, p. 13). Le « pacte » n’avait pu s’engager : dans cette relation, l’enquêtée, qui se sentait manifestement trahie, semblait avoir tout donné sans rien recevoir. Elle n’avait pas non plus trouvé sa place.

Avec le temps de la réflexion, il est néanmoins permis de nous demander si l’enquêtée avait vraiment laissé à l’enquêtrice la possibilité de légitimer sa position et de fixer la situation d’enquête. Son courriel dolent et litigieux laisse à penser le contraire. Elle y fait en effet part d’un échange insistant enduré contre sa volonté et déclare détenir l’enregistrement de la vidéo en comptant la diffuser auprès d’acteurs du funéraire. Ce faisant, l’enquêtée elle-même n’avait visiblement pas posé les conditions de l’entrevue : elle aurait non seulement enregistré une vidéo à l’insu de l’assistante de recherche – la privant dès lors d’accepter ces conditions et rompant ainsi leur « contrat » tacite –, mais aussi fait ultérieurement part, dans l’entretien, de sa position d’« actrice » dans le domaine du deuil (elle avait déclaré un volume sur le deuil). Le « gage » (Boumaza & Campana, 2007) que pouvait donner l’enquêtrice sur les conditions de réalisation de l’entrevue était donc, quoi qu’il arrive, entamé.

Au fond, si l’enquêtrice stagiaire a pu commettre certaines maladresses – elle avait néanmoins déjà une expérience du terrain et conduit une dizaine d’entrevues dans le cadre de ce projet –, l’intérêt consiste surtout à comprendre ce qui s’est produit dans cette relation et pourquoi elle a tant affecté l’enquêtée, l’enquêtrice – laquelle s’est empressée de confier avoir été « mentalement affectée » (sic) – et nous-même. Difficile, ce terrain nous avait maléficiées. L’emprise des émotions sur la chercheure et sur sa vie privée n’est certes pas un constat nouveau. Dans les années 70, lorsque Favret-Saada (1977) a étudié la sorcellerie dans le bocage normand, n’a-t-elle pas été prise dans les sorts et contrainte de se désorceler? L’engagement de la chercheure a d’ailleurs été à double tranchant puisque l’ensorcèlement lui a donné le gage de la crédibilité tout en la contraignant à abandonner, au moins pour un temps, sa recherche. Mais au fond, le problème pour la chercheure n’est pas tant d’être affectée que de l’accepter (Favret-Saada, 2009). Ces effets viciés, cette relation émotionnelle doivent être intégrés à l’objet de recherche, car ils en sont constitutifs (Renzetti, 2012). L’erreur consisterait bien à les escamoter ou à les sortir de l’objet de la recherche. C’est toutefois dans le temps de l’analyse que s’opère la prise de distance, car « dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience; dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard », écrit Favret-Saada (1990, p. 9).

Observer en ligne : le problème des données et de leur collecte

Si l’ethnographie traditionnelle a de nombreux points communs avec l’observation en ligne (Pastinelli, 2011), le problème des données ou traces numériques[13] réside dans le fait que derrière le traitement informatisé se cache le « fantasme de l’objectivité » (Plantin & Monnoyer-Smith, 2013). Or s’il est un truisme de considérer que l’informatique, prétendue « science exacte », permet de pallier l’objectivité faisant a priori défaut aux sciences humaines et sociales (Plantin & Monnoyer-Smith, 2013), cette croyance tend pourtant à circuler tant les données et les graphes visuels fascinent (Plantin & Monnoyer-Smith, 2013). Pourtant, la science des algorithmes n’est évidemment pas neutre (Cardon, 2013). Les traces numériques ne sont pas plus objectives. Elles sont tout autant « relatives » et matière à différents registres de valeurs et significations.

Traces et données numériques : des sens en trompe-l’oeil

Offrant un nombre incommensurable de données aisément disponibles, les plateformes socionumériques constituent un puissant « laboratoire social » pour la recherche. La difficulté consiste pourtant à leur donner du sens et à résister au piège qui consisterait à présumer que la réalité observée est « objective » ou « naturelle » (Jounin, 2008, p. 259), car délestée des effets de la présence de l’observatrice. Ici aussi, les données sont choisies et mises en scène par les internautes qui les rendent ou non visibles. Via ces traces numériques emmagasinées sur le web, l’ethnographe étudie le dicible, soit une collecte de traces liée au formatage et à la matérialité du dispositif technique. Or ce dernier dispose d’une place majeure dans les phénomènes d’écriture, de production d’information comme de lecture et d’interprétation (Bouchardon, 2009). Selon ses paramètres, ses fonctionnalités et ses formats d’écriture, chaque dispositif permet d’écrire différemment la mort (Wrona, 2011) et, partant, de déplacer les normes en termes de pratiques de deuil en ligne (Wagner, 2018). Avant que Facebook n’étende sa gamme d’emojis en 2016, le seul « like » n’était pas sans poser problème dans le cadre d’un deuil (Wagner, 2018), car s’il pouvait exprimer un soutien à une famille endeuillée, il pouvait tout autant signifier le contraire. Plus encore, un même emoji est diversement interprété d’une personne à une autre (Miller et al., 2016) et peut, selon la marque de l’objet connecté, prendre une forme distincte et ainsi le destinataire reçoit un autre symbole que celui qui a été émis. Très présente dans les mausolées numériques, la bougie numérique ne recouvre pas la même signification si un usager l’y a déposée, si la plateforme l’a générée automatiquement à la suite d’un hommage, si elle est gratuite ou payante. Produite par un dispositif technique, activée par un internaute ou transformée par un robot, la trace n’a donc pas le même sens ni la même valeur (Bourdeloie & Chevret-Castellani, 2019).

Ensuite, la partie ne représente pas le tout. Les traces volontairement déposées, et notamment les plus visibles et celles qui génèrent un trafic d’activités, sont souvent le fait de minorités (Jouët & Le Caroff, 2013), d’un échantillon du monde social (Jouët & Le Caroff, 2013). De même, les traces en ligne des endeuillés n’incarnent pas les pratiques sociales de deuil et d’hommage. Ainsi, sur le site web Dans nos coeurs, pourtant considéré comme un espace actif dans le domaine du souvenir en ligne, seuls 3,15 %[14] des défunts possèdent un espace souvenir « géré »[15] (60 000) sur 1 900 000 avis de décès enregistrés en ligne en France. Statistiquement parlant, cette audience est donc faible si on la rapporte à la population des morts en France par année (614 000 décès en 2018 selon l’INSEE[16]). De la même façon, la majorité des mémoriaux sur Paradis Blanc comprenait peu de traces d’activités (80 % des créateurs d’un mémorial n’avaient pas renseigné le lieu de naissance ou le lieu de décès du défunt; 45,89 % n’avaient pas inséré de photographie de la personne et 25,47 % des mémoriaux ne comprenaient aucun hommage principal) alors qu’une minorité de pages mémorielles était très « active ». C’est aussi, du reste, un des nombreux paradoxes du numérique que de disposer de nombreuses données apparentes qui concernent en réalité un faible nombre d’individus (Jouët & Le Caroff, 2013), d’autant plus que les traces d’activité des internautes, perceptibles de l’ethnographe qui ne voit que le front-office, laissent dans l’ombre les activités produites « en coulisse ». Certaines traces ont pu exister puis disparaître si la plateforme est modérée. Sur Dans nos coeurs, des publications ont ainsi été supprimées, car des membres de la famille d’un défunt avaient accusé en ligne sa conjointe d’être responsable de sa mort ; d’autres l’ont été car elles émanaient d’amantes du défunt alors que sa page mémorielle avait été créée par son épouse[17].

De la même façon, si la partie ne représente pas le tout, les données ostensibles peuvent aussi être trompeuses, car elles contribuent à construire des « catégories d’analyse ». Ainsi, lorsque nous déduisons que plus de 82 % des mémoriaux en ligne sur Paradis Blanc ont été créés par des femmes sur la base d’une observation du prénom des créateurs de mémoriaux, nous ne prenons pas en compte les possibilités de prénoms mixtes ou de pseudonymes, et encore moins celles des questions identitaires rabattues ici au sexe biologique (Cervulle & Quemener, 2014). Se fier aux seules traces matérielles manque ainsi non seulement de contexte (Jouët & Le Caroff, 2013), mais présente aussi un certain danger pour la recherche (Plantin & Monnoyer-Smith, 2013). Car comment, pour l’ethnographe, comprendre la « face cachée » (Denis, 2018) des données? C’est en échangeant longuement avec les endeuillés que se saisit mieux le sens de leurs intentions et de leurs posts. Lorsqu’un endeuillé écrit : « Hello mon grand pour te passé [sic] un petit bonjour on t’aime on passe te voir dans la matinée bises mon fils ♥♥♥ papa »[18], nous comprenons que « te voir » renvoie à la visite de la tombe sur laquelle les parents du défunt[19] se rendent presque quotidiennement. Idem, si nous pouvons constater l’existence de communautés de deuilleurs dans cet espace dédié, l’ethnographie en ligne ne permet toutefois pas d’observer leurs liaisons éventuelles hors ligne (Bourdeloie, 2018). L’observation des traces « matérielles » collectées en ligne ne dit rien non plus des traces psychiques (Bourdeloie & Chevret-Castellani[20], 2019). Or comme l’observe une enquêtée, ce n’est pas parce qu’elle ne rend pas d’hommage numérique qu’il n’existe pas de traces mnésiques :

C’est pas parce [que je vais pas sur Paradis Blanc] que je pense pas à lui, hein? Il est tout le temps là, à côté de moi. […] C’est pas parce que j’ai rien à lui dire non plus, des fois je parle dans mon lit, dans mes prières. Peut-être j’y vais quand j’ai envie d’écrire

66 ans, comptable

L’absence de traces numériques, ou son faible trafic, fait donc tout autant sens, sans qu’il soit toujours pénétrable pour l’ethnographe. Preuve en est que le site Dans nos coeurs nous a informée que l’endeuillée précédemment citée, dont le dernier hommage date de 2016, s’était connectée au mémorial virtuel de son père bien ultérieurement après cette date (en 2018), sans toutefois y inscrire une trace ostensible. Les raisons de cette connexion que nous sommes censée ignorer restent inconnues, mais cela montre en tout cas que la trace, dans son sens psychique (Bourdeloie & Chevret-Castellani, 2019), échappe à ces plateformes socioexpressives qui n’ont d’intérêt que par les empreintes qu’elles laissent. C’est du reste pourquoi leur absence peut s’interpréter comme un non-sens, voire comme une forme d’échec pour la personne qui a créé le mausolée en ligne. C’est du reste ainsi que le vit une endeuillée qui a créé un mémorial sur Paradis Blanc voué à sa soeur disparue avant la popularisation du web, pour suppléer l’absence de ses traces numériques; l’endeuillée voulant là partager sa douleur de ce deuil sororal et marquer la vie de la défunte. Elle se désespère néanmoins que ce mémorial, ou même que les photographies de sa feue soeur publiées sur Facebook, suscitent si peu de réactions, likes ou posts : « Là, j’y suis allée y’a pas longtemps, pour voir si y’avait d’autres textes. Mais non, y’a toujours rien » (52 ans, secrétaire de direction, Vosges). L’inactivité matérielle du mémorial est pour elle le signe que sa soeur a été oubliée, voire que sa mémoire a été enterrée. Or l’endeuillée avait créé un mémorial presque vide (une seule photographie, la date de naissance et de décès et un texte hommage au moment de sa création), qui n’en faisait pas moins sens, car il marquait la mémoire de sa soeur décédée. L’absence de traces est donc, aussi, signifiante.

Observer en ligne : quand l’éthique nous défie

Si l’observation des traces en ligne de proches défunts des endeuillés rencontrés s’est effectuée avec leur coopération, cela n’a pas été le cas des mémoriaux en ligne observés sur Paradis Blanc. L’agrégation et l’observation de ces données personnelles massives se sont en effet opérées en toute discrétion vis-à-vis des utilisateurs dudit site web; situation fort confortable, car délestée d’un certain nombre d’artifices. On sait en effet que l’écran libère la parole et favorise la désinhibition (Tisseron, 2011). Permettant d’échapper à la contrainte de l’observation participante et, ce faisant, au « paradoxe de l’observateur » (Labov, 1972) qui consiste à observer sans être vu, cette observation dissimulée permet de satisfaire la quête et le fantasme de l’observateur consistant à voir sans être vu (Howard, 2002). « Impures » par définition, ces données observées et extraites de façon clandestine questionnent l’éthique de la recherche (Cefaï, 2003, 2010; Latzko-Toth & Proulx, 2013; Markham, 2011) et la pratique scientifique. Cette pratique est en effet un acte de « dissimulation » (Jounin, 2008, p. 259) qui contrevient « à une éthique professionnelle posant que toute enquête doit reposer sur le “consentement informé” des enquêtés » (Jounin, 2008, p. 260). Elle dénie « toute maîtrise de l’enquête aux observés [tout comme] le droit de contrôler leurs comportements et ceux qu’ils veulent présenter d’eux-mêmes » (Jounin, 2008, p. 260). Les personnes enquêtées auraient-elles eu les mêmes pratiques si elles avaient su faire l’objet d’une recherche scientifique? Par ailleurs, l’observation de ces traces numériques à l’insu de leurs « propriétaires » détourne la destination de l’usage des données (Latzko-Toth & Pastinelli, 2013; Latzko-Toth & Proulx, 2013) qui n’ont pas été produites pour être manipulées par la recherche ni pour la servir[21]. Par exemple, lorsque nous avons publié des appels à participation au questionnaire statistique sur des groupes d’hommages Facebook, nous avons reçu des messages injurieux et offensants s’écriant à la honte d’une telle démarche[22]. Pour les deuilleurs postant ces messages, l’usage de ces pages Facebook avait été détourné : les desseins au fondement de l’existence de cette communauté numérique – constituée sur la base du processus de deuil et de la célébration du souvenir – étaient usurpés. Cet espace communautaire était violé et leurs membres se sentaient trahis. Bien que les objectifs de l’enquête eussent été annoncés, cette démarche n’en posait pas moins question, car en rejoignant des « communautés » vouées au deuil, nous pouvions être perçue comme une « pair » (Latzko-Toth & Proulx, 2013; Zimmer, 2010), et considérée comme une membre du groupe. En réalité, la situation ici vécue est symptomatique des ambivalences propres à ce type de plateformes relationnelles qui bouleversent la binarité entre le public et le privé (Cardon, 2008). Les espaces observés sur la plateforme numérique Paradis Blanc étaient-ils ou non publics? Culturellement ancrées et subjectives, les notions de « privé » et de « public » ont évolué avec le temps et pris de nouvelles acceptions à l’aune du numérique. Les bornes du public et de l’intime sont sans cesse déplacées et redéfinies à la lumière de mutations culturelles et sociotechniques. Bien avant le web socioexpressif contemporain, la parole privée était depuis longtemps mise en scène sur la place publique via les médias de masse... Mais à l’ère du numérique expressif, ce n’est peut-être pas tant la publicisation de l’expression de l’intime qui est nouvelle, que la définition de ses périmètres et le bouleversement des rôles dans la prise de parole. Avec les médias traditionnels, si la confession s’adressait à des audiences massives, la scène de prise de parole ne s’en distinguait pas moins de celle de sa réception. Il en va autrement avec les techniques socioexpressives où les sphères de production et de « réception » du discours se confondent, et peuvent être plus ou moins choisies selon les configurations techniques des plateformes. L’hybridation de ces données, semi-privées semi-publiques (Cardon, 2008), introduit donc un flou quant à leur usage. Si les données sur Paradis Blanc étaient publiquement accessibles, cette caractérisation est sujette à discussion, car elle varie selon la culture (Latzko-Toth & Pastinelli, 2013), le cadre juridique en vigueur[23], la subjectivité de l’individu, la ligne éditoriale du dispositif sociotechnique et la façon dont ils interagissent. Paradis Blanc s’apparentait à un espace « communautaire » narratif dans lequel des endeuillés échangeaient avec leurs proches défunts, déversaient leurs doléances et soulageaient leur affliction auprès de deuilleurs partageant une expérience semblable (Bourdeloie, 2018). Or, sur cet espace numérique qui avait tout d’un entre-soi, les internautes n’ont pas toujours conscience de son caractère public (Latzko-Toth & Proulx, 2013). Quoique Paradis Blanc stipulait que les messages publiés étaient publics, à l’exception des comptes privatisés par une option payante, les internautes ne mesuraient pas le degré de publicisation de leurs publications (Latzko-Toth & Proulx, 2013); les informations publiées y étaient en effet parfois destinées à des cercles restreints, en clair-obscur (Cardon, 2008).

L’exemple ci-après illustre bien cette équivoque : trois semaines après le décès de son père, en métropole, en 2013, une endeuillée résidant sur l’île de la Réunion (comptable, 66 ans) a créé sur Paradis Blanc un mémorial Premium, option payante offrant notamment la privatisation de son espace. Lors du premier entretien, l’enquêtée avait précisé que ce mémorial[24] était « privé » (sic); voulant par là signifier qu’elle n’avait volontairement informé aucun de ses proches de son existence, si ce n’est un neveu :

personne sait que quelques fois, je vais écrire un petit peu pour mon père. […] ça va peut-être paraître bizarre, mais en fait ce que je ressens, je l’écris; je veux pas que les autres voient. […] pour moi, c’est personnel, pourtant je suis très bien avec mon frère et ma soeur, mais […] ça me plairait pas que eux aussi, ils écrivent sur mon mémorial. S’ils ont envie de faire quelque chose pour papa, ils avaient qu’à le faire.

Elle partageait donc de l’intimité, mais pas avec ses intimes (Tisseron, 2011). Alors que l’option à laquelle elle a souscrit lui permettait de rendre son compte privé, il n’en est rien. Il est accessible depuis tout moteur de recherche. Dans une future entrevue, elle reconnaîtra méconnaître la possibilité de privatisation et l’inconséquence de sa démarche. Malgré tout, il a été difficile de comprendre que l’enquêtée écrive en refusant « que les autres voient » et qu’elle considère comme « personnel » un mémorial en ligne publiquement accessible; en un mot, qu’elle se saisisse d’un espace collectif pour entrer en relation privée avec son feu père (elle aurait pu tout aussi bien se satisfaire d’un mémorial bureautique). L’enquêtée a été réinterrogée, en vain, pour éclaircir ce qui ne tombait pas sous le sens, celle-ci se contentant de déclarer « faire un autre truc » pour son père, « rien à voir avec internet », sans pouvoir réussir à lui extirper de précisions supplémentaires. Si cette observation montre en tout cas que les chartes des plateformes web échappent à la vigilance des usagers (combien lisent les conditions générales d’utilisation?), elle fait surtout poindre les enjeux de visibilité en leur fondement. Car si l’enquêtée ignorait l’option de privatisation du compte, la visibilité du mausolée en ligne de son père – quel qu’en soit son degré – pouvait difficilement lui échapper. Une des explications ne se trouverait-elle donc pas ailleurs? Dans un désir d’extimité (Tisseron, 2011) visant à reconnaître l’existence de son père en tant que sujet vivant et sujet mort? Lorsque l’on sait que sur le site web Dans nos coeurs, 92 % des hommages sont publics, 3 % sont « communautaires » (seuls les visiteurs de l’espace souvenir concerné peuvent y accéder) et 5 % sont privés (le message est uniquement disponible par la personne gestionnaire de l’espace)[25], on ne peut que conforter l’idée que ces plateformes tirent profit de visibilité. Si les dispositifs numériques socioexpressifs ont incontestablement ébranlé les bornes du privé et du public, cette distinction n’en reste pas moins subjective et normative, mais surtout de plus en plus en porte-à-faux avec la réalité des relations sociales qui sont de moins en moins binaires.

Conclusion : Rendre visibles les « armes du crime »[26]

L’enjeu de ce texte n’était pas tant de donner une « entorse » aux codes canoniques (Boumaza & Campana, 2007), rompus depuis un certain temps en sciences sociales, que de valoriser ce qui, dans la pratique scientifique, est parfois voué à la disparition ou dit, mais sans toujours lever les implicites. Or ces non-dits, ces affects, ces subjectivités, ces émotions ou ce qu’on prend parfois pour des ratés… sont, en science, aussi importants que les résultats produits. Pourtant, peu de littérature est « spécifiquement consacrée aux “ratés” et à leurs effets dirimants » (Stavo-Debauge, Roca I Escoda, & Hummel, 2017), comme si les expériences négatives n’avaient pas de place alors qu’elles sont toujours heuristiquement puissantes[27].

Ces divers savoirs renferment pourtant une valeur. Les dissimuler n’aurait-il pas pour conséquence de ne se concentrer que sur des résultats aux dépens des « savoirs vivants » de l’enquête (Douyère & Le Marec, 2014)? De gommer parfois des « aspérités » pour abonder dans le sens de résultats pressentis? En dépit du poids croissant pris par la recherche méthodologique en sciences sociales, pourquoi les chercheurs sont-ils en effet souvent réticents à livrer le matériau qui a fondé leur analyse?[28] Au contraire, objectiver sa recherche, c’est divulguer les « armes du crime »[29] (Douyère & Le Marec, 2014, p. 137). Les traces du protocole de recherche, les savoirs produits hors les murs (Douyère & Le Marec, 2014), les émotions, les signes, les contraintes techniques, les normes et les valeurs des ethnographes et des personnes observées constituent autant d’éléments qui concourent à produire le dispositif et à influencer la collecte et l’analyse des données. Dans ce terrain sensible, les questions méthodologiques se sont particulièrement posées en ce qui a trait aux enjeux affectifs : ce terrain nous a encore plus confortée dans l’idée qu’une posture engageante s’imposait pour recevoir. Être affectée (Favret-Saada, 2009) par les discours et les qualifier pour que les enquêtés acceptent de se livrer s’impose, et encore plus dans le cas d’un sujet traumatique comme la mort qui présente des risques pour les enquêtés et l’enquêtrice. L’échec de la relation ici évoquée a montré qu’une relation trop distanciée avec la personne enquêtée, en tout cas vécue comme telle, se révélait dommageable. Cependant, l’inverse peut être aussi vrai et le partage d’émotions dangereux pour la chercheure. Une relation trop proche peut affecter son être tout entier, sa vie privée, et entacher sa pratique scientifique (Dickson-Swift et al., 2009). Il est éprouvant d’observer des profils de foetus morts ou de converser avec une mère endeuillée pour une chercheure future mère; il est torturant de conduire un entretien en étant soi-même en situation de deuil[30]; il est douloureux de rapporter l’expérience quand on est « pris » (Favret-Saada, 1977), voire impossible de la comprendre.

Ce terrain sensible nous a ainsi conduite à interroger le sens à allouer à ces impuretés. Nous n’avons compris les relations aux enquêtés, en partie celle qui est ici exposée, qu’au prix d’une « réflexivité sociologique » (Corcuff, 2011), c’est-à-dire d’une réflexion sur ce que font les implications et les effets de la chercheure à la recherche.

Que l’ethnographie soit hors ligne ou en ligne, nous accédons toujours à des pratiques ou à des données déclarées, exposées, mises en scène, sélectionnées, formatées et produites par des dispositifs humains ou techniques; en un mot, à des pratiques ou données « viciées ». Les mondes numériques n’y échappent pas même si, fruits de sciences dites exactes, ils participent d’une idéologie de l’impartialité (Plantin & Monnoyer-Smith, 2013). Les mondes numériques regorgent en fait de traces aux sens polymorphes qui ne reflètent qu’un échantillon du monde social; traces qui sont parfois archivées sans consentement ou dont l’opération d’anonymisation est souvent digne du mythe de Sisyphe du fait de l’érosion des bornes du privé sur des plateformes socionumériques qui ne disent pas toujours leur nom.

Après tout, que les endeuillés soient précisément informés des objectifs de l’enquête et que leurs données soient colligées dans le cadre d’une entrevue traditionnelle ou publiées sur un cimetière virtuel public, ils prennent rarement la mesure de ce que signifie faire un usage scientifique de leurs données. Du reste, si les sociologues sont parfois réticents à leur montrer leurs publications, c’est bien parce qu’il existe un décalage entre le fait de témoigner et celui de voir ce témoignage au grand jour, explicité, interprété, voire surinterprété. Combien de fois n’avons-nous pas été surprise, en fin d’entrevue, d’entendre une enquêtée s’assurer que nous n’étions pas journaliste; une autre nous demander de dresser son profil psychologique, etc., en un mot, autant de réactions montrant que, quels que soient les visées et le cadre annoncés, les décodages sont (autant que les encodages) toujours sujets à des interprétations relatives et dépendantes de contextes individuels, culturels et sociaux. Verbatims, données ou traces, les enquêtés ne mesurent pas toujours que les témoignages qu’ils déposent, hors ligne ou en ligne, seront nécessairement visibles, et encore moins la portée de cette visibilité. Ils ignorent aussi probablement que l’activité de recherche ne s’arrête pas toujours aux frontières du terrain.