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Introduction

Les émotions, après avoir été considérées comme un problème pour la démarche scientifique et la connaissance objective, font l’objet depuis les années 1980 d’un intérêt scientifique croissant. Toutefois, les questions méthodologiques sont trop rarement évoquées dans les travaux qui s’y consacrent. Dans le Handbook of the sociology of emotions (Stets & Turner, 2015), aucun chapitre n’est consacré spécifiquement aux méthodes. Celles-ci sont rapidement abordées dans certains chapitres (mais pas tous), avec une fascination apparente pour les méthodes issues de la biologie, de la neurophysiologie et des techniques qui permettraient de mesurer et d’objectiver les émotions (imagerie médicale, film ou photographies décortiqués avec un ensemble d’outils issus des sciences dures, etc.). Si les sociologues s’intéressent parfois aux méthodes issues des sciences de la vie (Bernard, 2017; Cordonnier, 2018), la réciproque est plus rare.

Chaque discipline tend à construire son objet, les émotions, de façon spécifique, à privilégier une méthodologie, des techniques d’enquête et un cadre épistémologique propres. L’objectif de cet article est de montrer comment une démarche interdisciplinaire est possible en s’appuyant sur des concepts qui peuvent faire sens dans différentes disciplines, mais aussi quel peut être l’apport des méthodologies qualitatives de type ethnographique en complément des recherches en psychologie et en physiologie des émotions. Une méthode n’étant pas bonne en soi, mais simplement pertinente par rapport à un objet et une question de recherche particulière, cette démonstration sera illustrée par un moment particulier de la gestion sociale des émotions, celui de la « coloration affective » des situations.

Articuler démarches en neurosciences et méthodes en sciences sociales

Les neurosciences et la biologie du cerveau portent en elles le risque de limiter les processus émotionnels à des phénomènes physiologiques individuels internes (Bernard 2017; Ehrenberg, 2018; Lemerle & Reynaud-Paligot, 2016; Ripoll, 2018; Vidal & Ortega, 2017). Cette approche est défendue par certains neurologues. Par exemple, d’après Edelman (1992, p. 208), « il est possible de construire une science de l’esprit sur des bases biologiques ». De même, pour Adolphs et Anderson (2018), les émotions sont des états biologiques internes du cerveau qui produisent des états externes observables. Les processus cognitifs (les représentations, le sens, la culture…) sont secondaires, comme une sorte de couche réflexive construite a posteriori sur les mécanismes physiologiques; ils risquent alors de « polluer » l’étude scientifique des émotions. Les études sur les animaux peuvent alors remplacer celles sur les humains. Les expériences de laboratoire, facilement reproductibles, seraient la meilleure méthode pour approcher les émotions. Dans ce cadre, les méthodes des sciences humaines (et notamment les entretiens et l’observation ethnographique) n’auraient qu’une place secondaire pour donner sens aux rationalisations après-coup.

On retrouve ce risque d’individualisation et de décontextualisation dans certains travaux de psychologie sociale sur les émotions où il s’agit de susciter artificiellement, chez les sujets étudiés, une émotion standardisée (peur, colère, joie…), par exemple à l’aide d’un petit film, d’une image ou d’une histoire. Il est ensuite demandé de répondre à un questionnaire ou de réaliser des tests de façon à mesurer un effet éventuel de l’émotion, par comparaison avec un groupe témoin dont les participants ont été exposés à un film, une image ou une histoire censés être neutres émotionnellement (Bernard, 2017; Stets & Turner, 2015). Là encore, les processus sociaux d’interaction en situation sont volontairement évacués pour limiter les biais.

Les expériences de psychologie sociale cherchant à intégrer les dimensions émotionnelles sont délicates à mettre en oeuvre et à gérer, d’où un risque de dérive. Ce fut le cas dans la célèbre étude de Stanford conduite par Zimbardo sur les prisons qui s’est révélé être partiellement une falsification (Le Texier, 2018), ou encore avec l’expérience de la Western Electric dont les résultats, le fameux « effet Hawthorne » et l’efficacité des relations humaines, ont été induits par les précautions prises justement pour éviter les biais ou les interférences (Gillespie, 1993). Dans le premier cas, voulant reproduire en laboratoire le climat carcéral supposé oppressant et violent, l’expérimentateur prescrivit largement chez ses cobayes les comportements qu’il voulait dénoncer. Pourtant, les enquêtes ethnographiques en situation montrent que dans les prisons réelles, malgré l’indéniable violence des relations sociales, il existe au contraire des échanges et des arrangements qui créent des liens, forment un ensemble et rendent la vie quotidienne plus supportable (Lhuilier & Aymard, 1997). À la Western Electric, les chercheurs créèrent un atelier expérimental restreint au sein duquel ils tentèrent de contrôler toute interférence : entretiens empathiques réguliers pour vérifier que des problèmes personnels ne viennent pas brouiller les résultats; apport d’une aide en cas de problèmes pour supprimer ces interférences; exclusion de deux ouvrières jugées « perturbatrices » (en fait critiques vis-à-vis de l’engagement de leurs collègues dans l’expérience), etc. Ils mirent ainsi en place un cadre collectif suscitant artificiellement des dynamiques de groupe positives et des relations humaines stimulantes.

La situation et les relations sociales peuvent difficilement être réduites à un cadre expérimental simple et contrôlable. Les effets de contextes et les dynamiques collectives sont complexes et contingents. Même les tenants du réductionnisme biologique ne peuvent totalement écarter le contexte social et les effets de situation. Par exemple, Adolphs et Anderson (2018) estiment que les événements cérébraux provoquent, produisent, génèrent, implémentent ou réalisent des états émotionnels (pour nommer les différents termes utilisés par les auteurs). Le contexte qui déclenche en amont ces « événements cérébraux », même tamisés au filtre des processus d’évaluation cognitive (ou d’appraisal), doit donc bien être pris en compte. En fait, les stimuli extérieurs auraient acquis leur efficacité causale à travers l’expérience qui s’encapsule dans des schémas cérébraux complexes. Cela laisse donc une petite place à l’idée d’empreinte du social.

Le médecin et neurologue Oliver Sacks (2016) va dans ce sens : dès la naissance, la fine circuiterie neuronale propre à chaque cerveau humain se différencie en fonction des expériences et des réactions à ces expériences. Plus nous parcourons le monde, plus nos organes sensoriels y prélèvent les échantillons à partir desquels notre cerveau crée des cartes. L’expérience renforce ensuite sélectivement celles qui s’avèrent les plus propices à la « construction de la réalité ». Sacks estime alors que la catégorisation est la tâche centrale du cerveau : c’est grâce à la « signalisation réentrante » que notre cerveau catégorise ses propres catégorisations avant de les recatégoriser, et ainsi de suite. Dans cette catégorisation, le contexte, les cadres interprétatifs et le sens des événements se construisent en situation et dans les interactions sociales. La mémoire affective et les cartes neuronales sont donc marquées par les expériences sociales de l’individu et les communautés auxquelles il a appartenu et dans lesquelles il a été socialisé.

Comme le rappelle Jodelet (2011), le sens et le vécu de l’émotion, sa coloration affective, positive, neutre ou négative, sont dépendants de l’entourage social qui contribue à coder l’état physiologique ressenti par le sujet; ce que Becker (1963) avait appelé l’apprentissage social. De plus, la qualification des émotions est un processus discursif. Les sciences sociales ont documenté ce façonnage culturel et collectif des émotions et de leur expression. Les normes et règles d’expression des sentiments sont intériorisées par la socialisation et réactualisées par les sanctions positives ou négatives (pour des synthèses : Bernard, 2017; Jeantet, 2018). Les recherches sur les expériences traumatiques ont montré l’importance des productions de sens associées à une expérience émotionnelle et du partage social des émotions (Rimé, 2009) pour intégrer les émotions négatives dans un univers de pensée qui les rend plus acceptables. La transaction entre le monde et le sujet est ainsi réélaborée par le partage de représentations sociales qui permettent de « resignifier » les événements stressants ou excitants, de désactiver le vécu émotionnel et de dépasser les perturbations. Cela participe de processus d’identification, d’empathie ou de participation à un même groupe (familial, national ou culturel) affecté par l’événement traumatique ou son souvenir.

Aborder les émotions en tant que processus encastré dans le contexte social et les interactions, en tant qu’activité collective, suppose d’accorder une place plus importante aux méthodes d’enquête de type ethnographique. Si les états internes ne sont pas directement observables sans techniques sophistiquées d’imagerie et s’ils échappent pour une part à la conscience et ne peuvent donc être facilement abordés à travers des entretiens, les différentes formes de communication et d’échange qui portent sur les épisodes émotionnels (et la façon dont ils sont rapportés ou non en entretien) constituent un matériel très riche pour comprendre la mise en forme sociale des émotions.

L’intérêt d’une ethnographie in situ pour observer et comprendre les processus émotionnels

Étudier la façon dont chaque collectif de travail cherche plus ou moins à réguler les émotions ne peut se faire que par une ethnographie en situation, une immersion dans les activités productives et les relations sociales au travail. Afin de mieux appréhender cette forme de gestion collective des émotions, il faut en effet pouvoir rendre compte des processus d’interaction et des significations mises en jeu. Mais les méthodologies qualitatives, quand elles sont mises en oeuvre, ne sont pas toujours suffisamment explicitées ni justifiées. Dans le Handbook of the sociology of emotions (Stets & Turner, 2015), le seul chapitre où l’articulation d’observations et d’entretiens est signalée comme une méthode adaptée à la compréhension des émotions est celui consacré aux rituels d’interaction (Rossner & Meher, 2015). De même, l’excellente synthèse sur la sociologie des émotions (Bernard, 2017) ne consacre qu’une courte annexe aux méthodes.

Comme d’autres disciplines scientifiques, la sociologie a longtemps abordé les émotions avec circonspection, y compris quand les affects étaient l’objet d’étude. Weber (1917/1963) avec le principe de neutralité axiologique, Elias (1993) avec la notion de distanciation et Durkheim (1895/1967) avec la règle de traiter les façons de sentir comme des choses ont estimé que le chercheur devait se méfier de ses propres sentiments. Des auteurs, tels Devereux (1967) et Bourdieu (1993), ont préconisé un travail sur soi pour que le chercheur ne soit pas trompé par ses émotions, mais au contraire y puise la force et la curiosité de comprendre l’autre. Le premier, s’appuyant sur l’expérience psychanalytique du transfert et contre-transfert, conseille d’expliciter les émotions ressenties par le chercheur afin de maîtriser une possible projection. Le second met en garde contre le risque de penser que les personnes rencontrées ressentent les choses de la même façon que soi et préconise une autosocioanalyse afin de comprendre comment les affects peuvent être façonnés différemment par les parcours et positionnements sociaux.

Jeanne Favret-Saada va plus loin en estimant que certaines choses ne peuvent être comprises qu’en les éprouvant soi-même. Il faut donc renoncer à la distance et s’engager pleinement pour atteindre une autre réalité que celle qui peut être perçue du dehors. Dans le cas de la sorcellerie qu’elle étudie, ce qui se passe

est littéralement inimaginable, en tout cas pour un ethnographe, habitué à travailler sur les représentations; quand on est dans une telle place, on est bombardé d’intensités spécifiques (appelons-les des affects), qui ne se signifient généralement pas. Cette place et les intensités qui lui sont attachées ont donc à être expérimentées : c’est la seule façon de les approcher

Favret-Saada, 2009, p. 156

Toutefois, comme dans le cas du soin (Loriol, 2018), la « bonne distance » entre l’utilisation ou la neutralisation des émotions n’est pas donnée a priori et dépend des objets, des terrains ou encore des problématiques (Villani et al., 2014).

Deux expériences d’enquête m’ont conduit à réfléchir sur mes propres ressentis de chercheur comme mode d’entrée dans un monde social qui m’était étranger. La première, sur les policiers, a été menée en 2003-2005 (avec Valérie Boussard et Sandrine Caroly) dans quatre commissariats (trois en banlieue parisienne et un en région) à partir d’observations de patrouilles de sécurité publique et de 60 entretiens semi-directifs auprès de policiers. La seconde, une recherche collective (avec Françoise Piotet, Valérie Boussard, Vincent Porteret et David Delfolie) a porté sur le métier de diplomate, s’est appuyée sur 62 entretiens et des observations de séquences de travail (en France et dans sept postes à l’étranger) entre 2008 et 2011. Ces enquêtes ont constitué des expériences différentes de mes autres terrains (hôpital, salles de concert, industrie, transports publics, etc.). Les observations y ont pris une dimension plus participante et inclusive. Les policiers m’ont rapidement testé afin de savoir si j’étais « anti-police », comme me le dira l’un d’entre eux. Cela m’a conduit à sortir un peu de mon rôle d’observateur extérieur et à m’impliquer de différentes façons : mises à l’épreuve, petites aides ponctuelles apportées dans l’activité, participation aux plaisanteries (notamment celles nées du fait que ma présence en civil auprès de policiers en uniforme a pu conduire certains interlocuteurs à me prendre pour un chef), pratiques de sociabilité, discussions sur mes impressions, etc. Si le type de relations sociales plus distantes et concurrentielles parmi les diplomates ne favorise pas un sentiment d’intégration à une communauté comme pour les policiers, d’autres aspects propres à la pratique diplomatique (invitation au domicile ou au restaurant, effet de bulle liée à l’expatriation dans de petits postes à l’étranger) et le fait d’être entré sur le terrain avec le soutien d’une association professionnelle, et surtout le mandat de la direction des ressources humaines (à qui un pouvoir important sur les carrières est attribué), ont conduit les enquêtés à tenter de développer avec les chercheurs une certaine proximité, non dénuée de tentatives d’instrumentalisation. Dans les deux cas, la distance et la neutralité axiologique ont semblé ne pas être totalement souhaitables pour le bon déroulement de l’étude, l’obtention de la confiance de mes interlocuteurs et la compréhension de leurs motivations.

L’observation prolongée fait en sorte qu’on partage les expériences émotionnelles avec le groupe et qu’on utilise dans une certaine mesure ses propres émotions pour comprendre ce que peuvent vivre les personnes étudiées. Ainsi, lors de mon observation de brigades de police-secours, j’ai pu ressentir l’ennui lors des contrôles routiers (seul moment où le caractère routinier du travail s’est imposé à moi) et ainsi mieux comprendre les attitudes des policiers par rapport à cette activité. De même, j’ai pu expérimenter la manière dont la peur pouvait être retravaillée de façon rétrospective, alors qu’emporté par l’action on ne perçoit tout d’abord pas les risques pris. Ce n’est qu’a posteriori qu’on s’en rend compte devant l’inanité de l’action et les remarques des autres policiers. Ainsi, lors d’une intervention en soirée, à la suite de feux de poubelles, je me mis à courir avec un jeune ADS (adjoint de sécurité, un « emploi-jeune » dans la police) qui pensait avoir vu un individu s’engouffrer dans des caves d’un quartier réputé difficile. Nous ne rencontrâmes personne, mais à notre retour, l’ADS se vit reprocher une initiative irréfléchie au regard des précautions à prendre pour les interventions de ce type. L’évocation des dangers qu’il nous avait fait courir avait pour but de marquer nos esprits et de nous dissuader de prendre de tels risques peu utiles à l’avenir.

L’observation in situ permet ainsi de ressentir directement sur soi-même les formes collectives de régulation émotionnelle et donc de prendre la mesure de la gestion des affects et de leur expression par le groupe. Par exemple, je me fis gentiment rappeler à l’ordre pour avoir accordé trop d’écoute et d’empathie à l’égard de la vieille maman d’un alcoolique notoire dont les esclandres entraînaient régulièrement l’intervention de la police. De même, ma collègue Valérie Boussard fut moquée pendant quelques jours pour avoir manifesté directement sa peur en poussant un petit cri dans un véhicule de police conduit de manière sportive. Contrairement à l’épisode des feux de poubelles où l’on voulait nous faire ressentir une peur salutaire, il s’agissait ici de canaliser les expressions jugées malvenues de la peur ou de l’empathie par un usage de l’humour qui euphémise la critique.

Enfin, l’observation présente l’avantage de pouvoir suivre les discussions après-coup sur les événements émotionnels vécus ensemble. Par exemple, lors de l’interpellation de l’agresseur d’une dame âgée par un équipage formé de deux policiers antillais et une jeune policière, puis de sa conduite pour un examen aux urgences psychiatriques, le mis en cause multiplia les actes de rébellion et les insultes racistes. Arrivé à l’hôpital, il recommença quand un interne noir arriva. Sous le coup de la colère, le plus âgé des policiers lui administra une forte gifle qui le calma instantanément. Plus tard, alors que l’individu était sous sédatif, le policier, probablement sous l’effet d’une gêne liée à un geste non professionnel, ressentit le besoin de revenir sur l’événement et de chercher à se réassurer vis-à-vis de ses collègues. « Tu as bien fait, d’ailleurs après il était calme comme un agneau », lui dit sa collègue. Comme le constate Leonard (2019), les gardiens de la paix s’en remettent au groupe pour conforter leurs émotions et leurs réactions individuelles, car elles sont censées pouvoir être partagées et comprises par tous. Au cours des patrouilles, les gardiens négocient ainsi la production d’une image consensuelle. Ce travail collectif rend visibles à l’observateur les mécanismes de façonnement social et de gestion par le groupe des affects.

Bien entendu, l’observation n’est pas sans risque. Est-ce que je ne projette pas indûment les émotions que je ressens sur les personnes observées? Est-ce que mes propres émotions ne risquent pas de déformer mon jugement sur ce que j’observe? Avoir conscience de la possibilité de tels biais devrait permettre d’essayer d’en faire un atout plutôt qu’une faiblesse. Ainsi, noter un éventuel décalage entre mon ressenti et ce que j’observe ou entends peut être instructif. Par exemple, l’épisode de la maman de l’alcoolique me montre combien les policiers construisent leur identité autour du rejet de ce qu’ils appellent le « travail social ». Devenir policier, c’est contrôler les sentiments d’empathie ou de pitié, ce que je n’ai pas encore intériorisé à ce moment-là. De même, être policier, c’est éviter d’exprimer sa peur dans certaines circonstances (cas de la sociologue qui crie dans la voiture), mais ne pas ignorer les dangers dans d’autres situations (épisode des feux de poubelles). Être policier, enfin, c’est partager certaines émotions pour leur donner un sens acceptable et conforme aux valeurs du métier (comme l’usage proportionné de la force dans le cas de la gifle au forcené).

Si l’observation sociologique implique un minimum d’acculturation et de socialisation aux valeurs du collectif, elle n’en reste pas moins une expérience particulière, celle du marginal sécant qui est à la fois dans et hors du groupe. Une fois accepté comme observateur (ce qui suppose une période probatoire plus ou moins longue où il faut donner des gages de respect et de bonne volonté), le sociologue peut alors bénéficier d’une place qui favorise la réflexivité et les confidences des acteurs qui ont à coeur de faire comprendre leur point de vue, mais aussi de profiter d’une oreille attentive et apparemment bienveillante pour réfléchir sur leur parcours, leurs expériences et leurs attentes. Cela permet ainsi la compréhension et la conceptualisation des affects observés et discutés (entre acteurs ou avec l’enquêteur) avec plus de distance que pour un membre à part entière du groupe.

Le travail de distanciation se fait également lors de la passation d’entretiens semi-structurés avec les personnes observées. Cela me fait par exemple me rendre compte que certains événements qui m’ont marqué en tant qu’observateur occasionnel ont été purement et simplement oubliés quelques semaines plus tard par les policiers avec qui je les avais vécus. Cet oubli sélectif concerne le plus souvent des situations routinières et peu prestigieuses. L’entretien permet donc de mieux connaître les logiques de catégorisation et de reconstruction des expériences émotionnelles, de reconstruction des situations en lien avec l’identité professionnelle valorisée. Les « beaux coups », les opérations réussies, seront remémorés des années après tandis que les actions plus banales (mais omniprésentes dans le quotidien des policiers en police-secours) seront oubliées en quelques semaines. Cela illustre la façon dont la coloration affective des séquences d’activités participe à la régulation des émotions et à la mémorisation affective. Cette notion de coloration affective, qui fait sens à la fois dans les sciences naturelles et cognitives et dans les sciences sociales, sert ainsi à illustrer la complémentarité possible des méthodes de recherche.

Une notion frontière qui suppose des méthodes hétérogènes

La notion de coloration émotionnelle ou affective, si elle est abordée en tant qu’activité collective directement observable et discutée en entretien, enrichit la compréhension des formes de régulation sociale des émotions. La coloration émotionnelle ou affective ne se confond pas avec la théorie de l’évaluation cognitive (ou appraisal) selon laquelle un événement ou une situation ne déclenche une émotion qu’en fonction de l’évaluation qu’en fait l’individu (Lazarus, 1966) : est-ce positif, négatif ou neutre pour moi? Suis-je capable d’y faire face? Dans quelles mesures suis-je affecté? Cette approche s’intéresse à la signification personnelle que les individus attribuent à la situation en fonction de l’évaluation qu’ils font de leurs ressources et de critères qui leur sont propres (Grandjean & Scherer, 2009). La psychologie cognitive a mis en avant le rôle de médiation entre la situation et les réactions corporelles des perceptions individuelles liées à la personnalité ou au style de coping. De même, pour Gross (2002), la régulation émotionnelle est le processus par lequel l’individu tente d’influencer la nature de ses émotions, le moment et la façon dont il en fait l’expérience et l’exprime. Après l’événement émotionnel, cela se fait par la réévaluation cognitive (par exemple minimiser l’importance, pour soi, de la situation à l’origine des affects) et la suppression (inhibition de l’expression des émotions). Dans tous les cas, cette régulation reste individuelle et centrée sur le soi et non sur le collectif.

À ce titre, la coloration émotionnelle pourrait plutôt être rapprochée de l’idée de partage social des émotions défendues par Rimé (2009), non pas pour épancher un trop-plein émotionnel, mais pour rechercher l’élaboration d’un sens partagé. Toutefois, il s’agit d’aller un petit peu plus loin en abordant la façon dont cette élaboration collective participe de la construction d’une mémoire émotionnelle en phase avec les objectifs et les valeurs du groupe. De même, la coloration affective peut être vue comme une forme de travail émotionnel, complémentaire de celui étudié par Hochschild (1983). Il ne s’agit plus seulement pour les professionnels de chercher à performer certaines émotions ou d’en susciter chez les personnes dont ils ont la charge, mais de travailler sur les processus émotionnels afin d’en modifier (ou non) la signification et la portée.

La notion de coloration émotionnelle a été développée par LeDoux (1991), psychologue et neuroscientifique américain. Pour lui, les émotions sont reconstruites à travers le filtre de la mémoire affective, filtre qui structure les processus cognitifs de perception et de représentation des affects. Il existerait deux processus distincts par lesquels les stimuli sont encodés par les individus : l’association et la délibération. L’association est plus rapide et infraconsciente : les circuits neuronaux formés par l’ensemble des expériences passées conduisent le système nerveux à associer une situation quelconque à telle ou telle expérience émotionnelle. La délibération est un processus cognitif moins rapide qui fait usage de codages sociaux tels que les représentations sociales, les catégories du langage ou l’échange avec autrui. Dans les deux cas, la notion de coloration affective éclaire les processus de construction collective de la valence (positive, négative ou neutre) et de l’importance vécue des situations.

La coloration affective joue un rôle dans les processus de mémorisation. Ainsi, pour Cosmides et Tooby (2000), les émotions contribuent à imposer une certaine vision du monde, à modifier les seuils perceptifs, à filtrer l’information de notre environnement, mais aussi à conserver certains souvenirs ou à faciliter la mémorisation. Donner une coloration affective aux événements favorise l’apprentissage. D’après le neuroscientifique Jaak Panksepp (cité dans Mermillod et al., 2012), les informations émotionnelles, une fois traitées par nos différents systèmes sensoriels, seraient capables de pénétrer les structures cognitives de haut niveau afin de les colorer émotionnellement et de modifier ainsi les choix comportementaux, les croyances ou les souvenirs.

La coloration émotionnelle est donc ce qui permettrait de graver de façon particulière les souvenirs (douloureux ou heureux) dans la mémoire. Cohen-Salmon et Galland (2004) prennent l’exemple de la mère qui console son enfant pour éviter que le souvenir soit trop négatif.

« Oh oui, mon chéri, comme tu dois avoir mal », dit la maman à son enfant qui s’est blessé au cours d’un jeu. Elle ne lui donne ni paracétamol ni morphine, mais elle partage et console, et l’enfant repart content vers ses activités. La douleur n’a pas disparu pour autant. Sa coloration émotionnelle a changé grâce à l’intervention maternelle

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Les notions de coloration affective ou de coloration émotionnelle des situations ont ainsi intéressé la psychologie et les neurosciences pour l’étude du cadrage des expériences vécues et de la mémoire émotionnelle. Cette dernière oriente ensuite les choix et attitudes futures. Par exemple, un enfant attaqué par un chien peut en conserver des séquelles psychiques plus ou moins fortes en fonction de la façon dont les adultes qui l’entouraient ont vécu, défini et partagé émotionnellement la situation avec lui.

Les sociologues du travail évoquent quant à eux la notion de coloration émotionnelle dans un sens un peu différent, comme ce qui caractériserait plus ou moins chaque métier et participerait de la culture professionnelle, toujours redéfinie et reconstruite, du groupe. Ainsi, Fortino et al. (2015) parle de la coloration émotionnelle des différents métiers qui révèle les valeurs spécifiques qui soudent ou divisent les professionnels. La tonalité affective, l’ambiance, les relations, que le collectif construit au jour le jour (et plus encore à l’issue des épisodes potentiellement traumatiques) résultent d’un travail émotionnel collectif et continu qui contribue à déterminer la valence des situations et des événements. Ce travail émotionnel peut être observé lors de discussions informelles au bureau, lors de phases collectives ou rituelles (échanges à la machine à café, réunions, pots, briefings et débriefings, jeux et plaisanteries, etc.).

Cela éclaire la façon dont les émotions partagées participent de formes de résilience ou de coping collectifs (Loriol, 2016). Des travaux de Durkheim (1912/1987) sur la notion de force sociale à ceux plus récents de Rosa (2018) sur la résonance, transparaît l’intuition d’un lien fort entre les émotions collectives, les normes et les institutions sociales et le bien-être ou le mal-être sous ses différentes formes. Pour Petit et Dugué (2013), l’engagement subjectif au travail permet à l’opérateur de donner du sens à son action, une coloration émotionnelle positive à ses efforts, ainsi qu’au résultat de son travail. Cette notion favorise ainsi un dialogue interdisciplinaire.

Deux exemples de colorations affectives lors d’observations in situ suivies d’entretiens

Les deux enquêtes qualitatives collectives (observations et entretiens) déjà évoquées – une recherche sur la police et une étude sur les diplomates – m’ont confronté à la question de la gestion collective des émotions et du travail émotionnel.

Un premier exemple du rôle de l’ambiance émotionnelle et affective dans la coloration positive d’événements a priori négatifs pourrait être le souvenir positif de situations de guerre rapporté par plusieurs des diplomates interrogés (Piotet et al., 2013). Parmi les questions que je pose systématiquement en entretien figure la demande de raconter le meilleur souvenir professionnel. J’ai eu la surprise d’entendre évoquer par plusieurs diplomates interrogés les cas de pays en crise, en guerre civile, ou ayant subi des catastrophes naturelles et dans lesquels les ambassades se sont trouvées au coeur de la tourmente. Même si ces situations peuvent être émotionnellement éprouvantes, elles sont néanmoins perçues et vécues comme des moments d’exception permettant de s’éprouver et de faire ses preuves, d’être utile, de remplir sa mission avec des objectifs valorisants. Par exemple, le rôle de médiation symbolise l’efficacité du diplomate tandis que la protection des nationaux évoque la solidarité avec « les siens ». L’évacuation des Français de Côte d’Ivoire en 2002 ou du Liban en 2006, par exemple, a donné lieu à un travail intense, mais raconté avec émotion par les agents qui l’ont vécue. Des catastrophes naturelles comme des tsunamis, des tremblements de terre ou des cyclones peuvent être l’occasion d’exprimer la solidarité internationale.

Les contraintes objectives sont ainsi parfois contre-balancées par l’intérêt, voire le plaisir pris au travail, quand l’activité donne le sentiment d’être dans l’action, la « vraie vie » :

Moi les trois ans dans cette capitale africaine, réputée difficile, ce sont les trois années où je me suis éclaté à mon boulot. On a été bombardé, toutes les fenêtres qui sautent, on avait les gardes du corps, c’était la guerre civile, on faisait des médiations, on retrouvait la nuit les rebelles et le gouvernement en terrain neutre à l’archevêché… Quand on fait ce boulot de diplomate, c’est ce qu’il y a de plus noble, la médiation pour la paix, la gestion de conflits. Et puis il y a tout le côté de la vraie vie, la forêt, les pygmées, les campagnes électorales, on voit les gens, les députés, les ministres, il faut voir ce qu’il y a derrière, rentrer dans la famille, les maisons, les villages… ce sont des trucs très forts

diplomate

Le sentiment d’être au centre de l’Histoire, de vivre ensemble des moments exceptionnels, produit une exaltation qui fait oublier les difficultés matérielles et les dangers.

Dans les situations de danger ou d’urgence, les hiérarchies semblent atténuées, les rapports humains apparaissent plus authentiques et moins distants (Peneff, 1992), les activités se vivent plus intensément (Loriol, 2011). Cela contribue à enchanter, après-coup, certaines situations :

Moi j’ai vraiment de bons souvenirs de mon premier poste au Congo. Bon c’était très marquant à cause de la guerre civile qui a eu lieu à l’époque, mais ça a été très formateur pour la suite. On passait des nuits dans l’ambassade parce qu’on pouvait plus sortir à cause des combats. On avait aussi des conditions de vie assez extrêmes avec des approvisionnements difficiles. Parfois on avait même plus d’eau et d’électricité. Mais tout ça, c’est très formateur pour la suite. […] Et puis dans des postes sensibles comme à Islamabad ou à Brazzaville les relations interpersonnelles dans l’ambassade sont très différentes [de] celles qu’on peut trouver dans un pays tranquille. L’ambiance est excellente, les gens sont soudés. Là-bas on partageait presque tout, l’eau et le vin notamment (rires)

adjoint administratif

C’est la conjonction d’un bon esprit d’équipe, de supérieurs stimulants, de situations où l’agent peut utiliser et développer ses compétences tout en étant reconnu pour cela qui garantit une coloration positive des situations :

Je me suis retrouvé propulsé consul au Nigeria. J’y suis resté quatre ans et c’était génial. L’équipe était très sympa et j’ai eu deux ambassadeurs géniaux. Oui, l’équipe là-bas était vraiment géniale. Au Nigeria, j’ai tout appris en matière de pays de merde, c’est un pays de tarés. Mais ma femme travaillait à l’ambassade, je n’avais pas d’enfant, alors je n’avais pas la trouille même si c’était difficile. D’ailleurs c’est là-bas que j’ai tout appris aussi en matière de sécurité. C’est vraiment le pays le plus bordélique que je n’ai jamais fait et je crois que ça aurait manqué à ma carrière si je n’avais pas connu ça. Mais pour moi ça reste une période géniale. J’ai tout appris dans le boulot. Et pour le reste, c’était une alchimie rare entre une situation locale particulière et des gens géniaux

consul adjoint, chef de chancellerie

Cette « alchimie rare » est en fait une situation d’émulation mutuelle, de relations détendues et simplifiées du fait de la poursuite d’un but commun évident, qui contraste avec les relations sociales formalisées et hiérarchiques observées au Quai d’Orsay ou dans les postes plus calmes. Des émotions négatives comme la peur peuvent alors prendre une autre coloration émotionnelle du fait de cette ambiance collective.

La coloration émotionnelle des situations ne se limite pas au seul moment de l’événement, elle peut aussi se cristalliser a posteriori. Mes observations auprès des brigades de police-secours illustrent cette idée. Je prendrai notamment l’exemple de deux petits accidents de la route vécus avec les policiers.

Le premier a eu lieu alors que j’étais à bord d’un vieux car de police-secours avec deux ADS à qui on avait demandé d’aller chercher en fin de journée les policiers de permanence au tribunal distant d’une vingtaine de kilomètres. La journée avait été morose pour les deux ADS, avec des activités frustrantes et inabouties. Déjà énervés, ils se trouvaient pris dans les embouteillages sur l’autoroute. Pour y échapper, et aussi évacuer les tensions de la journée, le conducteur décida de mettre le deux-tons et d’emprunter à grande vitesse la bande d’arrêt d’urgence. Toutefois, à une sortie, il arriva trop rapidement et du fait des voitures à l’arrêt, il ne put éviter un élément de signalisation qu’il heurta avec le flanc du véhicule. L’autre ADS, une jeune fille d’origine maghrébine qui faisait beaucoup d’efforts pour se faire accepter, ne dit rien et ne montra pas de peur. Les gardiens de la paix récupérés peu de temps après au tribunal prirent l’affaire à la rigolade. L’ADS qui était au volant fut perçu comme « pas très malin » (il aurait raté deux fois le concours de gardien de la paix, malgré un père policier) et les policiers le félicitèrent comme s’il avait fait exprès d’abîmer un car de police ancien et peu confortable que tout le monde souhaitait voir mis à la réforme. La tonalité affective qui a entouré cet incident était donc plutôt à la rigolade (l’histoire a été colportée pendant quelques jours dans le commissariat), ce qui dédramatisa l’accident et les risques pris.

Le second accident, pourtant d’une gravité similaire, a été vécu de façon tout à fait différente. Peu de temps après la prise de poste du matin, un appel fut reçu pour « collègue en difficulté » (c’est-à-dire un policier blessé ou agressé) dans la ville voisine. L’équipage partit très vite pour ce genre de situation. Arrivés dans la ville en question, nous dûmes traverser une série de ronds-points. Comme il avait plu très fort dans la nuit, la chaussée était partiellement inondée. Prenant un des ronds-points trop vite, le véhicule fit un aquaplaning et vint heurter violemment le trottoir. Dans le feu de l’action, nous repartîmes pour arriver sur les lieux indiqués par l’appel. Il y avait déjà de nombreux véhicules de police de différents types (voiture de patrouille, de Brigade anti-criminalité, car de CRS[1]…). Les policiers partirent à la recherche du collègue en difficulté, mais sans le trouver. Au bout d’un moment, nous apprîmes que « la salle » (le service qui répartit les appels à la préfecture) avait commis une erreur : l’agression avait eu lieu dans l’autre gare RER[2] de la ville (qui a pourtant meilleure réputation). En allant travailler le matin, un policier pas encore en service avait été témoin d’une tentative de braquage au couteau de la boulangerie-pâtisserie de la gare. Il avait été blessé en procédant à l’interpellation et avait dû maîtriser seul l’agresseur avant que ses collègues comprennent la méprise. En repartant vers le commissariat (et en repassant par le même chemin), les policiers revinrent sur l’accident. Pour la première fois, dans toutes mes observations de policiers, je vis la peur s’exprimer ouvertement (verbalement et dans le langage corporel) : « On aurait pu y passer », déclara l’un. « Il y a plus de morts chez nous avec les accidents de la circulation, que tués par des voyous », rappela un autre. La coloration émotionnelle était reconstruite ici de façon très différente du premier cas. Il est en effet difficile de donner un sens positif ou amusant à l’histoire : des risques ont été pris pour rien, un collègue blessé n’a pas pu être aidé; dans la confusion générale, les collègues de la ville voisine n’ont pas semblé s’être aperçus des renforts reçus (« ils ne nous ont même pas remerciés d’être venus si vite »).

Dans le premier cas, la peur qui aurait pu être ressentie (et que j’ai personnellement éprouvée sur le moment) a été recouverte par la tonalité humoristique donnée par la suite. Au contraire, dans le deuxième cas, la gravité des échanges entre les policiers inscrit dans la mémoire émotionnelle du groupe l’aversion pour les prises de risques inutiles et non reconnues. L’observation in situ a permis dans ces deux cas de replacer chaque événement dans son contexte et dans le déroulement de la journée afin de mieux comprendre l’état d’esprit des protagonistes, la valeur attachée aux activités réalisées, les réactions des agents après-coup et les effets à moyen terme sur la valence des émotions ressenties et la mémorisation affective des événements.

Coloration affective et mémorisation collective

L’encryptage des souvenirs est en lien avec sa coloration émotionnelle, car la mémoire consolidée par les sentiments éprouvés en commun (Boissieras & Jomand-Baudry, 2019). Les observations puis les entretiens auprès de policiers ont montré que les souvenirs et expériences étaient généralement, au moins dans les brigades où il y a une bonne ambiance et de la coopération, retravaillés et ressassés après-coup. Il s’agit de revenir sur ce qui s’est bien ou mal passé, de façon à préparer le collectif pour les interventions futures. Les observations montrent que les anciens utilisent souvent des exemples vécus ensemble pour justifier certaines règles ou pratiques professionnelles. Le rôle pédagogique des anecdotes et autres histoires édifiantes est d’ailleurs souligné par différents travaux de sociologie policière (Holdaway, 1983; Loriol, 2012). Ce travail a pour effet de favoriser la construction de répertoires collectifs et partagés. Les émotions positives ou négatives vécues en commun renforcent la mémorisation et l’intériorisation des hiérarchies de valeurs et catégories d’action policières. Cette observation fait écho aux travaux sur la mémoire transactive comme support à une coopération efficace et sans concertation préalable nécessaire des policiers faisant face à une situation potentiellement difficile.

Pour Wegner et al. (1985), les psychologues qui ont proposé cette notion de mémoire transactive, nous n’avons ni les capacités ni le besoin de nous souvenir de tout, car il existe de nombreux supports matériels (répertoires, agendas, atlas, encyclopédies…) ou sociaux (proches, spécialistes) pour nous suppléer. Les apprentissages se font d’ailleurs mieux en groupe ou en couple. Dans une de ses expériences, il demande à des couples de lire des listes de définitions de mots rares puis, une fois la liste retirée, de restituer le plus possible de ces définitions. Les personnes appariées avec leur partenaire habituel obtiennent de meilleurs scores que celles qui s’en sont vu attribuer un au hasard. Pour Wegner, le collectif, quand il est construit sur des émotions et des repères intimes partagés, possède une sorte de mémoire collective, construite en commun, qui facilite le stockage et la restitution des données. L’habitude de discuter ensemble des petits événements de la vie, de leur donner ensemble du sens et une certaine coloration émotionnelle joue un rôle important dans la capacité à trier et à mémoriser les informations. C’est pourquoi, explique Wegner, le divorce (ou, sur un autre registre, la perte d’emploi) plonge d’autant plus les gens dans le désarroi, leur donne le sentiment de perdre une partie de leur esprit personnel.

Les relations de travail sont encore plus complexes, ambivalentes et contingentes que les relations de couple. Non seulement la relation n’est pas centrée sur une dyade, mais elle est plus encore que le couple traversée par des enjeux économiques, sociaux et professionnels. C’est dans la relation à un objet de travail (un bien ou un service) et sa qualité que se construit la relation entre les personnes. Aucune expérience en laboratoire ne saurait rendre compte des aspérités et des particularités de l’activité ni des dynamiques de groupe toujours spécifiques et construites dans le temps. Plus les collectifs de travail sont stables, plus la confiance interpersonnelle peut s’installer et plus le groupe pourra donner du sens aux événements rencontrés, renforcer son identité, sa capacité à faire face aux situations de travail, ses stratégies défensives, et construire des répertoires d’action et des souvenirs partagés (Loriol, 2012).

Ayant réalisé de nombreuses observations de brigades de police-secours puis, quelques semaines après, des entretiens avec les mêmes policiers, j’ai été frappé par le mécanisme de mémoire sélective : des événements vécus ensemble avaient été oubliés, tandis que des histoires plus anciennes étaient régulièrement rappelées. Le filtre semblait lié à la signification des situations dans le cadre de ce qui était perçu comme du « vrai » travail policier. Les événements oubliés étaient surtout liés à des situations banales et courantes du travail de police-secours : différends de voisinage ou familiaux, contrôles routiers, etc. Ces situations donnent une image peu prestigieuse du travail de la brigade et sont noyées dans un désintérêt poli et distant de la part des policiers qui refusent généralement de s’y impliquer émotionnellement. Ils ont une charge affective faible et les jeunes collègues qui s’y investissent trop peuvent être raillés par les autres. Il s’agit de créer une routine qui permette de ne pas trop souffrir de ces situations sans éclat, de cette version terne du métier.

On retrouve ce mécanisme avec les fausses alertes qui suscitent sur le moment des émotions, mais sont ensuite banalisées et oubliées. C’est le cas de deux suspicions de découverte de cadavre. La première, après l’ouverture de la porte par un serrurier, s’avéra être un sac poubelle oublié dont l’odeur avait inquiété les voisins. La seconde histoire est plus compliquée : la brigade de nuit fut appelée pour un jeune homme désorienté errant dans les rues et prononçant des paroles incompréhensibles. Quand ils trouvèrent ce jeune, les policiers se souvinrent avoir déjà eu affaire à lui. Ce jeune majeur catégorisé comme schizophrène avait été violent par le passé avec ses parents et sa grand-mère. Les policiers lui proposèrent de le ramener chez ses parents, ce qu’il refusa avec vigueur. De plus, ils ne parvinrent pas à joindre les parents. Le jeune leur expliqua que ses parents étaient partis dormir à l’hôtel, mais les hôtels de la ville, contactés, ne confirmèrent pas. Les policiers ramenèrent le jeune au domicile des parents où ils trouvèrent porte close. Ils demandèrent au jeune de l’ouvrir, mais celui-ci sembla paniqué et déclara ne pas avoir les clés. Les policiers se mirent alors à imaginer le pire et firent intervenir les pompiers pour s’introduire par une fenêtre ouverte. L’appartement était vide. Ce ne fut qu’au matin que l’on apprit que les parents étaient bien allés à l’hôtel (pour échapper à une crise de leur fils), mais dans une ville voisine. Quant au jeune, il était sorti faire une course en laissant ses clés à l’intérieur.

Dans les deux cas, les policiers observés avaient sur le moment montré des signes de fébrilité, voire d’angoisse (angoisse en partie liée au souvenir traumatique des personnes âgées trouvées mortes chez elles lors de la canicule de 2003). Mais dans les deux cas, une fois « l’affaire » terminée, un travail collectif de normalisation de la situation a pu être observé : rappel des nombreuses fausses alertes dont est émaillé le travail de police-secours, plaisanteries sur l’imagination accrue par l’ambiance des patrouilles de nuit, évocation d’autres histoires nocturnes, en apparence étranges, mais finalement banales. Le résultat est que ces épisodes semblent ne pas avoir marqué la mémoire émotionnelle des policiers.

À l’inverse, certains « beaux coups » du commissariat, bien qu’ils se soient déroulés plusieurs années avant l’enquête, sont régulièrement évoqués en entretien et contribuent à définir ce que doit être le beau travail policier. Dans le même commissariat que celui évoqué précédemment, trois moments ont été rappelés dans différents entretiens : le démantèlement d’un réseau de trafiquants de drogues, celui d’un réseau de proxénétisme et l’arrestation d’un délinquant sexuel (en l’occurrence un « toucheur de poitrines féminines »). D’après les récits, il s’agissait d’actions collectives qui avaient suscité une implication forte de tous les policiers (y compris la hiérarchie) et avaient donné lieu à une forte reconnaissance du commissaire de l’époque qui avait voulu « marquer le coup » et fêter les réussites du commissariat.

Dans ces différents exemples, un travail collectif en fin de séquence avait mené à conditionner – soit dans le sens de l’oubli, soit dans celui de l’inscription au sein de la mémoire collective – les souvenirs des policiers et la façon dont ces souvenirs pourraient peser sur les situations à venir ainsi que l’attention et l’implication qu’il conviendrait de leur accorder. Seuls une observation prolongée et des entretiens approfondis (pour les épisodes antérieurs à l’observation) permettent d’accéder à la connaissance d’exemples de ce type.

Conclusion

L’exemple de l’étude qualitative de formes collectives de coloration émotionnelle illustre la possibilité d’un dialogue renouvelé entre sociologie, psychologie et neurophysiologie; un dialogue surtout entre les méthodologies et les épistémologies différentes qui sous-tendent ces disciplines. Entre le risque de « biologisme » (tout se résume à des connexions neuronales) et de « sociologisme » (tout n’est que consensus et conflits entre acteurs ou forces sociales), il existe de la place pour des échanges fructueux. Mais il faut pour cela que les méthodes des uns et des autres, leurs façons d’administrer la preuve et de construire leur objet soient mutuellement comprises.

Les sciences de la vie ont abordé les émotions avec un souci de rigueur et d’objectivation. Ce faisant, ces disciplines ont parfois privilégié la sophistication des méthodes aux détriment d’une analyse épistémologique critique : comment peut-on connaître, délimiter et caractériser les émotions? Comment comprendre leur mise en forme spécifique en contexte? De cette volonté de rigueur et d’objectivation peut résulter une ontologie des affects plutôt réifiante (ce sont d’abord des phénomènes internes objectivables qui précéderaient l’action et la réflexion) et une caractérisation du « social » limitée à quelques variables facilement opérationnalisables (Cordonnier, 2018).

Les sociologues ont proposé une ontologie constructiviste, moins facile à modéliser. D’après Bernard (2015), « pour les constructivistes, le lien sensation-émotion serait une convention culturelle, qui se déclinerait potentiellement dans toute la variété des mots qu’une langue peut mobiliser pour désigner les états affectifs » (p. 9). Ces conventions arbitraires expliqueraient pourquoi il ne peut y avoir d’universalité des émotions.

Afin d’éviter tout risque de « sociologisme », les approches extérieures à la sociologie aident à mieux comprendre comment collectivement, à travers les interactions quotidiennes et répétées, les situations et les affects sont plus ou moins régulés pour contribuer à ce que le groupe puisse faire face aux épreuves et maintenir son identité. En complément, l’observation en situation du travail collectif de coloration affective des épisodes émotionnels dans différents métiers illustre ces processus de socialisation et de construction des normes émotionnelles au quotidien. Sans atteindre la rigueur (coûteuse en matière de compréhension fine de la vie sociale) des essais contrôlés de l’evidence-based medicine, cette approche met au jour les formes différentes de régulation collective des émotions, sans avoir à les considérer comme des phénomènes définis a priori, mais en les abordant plutôt comme des processus collectifs ancrés dans les contextes d’action.

Cela suppose des observations répétées et de longue durée afin d’une part de se faire plus ou moins oublier et accepter des acteurs observés et d’autre part d’être socialisé a minima dans le groupe de travail pour saisir les enjeux des interactions et des formes de régulation sociale en cours. Des entretiens approfondis permettent de compléter les comptes-rendus des différentes façons de mettre en forme et gérer les émotions dans le travail et de susciter la réflexivité des salariés étudiés. Ce que cette méthode comporte comme risques de biais liés à la subjectivité mise en oeuvre est compensé par une plus grande pertinence et profondeur des observations et une démarche plus ouverte et heuristique.

Des notions forgées en dehors de la sociologie (comme celles de coloration affective ou de mémoire transactive) peuvent alors être reprises et adaptées à la réflexion sociologique afin de mieux comprendre comment collectivement, à travers les interactions quotidiennes et répétées, les situations et les affects sont plus ou moins régulés pour contribuer à ce que le groupe puisse faire face et maintenir son identité. Le collectif et les individus ne doivent pas être opposés comme deux entités distinctes et séparées puisqu’il n’existe pas de collectifs sans individus ni d’individus se définissant en dehors des collectifs. C’est la relation circulaire qui doit être étudiée de façon à comprendre comment les individus construisent un répertoire collectif d’expériences permettant l’adaptation aux incertitudes des situations de travail et comment le collectif contribue à colorer émotionnellement ou affectivement certaines expériences individuelles afin de rendre ce répertoire congruent avec l’identité que le groupe professionnel veut se donner et mettre en oeuvre.