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Introduction

Depuis les années 1970, et longtemps après les réflexions des précurseurs de la sociologie comme Durkheim (1894/1988), Weber (1921/1971), Elias (1939/2011) ou Mauss (1921), une pléthore de travaux en sciences humaines et sociales analyse la place des émotions dans la vie sociale (Hochschild, 1979, 1983; Kemper, 1978; Scheff, 1979). La sociologie générale et les sciences sociales plus globalement (Bernard, 2017; Fernandez et al., 2008, 2014; Rimé, 2009; Turner & Stets, 2005)[1], tout comme la sociologie du travail (Fortino et al., 2015; Jeantet, 2018; Loriol, 2010; Soares, 2002)[2] et la sociologie des migrations (Bastide, 2013; Boccagni & Baldassar, 2015; Vermot, 2017) ont oeuvré pour faire des émotions un objet d’étude légitime. Omniprésentes dans le travail des chercheurs et chercheuses, les émotions[3] ont pourtant gardé un statut de thème « refoulé » dans les écrits académiques pendant de nombreuses années (Laplantine, 2005; Waquet, 2019). Désormais, elles y prennent toute leur place et sont observées, discutées et analysées.

Tout travail engage des émotions de différentes natures, oscillant, selon les cas et selon les protagonistes, entre expressions de la colère, de l’humiliation, de la peur, de la rage, de la tristesse, du sentiment d’injustice, de la culpabilité, de l’indignation, du malaise ou de la fierté et du sentiment d’utilité. Le travail d’enquête auprès de réfugiés[4] comporte un « travail émotionnel » (Hochschild, 1983)[5] ou travail sentimental (sentimental work) (Strauss et al., 1982) particulièrement important et doté de caractéristiques spécifiques qu’il est judicieux d’analyser. L’objectif de cet article sera plus précisément d’étudier la place des émotions dans la relation d’enquête qui se noue entre une chercheuse, une femme blanche française d’origine étrangère, considérée tantôt comme une « autochtone étrangère » (sur le terrain français – le terrain proche), tantôt comme une « étrange autochtone »[6] (sur le terrain bulgare – le terrain lointain) et des réfugiés femmes et hommes, souvent racisés. Pour ce faire, j’analyserai des expériences de terrain dans une enquête ethnographique qui a porté sur les carrières professionnelles de réfugiés en France et en Bulgarie, et qui a été menée principalement par entretiens biographiques et observations in situ entre 2005 et 2010 (voir Encadré 1).

C’est au prisme de la relation d’enquête comme travail spécifique – l’enquête en tant qu’expérience ancrée de travail, faisant partie du métier des chercheurs en sciences humaines et sociales – que sera analysée la place occupée par les émotions, affects et sentiments dans l’enquête. Les émotions seront ainsi envisagées dans le travail d’enquête en tant qu’effets, outils et supports de l’action qui agissent sur la relation enquêtrice-enquêtés et sont agies par cette relation. Qu’elles puissent et doivent être envisagées ainsi, c’est ce que l’approche deweyenne des émotions conduit à penser. Dewey (1971) les considère tout à la fois dans une dimension « transactionnelle » (elles sont un mode de transaction, d’interaction entre l’organisme et son environnement) et dans une dimension pratique (on s’intéresse à ce qu’elles font et accomplissent). Je mettrai ici l’accent sur deux dimensions : le caractère situé des émotions, d’une part, et la structure dramaturgique des émotions dans le travail d’enquête, d’autre part. Le caractère situé des émotions signifie que lorsque les émotions se produisent dans l’action (relation d’enquête), elles s’expriment dans des moments de tension et anticipent de nouvelles actions. Le « travail des émotions » (Dewey, 2005)[8] intervient dans l’ajustement de l’interaction entre les chercheurs et les enquêtés et invite l’action à s’engager dans de nouvelles directions (Dewey, 2003). Elles ont également le pouvoir de stopper l’interaction. La structure dramaturgique (Quéré, 2018) des émotions, quant à elle, signifie que le travail d’enquête comporte un caractère d’intrigue, d’incertitude et des procédés de présentation de soi et de contrôle de l’information sociale (Goffman, 1975).

Dans ce qui suit, il s’agira donc de proposer une conception de l’enquête sociologique comme expérience ancrée dans laquelle la constitution émotionnelle de l’engagement joue un rôle important. Cette constitution émotionnelle sera entendue dans ses trois dimensions : 1) les émotions des acteurs rencontrés et la manière dont ils rendent compte de leurs expériences dans l’enquête; 2) les manières d’être affectée de la chercheuse et le processus de « se laisser affecter » (Favret-Saada, 1977, 1990) comme moyen d’accès aux émotions d’autrui; 3) les émotions et les affects qui renseignent les chercheurs sur leur propre rapport au terrain, sur leur place en tant que chercheurs, sur leur rapport à l’objet (Devereux, 1980) et sur leur manière de rendre compte de la réalité observée (Laplantine, 2005). Sur le terrain « miné » (Albera, 2001) des réfugiés, il est préjudiciable de faire l’économie des affects, d’une part parce que les émotions et affects des enquêtés sont saillants, d’autre part parce que la question de la place du chercheur ou de la chercheuse se pose de façon aiguë. La composition émotionnelle de l’enquête intervient dans le contenu aussi bien que dans la dynamique de cette dernière : dans l’expérience des enquêtés, dans l’expérience de l’enquêteur ou enquêtrice lorsqu’il ou elle tente de rendre compte de ce qui se passe dans l’enquête, et dans l’expérience comme moyen de s’orienter dans l’enquête et de résoudre les différents types de problèmes qui y surgissent (Dewey, 1967, 2003).

Dans une première partie, je présenterai la spécificité du terrain d’enquête comme terrain affecté. Les émotions ne jouent sans doute pas un rôle aussi important sur tous les terrains, et il est difficile de contester que sur un terrain marqué par la prégnance des expériences négatives, ne pas prêter attention aux émotions qui sont associées à ces expériences ne peut que porter préjudice à l’enquête. La deuxième partie portera sur les positions de l’enquêtrice et des enquêtés, ainsi que sur les problèmes qui en résultent pour le travail émotionnel. Je terminerai par une réflexion sur le partage social des émotions dans la relation d’enquête.

Un terrain affecté

Le terrain concerne l’expérience d’accès au travail en situation d’exil et le processus de remaniement identitaire des réfugiés dans deux sociétés européennes, la France et la Bulgarie. L’on rencontre sur ce terrain des situations d’épreuves sociales douloureuses plus souvent qu’heureuses, où l’objet même de la recherche pose la question de la souffrance sociale (Renault, 2008) des réfugiés. En perdant la possibilité de s’exprimer dans leur langue maternelle, certains réfugiés perdent la possibilité d’exercer leur métier ou celle d’exercer un travail qui correspond à leurs attentes. La continuité de la carrière professionnelle avant et pendant l’exil est rarement au rendez-vous. L’exil se compose ainsi de ruptures et de retournements profonds qui affectent l’image de soi des réfugiés de manière générale et qui les condamnent à un travail de deuil au regard de leurs anciens statuts professionnels et sociaux. L’exil rompt avec des appartenances, aussi bien sociales que professionnelles, qui contribuaient à la stabilité de l’expérience. Cette combinaison d’expériences sociales douloureuses (Sayad, 1999), et de fragilisation des ressources sociales et biographiques pour y faire face (Tcholakova, 2016a), s’accompagne de colère et de tristesse, de sentiment d’injustice et de désespoir, mais aussi de joie profonde quand les difficultés sont surmontées et que l’ensemble du parcours de migration semble reprendre son sens.

Sur un tel terrain[9], s’interdire de prendre les émotions pour objet revient à s’interdire de rendre compte adéquatement des trajectoires sociales et biographiques des enquêtés.

L’importance de l’établissement d’une relation de confiance ne tient plus alors seulement au fait que la confiance est la condition de toute relation d’enquête fructueuse, mais qu’elle est la condition de l’expression des émotions. Or le partage des émotions est le meilleur moyen de favoriser leur expression. Si ce terrain est un terrain chargé d’affects, c’est d’une part parce que l’on me relatait des expériences, le plus souvent douloureuses, mais parfois heureuses – quand par exemple les enquêtés me relataient la joie qu’ils avaient ressentie quand l’un des membres de leur famille avait réussi à les rejoindre dans l’exil. Partager des émotions relatées favorise la relation de confiance. D’autre part, si ce terrain est un terrain chargé d’affects, c’est parce qu’en suivant les enquêtés sur le terrain, l’occasion est donnée de partager également des émotions vécues au présent, et non pas seulement des émotions accompagnant un récit concernant le passé. De nouveau, ce partage d’émotions peut concerner aussi bien des expériences positives que négatives, et de nouveau cela joue un rôle dans la relation de confiance. Il faut donc distinguer deux dimensions des émotions dans la relation d’enquête : celle de « se laisser affecter » par un récit d’expérience relatée, chargée d’émotions, et celle de « partager » une expérience chargée d’émotions. Mais il peut y avoir différentes interactions entre ces deux dimensions, car l’une et l’autre contribuent à l’établissement d’une relation de confiance qui permet plus facilement d’exprimer des affects dans le récit ou dans l’interaction sur le terrain.

La confiance instaurée et les émotions partagées pendant plusieurs mois, voire des années, ont par exemple caractérisé la relation d’enquête que j’avais avec une famille de réfugiés russes sur le terrain français. Je les ai rencontrés dans la région lyonnaise alors qu’ils étaient encore demandeurs d’asile et j’ai noué une relation de confiance sur le long cours, tout d’abord en entretien, et ensuite en pénétrant leur cercle amical. Je suis ainsi devenue le témoin direct de leurs tristesses, de leurs colères et de leurs joies. J’ai pu partager avec eux la tristesse d’avoir reçu un premier rejet de leur demande d’asile, la joie qui fut la leur d’obtenir le statut de réfugiés, après une longue attente et des moments d’angoisse, la fierté de voir leurs enfants réussir à l’école. J’ai pu partager aussi la peur de devoir écrire un curriculum vitae et une lettre de motivation pour trouver un travail. Je les ai aidés pour les rédiger, je les ai mis en forme. Et j’ai pu partager des années plus tard la joie d’Olga[10], experte-comptable russe, de pouvoir enfin occuper un poste proche de son expérience professionnelle passée, le poste d’aide-comptable.

La question se pose alors de savoir quelle forme la relation d’enquête doit prendre pour que la dimension émotionnelle de l’expérience des enquêtés soit non seulement prise en compte, mais aussi exprimée le mieux possible. C’est avec Hanane, une femme réfugiée libanaise, que j’ai été conduite à expérimenter une manière de répondre à cette question. Elle écrivait des poèmes en français et rêvait de les voir publier un jour. Or ces poèmes portaient sur ses expériences de l’exil et donnaient une large place à ses propres émotions. Dans le cadre d’un programme de recherche sur l’expérience des femmes migrantes, nous avons, une collègue bulgare et moi, décidé de publier conjointement les poèmes d’Hanane et un portrait réalisé à partir des entretiens biographiques que j’avais réalisés avec elle. Nous avons travaillé ensemble pour publier un livre bilingue, dans lequel j’ai traduit ses écrits en bulgare et proposé un portrait à partir de son récit de vie. De même que le partage des émotions avait constitué l’une des conditions de ce projet, de même cette forme originale de restitution de l’expérience donnait toute sa place à sa dimension émotionnelle.

La spécificité d’une relation d’enquête donnant toute sa place au partage d’émotions tient au fait qu’elle suppose que les chercheurs acceptent non seulement de se « laisser affecter » par les émotions des enquêtés, mais aussi qu’ils leur expriment les émotions ainsi suscitées chez eux. J’ai perçu dès le début du travail de terrain tout l’intérêt de ce type d’expression des affects de l’enquêteur ou enquêtrice.

Lors d’une situation d’observation dans la salle d’attente d’un dispositif d’accompagnement associatif pendant la permanence d’accueil, j’assiste à deux scènes. Une première lors de laquelle un réfugié vient rencontrer une actrice socio-économique pour lui demander de l’aide pour le paiement de son loyer. Le ton monte rapidement. C’est un homme jeune, originaire de Somalie, qui vient de louer une chambre dans un appartement, mais n’a pas de contrat de location et qui dit être fatigué, à bout de souffle et demande de l’aide. En face de lui, une actrice socio-économique tente d’expliquer en anglais qu’il ne va pas recevoir d’aide financière, puisqu’il n’a pas de contrat de location et qu’il n’est pas inscrit dans le programme d’intégration, car il ne suit pas le cours de bulgare obligatoire. Le réfugié commence à crier. L’actrice socio-économique aussi. Il s’en va furieux et elle se tourne vers moi en parlant de lui « pauvre âme malheureuse incapable de comprendre ». Elle le traite également d’« idiot ». Plus tard, un autre réfugié arrive et cherche la même actrice socio-économique qui devait lui donner un document dont il avait besoin d’urgence. Il s’agit d’un document administratif pour pouvoir faire des démarches d’inscription auprès d’un bureau d’aides sociales. Il avait prévenu par téléphone de sa venue et on lui avait dit que le document était prêt et lui serait donné à son arrivée. Il attend, il demande à la voir à plusieurs reprises. Elle vient, discute avec lui, retourne dans son bureau, demande à sa collègue où cette dernière a mis le document. Le document n’est pas trouvé, l’actrice socio-économique ne revient plus dans la salle d’attente. Elle reste cachée, enfermée dans son bureau à clé, jusqu’à ce que le réfugié décide de partir, lui aussi furieux

Note de la chercheuse

Cette vignette d’observation réalisée dans une association d’aide aux réfugiés à Sofia, en 2007, décrit le contexte général de l’enquête menée sur le terrain bulgare. La colère ressentie par deux réfugiés marque leur expérience dans une situation d’interaction avec une actrice de l’accompagnement, une émotion que j’ai aussi ressentie. C’est chargée de colère et de frustration que je suis partie rencontrer Hanane, qui était devenue depuis un an mon « informatrice » privilégiée sur le terrain bulgare. Nous nous sommes installées dans la cuisine de son appartement dans un quartier éloigné du centre-ville sofiote pour prolonger un entretien biographique commencé il y a deux semaines plus tôt. Marquée par la scène que je viens de décrire plus haut, j’essayais de comprendre ce qui venait de se passer. Sans dévoiler les détails des situations auxquelles je venais d’assister, je lui demandais un éclaircissement. Elle ne semblait pas étonnée par le fait qu’un réfugié ait dû quitter la salle d’attente sans obtenir le document qu’il était venu chercher. Néanmoins, l’expérience décrite de la colère des réfugiés et la mienne l’ont mise, elle aussi, en colère.

Tu sais qu’il va venir trente-six mille fois ce gars-là (d’un ton très révolté) payer à chaque fois trois leva de transport, ah, parce qu’automatiquement il ne doit pas habiter en ville, ah. Et il va venir plusieurs fois pour qu’on lui donne ce document. Pff. Le docteur qui était là, le réfugié venait plusieurs fois pour une petite signature. Ah, j’ai dit des trucs, j’avais juré de ne plus rien dire [ …] Mais, tu dois savoir […] Oui, comme je t’ai dit, un immigrant n’a pas beaucoup de problèmes, mais le réfugié qui vient, qui par tous les moyens fait son possible pour prendre un appartement : il paye la caution, il paye le dépôt quoi, il paye l’agence, il déménage dans cet appartement. La propriétaire fait sa petite maline devant lui, tu vois, et du jour au lendemain elle vient et lui dit : « Vous êtes indésirables, foutez le camp. » J’en connais qui ont eu 15 jours de délai! (elle insiste) Et ça, j’en ai discuté dans des séminaires et je leur ai dit que le seul moyen […] est que vous louiez des maisons dans du mauvais état, que vous les retapiez […] Mais c’est pas seulement le fait que voilà ils sortent de l’agence, comme elles me disent à chaque fois : « On leur paye un loyer ». Mais je dis : « Mais c’est pas ça le problème, le problème c’est qu’ils doivent connaître le pays » […] Mais c’est comme ça que cela doit se faire. Pas jeter les gens dehors, « allez, trouvez un appartement ». Tu vois un noir arriver chez une Bulgare et lui dire « je veux, il y a un appartement à louer, je veux le louer ». Elle va lui dire « viens »? Jamais! Elle va avoir peur de lui et elle va refuser. […] Alors après quand ils disent qu’ils aident. C’est pas vrai! C’est pas vrai! (hausse la voix). Ils mentent. Ce sont des menteurs! Ce sont pff, ce sont des minables […] Et ces gens-là, on ne les regarde pas, on ne les connaît pas! […] Tu sais que quand ils vont à […] Quand ils se font engueuler par V ou par S[11] pour des trucs, mon Dieu, bénins, tu vois (silence, visage en colère, les mains qui déchirent un bout de papier en mille morceaux). Par exemple, celles qui ont un enfant et vont pour toucher leurs 15 leva par mois[12], elles se font engueuler ou se font renvoyer par « une autre fois ».

Hanane, femme, de 65 ans, chef d’entreprise au Liban, en formation professionnelle en Bulgarie

Ma colère, et la colère dont elle avait permis chez elle l’expression, m’avaient donné accès à des jugements de valeur (« minables ») qu’elle n’aurait sans doute pas exprimés, ou pas exprimés ainsi, dans un autre contexte émotionnel. Loin d’être des jugements déformés par l’émotion, informant seulement sur la subjectivité de celle qui les énonce et non pas sur l’objet de l’énonciation, ces jugements exprimaient les émotions ressenties et tues par Hanane dans ses interactions avec les acteurs de l’accompagnement. C’est donc à une dimension constitutive de ces interactions que nos colères m’avaient donné accès. Me « laisser affecter » (Favret-Saada, 1977, 1990) par la colère d’autrui et avoir exprimé la mienne avait produit des effets sur la relation d’enquête et avait rendu possible une meilleure connaissance de mon terrain.

Les positions d’enquêtrice et d’enquêtés affectés

Le travail de terrain passe par la construction d’un cadre de l’enquête au double sens d’un ensemble de règles d’interaction et d’engagement dans l’interaction (Goffman, 1991). Dans le processus de coconstruction, de même que de confirmation, de ces engagements, les composantes émotionnelles de l’expérience sont déterminantes. J’ai déjà mentionné que l’établissement d’une relation de confiance était l’une des conditions de l’établissement d’une relation d’enquête fructueuse. Qui plus est, les composantes affectives de la dimension informelle de l’interaction jouent également un rôle déterminant dans le déroulement de la relation d’enquête : le ton de la voix au téléphone, la modalité de présentation de soi dans l’interaction en face à face, l’empathie éprouvée et manifestée lorsque l’entretien fait surgir des émotions, etc.

Sur le terrain, ces caractéristiques générales du rapport entre relation d’enquête et émotions prenaient une configuration particulière liée aux places spécifiques occupées par l’enquêtrice que j’étais et mes enquêtés. Ces places définissaient une quadruple rupture avec le terrain ethnographique « classique » (Albert, 1997)[13] et impliquaient des difficultés spécifiques aussi bien dans la construction du cadre de l’enquête que dans le développement du processus de l’enquête.

Une première rupture tient au fait que les enquêtés ne sont pas autochtones, ce qui signifie notamment qu’ils ne parlent pas nécessairement leur langue maternelle sur le terrain d’observation, et que l’insécurité linguistique (Cammarota, 2001) n’est plus réservée seulement à l’enquêteur ou l’enquêtrice comme sur le terrain « classique ». Une deuxième rupture renvoie à l’insécurité sociale des enquêtés, ce qui signifie notamment qu’ils occupent des positions sociales plus instables que l’enquêteur ou enquêtrice contrairement au terrain « classique ». Une troisième rupture se traduit dans le fait que la personne qui enquête peut apparaître aux enquêtés comme une autochtone (ce qui fut ma situation sur mes terrains) alors qu’elle est étrangère sur le terrain « classique ». Une quatrième rupture tient au fait que dans le terrain classique, les enquêteurs apparaissent aux enquêtés comme difficilement situables au sein des hiérarchies sociales constitutives de la société étudiée, tandis que les enquêteurs s’efforcent de neutraliser les effets de racialisation dont ils pourraient être porteurs, et qu’ils sont par ailleurs censés considérer comme non problématique leur position genrée (Clair, 2016a). Au contraire, l’enquêtrice que j’étais était située par mes enquêtés au sein des différences de classe et de statuts sociaux, des rapports sociaux genrés et des processus de racialisation propres à la société d’accueil. Ces différences, ces rapports et ces processus, problématiques pour les réfugiés, constituaient l’une des dimensions marquantes de la relation d’enquête. Chacune de ces ruptures avec le terrain ethnographique classique implique des difficultés dans l’ajustement du cadre de l’enquête, et dans chacune d’elles, la composition émotionnelle des interactions relevant soit d’une dimension du problème, soit d’une ressource pour le résoudre, soit des deux à la fois.

Ma première rencontre avec la violence des rapports sociaux de classe et des processus de racialisation subis par les réfugiés s’est accompagnée de puissantes émotions qui agirent autant comme indicateurs de la difficulté de la relation d’enquête que comme facteurs de réorientation de mon enquête. Hanane m’avait donné la possibilité d’aller rencontrer des réfugiés somaliens qui vivaient dans le quartier Gorna Banya, situé au sud-ouest de la capitale. Elle avait organisé un rendez-vous dans la maison où vivaient à l’époque huit réfugiés somaliens (et au moins trois autres réfugiés africains). Nous étions accompagnées par deux réfugiés irakiens qui pouvaient nous aider pour la traduction en cas de besoin. J’ai rencontré les réfugiés somaliens qui partageaient tous les huit une chambre louée à prix d’or, dans une maison tenue par des marchands de sommeil sans scrupules.

Ce fut une rencontre très difficile du point de vue du « travail émotionnel » (Hochschild, 1983) qu’elle a nécessité dans la relation d’enquête. Il fut éprouvant pour moi de constater les conditions de vie extrêmement difficiles dans lesquelles pouvaient vivre des réfugiés, en plein hiver glacial, dans une seule chambre, sans chauffage, sans salle de bain et partageant les seules toilettes accessibles avec les occupants des autres chambres du premier étage de cette maison connue par les réfugiés à Sofia. Le constat des conditions matérielles d’existence des réfugiés, les expériences de racisme qu’ils relataient, leur malaise de m’accueillir dans ces conditions indignes a provoqué un profond malaise en moi. La colère qu’ils exprimaient à l’égard des acteurs institutionnels qui les laissaient vivre dans ces conditions alors qu’un programme national dit d’intégration existait et bénéficiait des fonds conséquents se doublait de la honte d’avoir tout perdu dans l’exil, y compris la dignité. J’ai ressenti un profond malaise d’être là, à observer, et une colère sourde d’impuissance quant au fonctionnement de cette société indécente (Margalit, 1999) dont j’étais originaire, et dont je parlais la langue, qui humilie celles et ceux qu’elle est censée accueillir. Je me suis sentie comme une « étrangère autochtone ». C’est un cas typique où les émotions ressenties par la chercheuse – le malaise et la honte – et les émotions ressenties par les réfugiés – la colère et la honte – demandent ou exigent un réajustement et invitent l’action à s’engager dans de nouvelles directions (Dewey, 2003). Le malaise et la honte de constater que malgré l’existence d’un programme dit d’intégration, des réfugiés sont laissés sans aide par les institutions bulgares et amenés à accepter des conditions de vie indignes; la colère qu’ils exprimaient par rapport à cette situation et la honte que je percevais de m’accueillir dans ces conditions demandaient un travail émotionnel de leur part et de la mienne. De quelle façon s’est-il réalisé? J’ai laissé les émotions s’exprimer dans un premier temps, le discours s’apparentait à une conversation à bâton rompu davantage qu’à une situation d’entretien ou d’observation « classique », avant de suivre un cours un peu plus apaisé. Les réfugiés avaient besoin de s’exprimer, de « crier » leur colère et leur honte, et je les ai écoutés. Ils avaient besoin de savoir de quelle façon le don de leur parole pouvait permettre un changement de leur situation. Je ne pouvais pas faire de promesses, je ne pouvais être que dans l’empathie, et préciser que le temps du travail de recherche est un temps long, mais que j’espérais qu’il permettrait de faire connaître au plus vite ce qui relevait de l’inacceptable.

La plupart de mes enquêtés étaient diplômés et avaient occupé des professions prestigieuses dans leur pays d’origine, tout en subissant brutalement un déclassement (Tcholakova, 2017) qui s’accompagnait d’une forte méfiance envers les acteurs de l’accompagnement des réfugiés, et de tout ce qui pouvait leur ressembler. J’en faisais partie. La méfiance que Régis, un réfugié rwandais de 33 ans rencontré à Lyon, a manifestée lors de mon premier contact téléphonique en témoigne. Son contact m’avait été communiqué par Angélique, une réfugiée rwandaise de 42 ans, mère célibataire que j’avais rencontrée quelques semaines auparavant dans sa chambre, dans un foyer de la banlieue lyonnaise. Régis ne comprenait pas pourquoi son amie Angélique m’avait communiqué précisément son numéro de téléphone « alors qu’il y avait tellement de réfugiés à Lyon ». « Vous ne faites pas partie du gouvernement ou d’une association? » était aussi une question qu’il m’a posée à plusieurs reprises. La méfiance venait, m’a-t-il expliqué plus tard, du fait que mon numéro de téléphone ressemblait à un numéro de téléphone d’une institution gouvernementale. Le ton de ma voix est resté calme et je lui ai expliqué qu’Angélique me recommandait quelqu’un de confiance qui pouvait m’aider dans mes recherches. Les difficultés que Régis avait traversées dans son parcours migratoire l’avaient rendu très suspicieux à l’égard des institutions étatiques et associatives. Quand nous nous sommes rencontrés dans un café de la gare Part-Dieu choisi par lui, il m’a demandé où j’habitais, ce que je faisais et quel était précisément mon statut, pour s’assurer que je n’étais pas là pour effectuer un espionnage. La méfiance de Régis et mon malaise dans la situation d’interaction ont exigé un travail émotionnel pour ne pas rompre les « cadres de l’interaction » et adopter une modalité de présentation de soi conforme à ses attentes. J’ai fait un effort pour rester calme et ainsi « faire bonne figure », tout en essayant de ne pas faire « perdre la face » (Goffman, 1974) de Régis. Mon statut d’étudiante et mes origines étrangères se sont avérés rassurants également pour qu’une relation d’enquête de confiance s’instaure finalement.

De même, la proximité de statut estimé symétrique entre moi et Lucien, un réfugié congolais de 34 ans que j’ai rencontré également à Lyon, a permis une relation d’enquête fructueuse. Lucien avait enseigné pendant plusieurs années et avait mené des recherches en tant qu’assistant pédagogique en sciences économiques. Il me disait comprendre ce que c’est le travail de recherche, et ce que c’est de pouvoir livrer son récit de réfugié, imbibé de douleurs et de déceptions, sans que je porte un jugement dépréciatif.

Si les cas mentionnés ci-dessus relèvent des effets des rapports de classe (et des statuts associés) et des processus de racialisation dans la relation d’enquête, les rapports sociaux genrés n’y étaient pas moins déterminants et s’exprimaient notamment par des dynamiques affectives, chez les enquêtés, et par des émotions, chez l’enquêtrice, qui pouvaient conduire à transformer la relation d’enquête. La relation d’enquête est un processus sexué, dans lequel le statut de chercheuse femme (Blondet, 2008; Clair, 2016a, 2016b; Monjaret & Pugeault, 2014; Rostaing, 2010; Santelli, 2010) rencontrant des acteurs – des réfugiés hommes – peut pousser à un contrôle plus strict de l’expression des affects et de l’information sociale dans l’interaction, et parfois à interrompre plus rapidement que prévu la relation d’enquête. Je n’ai pas eu à cesser toute relation avec des enquêtés pour ces raisons, mais j’ai dû mettre en place des techniques de désinformation sociale pour maintenir les dynamiques affectives dans le cadre de l’enquête. Ce fut le cas notamment lorsque l’entretien était instrumentalisé par des stratégies de séduction. La gêne ressentie de subir des tentatives de drague insistante lors de rencontres avec un réfugié biélorusse à Lyon, récemment divorcé et meurtri par son expérience récente de prison, jugée injuste à ses yeux, m’avait amenée lors d’autres entretiens à mentir sur mon statut matrimonial, en me présentant comme femme mariée et en portant une bague qui ressemblait à une alliance. Je me suis également interdit différentes formes de partage des émotions pour ne pas alimenter la croyance que les tentatives de séduction pourraient être couronnées de succès. Dans ce cas, l’émotion ressentie, la gêne, réoriente le cours de l’enquête en contribuant à limiter l’importance donnée à l’expression des émotions, alors même que j’étais convaincue de son importance sur ce terrain. Dans d’autres cas, comme nous le verrons, le statut de chercheuse femme constitue au contraire une circonstance favorable : être une femme permet plus facilement de rencontrer d’autres femmes et d’établir des liens de confiance permettant l’expression de l’intime.

Le partage social des émotions dans l’enquête

Selon Rimé (2009), le partage social des émotions implique le fait que les émotions sont évoquées, dites, démontrées dans une forme de langage qui est socialement construit et partagé entre plusieurs protagonistes. Par ailleurs, le fait de partager des émotions lors d’une situation d’interaction peut réactiver des expériences émotionnelles déjà vécues dans d’autres situations, et ainsi rendre ce partage difficile à soutenir. C’est le cas notamment des émotions comme la honte, l’humiliation et le sentiment d’injustice du côté des réfugiés, et la gêne, le malaise et la culpabilité du côté de la chercheuse.

Le sensible est en effet l’objet de différentes formes de contrôle de l’information sociale dans l’interaction (Goffman, 1975). J’ai été confrontée à différentes reprises et de différentes manières aux processus de gestion du secret (Petitat, 1998; Roulleau-Berger, 2004), à des stratégies plus ou moins conscientes de dissimulations de certains aspects de l’histoire de vie des réfugiés (des activités professionnelles exercées sans contrat par exemple, ou bien des moments de violence difficiles à formuler). D’un côté, il y a ces moments de gestion du secret, ces non-dits, ces malaises par rapport à des choses vécues, à des expériences de vie, à des expériences professionnelles, que la réfugiée ou le réfugié voudrait minimiser ou bien laisser sous silence et souvent exprimés dans le sentiment de « dilemme de statut » (Hughes, 1996). D’un autre côté, autre dilemme de statut, le mien en tant que chercheuse qui essaye de creuser, mais n’y arrive pas toujours, car je suis prise dans ce dilemme de connaître, d’accéder aux informations sociales, tout en me rendant compte que ces informations sociales sont douloureuses ou honteuses pour le réfugié. « Vous voyez un peu », me disait souvent Jean, un réfugié congolais que j’avais rencontré à Lyon à deux reprises à un an d’intervalle. Ce « vous voyez un peu » venait comme pour clore un chapitre de sa vie sur lequel je l’avais interpellé ou bien qu’il avait entrouvert spontanément. J’avais envie de dire : « Non, juste un peu, pas assez. » Mais je ne le faisais pas toujours. Se pose ainsi une question éthique du travail d’enquête. Je n’avais pas décidé en amont de me limiter à ce type de réponse. C’est bien au cours de l’entretien et par le contexte émotionnel présent que mes limites se sont fixées. Accepter de ne pas accéder à toute l’information sociale était le prix à payer de l’empathie que j’éprouvais dans cette interaction. La reconnaissance de la douleur d’autrui, le désir de ne pas mettre Jean en difficulté, de ne pas le blesser, davantage que ce qu’il était déjà par les expériences douloureuses traversées, m’ont empêchée d’aller plus en profondeur dans certains aspects de son récit de vie. Cela représentait un aspect du travail émotionnel réalisé en situation d’enquête.

Il s’agissait d’un travail émotionnel réalisé selon des règles de sentiments. Ces règles sont associées à une pluralité de rôles qui varient (Hochschild, sous presse) selon la « personnalité » des acteurs, tout en interagissant avec d’autres règles plus générales, associées au sexe, à la religion, à la classe sociale et à la race[14].

L’expression des émotions et le travail émotionnel que les réfugiés et moi-même effectuons s’inscrivaient dans l’asymétrie de rapports sociaux de domination. Je pouvais par exemple être identifiée comme occupant une position dominante sur le terrain bulgare : je suis une femme blanche, issue de la société majoritaire et je me trouvais très souvent face à l’expression d’émotions de colère, d’indignation, d’humiliation d’hommes racisés, originaires d’Afrique australe ou subsaharienne, anciens étudiants faisant l’expérience d’un fort déclassement (Tcholakova, 2017) une fois devenus réfugiés. C’était le cas avec Stanley, un réfugié zambien de 41 ans. Comme de nombreux réfugiés africains, Stanley vivait le racisme au quotidien, que ce soit dans des situations quotidiennes ou dans des activités professionnelles, induisant chez lui des expériences d’injustice (Renault, 2004).

Pour pouvoir survivre, pour pouvoir assurer un minimum vital, je travaillais sur des chantiers. C’était très difficile, très... Vraiment l’horreur. Il m’arrivait de pleurer… Je vivais seul sur ces chantiers, comment dit-on, dans des baraques de chantier […] J’ai traversé deux hivers là-dedans… tu comprends. Tout est encombré autour, la neige qui couvre tout aussi, n’est-ce pas. Le chantier pas encore fini (rire nerveux). Et puisque j’avais dit au chef de l’entreprise « je n’ai pas où dormir », il me dit : « Voilà, ici, à la fois tu feras le gardien et en même temps tu ne payeras pas de loyer. » Imagines-tu cet endroit où il n’y a pas d’eau… de l’eau chaude… des choses comme ça, tu comprends. J’allais dans des immeubles pour me chauffer un peu d’eau, pour pouvoir prendre une douche, mais c’est ouvert partout, tu comprends (rire nerveux) Est-ce une vie ça? Et ainsi pendant quatre ans. J’ai arrêté les études. Comment étudier? Avec ce que je gagnais des chantiers, je ne pouvais pas me payer les études. Et comment? […] Il s’agit de 10 leva[15], de 10 leva par jour, quoi faire? Du travail pénible, très pénible! Tu ne peux même pas t’imaginer combien de sacs de ciment j’ai pu porter

Stanley, homme de 41 ans, officier de police en Zambie, vendeur-manutentionnaire en Bulgarie

Les réfugiés racisés effectuaient au quotidien un travail émotionnel par rapport au comportement raciste. J’ai dû également effectuer un travail émotionnel dans la relation d’enquête. Dans le bus qui m’amenait vers le marché de gros pour faire des observations de travail (avec Walter, un réfugié zambien, par exemple), dans les rues du centre-ville de Sofia où je déambulais avec des réfugiés, dans les cafés dans lesquels je pouvais mener certains entretiens, je tentais de maîtriser la colère ressentie en remarquant les regards désapprobateurs de certains clients, des serveurs, qui voyaient une femme blanche discuter avec un homme racisé. Ma colère et ma gêne des regards ressentis se doublaient de la prise de conscience du travail émotionnel que les réfugiés racisés effectuaient au même moment pour les atténuer. Habitués au regard et à la parole raciste, ils souhaitaient me protéger de ma propre colère. Au lieu de l’altérer, voire de la stopper, ce travail émotionnel ajustait la relation d’enquête.

Le travail émotionnel dans la relation d’enquête se manifeste aussi dans le récit de la non-acceptation de la nouvelle condition de déclassés et de méprisés. Il s’exprime quand des réfugiés hommes pleurent, quand ils rient nerveusement en fuyant le regard ou quand ils montrent des blessures physiques dues à un accident de travail sur un chantier de construction, comme Serge, un réfugié camerounais de 36 ans, électrotechnicien de formation qui se définissait comme musicien, et non pas comme manutentionnaire. Les femmes ne semblent pas éprouver une telle difficulté à exprimer ouvertement la souffrance et la honte liées à leur nouvelle condition. Cela illustre le fait qu’il existe une « sexuation des défenses » qui s’exprime notamment dans des « stratégies viriles de défense » contre la souffrance (Dejours, 1998; Molinier, 2004). La perspective virile, marquée par l’apprentissage de la censure émotionnelle dès la socialisation primaire s’oppose à l’expression féminine, où la vulnérabilité peut être exprimée sans qu’une sanction sociale soit crainte. Au refus de manifester des émotions témoignant d’une fragilité, au déni de souffrance des hommes sur un autre mode que celui de la colère, notamment lorsque la virilité constitue un enjeu dans le rapport à une femme, y compris lorsqu’elle est chercheuse, correspond une tendance des femmes à échanger avec d’autres femmes notamment sur leurs émotions, y compris si cette femme est chercheuse. Même si la relation d’enquête ne parvient pas à inverser les normes de genre lors de certaines situations d’interaction avec des réfugiés (si un entretien avait lieu dans un café, les réfugiés refusaient souvent de me laisser régler nos consommations), les défenses viriles contre la souffrance peuvent être atténuées. C’est le cas dans la relation d’enquête établie avec Stanley et Serge qui osent exprimer leur vulnérabilité en parlant de leur tristesse et en pleurant, en exprimant leur sentiment d’injustice autrement que par la seule colère. Pourquoi la relation d’enquête pouvait-elle ici contribuer à une telle inversion? Sans doute l’empathie que j’éprouvais et que je ne cherchais pas à dissimuler lors des situations d’interaction, le ton de ma voix, le fait de laisser un moment silencieux durer, le fait de sourire jouaient-ils un rôle. Sans doute également les effets de reconnaissance (Honneth, 2000), propres à l’entretien biographique, étaient-ils déterminants en raison de la profondeur des effets des dénis de reconnaissance propres à la condition de réfugié (Tcholakova, 2016a).

Conclusion

L’article s’est efforcé d’apporter une contribution épistémologique à la réflexion des émotions dans le travail d’enquête, une enquête menée sur la quête de travail de réfugiés dans deux sociétés européennes, la France et la Bulgarie. S’inscrivant sur les réflexions du caractère situé du savoir en général et sur le caractère situé de tout « point de vue » (standpoint epistemolgies)[16] dans la relation de l’enquêtrice à son objet, cet article soutient que le travail d’enquête engage des émotions de différentes natures et que ces émotions, ainsi que la fonction qu’elles sont susceptibles de remplir dans l’enquête, dépendent des terrains. Mon enquête se caractérisait tout à la fois par l’importance de la dimension émotionnelle du terrain et par la spécificité des émotions produites dans le cours de l’enquête se réalisant dans une situation « non classique » au regard de la relation d’enquête.

J’ai également souligné que les émotions exprimées ou dissimulées peuvent être des effets, des outils et des supports de l’enquête. Elles signalent parfois des désajustements de l’interaction entre chercheurs et enquêtés et peuvent alors inviter la relation d’enquête à s’engager dans de nouvelles directions. Que le cadre de l’enquête soit ajusté ou désajusté, le travail d’enquête engage toujours un véritable « travail émotionnel » (Hochschild, 1983). J’ai analysé ce type de travail émotionnel dans une double perspective. La première est celle du contrôle de l’information sociale dans l’interaction. J’ai en effet souligné que le fait de partager des émotions lors d’une situation d’interaction peut réactiver des expériences émotionnelles déjà vécues dans d’autres situations et ainsi rendre ce partage difficile à soutenir. Un travail spécifique sur les émotions et leur expression est requis pour soutenir le cadre de la recherche. La deuxième perspective relève de la problématique du travail émotionnel selon des règles de sentiment (Hochschild, sous presse) associées non seulement à l’identité des enquêtés et à la mienne, mais aussi aux rapports de classe, de sexe et de racialisation. Je pouvais être identifiée comme occupant une position dominante : être une femme blanche appartenant à la société majoritaire dans une situation d’interaction où des hommes racisés expriment l’humiliation et la honte. Un autre type de travail émotionnel est requis pour parvenir à surmonter les obstacles à l’établissement des cadres sociaux au partage des émotions, qui dépasse le cadre de la seule relation d’enquête.