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Introduction

Les sciences de gestion et le management connaissent aujourd’hui une activité scientifique intense et un rythme appréciable de production de savoirs. En témoigne d’ailleurs le nombre important de revues qui lui sont dédiées. La composante appliquée des sciences de gestion, qui l’inscrivent (également) dans le domaine des sciences de l’action, relativise cependant la portée des résultats auxquels elles aboutissent, et notamment leur capacité à être généralisés. La majeure partie des théories de référence mobilisées en sciences de gestion ont pour la plupart été développées dans des contextes d’économie capitaliste basée sur le modèle américano-européen (Ekoka Essoua, 2006), et plus tard asiatique, et particulièrement japonais (Akao, 1991) et chinois (Laulusa & Eglem, 2011). La difficulté d’assimilation des sociétés redéfinit cependant la nécessité d’une production de savoirs liés au management africain, terrain empirique jusque-là resté curieusement majoritairement exploré à partir des théories développées dans des contextes sociaux différents.

Les méthodes devant conduire à la production de tels savoirs constituent encore un débat entre partisans de méthodes dites exploratoires, confirmatoires ou critiques (Gendron, 2018). Cet article discute de l’utilisation de la démarche comparative de Glaser et Strauss comme méthode de productions de savoirs sur le management africain. Le choix de cette méthode peut s’expliquer par son ambition affichée de produire des savoirs « socioreliés ». Ces savoirs sont soutenus par la richesse des résultats auxquels la méthode peut conduire, la vitalité théorique et méthodologique de la démarche (Le Bianic et al., 2012), et la capacité à mettre en commun plusieurs objets en ressortant leurs similarités et leurs différences, tout cela dans l’objectif d’aboutir à une connaissance ancrée dans la réalité sociale. Fondamentalement, la démarche comparative est conçue comme

toute démarche scientifique consistant à rapprocher deux ou plusieurs objets d’analyse appartenant à autant d’environnements collectifs en faisant ressortir les différences et les ressemblances, le but étant d’accroître la connaissance soit de l’un, soit de chacun de ces objets

Bouchard, 2000, p. 37

Le rapprochement évoqué doit donc permettre d’établir, selon Smelser (2003), des similarités, mais surtout des différences entre des unités sociales de grande taille, notamment des régions, des pays, des sociétés ou des cultures.

En formalisant la méthodologie nouvelle d’élaboration de la théorie qu’ils ont élaborée en travaillant notamment sur le processus de fin de vie en Amérique, Glaser et Strauss (1967) accordent à l’analyse comparative une place centrale dans le processus de production des savoirs. Dans leur ouvrage publié à cet effet (The discovery of grounded theory: Strategies for qualitative research), les auteurs décrivent leur conception de ce que représente la démarche comparative, avant de préciser les étapes de son application dans le processus d’élaboration d’un savoir enraciné.

En vue de discuter du choix de la démarche comparative de Glaser et Strauss dans la production de savoirs en management en Afrique, il convient dans un premier temps de revisiter les différentes conceptions de l’analyse comparative avant de s’intéresser à l’utilisation recommandée par Glaser et Strauss. Les points de vue incarnés par les pères de la sociologie et les développements de l’analyse comparative qui s’en sont ensuivis sont présentés pour observer ses dimensions classique et évolutive, ainsi que sa justification épistémologique. Dans un deuxième temps, la démarche, au sens où Glaser et Strauss (1967) en parlent dans leur découverte de la méthode de la théorisation enracinée (MTE)[1], est présentée. Les traits de la méthode relevés permettent, dans un dernier temps, de discuter de sa pertinence comme générateur de savoirs en contexte de management africain.

La démarche comparative : un outil de génération de savoirs

Le raisonnement comparatif est à l’origine des sciences sociales. Son utilisation grandissante lui a conféré une légitimité scientifique accrue depuis sa conception jusqu’à ses usages courants dans l’étude des phénomènes sociaux.

De la production de savoirs « positifs » à la compréhension de phénomènes sociaux

La comparaison occupe une place centrale chez les pères de la sociologie et de l’analyse comparative (Durkheim, Montesquieu, Weber, Tocqueville), indépendamment de leurs domaines de spécialisation (sociologie pure, sciences politiques ou même ethnologie) et malgré de légères divergences dans leur stratégie respective (Le Bianic et al., 2012). Ce type d’analyse a été utilisé en réponse à l’expérimentation, qui s’avère difficile dans les sciences sociales (Paquin, 2011). C’est Durkheim qui a le plus théorisé l’analyse comparative, avec le désir de procurer à la sociologie le même niveau de scientificité que les sciences « exactes ». Dans Les règles de la méthode sociologique (1895/1988), il rappelle que « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (p. 231). Partant du postulat qu’« à un même effet correspond toujours une même cause » (p. 221), Durkheim défend l’idée selon laquelle

nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un phénomène est causé d’un autre, c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent que l’un dépend de l’autre. Quand ils peuvent être artificiellement produits au gré de l’observateur, la méthode est l’expérimentation proprement dite

1895/1988, p. 217

Durkheim cherche ainsi à poursuivre l’oeuvre positiviste d’Auguste Comte pour qui l’expérimentation est possible en sociologie, soit la reproduction d’un phénomène social en faisant varier l’un ou l’autre paramètre issus des comparaisons effectuées, dans l’objectif de tester une hypothèse donnée, en espérant conserver la même objectivité qu’on aurait s’il s’agissait, comme dans les sciences de la nature, de tests effectués en laboratoire. La différence entre la chimie ou la biologie et la sociologie est que les phénomènes sociaux « ne se distinguent des précédents que par une complexité plus grande » (Durkheim, 1895/1988, p. 218). Sa conclusion à ce propos est tout aussi claire que célèbre : « On n’explique qu’en comparant » (Durkheim, 1897, p. 1), extraite des premières pages de son livre Le Suicide, dans lequel il mobilise la méthode des variations concomitantes pour expliquer le suicide. En somme, pour Durkheim en particulier et suivant le courant sociologique dominant de son époque, l’analyse comparative est une méthode positive dans la mesure où elle permet d’établir des lois de l’histoire et qu’elle permet la prédiction (Paquin, 2011).

Weber (1919) développe la notion d’idéal-type, qui est une construction intellectuelle obtenue par l’accentuation délibérée de certains traits de l’objet d’analyse considéré. Cette « invention » conceptuelle n’est pas sans lien avec la réalité observée, comme le rappelle Coenen-Hutler (2003), mais elle en présente une version volontairement stylisée. Tout chercheur s’attarde alors à apprécier, dans chaque cas, combien la réalité empirique s’écarte ou se rapproche de cette représentation idéale. Weber (1919) a notamment relevé des éléments de contraste par analyse comparative pour faire ressortir les spécificités de l’Occident par rapport à un idéal-type, et ainsi comprendre comment le capitalisme, l’État ou le droit s’y sont développés sous une forme qui leur est propre. Le principe est basé sur la célèbre règle selon laquelle « qui ne connaît qu’une société n’en connaît aucune ».

Smelser (2003) a proposé une compréhension plus flexible et plus évolutive de la notion d’analyse comparative, avec une progression épistémologique notable. L’objectif épistémologique évolue progressivement de l’expérimentation des faits sociaux vers leur compréhension. Il s’agit donc, selon lui, de « développer des catégories, des aperçus, des cadres, des propositions, des modèles et des théories qui renferment et expliquent les processus individuels et sociaux » (p. 654). Cela implique

la confiance de l’analyste en une multiplicité de données, quelles que soient leur nature et leur origine, et sa capacité à les peser et à les utiliser de façon comparée pour améliorer notre compréhension d’un phénomène et les explications existantes

p. 648

Conduite proprement donc, l’analyse comparative revêt un caractère interdisciplinaire (Smelser, 2003) destiné à améliorer notre compréhension d’un fait social. La notion de catégorie dans cette conception évolutive de Smelser (2003) a un rôle déterminant parce qu’elle constitue une unité de comparaison soit de premier, soit de second degré. Le chercheur compare des objets qu’il trie en catégories comparables. Les catégories à comparer doivent être au coeur du travail de recherche, selon Dogan et Pélassy (1982), pour que l’élaboration des concepts constitue effectivement la boussole du comparatiste.

La comparaison offre globalement des fonctions et des profits scientifiques que Tremblay (2004) a présentés en cinq points : 1) L’insertion d’une situation, d’une séquence d’événements ou d’une évolution quelconque dans les ensembles spatio-temporels auxquels elle appartient; 2) La reconnaissance des vraies spécificités d’une ou plusieurs sociétés; 3) L’assurance de récuser les fausses singularités; 4) Le choix de sortir de la circularité de la connaissance historique; 5) La nécessité de stimuler l’imagination scientifique : nouvelles questions, nouvelles réponses.

L’analyse comparative peut donc être comprise comme un processus méthodologique en sciences sociales mettant ensemble des unités de comparaison élémentaires de deux cas distincts (Le Bianic et al., 2012), comme les données, ou ce à quoi elles renvoient, pour parvenir à la production d’une connaissance nouvelle, intimement liée à la société qui a permis de l’élaborer. Pensée par les pères de la sociologie comme une méthode positive et rigoureuse, substitut de l’expérimentation dans les sciences sociales en quête d’objectivité et de reconnaissance, elle est, suivant la vision évolutive dans laquelle Smelser (2003) s’inscrit, destinée à améliorer notre compréhension d’un phénomène social. De fait une première rupture est établie avec la nécessité de rigueur et d’objectivité. Les différentes applications de la méthode comparative vont rendre compte de ces deux grands paradigmes initiaux, notamment une vision classique d’objectivité induite par les fondateurs des règles sociologiques et une vision évolutive revendiquant la sensibilité de l’analyste dans la construction de la connaissance. Cette méthode de recherche est mobilisée dans la littérature sociologique pour plusieurs objectifs, qui ne sont pas forcément les mêmes.

Des objectifs de production de savoirs socialement encadrés

L’analyse comparative est mobilisée dans le but de spécifier un concept, d’établir l’exactitude d’un fait ou des généralisations empiriques et, enfin, de vérifier une théorie, de la générer ou de combiner les deux. Cet ensemble d’objectifs présente un dénominateur qui leur est commun. Le savoir produit est généralement fortement encadré par le temps, mais surtout l’espace. Cet état de choses peut par exemple expliquer le fait que les auteurs ayant utilisé cette méthode limitent clairement l’espace de validité des résultats qu’ils obtiennent (Détienne, 2000; Hughes, 1996).

La littérature mobilisant cette approche se fixe des objectifs visant principalement à la spécification ou à la compréhension d’un fait lié à une société particulière. Hughes (1996) a par exemple travaillé sur les spécificités des groupes professionnels en France tandis que Cressey (1932) s’est penché sur les « taxis dance-hall » dans la société américaine, par comparaison à toutes les autres formes de « dance-hall » y exerçant.

L’un des objectifs intéressants de l’analyse comparative est la génération d’une théorie liée à la société au sein de laquelle le chercheur souhaite la générer (Fram, 2013). Au moment de théoriser au cours d’une recherche comparative, les faits sont invariablement utilisés comme tests des hypothèses de l’analyste et de la pertinence des catégories dégagées de son étude. Les données comparées sont ainsi le meilleur test de sa théorie. Plus il y a de données sociales pour, plus la théorie se trouve renforcée. Cette vision de l’analyse comparative peut être complétée par celles visant à vérifier une théorie déjà existante dans une société autre que celle au sein de laquelle elle a été générée. Dans ce type de travaux, comme ceux de Swanson (1960) ou de Blauner (1964), la méthode comparative est entièrement au service de la vérification ou, si l’on veut, de l’hypothèse et des conditions de validité des théories au-delà de leur champ générateur. Certaines comparaisons allient vérification et génération limitée de la théorie. Les travaux de Redfield (1941) ou de Lapiere (1938) en sont des exemples de cas.

L’analyse comparative est donc fortement conséquente des réalités sociales spécifiques qui concourent à sa mobilisation. Sa capacité de génération de théories sociales et même contextuelles justifie son adoption chez Glaser et Strauss (1967).

L’analyse comparative chez Glaser et Strauss (1967)

Glaser et Strauss ont été clairs sur leur utilisation de l’analyse comparative : dans leur MTE, la comparaison est utilisée pour générer la théorie. Le fondement épistémologique de leur méthode tient en ceci que la théorie se construit à partir des faits, elle vient d’en bas, du terrain, et est obtenue par analyse comparative suivant des échelles qu’ils précisent.

L’objectif supérieur de génération de théorie

L’analyse comparative telle qu’employée par Glaser et Strauss (1967) se situe dans une perspective plutôt évolutionniste, en rupture avec certaines conceptions classiques des pères de la sociologie. Ils établissent une rupture fondamentale avec la vision positive de l’analyse comparative. La précision de la preuve par la réplication des faits aux moyens de l’analyse comparative ne demande pas forcément, dans le cadre de la MTE, leur répétition dans tous les contextes. Ceci s’explique par le fait que la théorie à générer ne s’appuie pas sur les faits, mais plutôt sur les catégories conceptuelles qui ont été obtenues à partir de plusieurs faits. Un concept peut être généré à partir d’un fait, qui par la suite devient simplement l’un d’une multitude d’autres indicateurs ou faits renvoyant au même concept ou à la même catégorie. Les faits sont donc utilisés ici pour illustrer un concept, et pour cela ils ne doivent pas nécessairement être exacts. Le concept qu’ils illustrent doit avoir une abstraction théorique pertinente, de façon à ce qu’il reste le même, même si certains des faits auxquels il renvoie changent (Charmaz, 2000, 2006).

La généralisation empirique des faits est ensuite envisagée comme un moyen d’élargir la théorie (elle n’est pas une finalité absolue) et de lui accorder un pouvoir explicatif et prédictif plus élevé. Contrairement à la conception classique, Glaser et Strauss pensent que les comparaisons faites dans le but de savoir où les faits sont similaires ou différents peuvent élargir le champ de la théorie en suscitant de nouvelles catégories ou de nouvelles propriétés des catégories existantes, en leur conférant une plus grande généralité et un pouvoir explicatif plus grand. Cette nouvelle théorie produite par le chercheur transforme une théorie initiale et c’est le processus de conceptualisation émergeant entre ces deux états du savoir qu’il lui importe de vérifier. Ainsi, il se concentre sur la rigueur de l’exercice comparatif et la nécessité de la preuve ou de l’émergence de nouveaux éléments, plutôt que sur l’exactitude positiviste de sa théorie.

L’analyse comparative sert enfin pour Glaser et Strauss à générer de la théorie à partir des données. La tâche de l’analyste ne consiste pas à mieux connaître la situation concrète des gens qui y sont engagés (cela lui est d’ailleurs impossible). Il doit créer ce que ces acteurs ne peuvent réaliser, c’est-à-dire « des catégories générales, assorties de leurs propriétés, capables de rendre compte de situations et de problèmes spécifiques » (Glaser & Strauss, 1995, p. 191) à partir de l’écoute des données et des faits observés et de sa sensibilité théorique. Lahire (1996) voit ce processus comme des surinterprétations[2] par rapport « aux interprétations (pratiques ou réflexives) ordinaires » (p. 65).

La possibilité de comparer les unités sociales de toute taille

Pour Glaser et Strauss, l’analyse comparative peut être utilisée pour comparer des unités sociales de toutes les tailles. L’analyse comparative n’a été appliquée selon eux par plusieurs sociologues et anthropologues qu’aux unités de grande taille, comme les organisations, les nations, les institutions ou les grandes régions du monde. Les travaux de Smelser (2003) et de Bouchard (2000) ont d’ailleurs cette conception de l’analyse comparative. Glaser et Strauss pensent que limiter une telle méthode à une classe spécifique d’unités sociales réduit sa portée et sa généralité. Ils redonnent alors à leur méthode d’élaboration de la théorie sa pleine généralité, c’est-à-dire la capacité de l’utiliser pour les unités sociales de toute taille, petite ou grande, allant de l’homme ou de ses actions jusqu’aux nations ou aux régions du monde.

Le caractère continu de la comparaison

La troisième caractéristique de l’analyse comparative chez Glaser et Strauss, c’est le caractère continu de la comparaison, en ce sens qu’elle joint en même temps, simultanément et systématiquement la collecte, le codage des faits et leur analyse. L’analyse comparative constante de Glaser et Strauss est donc une méthode itérative et inductive de réduction des données à partir d’un recodage constant d’incidents comparés aux autres incidents dans le processus de codage (Hallberg, 2006). Plusieurs approches de l’analyse comparative ont utilisé le codage pour transformer les données qualitatives en données quantitatives de façon à ce qu’elles se prêtent facilement aux tests logico-déductifs des hypothèses qu’elles servent à vérifier. L’analyste, dans ce cas, code d’abord les données et les analyse ensuite dans le but de vérifier certaines propositions. De même, un analyste qui veut juste générer des idées théoriques n’a pas nécessairement besoin de codage. Il lui suffit, selon Glaser et Strauss, d’inspecter ses données afin d’y extraire ses nouvelles propriétés et catégories théoriques, et écrire des mémos de ces propriétés.

Cette démarche comparative continue combine simultanément le codage et l’analyse de façon à générer systématiquement la théorie. Dans l’optique d’ouverture à l’émergence, et donc à l’innovation, l’approche de la MTE propose de réaliser en alternance et en interaction les épisodes de collecte des données et les épisodes d’analyse des données. À cet égard, les auteurs expliquent que ces opérations doivent être faites « ensemble », qu’il faut estomper les frontières habituelles entre la collecte et l’analyse des données en « fusionnant » ces opérations, et ce, du début à la fin de la réalisation de la recherche (Guillemette, 2006). Concrètement, l’analyse débute dès que les premières données sont recueillies parce qu’elle est essentiellement inductive et parce qu’elle consiste à s’ouvrir à ce qui émerge des données ou, en d’autres mots, à « faire ressortir » des données de terrain la théorie relative au phénomène à l’étude. Les collectes subséquentes sont réalisées à partir des résultats provisoires de l’analyse progressive et en fonction de leur analyse, tout en préservant la perspective d’ouverture à l’émergence (Charmaz, 2005; Guillemette, 2006; Strauss & Corbin, 1990). Généralement, le chercheur retourne plusieurs fois sur le terrain pour, d’une part, « ajuster » sa théorie émergente et pour, d’autre part, élargir la compréhension du phénomène (Glaser & Strauss, 1967). Ce principe de circularité de la démarche s’applique à toutes les parties de la recherche, de la construction de la problématique jusqu’à la rédaction finale du rapport de recherche (Glaser, 1978). Elle ne vise pas à garantir que deux chercheurs indépendants travaillant avec les mêmes données aboutiront aux mêmes résultats, elle veut plutôt permettre, avec discipline et flexibilité, l’élaboration créative d’une théorie. Elle vise donc à générer ou à suggérer plusieurs catégories, propriétés ou hypothèses concernant un problème sociologique général. Cette démarche se décline autour de quatre principales étapes qu’il convient de présenter.

L’opérationnalisation de la démarche : la proximité au fait social et à son intégration catégorielle

Chez Glaser et Strauss, les étapes de l’analyse comparative continue doivent répondre à la préoccupation épistémologique que souligne van Drooghenbroeck et al. (2019) : « S’il est vrai que les sciences de l’homme sont et doivent être associées à l’action, comment et jusqu’à quel point peuvent-elles demeurer des sciences? » (p. 55), car comment traduire conceptuellement et de manière opératoire les diverses significations des faits humains?

L’analyse comparative de Glaser et Strauss y répond en adoptant quatre phases principales : la comparaison des incidents sociaux, leur compilation en catégories, la délimitation de la théorie et sa rédaction. L’analyste code chaque incident de ses données en autant de catégories d’analyse que possible au fur et à mesure que les catégories émergent. Les catégories doivent absolument être tirées des faits sociaux empiriques et non exister de manière préconçue dans l’imagination du chercheur. Les données ou les incidents sociaux se rapportent à des observations, à des interviews ou à d’autres recherches (Kolb, 2012). L’analyste doit pouvoir assigner un incident à une catégorie conceptuelle par une démarche in vivo, c’est-à-dire de codes constitués de mots tirés du discours des acteurs. Ensuite, le comparer aux autres incidents rangés dans la même catégorie tout au long du processus.

Au moment d’intégrer les catégories et leurs propriétés, les unités de comparaison continue changent d’incident-incident à incident-propriété dans leurs catégories respectives. L’intégration de la théorie est fortement probable quand les données sont collectées par échantillonnage théorique, c’est-à-dire que ce sont les résultats émergents qui orientent le chercheur vers les prochains faits à observer ou à collecter (Hallberg, 2006).

Les limites des catégories sont obtenues lorsque le comparatiste atteint pour une catégorie le niveau de saturation théorique. Quand les catégories théoriques sont saturées, l’analyste possède des données codées, une série de mémos et, surtout, une théorie. Lorsqu’elle a été bien intégrée et que le chercheur a foi en ses résultats et au processus qui a conduit à leur obtention, il peut publier sa théorie avec confiance. La théorie générée peut se présenter sous forme d’un ensemble de propositions bien codifiées, ou d’une discussion théorique argumentée en utilisant les catégories conceptuelles et leurs propriétés.

L’analyse comparative continue de Glaser et Strauss : une approche pertinente pour générer des savoirs africains?

Il faut d’abord, pour lever toute ambiguïté, relever que la science n’est pas africaine, et n’a pas vocation à s’enfermer dans un espace géographique. Au contraire, le postulat d’universalité de la science et de la vocation de généralisation des connaissances produites invite davantage à se questionner sur les savoirs déjà acquis, une fois sortis de l’environnement qui les a générés. Ceci est d’autant plus nécessaire dans les sciences dites sociales, et c’est davantage en cela que la question posée dans cet article trouve son sens. L’analyse comparative continue de Glaser et Strauss peut-elle faire éclore un savoir mieux explicatif des sociétés africaines qui affichent l’ambition de le générer plutôt que d’être le simple champ d’application de théories sociales générées dans des contextes sociaux différents et dont les mécanismes d’importation et de transition sont rarement sinon jamais discutés?

De la spécificité de la réalité sociale africaine et la nécessité de sa théorisation

L’un des premiers arguments qui militent en faveur de l’adoption de l’approche comparative continue comme méthode pertinente pour explorer la réalité sociale africaine, c’est principalement son objectif central qui est de générer de la théorie, dans un environnement qui en a fortement besoin. Comme le concluent plusieurs études récentes portant sur le management africain, le potentiel des études portant sur l’activité managériale en Afrique reste énorme, le contexte demeurant largement sous-exploré. L’attention accordée à la capacité des spécificités managériales africaines à contribuer à la littérature générale en sciences de gestion nécessite urgemment d’être accentuée (Kolk & Rivera-Santos, 2016). C’est précisément en cela que l’analyse comparative continue semble la mieux indiquée. Par son protocole assis sur la nécessité de dégager et d’analyser les unités sociales, quelle que soit leur taille, l’analyse comparative continue a la capacité de faire ressortir les spécificités managériales africaines évoquées. Ensuite, par le processus continu et circulaire de la comparaison, ces spécificités peuvent être croisées entre elles dans le schéma itératif de réduction de données et d’intégration catégorielle. La théorie générée afficherait ainsi la double ambition de proposer une explication d’un phénomène de gestion et d’étendre la théorisation générale actuelle.

Par la non-limitation du processus de comparaison, l’analyse comparative continue peut permettre de discuter des théories jusqu’ici utilisées en contexte africain et critiquées pour leur relative capacité à rendre compte de sa réalité sociale. En effet, ces théories ne discutent pas des modalités de leur « importation » dans un contexte politique, social et managérial différent du cadre de leur naissance (Hopper et al., 2017) et qui leur semble inconnu. La démarche comparative de Glaser et Strauss, quant à elle, ne limite ni la taille de la comparaison ni le niveau de comparaison. La théorie générée peut alors être comprise comme une étape inachevée de la comparaison, et même de la théorisation. Pour satisfaire au critère d’universalité, les théories issues d’une telle démarche peuvent ainsi être comparées aux cadres théoriques préalablement convoqués pour en faire ressortir les différences et les similarités, les discuter, et en étendre la portée scientifique. En ce qui concerne le management, plusieurs recherches antérieures ont dégagé les spécificités « africaines » des firmes, tant en ce qui a trait aux acteurs qu’aux procédés, et même qu’à leur développement économique (Adeleye et al., 2015; Amal et al., 2013; Munemo, 2012). Ces spécificités permettent d’appréhender le champ du management en Afrique comme un champ de recherche potentiellement « différent », nécessitant des efforts de contextualisation et des adaptations des backgrounds théoriques adoptés jusqu’ici. La démarche comparative continue est particulièrement adaptée par l’induction sur la base comparative à laquelle elle soumet le traitement circulaire de ses données, mais aussi en raison de son ambition d’expliquer la réalité sociale par des données et des comparaisons issues du terrain de l’étude. Les étapes de théorisation sont suffisamment puissantes pour garantir à la théorie générée une forte proximité à la réalité sociale théorisée, mais aussi un niveau d’abstraction élevé. Certaines limites de l’analyse comparative continue peuvent cependant modérer l’enthousiasme que peut susciter une telle démarche.

Les limites opérationnelles de la comparaison continue de Glaser et Strauss

L’une des premières limites du choix du cadre méthodologique de la MTE comme processus de génération d’une théorie sociale africaine tient du fait de ses limites intrinsèques en tant que méthode de création de savoirs. Elle semble être une méthode difficilement opérationnalisable, avec des concepts qui ne sont pas toujours aisément « déroulables » dans le processus de recherche. Guillemette (2006) remarque déjà la difficulté d’appréhension de la notion de sensibilité théorique, qui présente le risque, si elle est mal orientée (autrement que dans le sens de donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun), de revenir à l’approche dite hypothético-déductive (Gilgun, 2001; Strauss & Corbin, 2003), ou comme le souligne l’auteur, de « la faire rentrer par une autre porte que celle par laquelle on l’a fait sortir » (Guillemette, 2006, p. 43). Et c’est précisément en cela que la démarche risque de poser problème pour l’étude du management en contexte africain discuté. La sensibilité du chercheur peut être fortement liée à ses antécédents théoriques, eux-mêmes fonction des théories déjà élaborées, possiblement dans des contextes autres que ceux de la réalité que le chercheur souhaite théoriser, qui est la réalité et la diversité sociale du management africain. La capacité préalable de décentration du chercheur doit être fortement éprouvée par des mécanismes que l’analyse comparative glaser-straussienne ne discute pas. Le risque de tentation d’imposer aux données empiriques des analyses et des interprétations qui ne sont pas suggérées et imposées par elles, mais par des présupposés et des antécédents théoriques peut limiter l’efficacité de cette démarche dans le contexte convoqué (Strauss & Corbin, 1995).

La seconde limite perceptible, qui s’apparente à un risque, est la possibilité, pour le comparatiste, de chercher des illustrations de sa théorie dans le processus continu de comparaison plutôt que de s’ouvrir et de s’investir à toute information nouvelle pouvant enrichir son étude. Guillemette (2006) note à ce sujet qu’il existe un danger de « fermeture » à l’émergence lorsque les produits de l’analyse (ou les éléments théoriques en développement) deviennent le critère de sélection des situations à explorer. Cela supposerait une utilisation seulement limitée du codage ouvert, et conséquemment une limitation de la portée de la théorie en construction et de son pouvoir explicatif. Or la réalité du management africain est particulièrement riche et complexe du fait de la diversité des pratiques et des cultures ainsi que des multiples défis auxquels elle doit faire face (Amaeshi et al., 2016; Kamdem, 2000; Kuhn et al., 2015; Nyuur et al., 2014). L’échantillonnage théorique postulé par l’analyse comparative continue doit être rigoureusement appliqué pour permettre au chercheur de s’ouvrir à cette richesse informationnelle, sans « convictions a priori » tentantes, qui, une fois de plus, peuvent fermer l’esprit à l’accueil de toute émergence. La richesse informationnelle du management africain représente une grande opportunité pour l’analyse comparative continue. Elle peut en devenir une limite à partir du moment où l’analyste ou le comparatiste limite les mouvements comparatifs que lui imposerait l’échantillonnage théorique.

Conclusion

La méthode comparative continue de Glaser et Strauss est décrite par Allan (2003) comme une « puissante méthode de recherche » (p. 9) qui offre l’avantage, déjà souligné par les auteurs dans leur ouvrage pionnier de la théorie, de savoir faire correspondre la théorie aux données de façon à la rendre capable de rendre efficacement compte du contexte et de l’environnement qu’elle ambitionne d’expliquer. En cela, elle peut répondre aux problèmes d’inadaptation entre les questions de recherche en sciences de gestion et les cadres théoriques généralement convoqués pour les traiter, développés dans des contextes sociaux différents. L’étude du management en Afrique ne peut pas faire abstraction de cette réalité, d’autant plus qu’aujourd’hui la communauté de chercheurs semble prendre graduellement conscience de l’importance et des spécificités de ce management continental (Kolk & Rivera-Santos, 2016).

La relation circulaire et continue de l’analyse comparative apparaît particulièrement intéressante. Du fait de la circularité constante entre le terrain, le codage et l’analyse, le processus semble pertinent pour traiter, dans sa totalité, le fait social à l’étude. Le schéma itératif et de réduction graduelle des données offre de la personnalité à la démarche. La théorie générée issue des segmentations catégorielles des données empiriques offre un savoir enraciné dans la réalité sociale qu’elle entend comprendre. L’Afrique du management a justement besoin de cette réalité sociale théorisée. Elle a besoin de théories non pas africaines finalement, mais plutôt inspirées et enracinées dans la réalité sociale africaine. La possibilité qu’offre l’analyse comparative continue d’étendre le champ de la comparaison au-delà de l’espace générateur de la théorie et à des environnements présentant des similitudes sociales ou géographiques est particulièrement intéressante, en ceci qu’elle peut servir de base de discussion de théories et de backgrounds théoriques jusqu’ici convoquées, et en accroître la portée et la validité scientifiques.

La démarche continue de la comparaison présentée par Glaser et Strauss (1967) présente certainement quelques difficultés liées à la mise en oeuvre opérationnelle de la méthodologie au cours d’une recherche (Boeije, 2002). La capacité à faire abstraction des connaissances antérieures de l’analyste pour s’ouvrir aux leçons des données est aussi remise en cause, en lien avec sa sensibilité théorique (Guillemette, 2006). Le désaccord de Glaser et Strauss à la suite de la découverte de la méthode fait par ailleurs montre de l’imprécision de la méthode originelle sur la position que le chercheur doit adopter par rapport au phénomène qu’il observe, soit comme une réalité qui lui est externe ou comme une réalité à laquelle il participe (Hallberg, 2006). Quoi qu’il en soit, la méthode de comparaison continue a fait naître un vaste mouvement de recherche qui revêt encore aujourd’hui une pertinence hautement appréciée par la littérature pour la recherche en sciences sociales. Sa flexibilité, sa transdisciplinarité et son intimité avec les données de terrain en font une démarche efficace pour étudier les phénomènes nouveaux, fortement dépendants des variables contextuelles et environnementales, comme la réalité sociale managériale africaine.