Corps de l’article

Introduction

L’article revient sur les résultats d’une enquête empirique visant à comprendre les processus d’autonomisation en santé et la mise en cohérence du parcours éducatif qui s’y réfère en milieu scolaire. En suggérant de solliciter d’autres canaux que la seule transmission de savoirs et d’articuler les diverses expériences éducatives tout au long de la vie, il étudie les potentialités narratives d’un récit adressé au soin de soi.

Dans l’intention d’atteindre une plus grande efficacité préventive, le raisonnement dépasse les taxonomies issues du savoir médical, peu adaptées à la compréhension des soucis de santé quotidiens pour les articuler aux repères épistémologiques de la subjectivation, liés aux dimensions philosophiques du « soin de soi » et retrouvées dans le parti pris développemental des compétences psychosociales. Afin de dissoudre les désaccords institués entre connaissances, soin et santé, l’enquête sonde les dimensions du savoir expérientiel préfigurant l’orientation d’une santé réflexive. À travers les affects et les capacités d’attention qu’elle suscite, « l’histoire qui compte », facilite l’expression d’un vécu en première personne et désigne une reconnaissance adressée aux petites histoires ordinaires constituant le pouvoir de nommer et de reconnaître ce qui est important. Ainsi le recueil et le partage de récits ont cherché à identifier les liens qui pouvaient être tissés entre les discours normatifs provenant de la promotion de la santé et la place que pouvait avoir les histoires dans une pratique soignante. En croisant les apports théoriques de la médecine narrative et de la clinique biographique, la méthode construite sur les postulats épistémologiques du care et de l’apprendre ensemble comme pratique d’égalité, s’articule au modèle de la théorie ancrée et interroge une « autre manière » de fabriquer et d’enrichir la connaissance en santé.

Pour mettre l’accent non pas uniquement sur le sujet connaissant, mais sur la relation, la perspective narrative invite chacun à mêler ses propres expériences. Ainsi, pensé comme milieu attentionnel, le récit coopératif facilite les mobilités empathiques habituellement complexes à didactiser et privilégie les voix heuristiques de l’implication et de l’imagination comme de possibles mises en relation des savoirs (de Freitas et al., 1994). Il soutient « l’expérience sensible du monde », selon l’expression qu’en donne Merleau-Ponty et souligne l’intérêt d’autres modes narratifs et l’importance de récits non écrits comme conscience d’une vie reliée et interpellant la présence d’un destinataire affecté et capable de pallier les incapacités et imperfections de l’écriture. Explorée non uniquement comme savoir ou objet d’étude et à l’écart d’une pensée spéculative, l’activité préserve la sensibilité du point de vue et porte une attention conjointe aux affects et aux choix de différents modes d’expression. Ainsi le récit devient le milieu d’une « coexpérience » impliquante qui rationalise, en dépassant l’unique intention d’un tri analytique qui viendrait la purifier ou la réduire, dans l’idée de ne formuler que des catégories. La première partie de l’article présente les soubassements théoriques, suivis d’une synthèse des résultats provenant d’une double analyse empirique menée à l’aide du logiciel Nvivo. Dans un second temps, la discussion précise les enjeux d’une méthode comme pragmatique de l’attention et revient sur « la nuance éthique » [1] que sous-tend ce processus d’enquête.

Santé narrative et développement des capacités psychosociales

Dans le but d’amorcer le renouvellement d’un débat au sujet des pratiques de prévention adressées aux jeunes adultes, la problématique vise le développement des compétences psychosociales et revient sur les fondements théoriques sous-jacents aux dispositifs contemporains d’éducation à la santé (Descarpentries, 2016). Elle interroge le sens de l’autonomie et les caractéristiques conceptuelles de l’ancrage hygiénique que relaient les logiques performatives et réflexives adressées au sujet adaptable productif et capable de se gouverner (Andrieu, 2012; Le Breton, 2005). Selon ce postulat scientifique, l’éducation améliore la santé et la transmission du savoir augmente les qualités qu’exigent les modalités d’une « vie saine » (Klein, 2010; Pizon, 2018). Son objectif issu du modèle de la pathogenèse vise l’amélioration des comportements et suggère le développement de contenus rationnels pensés à travers la sémantique du risque et de la crise que répand le consensus médical et déterministe.

Aujourd’hui, différents travaux reviennent sur les limites et les méfaits de ces discours pessimistes. Ils montrent comment la recherche académique, dominée par deux paradigmes, participe à son insu à la diffusion d’un langage opérationnel et problématique que concentre l’expression de « jeunes à risque » (Caron & Soulière, 2013). Le premier, celui de la catégorisation, vise une prévention biomédicale issue des nomenclatures classiques du risque et mise en évidence par les enquêtes épidémiologiques. Le second, le paradigme de l’adaptation, diffuse une rhétorique de santé individuelle dominée par le développement des compétences psychosociales et de la littératie en santé. Il promeut la fiction sociale d’un sujet libre et éclairé provenant d’une science cognitive, rationnelle et abstraite, ciblant les attitudes favorables dont la maîtrise est censée conduire chacun à l’autonomie. Pour autant, et dans la continuité des préoccupations qu’elle suscite en France, la santé mentale des jeunes manque de lisibilité. Un nombre grandissant de rapports examine le renouvellement des pratiques de prévention en lien avec l’augmentation du mal-être et au repérage des troubles d’ordre psychosomatique, de plus en plus médicalisés chez les jeunes (Moro & Brison, 2019).

Pour réinterroger ces pratiques et compenser la faible efficacité de ces approches rationalistes, l’enquête empirique s’est tournée vers les ressources cliniques du paradigme biographique afin de l’explorer d’une autre manière (Hardy, 2020). Le récit coopératif comme indicateur d’un processus d’autonomisation et de subjectivation a été étudié à travers l’intérêt que suscitent les soucis de santé inscrits au coeur des questions socialement vives et devenues un enjeu de formation tout au long de la vie (Delory-Momberger, 2014; Niewiadomski, 2019). Aussi, afin de comprendre comment chacun peut devenir un sujet réflexif en santé et en capacité de développer une conscientisation de soi plus grande, ce médium narratif a permis d’explorer le concept opératoire et transversal de compétences psychosociales et de déconstruire des dimensions négatives adossées au développement de l’adolescence dite « à problème » (Caldairou-Bessette et al., 2017).

Ancré sur les fondements philosophiques du care, son intention pragmatique articule les notions transverses et classiques de prévention à celles du prendre soin provenant de la psychologie du développement moral, en partie d’origine anglo-saxonne (Laugier et al., 2009). Ainsi, en donnant une expression aux voix subalternes et disqualifiées des jeunes, cette méthode, comme activité, ramène la morale sur le terrain des pratiques quotidiennes. Participative, elle valorise l’échange réciproque de récit et s’éloigne du postulat de l’Evidence Based Medecine (EBM) pour explorer à partir des hypothèses dialogiques du paradigme narratif une manière singulière d’aborder ces pratiques d’éducation à la santé. Non prescriptive, l’intention de recherche approfondit les ressources réciproques de la coopération pour montrer dans quelle mesure cette approche peut instaurer une perspective capable de renouveler et d’introduire une évolution des modalités d’enquête et d’intervention (Thievenaz, 2019). Ouverte sur la valorisation de dimensions pluridisciplinaires, la réflexion interroge la pertinence d’analyses empruntées aux registres d’activités sensibles et concrètes visant à la fois une pratique et une façon de penser comme le suggère la philosophie du care (Paperman, 2013). Au fil de son déroulement, cette réflexion sollicite des auteurs dont la pensée permet d’instruire la notion d’expérience ordinaire, propre à éclairer ce vécu de santé. Elle articule les solidarités conceptuelles qu’entretiennent les approches différentes du « biographique » et ouvre des voies d’explicitation, tant théoriques qu’épistémologiques et méthodologiques, qu’impliquent leurs mises en relation (Breton, 2017; Delory-Momberger, 2014).

Attention et souci de soi

Étudiée depuis une posture de praticienne-chercheure, l’enquête remet en débat l’expérience de santé à l’origine de définitions normatives et d’acceptions subjectives (Jouet et al., 2014; Klein, 2010; Simon et al., 2020). Dans l’intention d’élargir ces représentations classiques, elle les articule aux approches philosophiques de la « Grande Santé » pour redonner à ce concept hybride et « vulgaire » sa dynamique et sa vitalité (Andrieu, 2012; Klein, 2010). En dépassant les taxonomies issues du savoir médical et peu adaptées à la compréhension des soucis de santé quotidiens, la recherche prend en compte des dimensions subjectives de la santé dans l’objectif d’atteindre une plus grande efficacité préventive.

La synthèse des travaux valorisant la centralité des enjeux éthiques dans le champ du soin et de la formation montre en particulier en quoi les références épistémologiques de la subjectivation et de l’individuation font écho aux dimensions philosophiques du « soin de soi » (Bonardel, 2016; Lorenzini, 2015). Retrouvées parallèlement et de manière sous-jacente dans le parti pris développemental des « autoconcepts », les compétences psychosociales soutiennent les capacités d’autosoin et favorisent le processus d’autonomisation et d’empowerment, selon la définition qu’en donne l’OMS (du Roscoät, 2018). En outre, elles font écho au savoir expérientiel et acquièrent une place qui progresse aujourd’hui dans la production de la connaissance en santé (Andrieu, 2012; Simon et al., 2020). Pour autant, ce qu’en disent les textes institutionnels reste incertain lorsqu’ils évoquent des formes d’autodétermination et d’autorégulation du soi encouragées par les nouvelles politiques de responsabilisation. Sans suggérer d’implications formelles des sujets, elles invitent à faire des liens entre cette normativité sanitaire et la normativité vitale inhérente à chacun et ancrée dans la « vraie vie », comme le soulignait Canguilhem (Klein, 2010).

Les soubassements théoriques mobilisés ont cherché à identifier les liens qui pouvaient être établis entre les récits et la santé pour comprendre comment l’éducation pouvait prendre soin. Parallèlement au discours normatif de la promotion de la santé visant l’équilibre et le bien-être, l’interrogation s’est penchée sur la place que pouvaient avoir les histoires dans une pratique soignante et dans le débat que suscite aujourd’hui la mise en place du parcours éducatif en santé[2]. À l’instar des présupposés de la médecine narrative et de la clinique biographique, le processus d’enquête a cherché à rendre compte des pouvoirs du récit sur le soin de soi (Charon, 2015; Niewiadomski, 2019). Dans ce sens, il a évalué dans quelle mesure sa force thérapeutique était capable de guérir à la fois le corps et les affects pour faciliter, comme le suggère la maxime antique, les bénéfices et le salut du « connais-toi toi-même », là où, pour paraphraser Stiegler, la pensée permettrait tout à la fois de « panser », et de « soigner » (Stiegler, 2008).

En effet, la mise en récit affirme la possibilité d’accepter les caractéristiques incompréhensibles en lien aux inquiétudes que suscite le soin de soi et fait appel à la responsabilité d’un sujet capable, selon la définition qu’en donne Ricoeur, c’est-à-dire en capacité de se reconnaître comme auteur de ses actes, et ce, même au prix d’affects douloureux (Bonardel, 2016; Fleury, 2016; Ricoeur, 1990). En suivant l’intention de mettre en mots ou sous une tout autre forme symbolique l’opacité d’une vie affective dont les processus peuvent échapper à la phénoménologie du vouloir, le récit offre un contenant qui permet de se confronter aux contrariétés des expériences, lorsque la vie impose de différer ses désirs. À cet âge où le comportement préfère la voie de l’agir à celle de la pensée, la narration ouvre l’espace d’une distanciation et soulage les tensions intérieures. Pourtant, les jeunes, peu enclins aux rationalités analytiques, se méfient des mots qui peuvent apparaître suspects et menaçants de pouvoir livrer de l’intime. À travers l’intention de leurs conduites, agies plus que réfléchies, ils montrent qu’il est parfois préférable de souffrir pour ne plus penser (Corcos et al., 2020; Pommereau, 2016) et affirment la vitalité des contours philosophiques de la « Grande Santé » dont les formes risquées ne sont pas sans rappeler celles des rites de passage, qui subvertissent ceux que la société cherche à prévenir (Le Breton, 2005). Pour ces jeunes adultes, agir plutôt que réfléchir permet de faire face aux problèmes non dits parce que non racontables que l’ordalie choisit de suspendre parfois au comportement du « ça passe ou ça casse » (Pommereau, 2016). En proposant la mise en mots de l’expérience inhérente à la prise de risque, le processus reconnaît le sujet comme « expert de l’affect ». Il place chacun dans une clinique empirique et dialogique (Lani-Bayle, 2019; Niewiadomski, 2019) et explore un nouveau rapport au monde qui rationalise sans médicaliser ces étapes d’autonomisation dont les lectures relèvent plus de dimensions expérientielles que pathologiques (Le Breton, 2005).

Pour autant, si l’autonomisation postulée dans le paradigme des médiations narratives permet d’examiner le renouvellement et l’orientation axiologique de l’autoformation en santé, il introduit paradoxalement les limites scripturales du « récit de soi » à l’origine d’une dialectique qui remet en débat l’idée d’une subjectivité rationnelle cantonnée dans l’univers des concepts et du logos (Lorenzini, 2015). En effet, défendu par les présupposés de l’herméneutique, ce processus de subjectivation remet en question les contenus du récit d’expérience, les dimensions réflexives qu’il suscite ainsi que les difficultés narratives inhérentes au « soin de soi » (Bonardel, 2016; Corcos et al., 2020). Sa logique d’individuation, dépendante de l’ontogenèse, rompt avec l’idée verticale d’une subjectivité forte. Selon la phénoménologie pragmatique, elle se pense comme un milieu d’échanges et vise le souci d’un développement qui s’exprime en termes de devenir (Depraz, 2016). En postulant l’importance de la relation, le psychisme « quitte la tête » pour se loger dans les interactions et met en avant la loi anthropologique des liens inhérents aux sujets qu’ils traversent, pour contredire l’idée d’une subjectivité pensée exclusivement comme intériorité (Stiegler, 2008). Ainsi touchée par la dimension sensible d’affects invisibles et complexes à décrire, l’enquête rappelle l’influence du corps, des contextes et des interdépendances dans l’expression des dimensions émotionnelles et incarnées (Andrieu, 2012; Baeza, 2019; Le Breton, 2005).

Adossée au concept descriptif et interprétatif du care (Laugier et al., 2009), cette perspective poursuit l’intérêt, confirmé aujourd’hui dans le champ de la formation, de l’attention aux récits partagés. En redonnant du sens aux pratiques d’accompagnement, elle renforce les enjeux praxéologiques de l’apprendre ensemble et donne à voir d’autres niveaux de réalités éloignés de l’administration de la preuve (Simon et al., 2020). Dans le but de développer une capacité d’attention, le recours à l’histoire « qui compte » (Laugier, 2005, p. 164) témoigne d’un vécu exprimé en première personne et désigne une reconnaissance adressée aux petites histoires ordinaires. Cette expression que Laugier emprunte à Stanley Cavell, renvoie à des affects, des valeurs, à des désirs. Elle est synonyme « d’avoir une expérience » (Laugier, 2005, p. 164), celle-ci consistant à percevoir ce qui est important, c’est-à-dire à ce qui retient l’attention, qu’il s’agisse de détails ou de récits mineurs. Dans ce sens, l’attention est politique et méthode. Elle appelle, non pas la connaissance, mais la reconnaissance de ce que Ricoeur nomme une « identité narrative », attestant des possibilités d’expression à la fois du soi capable et du soi vulnérable. L’éthique relationnelle met en avant le fondement care de l’apprendre ensemble et vise une méthode coopérative à travers la coconstruction de la connaissance. Aussi remet-elle dans la conversation les jeunes désignés comme cochercheurs qui habituellement sont exclus, du fait de leur minorité, de la réflexion et des rationalités scientifiques. Son intention vise les ressorts performatifs du récit enracinés dans la configuration narrative de l’expérience partagée et non pas dans l’acquisition de compétences positives référencées ex nihilo.

Développer une capacité d’attention et d’écoute constituant le pouvoir de nommer et de reconnaître ce qui est important repose non pas sur le sujet connaissant, mais sur la relation (Depraz, 2016; Laugier et al., 2009). Dans une vision plus féministe et moins structurée de la perspective narrative, ce processus ajuste la méthode et met en avant la vulnérabilité de chacun, appréhendée non comme une faille ou un défaut, mais inhérente à une dimension incarnée d’un sujet affecté et sensible (Baeza, 2019). En attirant l’attention, l’enquête cible la perception ordinaire et participante. Elle fait face aux imperfections du langage et à la difficulté de mettre en mots les contenus expérientiels du care en sollicitant l’importance et l’aide que représentent les attributs empruntés aux fictions, à la littérature ou au cinéma. Propices à éduquer la sémantique des affects, ces médiations symboliques soutiennent les expressions d’une sensibilité comme celle d’une activité complexe à exprimer (Molinier, 2018). À partir de ces repères, la question de recherche s’est tournée vers la potentialité d’une coopération narrative apte à promouvoir l’attention et le dialogue afin d’orienter le soin de soi et d’explorer le développement des capacités psychosociales.

Le choix des médiations narratives et l’épistémologie relationnelle qui dominent l’enquête envisagée ici à la fois comme intention et méthode ont permis d’ajuster les outils de recueil, de structurer progressivement le cadre de référence et le choix des concepts retenus pour la recherche empirique. Ces arguments soulignent en outre les enjeux d’une éthique apte à rendre compte de l’attention que requièrent le concept d’identité narrative et la temporalité inhérente au processus de subjectivation (Ricoeur, 1990). À l’instar de la biographisation, ce développement examine des « formes de vie » et les contours d’une existence pour chacun au sein du monde social (Delory-Momberger, 2014).

En redonnant à la pensée les dimensions d’une thérapeutique et au récit les vertus d’un soin, cette médecine de soi, comme recherche et non comme science, concrétise les intentions d’une enquête, au sens de Dewey, en visant le double accomplissement du savoir et du pouvoir (Thievenaz, 2019). Parsemée d’affects, elle fait progresser la relation d’apprentissage et facilite l’émergence d’un soi ne pouvant se constituer que dans un soin dont le secret réside dans la qualité et la réalité d’une relation porteuse d’individuations mutuelles (Stiegler, 2008). Aussi, en ouvrant la boîte noire du paradigme narratif, la méthodologie décrit le processus de rationalisation et donne à voir une autre manière de traverser « l’intérieur du récit » pour féconder une variation d’enquêtes aptes à reformuler nos connaissances.

Le recueil comme modalité de l’enquête coopérative

Les dimensions liées aux choix de cette posture épistémologique suivent la genèse de la recherche et introduisent le descriptif des outils conceptuels ciblés pour l’analyse de l’activité sensible, caractéristique du care et de ses modalités narratives[3] (Paperman, 2013).

Le processus inductif du postulat méthodologique de la théorie enracinée (MTE) provenant des travaux de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (Paillé & Muchielli, 2016) décrit les ajustements qui ont amené à privilégier les outils et la nécessité de leur remaniement. Il a visé le recueil de toute forme de support sans en disqualifier aucun, dès lors que le médium choisi a pu susciter chez le jeune un doute ou affecté selon lui ou elle sa santé.

En suivant l’intention d’une perspective pragmatique, la recherche a privilégié une méthode qualitative menée auprès de 30 jeunes âgés de 15 à 20 ans. Construite selon les hypothèses développementales de l’identité narrative, la question initiale a sollicité le récit de situations ayant affecté leur santé en laissant à chacun la possibilité de s’exprimer à travers le support le plus adéquat (texte, symbole, image, dessin). Le choix d’une méthode coopérative consistant à partager des récits a soutenu dans l’enquête une dynamique affective comme moteur de la mise en intrigue. La voie de recueil a été attentive à l’écriture de la vie, littéralement « bio-graphique » (Delory-Momberger, 2014), et aux savoirs expérientiels retrouvés dans le champ de l’autoformation comprise ici comme processus vital de formation de soi (Eneau, 2012). Elle a articulé l’écriture et la lecture aux conversations et aux entrevues enregistrées avec l’intention délibérée de partager les données collectées (Bernard, 2014). Parallèlement et face aux difficultés du récit de soi et aux refus pour certains jeunes des exigences que requiert la forme scripturale, une variation du recueil a laissé la place à d’autres logiques pour rassembler et croiser différentes médiations narratives. À côté de récits recueillis sur des carnets ou sous une forme numérique, j’ai en tant que praticienne-chercheure rédigé des petites histoires, comme des résumés cliniques en donnant à chacun la possibilité de me relire, de poursuivre ce récit et de me corriger, comme le suggère la médecine narrative. Les temporalités et les dyschronies qui ont balisé ce travail ont conditionné le sens et la forme qu’il a pris. Le choix de cette double logique narrative a permis d’actualiser les possibilités méthodologiques du récit, non pas pour exprimer « ce qu’il est », comme instrument, mais pour témoigner de ses dimensions potentiellement réflexives et transformatives (Barbier, 2017).

Il suggère une manière plus vivante et incarnée d’aborder la subjectivation de l’expérience pour rendre compte des dimensions praxéologiques et éthiques, c’est-à-dire concrètes, de cette démarche. Appréhendée comme activité narrative et empirique, elle interroge dans le même temps le rapport à l’écrit, la nécessité des temps de conversation, de disponibilité et d’égalité qu’impliquent ces repères méthodologiques. Ainsi, en articulant ces différentes ressources, cette double enquête a permis de rester fidèle aux propos du care, pour présenter un processus que le découpage et la décontextualisation du logiciel NVivo ne permettaient pas de restituer.

Ces choix ont mis en exergue les apports et les limites des médiations narratives scripturales privilégiées en première intention et mis en lumière les biais et la nécessaire prise en considération de la constance que requièrent ces échanges. En développant les caractéristiques d’un modèle d’enquête qui s’interpose entre le devenir et la construction de sens (Barbier, 2017), l’exposé sollicite la sensibilité du point de vue comme « point de vie ». Il porte une attention conjointe aux affects et aux choix de différents modes d’expression inhérents à la temporalité que sous-tend la confiance en sa propre expérience (Laugier, 2005).

Émergence d’une double analyse

L’analyse du contenu de ce matériau réalisée avec le logiciel NVivo a articulé la montée en généralité au repérage de régularités provenant du savoir expérientiel et a distingué deux processus. Le premier, conceptuel lié à l’usage du logiciel et consécutif à la lecture analytique du corpus, s’est structuré progressivement autour de noeuds saillants, mis en évidence à l’issue du codage. Le second, expérientiel et produit d’une analyse inductive et de mise en relation de ces catégories conceptualisantes, a permis d’explorer avec les jeunes l’élaboration et la trame de récits coopératifs modélisés sous la forme de six portraits narratifs élaborés le temps de la thèse sur une période de trois années. Coécrite, la synthèse a pu explorer les modalités d’expressions plurielles présentées et harmonisées dans un matériau que synthétise le Tableau 1.

Contenu et trame du récit coopératif : type de données (exemple)

Les interprétations liées aux supports iconographiques ont été transcrites et seules les données scripturales ont été prises en considération. Les catégories conceptualisantes pondérées à l’issue du traitement informatisé sur l’ensemble du corpus mettent en exergue les dimensions complexes et enchevêtrées d’une santé biospsychosociale définies selon le modèle d’Engel (Siksou, 2008) et synthétisées dans le Tableau 2.

Tableau 1

Médiums narratifs de la méthodologie coopérative

Médiums narratifs de la méthodologie coopérative

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Ces conclusions confirment l’idée transversale d’une santé multiréférentielle n’apportant rien d’original. Cependant, elles ont permis, en prenant appui sur l’articulation des noeuds, de formuler essentiellement deux éléments de réponses. Le premier permet de revenir à la question de recherche initiale et de comprendre les difficultés et les liens tissés entre récits et « soin de soi », suggérant la nécessité d’une temporalité longue; le second revient sur les carences individualistes et désincarnées des compétences psychosociales et surtout sur les chaînons éthiques, spirituels, mais aussi politiques qui leur manquent.

En outre, ces récits attestent d’une autonomisation, ils permettent de problématiser, de mener une enquête, mais ils sont plus en faveur d’une subjectivité que d’une identité narrative. Plus vulnérable, l’herméneutique de soi à soi, qui n’est pas l’unique centre des préoccupations des jeunes, met en exergue les difficultés relevant de la connaissance de soi et suggère l’émergence sensible et philosophique d’un souci de soi plus complexe à mettre en mots. Ces récits tissés d’affects se racontent par petits morceaux, un peu comme les pièces d’un puzzle que les récits coopératifs ont tenté de rendre visible comme en témoigne ci-dessous l’extrait de Lila :

On m’a appris que la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social […] Mais cela reste vague quand on est adolescent, beaucoup de facteurs rentre en jeux et nos « sentiments » de sécurités sont si facile à écrasé, les changement d’humeur, la peur, le stresse, la perte confiance en sois, la solitude [sic[4]] on peut considérer selon la définition qu’aucun adolescent […] ne soit en bonne santé […] aujourd’hui des facteur comme, les amis, les amoures, l’école, les notes, les examens, le physique… peux faire changer la perception d’un adolescent face a sa santé

Re. Lila, 2017, L16

Je pense qu’à mon âge le sentiment de santé est propre a chacun on ne peux pas le défini […] je ne me sens pas particulièrement bien dans la société, dans le monde dans lequel j’évolue, et je n’ai pas un moral en béton […] (Re. Lila, 2017, L22). Je pratique les arts […] j’aime dessiner […] ça me fait du bien, ça me détend […] ça me permet même de mettre mes problème sur le papier avec des mots avec des formes […] (L23) […] savoir comment moi même je fonctionne, peut être un moyen d’essayer de me connaître un peux mieux

L39

Tableau 2

Pondération des noeuds dans le logiciel Nvivo

Pondération des noeuds dans le logiciel Nvivo

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Processus et pertinence de la méthode

L’analyse a déterminé une vigilance pour montrer que ces affects sont partout entremêlés, difficiles à séparer, et qu’il est complexe de catégoriser ce qui est de l’ordre des dimensions cognitives, émotionnelles ou relationnelles, contrairement aux distinctions dualistes et instrumentales qu’opèrent les compétences psychosociales. La démarche d’analyse du corpus lui-même s’est construite sur un mouvement itératif où se sont succédés plusieurs moments complexes à séparer. Pour autant, cette partie difficile de l’analyse a été la plus incertaine et à l’origine de nombreux doutes concernant la pertinence du logiciel et impliquant de séparer une complexité que la perspective du care s’empresse de préserver. Si l’examen numérique du corpus a permis d’explorer d’autres rationalités, la restitution de l’analyse conceptuelle confirme la prédominance de « catégories » exprimées en termes de liens et d’interdépendance.

Des catégories reliées

Ces savoirs expérientiels montrent que ces dimensions éthiques se logent entre le pouvoir d’agir et le pouvoir souffrir. Elles compensent le défaut du savoir gérer, du savoir résoudre et du savoir communiquer des compétences psychosociales. En s’autorisant à verbaliser une souffrance, les jeunes témoignent que leur puissance d’agir reste liée au besoin d’être affectés par la réalité dialogique du monde qui les entoure. À travers ce pouvoir souffrir, ils obéissent aux difficultés de la réalité pour articuler les capacités aux vulnérabilités en rappelant que l’individuation, c’est aussi l’expérience du manque, et que l’autonomie sous-jacente à la formation de soi n’est au principe de l’existence de personne, comme le souligne ci-dessous l’extrait du récit d’Agathe :

Un jour, on pète les plombs pour une raison quelconque, puis on se stop. Ce qu’on ne voyait pas comme la souffrance parait soudain évident. Et on la garde, on « résiste » […]. Un an… deux ans… puis la Drogue, et on est bien ou plutot on oublie d’être mal. On échappe a la souffrance on y prète plus attention. Mais la Drogue c’était pas une solution. Et quand on cesse de s’échapper, l’on se souviens que la souffrance est bien présente. Mais on attent, la sortie comme un détenu. On est « La phobie scolaire résistante » […] texte rédigé en cours [souligné dans le texte]

Re. Agathe, 2018, L435

Trouver la confiance dans son expérience

Mise en exergue, la confiance est aidante et on la retrouve dans tous les récits. Mais il ne s’agit pas d’une confiance en soi qui confère une assurance permettant de ne dépendre de personne, comme l’estime de soi mise en avant dans les compétences psychosociales. Au contraire, cette confiance, pensée à la fois comme pratique et comme dépendance éthique, consiste d’abord « à voir ce qui compte » (Laugier, 2005, p. 164). Elle suggère non pas d’avoir confiance en un soi donné qui serait extérieur, mais d’avoir confiance dans son expérience et « de trouver les mots pour la dire » (Laugier, 2005, p. 163) et la partager comme l’illustre ci-dessous le témoignage d’Agathe :

Enfin j’ai toujours un ami et il est dans une bulle, il est avec moi tu vois, et j’imagine faire une bulle avec cette personne, enfin j’appelle ça comme ça, et quand j’étais allée chez le psy, c’est parce que j’avais plus personne dans ma bulle, et en fait c’est bizarre […] En fait, après j’en ai parlé avec mon psy […] enfin j’ai pas cherché à expliquer plus, parce que lui il a dit que c’était parce que je fumais trop, sauf que c’était déjà comme ça avant que je fume et donc il m’a pas compris, j’ai pas voulu insister pour lui expliquer […]

Et. Agathe, 2016, L277

La dimension subjective de cette confiance apprend à devenir attentif, c’est-à-dire à « trouver sa voix » (Laugier, 2010, p. 25), avant de pouvoir trouver son soi, comme en attestent les exemples ci-dessous :

[L’expérience est difficile à raconter] parce qu’il faut réussir à avoir la compréhension de la personne en face de toi, il faut trouver les bons mots pour mettre un doigt sur le problème que tu as […] ou la chose que tu as envie d’exprimer, alors qu’avec la musique […] tu n’as pas ce problème-là, t’as juste à vivre et à être là, enfin les vibrations et la musique çà fait le travail pour toi

Et. Lan, 2017, L243

[Selon Stan] La vie de base est ennuyante, les mangas c’est la chose qui, d’une part te donne confiance en toi (je prend exemple du manga Naruto qui t’apprend de ne jamais baisser les bras et de suivre toujours tes rêve)

Re. Stan, 2018, L545

Ces médiums, comme soutien et assistance narrative, ont pu offrir la possibilité de commencer le récit d’une expérience vivante. Pour autant, dans ce processus, l’attention aux détails et aux mots demande de l’entraînement. C’est un exercice affectif et cognitif qui consiste à être sensible aux interprétations réelles ou fictives de chacun. Tel un holding comme « processus contenant », au sens de Winnicott (Boukobza, 2003), le récit prend soin, car l’expression des affects rend capable, et devient, selon la métaphore de Rancière, « une machine à faire parler la vie » (Fjeld, 2018, p. 95) qui réduit l’incertitude et le non expliqué.

Des récits vivants et créatifs

Si cette rencontre narrative montre que la tendance est au résumé et à la visualisation, elle montre surtout que le récit de nature hybride est création. Il est aussi processus et activité, c’est-à-dire qu’il demande du temps et qu’il reste en lien à la manière de se raconter, qui diffère selon le médium narratif choisi le plus souvent pour ses dimensions discrètes, suggestives et ses qualités esthétiques.

Dans ce corpus, certains jeunes n’ont pas souhaité écrire, d’autres ont préféré les dessins, les poèmes, d’autres ont choisi de se raconter en musique. Ces différentes façons de s’écrire réinterrogent la fragilité de la mise en intrigue et supposent de rester attentifs au hors-texte, à l’écoute, ainsi qu’à l’importance des conversations qui à l’écart des enregistrements et des temps de réflexion dédiés à la recherche émaillent ce processus, surtout lorsqu’il s’agit d’expériences difficiles et restées silencieuses. Ces récits partagés s’affirment comme une pratique éthique et une façon de penser; ils ont rempli la fonction d’un milieu attentionnel qui a matérialisé l’écoute propice à l’expression des mobilités empathiques (Rabatel, 2019).

En amorçant quelques polarités et orientations, ces résultats ne produisent aucune loi générale, aucune explication rassurante, mais rendent public un débat ouvert sur des expériences partagées et sources d’intérêts communs.

L’attention aux récits « inter-prêtés »

Dans l’intention de revenir sur les fondements épistémologiques de l’enquête narrative articulée à celle d’une perspective du care, la discussion explore les enjeux de la méthodologie comme pragmatique de l’attention. Elle vise l’intérêt du projet descriptif et herméneutique que poursuit la phénoménologie du sujet capable et tente de saisir les dimensions réciproques et compréhensives de l’expérience (Breton, 2017).

Construite sur la connaissance élaborée et validée de façon dialogique, son postulat éthique s’affirme, non uniquement comme théorie, mais aussi comme activité concrète collant aux particularités des situations, des personnes et de leurs capacités d’expression (Laugier et al., 2009).

La réception des contenus douloureux évoquant les phénomènes de harcèlement, des violences intraconjugales ou de la maltraitance a fait l’objet de signalements le temps de l’enquête. Ces difficultés n’ont pas pu être développées dans l’article du fait de la concision et du nombre de caractères imposé. Son intention guidée par la phénoménologie pragmatique s’aligne sur les recommandations descriptives constitutives d’une perspective du care pour soutenir les enjeux solidaires et attentifs d’une transformation conjointe. Sa dimension herméneutique défend une fragilité et une sensibilité dont la force tient au fait d’être reçue par d’autres interprètes (Depraz, 2016).

Le recours à la théorie ancrée inverse l’ordre des choses et la conception de l’enquête pour se rendre sensible à ce qui est « juste sous nos yeux » (Laugier et al., 2009). Les arguments heuristiques de sa démarche sont ajustés aux désirs d’expression mis en avant par les jeunes et la coopération a permis l’élargissement de l’analyse empirique pour laisser libre cours à la parole des protagonistes impliqués (Paperman, 2013).

Le récit d’expérience n’a rien d’une révélation et n’a pas pour objectif d’enfermer chacun dans sa propre vision du monde. Cependant, éloigné du relativisme, son statut heuristique n’est pas d’établir des données soumises aux enjeux de la preuve, mais constitue une attestation qui, selon Ricoeur, n’affirme pas la prétention de détenir la vérité, mais autorise chacun à participer à la conversation pour l’ouvrir davantage. Seule la justification de l’expérience vécue permet à la discussion, à travers des arguments nuancés, de dépasser l’histoire sensible de chacun; c’est selon ce processus que se distingue le discours de la connaissance scientifique de celui de l’expérience concrète et vivante.

Éthique et altérité de l’expérience relationnelle

La performance de la méthode croisée valide la posture de coopération instaurée comme postulat éthique et tente d’objectiver le processus d’attention conjointe en explorant la radicalité de l’expérience relationnelle (Depraz, 2016). Sa fidélité à la description expose l’étude aux limites scripturales d’une rationalisation, tout en acceptant la précarité de ce processus. L’écriture comme outil scriptural fait écho à la boite disciplinaire du paradigme narratif et suggère d’élargir le recueil possible à d’autres voix d’expression, dans ce sens, cette perspective incite à la création d’une méthode ajustable au terrain, (aux sujets) et aux objets étudiés. Elle suggère de se rendre sensible aux problématiques rencontrées de manière à se rapprocher des possibilités et des réalités émergentes. Dans ce sens, l’enquête ne peut se faire que d’interactions et pratique l’égalité entre les différents partenaires en relayant les données provenant tout autant de ressources artistiques, scientifiques que citoyennes. Remise au coeur de la conversation, cette élaboration commune produit des faits, de l’action et de la reconnaissance. Elle suggère de redéfinir la nature de l’engagement et du partage afin de pouvoir persister face à l’adversité pour rendre compte de réalités en évitant une posture surplombante. À travers sa restitution, elle accepte et engage dans le même temps la dialogie d’une fidélité à l’expérience avec tous ses possibles, ses non-dits et ses limites (Hennion & Monnin, 2020; Molinier, 2018).

Recherche « avec » : la part de l’autre dans le récit de soi

Ces relations intersubjectives, aux antipodes de la neutralité scientifique et de la rupture épistémologique, remettent en cause la séparation de l’objet et du sujet et valorisent les connaissances produites de façon dialogique, qui étayent de part et d’autre les processus d’individuation mutuelle (Stiegler, 2008). Instituée comme logique épistémique, la narration requalifie la dynamique d’une santé interpersonnelle et devient celle d’un enjeu participatif qui s’étudie selon une méthodologie qui interprète et qui crée des liens (Eneau, 2012; Molinier, 2018).

À l’écart d’une logique explicative, la démarche du récit partagé rompt avec la parole d’autorité de l’éducateur en santé dit « expert » et matérialise l’attention et l’incertitude inscrites dans la reconnaissance d’un risque nécessaire au processus et à l’équilibre psychosocial de chacun. La coopération autour de cet objet commun représente une forme de « prévention délibérative » capable d’impliquer chacun en première personne (Klein, 2010).

Paradoxalement, le recueil de ces divers médiums narratifs peut s’accommoder aux désirs d’un « effacement du soi » qui éprouve le besoin de suspendre le sens en interpellant l’envie de se réfugier dans d’autres médias (Le Breton, 2015). Ce constat remet en cause la perspective philosophique d’un sujet solipsiste, maître de sa construction et dominant dans la théorie de la connaissance. Il souligne l’importance du « nous », défendu par les épistémologies du care et met en avant la force d’une intersubjectivité qui semble cependant s’opposer au « je » de la subjectivité forte retrouvée au sein dans la philosophie classique (Lorenzini, 2015; Niewiadomski, 2019). Face à une notion qui semble se déconstruire, le statut de l’intériorité n’est pas seulement exprimé en termes de « soi » (Laugier, 2005), mais bien plus à travers l’affirmation psychique, spirituelle et politique d’une voix que chacun a à coeur de dire ou de montrer (Molinier, 2018; Pommereau, 2016).

Les rationalités de l’incalculable et l’inconnaissable

Cette enquête rappelle que les rationalités du care, de l’attention et de la confiance s’écartent du logos et que les obstacles méthodologiques sont nombreux quand une symétrie trop parfaite sépare les registres du visible et de l’invisible, du rationnel et de l’irrationnel (Bonardel, 2005). Cette expérience montre qu’il y a toujours un principe de non-séparation entre le contenu d’un récit et la voix de son expression et que l’important relève aussi de la démesure ou de l’incalculable (Morin, 2017; Stiegler, 2008). Si la structure du récit peut rendre compte d’une rationalité et d’une pondération narrative, la méthode ne peut cependant mesurer ni la présence ni la qualité de l’écoute dont les repères appartiennent au registre du sensible (Baeza, 2019). Ces affects sont refoulés dans le langage et gagnent une autonomie qui échappe aux mythes de catégories. Ils rejoignent la place des paroles muettes qui butent sur la montée en généralité et sur l’administration de la preuve (Corcos et al., 2020; Fjeld, 2018). Ces histoires sont restituées comme un tout et non comme de simples corrélations pures, réductibles. Aussi, ces constats réinterrogent-ils la séparation et l’unité de codage attendues comme des critères de scientificité en sciences humaines et sociales (Molinier, 2018).

Le choix des éthiques du care suggère de répondre au discours rationnel de la science afin de redonner une forme à la parole incarnée et sensible. Contrairement au modèle classique de la pertinence théorique et du pouvoir explicatif de catégories exclusives qui mettent en évidence les déterminismes des choix et des activités, l’enquête pragmatique s’arrête au contraire non pas à ce qui est défini en amont, mais à ce qu’elle peut découvrir « dans les détails ». Cette perception attentive vise l’expérience réelle dont les contenus expérientiels sont difficiles à mettre en mots (Laugier et al., 2009). Enquêter auprès de jeunes suggère de se rendre sensible à leurs modes d’expression et à ce qui les affecte, de manière à faciliter la formulation de l’expérience, voire à les faire mieux se connaître et à mieux exister à travers des supports qu’ils préfèrent. Ce processus d’enquête ne relève pas d’un manuel de méthodologie et suppose de pouvoir avancer avec des questions sans réponses (Hennion & Monnin, 2020). En outre, il implique de quitter la connaissance de soi, autonome et réflexive, au profit d’un soin de soi plus intuitif, sensible, mais aussi ouvert à des dimensions plus relationnelles, plus spirituelles et plus réparatrices.

Aussi, la prudence méthodologique doit être attentive à ne pas considérer l’exclusivité des ressources (écriture) et se saisir des figures symboliques comme le soutien au récit oral et à la configuration d’une identité narrative. Plus adaptés à la transmission des données sensibles, les symboles suggèrent d’accepter ce que l’on ne comprend pas et attestent d’une complémentarité entre l’affect et le raisonnement. Le récit qui se fait porte-parole convoque d’autres formes comme pour s’opposer à une rationalité dominante devenue trop calculatrice. Il va jusqu’à poser le défi de l’inconnaissable et accepte que des formes de subjectivation puissent échapper à l’objectivation scientifique (Caldairou-Bessette et al., 2017).

Ces médiations s’opposent à l’introspection et deviennent des espaces de mises en commun des peurs et des désirs intimes. Démédicalisés, objectivés et partagés, ces affects sont arrachés à l’espace de l’intériorité. Ils déterminent les conditions d’un être-bien apte à contenir la possibilité d’un processus éthique de subjectivation et d’accomplissement de soi et permettent d’appréhender les conditions harmonieuses de l’existence vulnérable et interdépendante (Klein, 2010; Molinier, 2018).

Bien qu’elles soient toutes heuristiques, ces manières de se raconter remettent en question les vertus organisatrices du récit à travers la mise en intrigue et suggèrent, selon les particularités des supports narratifs, de nouvelles méthodes de recherche. Dans cette perspective, l’enjeu du récit suppose de dépasser son analyse techniciste pour développer la forme particulière d’un rapport à la disponibilité empathique (Rabatel, 2019). Cette attention à l’expérience définit la vision éthique, mais aussi le chemin d’une confiance en soi, à la fois comme espace de subjectivation et comme courroie politique d’une citoyenneté (Laugier, 2005).

La confiance tremplin de la connaissance?

Pour autant, rendre compte de ce long processus suppose de prendre son temps, de s’appuyer sur les vertus de l’imagination symbolique, pour désapprendre la peur et parvenir à s’accomplir à travers le ressenti, l’action et la parole, avant de pouvoir choisir une forme et s’autoriser à l’écrire. C’est là qu’émerge la confiance en sa propre expérience, lorsqu’il s’agit de « trouver les mots pour la dire » (Laugier, 2005, p. 163) et d’être assuré qu’une compréhension réciproque, ancrée non pas seulement sur le savoir, mais aussi sur le croire (Bonardel, 2016).

À travers ce rapport de soi à soi qu’il suggère, le médium narratif réactive, à l’instar de Foucault, Hadot et Cavell, la perspective philosophique du « souci de soi » interpellant des rationalités différentes de celles que suggère la connaissance de soi. Ainsi l’autonomisation psychique qu’accorde le processus narratif suggère de consentir au trait d’union rattachant le rationnel au spirituel (Lorenzini, 2015). Le récit donne forme alors à la métaphore alchimique du pharmakon, consistant à fabriquer du remède à partir du poison. Il donne la lucidité et la capacité à supporter la douleur et montre en quoi la connaissance est autant douleur que remède. Dans ce sens, le « soin de soi » vise le soutien aux capacités d’autorégulation et d’autonomisation (Bonardel, 2016; Fleury, 2016). Sa forme vulnérable rappelle que la tolérance au risque et à l’incertitude est un marqueur d’équilibre psychique et que cet état de santé mentale comme processus concerne tout le monde, les soignés et les soignants.

Des savoirs reliés

De ce fait, il devient difficile de séparer les qualités sous-jacentes d’une pensée inhérente à l’ontologie relationnelle pour rappeler l’importance de récits non écrits comme conscience d’une vie reliée, interpellant la présence d’un destinataire affecté et capable de pallier les incapacités et imperfections de l’écriture. Cette activité met en exergue l’interdépendance des formes scientifiques et des représentations sous-jacentes aux discours propres d’une époque, que Michel Foucault désignait sous le concept d’épistémè « comme possibilité de savoir » (Klein, 2010; Lorenzini, 2015). Face à l’indétermination de ce qui s’observe, cette posture incite à dépasser les clivages disciplinaires pour s’intéresser à d’autres façons d’enquêter attestant de ce dont les sujets sont capables (Thievenaz, 2019).

Défendue par les fondateurs du pragmatisme, plus fidèle au flux de la vie, cette approche réconcilie les oppositions classiques raison/émotion, objectivité/valeurs. Elle réfute les dualismes tels que l’action et la pensée et interroge l’expression de la science comme une rationalité appréhendée à distance et à l’extérieur. Au contraire, en visant une perspective ouverte à des rationalités plurielles, elle récuse les séparations abstraites et revendique l’engagement du chercheur comme citoyen, concerné par l’objet de son enquête et impliquant son observation participante sur le plan épistémologique (Hennion & Monnin, 2020; Thievenaz, 2019).

Son postulat repose la question du projet épistémologique de la recherche biographique en éducation et pointe les processus de constitution interpersonnels apte à faire jouer ensembles les catégories disciplinaires du social, du sensible, du psychique et du discursif (Delory-Momberger, 2014). Ce parti pris épistémologique pointe les biais inhérents aux modalités d’enquêtes sur le care caractéristiques des données qualitatives et vivantes. Les savoirs produits ne sont pas évalués à l’aune de leur crédit, mais perçus de manière tangible, en termes de coproduction d’une connaissance réciproque, augmentée par les rapports de confiance potentiellement sources d’une transformation vitale et amicale (Eneau, 2012; Molinier, 2018).

Conclusion

Dans l’intention de renouveler la connaissance liée aux notions de prévention, ce travail propose de les détourner du paradigme dominant et suggère la perspective de nouvelles enquêtes dans le champ de l’intervention éducative en santé. Les remarques liées aux fragilités des différentes voix narratives rendent compte d’une méthode sensible et ouvrent à la remise en question des enjeux que suscite le choix de différents recueils.

Ainsi valorisée à la mesure d’un prendre soin, la prévention devient le coeur d’une activité de care située à la périphérie des analyses qui divisent et qui séparent. Présentée comme un défi théorique et méthodologique, cette « voix différente » engage une autre perspective épistémologique et invite à repenser dans la recherche la plus-value de méthodes relationnelles. Ce paradigme narratif suppose de se confronter à la matérialité du texte et aux dimensions invisibles de l’intelligence humaine, telle que la sensibilité, l’imagination, à l’instar des processus qui altèrent le principe de tout ce qui est bien vivant.

En se référant à John Dewey et au pragmatisme, elle redéfinit l’enquête comme celle d’un accomplissement que mènent les personnes concernées et cherchant à résoudre ce qui compte pour elles.

L’engagement à la fois d’ordre épistémologique et ontologique prend soin des désirs au coeur d’activités coopératives et permet de créer des conditions de collaboration et d’imaginer des expériences où les gens se soignent mutuellement. En s’opposant au non-sens, cette pratique soutient pour chacun la sublimation et prévient l’altération de la santé mentale (Stiegler, 2008).

Le « travail de la narration », comme le souligne Pascale Molinier, relève du travail caché et soulève le problème de la reconnaissance de valeurs qui ne sont pas performantes. Cette activité d’écriture et d’écoute coopérative perturbe parce qu’elle est lente; elle bouscule les professionnalités et incite chacun à oublier ses concepts. De surcroît, elle est déstabilisante parce que son mode de citoyenneté rappelle que l’éthique et l’expression du prendre soin relèvent plus de l’attention que de l’éducation et que le centre de ce problème ne dépend pas seulement de la santé mais du souci (Molinier, 2018).