Corps de l’article

Introduction

Le but de cet article est de réfléchir sur les spécificités méthodologiques qui traversent les études narratives biographiques, plus particulièrement celles qui s’intéressent aux problématiques qui émergent du domaine de la santé. Ces spécificités seront abordées à partir d’un projet recherche dont le but est de comprendre la construction du parcours biographique des professionnels de santé qui travaillent dans un service de réanimation pédiatrique et soin continu, ainsi que les apprentissages acquis au fil de leurs expériences vécues.

Par étude narrative biographique, on entend la mobilisation de la narration en tant que moyen qui permet d’ordonner les faits et les événements vécus par les individus et de les reconstruire subjectivement (Pineau & Legrand, 1993). La narration des expériences vécues permet d’observer comment les individus inscrivent leur existence dans l’espace et le temps à partir de certains schémas discursifs, figures de langage et de syntaxe qui prennent forme au travers des mots (Delory-Momberger, 2014). En outre, choisir de mener une étude narrative biographique c’est aussi s’ouvrir à la co-construction du savoir par le constat que les individus participants sont ceux qui ont vécu les expériences et, par conséquent, sont les porteurs des savoirs que la recherche vise à comprendre. Les connaissances générées par la recherche sont à la fois un produit du travail que chaque participant a fait au cours de sa vie pour donner une forme à ses vécus et les exprimer et un exercice herméneutique du chercheur dans son dialogue entre ses bases épistémologiques et les éléments de la réalité d’étude partagés par les participants (Alves & Dizerbo, 2019, 2020). Selon Josso et Schmutz-Brun (2002), la co-construction du savoir inscrite dans l’approche narrative biographique est donc fondée à la fois sur l’intersubjectivité, la valorisation de la singularité de chaque individu et l’élaboration de conceptualisations transversales qui servent à mieux comprendre les articulations entre les particularités de chaque individu et les contextes dans lesquels ils se situent.

Selon Josso (2007), la narration des expériences vécues permet d’établir des liens entre le contexte social, ses transformations et la vie des individus construite à partir d’un ensemble de facteurs, comme l’héritage, les événements vécus, les relations interpersonnelles, les projets d’avenir, etc. À partir de cette perspective, la construction de l’identité d’un individu devient le résultat d’un processus permanent d’identification et de différenciation qui se forge à partir des expériences vécues et des apprentissages acquis. La narration permet de mettre en évidence la pluralité, la fragilité et la mobilité de ce processus de construction identitaire au cours d’un parcours de vie (Josso, 2007).

Toutefois, ce genre d’étude impose au chercheur de faire certains choix méthodologiques au cours de la recherche, dès l’entrée sur le terrain de travail jusqu’à la phase d’interprétation et d’analyse du matériel produit. Pour aborder les spécificités de ces choix, une recherche menée au cours des années 2018 et 2019 par l’auteure auprès d’un groupe de professionnels de santé qui travaillent dans un service de réanimation pédiatrique et soins continus est utilisée pour exemplifier des aspects d’ordre éthique, épistémologique, subjectif et hétérobiographique auxquels un chercheur se confronte. Le texte met en avant les choix méthodologiques et les effets que cela a produits pour illustrer le parcours du travail de recherche et réfléchir aux contributions des enquêtes narratives, à la pertinence sociale de l’approche biographique et à son caractère interdisciplinaire.

Pour cela, l’article présente d’abord le contexte de la recherche avec ses caractéristiques, puis les étapes de travail, chacune avec ses propres défis et exigences. Les étapes d’interprétation et d’analyse narrative sont illustrées par un récit d’une professionnelle participante à la recherche.

Le contexte de la recherche : la complexité de la réanimation pédiatrique et des soins continus

La recherche s’est déroulée dans un service d’un hôpital situé dans la ville de Paris (France) spécialisé dans le soin des enfants. Il est divisé en trois secteurs dédiés à la réanimation pédiatrique et un secteur dédié aux soins intensifs et palliatifs. Ce service a un total de 32 lits et compte 13 médecins, au-delà des psychologues, des ergothérapeutes, de l’assistante sociale, de l’éducatrice hospitalière, des infirmiers, des aides-soignants et des secrétaires, qui ensemble constituent l’équipe du service.

Dans le but de rétablir des fonctions vitales – respiratoires, métaboliques, digestives, neurologiques –, le domaine de la réanimation pédiatrique et des soins intensifs pédiatriques réunit des connaissances théoriques et pratiques pour la prise en charge des enfants dont la vie est en danger à cause de conditions de santé aiguës et/ou chroniques (Séguret et al., 2012). Une dynamique du travail caractérisée par des journées pleines d’imprévus, d’urgences, et organisée en gardes de 12 ou 24 heures dans un service fermé exige des professionnels un haut degré de concentration au cours de leur travail. En ce qui concerne la composition de l’équipe et du processus de travail, la réunion de catégories professionnelles diverses et l’interdisciplinarité caractérisent la façon de mener la prise en charge et marquent la logique de l’interaction entre les collègues. Tout cela exige l’apprentissage de compétences et d’aptitudes de communication afin de favoriser l’écoute et le dialogue entre eux et avec les enfants et leurs familles.

Un ensemble de situations complexes, difficiles et pénibles à vivre sont présentes quotidiennement tant pour les enfants et leurs familles que pour les professionnels de la santé. Le combat entre la vie et la mort se fait présent et, au travers des ressources médicales et paramédicales, la pratique des professionnels s’occupe de garantir que la première gagne pour éloigner du parcours des enfants et des familles la finitude qui marque l’existence humaine. Le travail quotidien est donc inévitablement traversé par la peur, la douleur, la tristesse, l’angoisse devant la possibilité de la mort d’un enfant. Investis de leurs connaissances et de leur expertise, les professionnels qui se forment et s’engagent dans ce domaine portent en eux l’intention de sauver, de guérir, de permettre aux enfants de récupérer un état de santé optimale et de contribuer à une suite qui mènera l’enfant vers un nouveau départ, une nouvelle opportunité et une continuité de son projet de vie avec sa famille. Le progrès scientifique dans le domaine biomédical est un élément clé dans cette prise en charge au regard de son évolution des dernières décennies, diversifiant et augmentant la gamme de techniques, d’interventions cliniques et chirurgicales afin de soigner et d’assurer la survie des enfants atteints de maladies aiguës chroniques (Dubois et al., 2018). Si, dans le passé, les professionnels étaient limités dans leurs interventions en raison des ressources existantes, les limites de la pratique biomédicale sont désormais fixées par des questions éthiques et juridiques qui amènent les professionnels à réfléchir sur les projets de soin proposés aux enfants et leurs familles par souci de ne pas tomber sur une obstination thérapeutique ou générer de nouvelles incapacités et/ou limitations chez les enfants (Dubois et al., 2018). Ce contexte est directement encadré par la loi Leonetti, no 2005-370, du 22 avril 2005, qui fixe les droits des malades et à la fin de vie.

Selon Dubois et al. (2018), la décision de suspendre ou de limiter les traitements qui conduisent à l’obstination thérapeutique et à la souffrance du patient peut être comprise pour certains professionnels comme une renonciation à sauver, ce qui renvoie dans certains cas à un sentiment d’échec et d’impuissance. Le basculement du curatif vers le palliatif s’installe comme réalité en réanimation et cela peut déclencher chez les professionnels des ressentis de responsabilité et de culpabilité découlant des choix qu’ils doivent faire au cours de leur parcours professionnel (Séguret et al., 2012). Cependant, les soins palliatifs peuvent, en même temps, servir de passerelle aux professionnels qui permettent de donner un nouveau sens aux limites de la pratique en réanimation et, par conséquent, de leurs rôles dans la prise en charge (Alves, 2020). La complexité du domaine d’étude se montre donc sur le plan de l’organisation du travail et aussi sur celui des expériences vécues par les professionnels.

À partir de cette description succincte, il est possible de passer à la suite de l’article et de montrer comment le terrain a été exploré, comment les relations avec les professionnels ont été établies par la chercheuse et comment le travail de recherche a pu évoluer sous l’approche narrative biographique.

Le projet de recherche et son démarrage

Afin de comprendre comment s’opèrent la construction du parcours biographique des professionnels de santé travaillant en réanimation et soins intensifs et palliatifs de même que l’acquisition des apprentissages au cours des expériences vécues, la recherche qui donne corps à cet article s’est développée selon une approche qualitative. Cette approche de base anthropologique a mis en dialogue la démarche de la recherche narrative biographique et l’ethnographie. Ce dialogue est particulièrement riche, puisqu’il permet à la fois d’appréhender les facteurs qui participent au processus de socialisation des individus au sein d’une collectivité (Creswell, 1997; Laplantine, 2003) et de comprendre comment ces mêmes individus inscrivent leurs expériences de vie dans la collectivité et leur donnent forme via la mise en mots (Delory-Momberger, 2014).

L’ethnographie est une approche originaire de l’anthropologie qui, de manière intégrative, rend compte des multiples dimensions de l’être humain dans la société (Laplantine, 2003). La préoccupation d’une étude de base ethnographique porte sur la définition de comment l’ethos d’un groupe se construit à travers les pratiques, les codes et les représentations sociales. Le chercheur qui choisit cette approche souhaite comprendre comment le groupe observé s’inscrit dans l’espace social et se construit selon des codes, des normes et des pratiques partagés par tous (Canesqui, 2007; Creswell, 1997; Machado, 1995; Moreira & Souza, 2002; Nunes, 2009).

Le corps de l’ethnographie est le terrain de recherche, où il est possible de rencontrer les individus, d’observer les pratiques et les relations quotidiennes (Laplantine, 2003). Le terrain est donc la source de la recherche, la porte d’entrée du chercheur et l’espace d’exploration des relations que le chercheur va pouvoir établir avec les individus. Pour cela, le travail ethnographique demande au chercheur une vigilance quant aux aspects éthiques et déontologiques qui vont guider son agir sur le terrain. L’arrivée du chercheur peut être dérangeante, surtout dans un espace comme celui qui fait l’objet de cette recherche : clos, complexe, en permanente tension entre la vie et la mort et structuré selon des règles bien définies quant à son accessibilité. Dans cette première étape du travail, la dimension de la co-construction du savoir vient faire appel à certaines valeurs à défendre dès le premier contact avec le groupe de professionnels. Une écoute attentive et intéressée à tout ce qui se passe sur le terrain ainsi qu’une flexibilité pour gérer les situations imprévisibles qui peuvent avoir lieu au cours du temps d’immersion dans la réalité d’étude sont indispensables au chercheur (Gruber, 2011).

En termes pratiques, l’observation participante a été choisie en tant que méthode d’entrée sur le terrain et pour l’approche auprès des professionnels. Selon Laplantine (2003), pour saisir l’homme et les dimensions de sa vie, il est nécessaire d’observer les événements quotidiens qui jalonnent son parcours et les dynamiques d’interaction qui peuvent sembler insignifiants au premier regard, mais qui sont porteurs de sens concernant les rôles assumés pour chaque individu dans la collectivité à laquelle il appartient. Selon Peirano (1995) et Minayo (2006), par l’observation participante, le chercheur peut construire, petit à petit, des relations de dialogue avec les participants qui favorisent le partage d’expériences et une appropriation progressive des enjeux qui traversent l’univers d’étude.

Sur le terrain de la recherche, l’observation participante a démarré en juin 2018 avec l’accompagnement à la fois des professionnels dans leurs activités quotidiennes afin de comprendre les spécificités à la fois du travail de chaque catégorie professionnelle et des activités collectives de l’équipe : les transmissions des équipes de médecins et d’infirmiers, le staff éthique (réunion multidisciplinaire pour discuter les cas qui demandent un changement du projet thérapeutique et un accompagnement différentié des parents), le staff médico-psy de caractère interdisciplinaire. À ces dispositifs s’ajoute l’« heure de pose[1] », moment organisé par la psychologue dédiée aux soignants afin de discuter du travail, des événements vécus au cours de la semaine, etc. Pendant un mois et demi, le travail sur le terrain était donc divisé entre les activités spécifiques de chaque professionnel et les activités collectives de l’équipe. Ainsi, il a été possible de prendre la bonne mesure de la complexité du travail, de comprendre l’organisation du service et la dynamique du processus de travail, ce qui a permis à la chercheuse de saisir comment l’éthos du groupe se construit au travers des interactions sociales.

L’expérience d’être en contact direct avec le terrain et ses enjeux rappelle ce que Gruber fait ressortir dans son ouvrage : « Avec l’observation participante, on peut se rappeler à tout moment que l’on participe pour observer et que l’on observe pour participer » (2011, p. 57). À cet égard, l’observation participante a servi de moyen d’apprentissage de la culture présente au sein du service et a permis d’amorcer les premières réflexions sur le terrain, sur les événements vécus et sur l’interaction avec les professionnels. Pour cela, un journal de bord a été utilisé comme outil pour enregistrer les observations des expériences vécues. Cet outil, dont le but est de garder les traces du travail et de préserver les informations, facilite aussi le processus de réflexion à propos du rôle propre du chercheur et de la production de connaissances résultant de la rencontre entre le terrain et la réflexion théorique (Gruber, 2011).

À la fin de cette première étape de travail sur le terrain, la dynamique d’observation a commencé à être conjuguée avec des entretiens biographiques non directifs auprès des professionnels. Cette approche duale s’est poursuivie jusqu’au mois de décembre 2018 et, au fil des mois, les moments collectifs en équipe ont été l’objet de l’attention de la chercheuse, tandis que se poursuivaient les entretiens avec les professionnels. La préoccupation de garder ces deux moments – observation et entretiens – se justifie par plusieurs aspects. D’abord, l’importance de se faire connaître par une équipe composée de plus de 100 professionnels a demandé de prendre un temps plus important d’immersion sur le terrain afin de garantir que la recherche soit connue de tous ou au moins de la grande majorité des professionnels. Ensuite, la richesse et la complexité de la prise en charge, ainsi que le caractère inédit de certaines situations vécues, ont exigé une continuité des observations afin de saisir la variabilité des circonstances qui participent à la formation expérientielle des professionnels. Tout cela a favorisé une construction de la relation entre la chercheuse et les professionnels basée sur la transparence et sur l’implication[2] dans les défis du service et que les professionnels subissent quotidiennement.

Par ailleurs, pour garantir l’articulation entre l’ethnographie, par les observations participantes, et l’approche narrative biographique, par les entretiens, un lien de confiance entre la chercheuse et les participants s’imposait comme enjeu majeur dans ce type de recherche. Pour cela, le temps et la continuité de l’immersion sur le terrain ont aussi favorisé la mise en mots de leurs expériences vécues par les professionnels.

À partir de la requête de départ, « racontez-moi comment votre parcours a commencé dans ce domaine de la réanimation pédiatrique et des soins intensifs et palliatifs auprès des enfants malades chroniques », les participants ont été invités à dialoguer avec la chercheuse à propos des événements vécus, des choix faits, des décisions prises, des situations et expériences marquantes au cours de leur parcours de formation et de pratique dans le domaine de la santé, de la réanimation et du soin palliatif. Les entretiens ont eu lieu dans un espace approprié, soit dans le bureau des médecins, soit dans la salle des entretiens dédiée aux parents, ce qui a garanti la confidentialité et l’anonymat.

Étant donné que la recherche vise à comprendre la construction du parcours biographique des professionnels à partir des expériences vécues, le critère pour inviter les professionnels à participer à cette étape de la recherche a été celui du temps de travail dans le service (avoir au moins deux ans, sauf pour les internes qui restent seulement six mois. Pour ceux-là, l’entretien a eu lieu à la fin de la période de leur internat). Avec ce critère de recrutement des participants, on cherchait à répondre aux préoccupations d’une étude qualitative : atteindre un groupe dimensionné et historiquement situé en fonction des contextes d’étude (Minayo, 2006).

Un premier groupe de huit professionnels a passé les entretiens avant les congés d’été (août 2018) et les autres y ont participé entre les mois de septembre et décembre 2018, selon leur disponibilité. Au total, 19 entretiens ont été menés : trois infirmières, une aide-soignante, une auxiliaire de puériculture, huit médecins, deux internes en médecine, deux psychologues, une assistante sociale et une psychomotricienne. Les infirmiers ont été le groupe le moins disponible pour les entretiens à cause de leur organisation institutionnelle qui établit une rotation de deux mois de nuit suivis de deux mois de jour (12x36h). Parfois, ils sont surchargés à cause du manque d’effectif et des contraintes liées à la gestion institutionnelle. Ces facteurs expliquent le phénomène de roulement de personnel vécu par ce groupe et observé dans le service.

Le critère de saturation des données a été utilisé pour interrompre la phase d’entretien, ce qui indique, selon Fontanella et al. (2008), que la recherche est arrivée au point de répétition des informations clés et qu’elle comptait déjà un nombre important d’éléments qui caractérisent les phénomènes d’étude.

En ce qui concerne la conduite de la chercheuse, il est important de souligner que ce type d’entretien nécessite le développement d’une attitude compréhensive, en référence à Porter (1950), et qui correspond à l’attitude empathique préconisée par Carl Rogers (1967) dans son approche humaniste. Dans cette approche, on cherche à comprendre l’intériorité de l’état de l’autre et à appréhender les aspects affectifs liés au sens de ce qui a été vécu par l’individu. Dans la construction de cette attitude, d’autres principes humanistes préconisés par Rogers (1967) ressortent : la maturation (le droit du narrateur de diriger lui-même la construction de son récit), la congruence (l’attitude d’honnêteté envers la personne interrogée lorsque quelque chose qui a été dit n’a pas été compris et demande d’être éclairé ou approfondi) et la neutralité bienveillante (l’absence de jugement et l’acceptation sincère de ce que l’autre partage dans son récit).

Ainsi, la dimension de la co-construction du savoir est réitérée par la compréhension que les professionnels interrogés sont des acteurs sociaux qui participent activement au processus de construction de leur histoire de vie et des connaissances qui s’y déclenchent, ce qui exige de la chercheuse d’établir des relations horizontales et respectueuses. Ces valeurs, postures et attitudes continuent de guider la chercheuse au cours de l’enquête, mais de nouvelles stratégies et ressources méthodologiques sont utilisées afin d’explorer le déroulement de l’entretien et le traitement herméneutique de ce matériel dans l’étape d’interprétation et d’analyse des récits. Ces aspects et questions seront discutés dans les prochaines sections de cet article.

De la mise en mots à l’interprétation : les spécificités du travail interprétatif des récits de vie

Le démarrage de l’étape d’interprétation des récits de vie pose au chercheur un ensemble d’enjeux méthodologiques. Pour la recherche analysée dans cet article, cette étape s’est divisée en deux grandes phases, organisées autour des méthodes employées par la recherche. En ce qui concerne les observations participantes, une première lecture flottante des registres du journal de bord a été faite puis une deuxième lecture a permis de faire un travail d’analyse de contenu (Bardin, 2016) afin de trouver les catégories principales qui ont émergé du contexte observé : processus de travail et organisation du soin. Les résultats de cette phase seront l’objet d’une publication future. En ce qui concerne les récits de vie, le travail interprétatif s’est déroulé par étapes. Toutefois, avant d’explorer en détail ces étapes et les spécificités du travail mené, il est important de mettre en exergue les caractéristiques du régime narratif biographique.

La mise en mots de l’expérience vécue : les caractéristiques du régime narratif biographique

Tout d’abord, il convient de souligner que travailler avec des entretiens narratifs biographiques c’est choisir de se situer sur le prisme de la construction de connaissances à partir de la quête pour comprendre, au moyen de la mise en mots, le processus de genèse sociale des individus à partir des expériences vécues. Cette compréhension permet de montrer comment les individus procèdent pour signifier les événements de leur existence vécus dans l’espace social (Delory-Momberger, 2012, 2014). Il s’agit donc de prêter attention aux différents mouvements qui traversent les étapes de la recherche et qui affectent tant le narrateur que le chercheur.

En ce qui concerne le narrateur, si la recherche narrative biographique est une voie d’accès et de production de connaissances par la mise en mots à la « première personne » (Breton, 2020), c’est-à-dire au travers d’une parole incarnée et qui se sert du vécu pour prendre forme, le premier mouvement auquel faire attention correspond au travail que ce régime narratif conduit l’individu à mener pour exprimer ses expériences et, par la suite, à ce que cela permet de saisir de son processus de construction biographique. Pour aider à avancer dans cette réflexion, le récit de Joana[3], infirmière participante à la recherche, sera utilisé comme exemple.

Joana est infirmière depuis 2016 et son arrivée dans le service de réanimation pédiatrique a eu lieu le lendemain de sa remise de diplôme. Centrée sur la quête d’une formation et d’une expérience qui pourraient l’aider à poursuivre sa carrière, Joana se lance en réanimation, ayant comme repère le fait d’avoir toujours aimé travailler auprès des enfants : « Ils m’ont toujours apporté une énergie qui me faisait du bien et j’ai trouvé dans mon travail auprès d’eux beaucoup plus de reconnaissance et de valorisation qu’ailleurs. » Le travail en réanimation donnait accès à Joana à un ensemble de situations et circonstances très formatrices : « […] si je vais en réanimation, après je pourrai aller partout. » De plus, il l’aidait à répondre à certaines attentes quant au pouvoir d’agir de son métier : « […] j’étais, dans toutes mes espèces de valeur, superhéros, en disant : on est infirmier, on est là pour soigner, pour sauver, etc. »

Ainsi, au cours d’une heure d’entretien Joana a abordé son arrivée, les raisons qui expliquent l’envoi de son CV pour le poste, les moments vécus, les difficultés affrontées, les événements marquants, la relation avec l’équipe, les découvertes et les apprentissages faits au cours de la prise en charge. Elle a fait aussi un retour historique pour expliquer son intérêt pour les enfants mettant en avant quelques expériences vécues au fil de son adolescence qui justifient ses choix.

Par son récit et grâce au mouvement déclenché par la mise en mots, centrée sur la dimension biographique, il est possible de remarquer un aspect central, selon Breton (2020), de ce type d’étude : sa capacité à capter la dimension longitudinale du vécu et à produire comme effet une compression temporelle. La frise chronologique (Figure 1), organisée selon les grandes étapes évoquées par Joana au cours de son récit permet de voir l’aspect souligné par Breton (2020).

Dans ce régime narratif, même si Joana avait tout le temps pour raconter son histoire, son retour au vécu était toujours guidé par une « expérience de référence » située dans le temps de façon non évolutive et qui prenait forme à partir d’un travail personnel d’élaboration du vécu. Ce travail permet de transformer l’expérience de vie en « situation narrative » (Breton, 2020). La situation narrative est donc le produit du mouvement du narrateur de se pencher sur lui-même et de mobiliser sa « capacité de dire, de son point de vue et avec ses mots, ce qu’[il] a vécu, les effets qu’[il] a éprouvés, les retentissements expérientiels et biographiques qui en ont résulté » (Breton, 2020, p. 31). En outre, narrer son histoire exige du narrateur la mise en oeuvre d’un travail de configuration temporelle (Ricoeur, 1983) pour ordonner les faits vécus (Pineau & Legrand, 1993) qui participent à sa construction subjective et qui sont appréhendés au travers des schémas, des motifs et des figures de langage (Delory-Momberger, 2014).

Le chercheur qui se sert de la narration biographique se confrontera, d’un côté, avec les limites de cette approche et de l’autre, avec ses possibilités. Concernant ces limites, l’entretien narratif biographique ne permet pas de capter les détails de l’expérience (Breton, 2020) et de la découper en morceaux pour regarder les différentes couches de l’action mise en place lors de situations bien particulières. Cependant, des possibilités se situent dans l’accès à l’ensemble d’opérations psychiques et cognitives qui donnent forme aux expériences vécues et qui les transforment en arsenal de connaissances et de savoirs que les individus mobilisent au cours de leur parcours de vie afin d’affronter les épreuves, de s’adapter à de nouvelles situations et circonstances (Delory-Momberger, 2014). Le récit devient le moyen qui permet au chercheur d’accompagner le narrateur dans l’exercice de revisiter son histoire de vie et de la mettre en forme au moment présent.

L’interprétation des récits de vie : un travail de « voie longue »

Une fois identifiées les caractéristiques du régime narratif biographique, il est possible d’aborder le travail interprétatif mené. Il s’est basé, d’abord, sur la méthode herméneutique développée par Delory-Momberger en s’appuyant sur le modèle de Walter Heinz (Delory-Momberger, 2014). Ce travail a démarré avec deux moments de lecture de chaque récit afin de repérer la manière dont chacun a construit son histoire à travers les différentes formes de discours, l’emploi des mots pour signifier, souligner, illustrer et donner des reliefs plus précis aux événements passés, les motifs récurrents dans le récit, et les schémas d’action construits qui montrent comment chaque professionnel de santé a articulé les principaux thèmes et arguments évoqués dans le récit par la mise en mots de son processus de construction biographique.

Figure 1

Frise chronologique du parcours de Joana dans le service de réanimation

Frise chronologique du parcours de Joana dans le service de réanimation

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En reprenant l’histoire de Joana comme exemple, il a été possible d’organiser l’ensemble des expériences faites et mises en avant dans une frise chronologique (Lainé, 2007) composée par deux grandes périodes identifiées dans son récit et par une transition de six mois après son entrée dans le service (Figure 2). Les grandes étapes mises en évidence par Joana sont, selon sa logique interne d’organisation de son récit, remplies d’expériences qui dévoilent les éléments qui ont façonné sa construction en tant que professionnelle et individu. La mort, les difficultés au travail et les relations avec les parents deviennent des motifs récurrents dans son récit qui est traversé par les allers-retours entre les attentes et la réalité vécue.

Bien que l’effet de compression temporelle (Breton, 2020) efface certains détails et nuances spécifiques des expériences vécues lors de la mise en mots biographique, le récit, construit de manière dialogique, empathique et à partir d’une attitude compréhensive, permet au chercheur d’aider le narrateur à explorer son histoire en revenant sur certains aspects du vécu. Par exemple, lors de son récit, Joana a été relancée quant aux résonnances intérieures de ce moment de difficultés et de souffrance. Elle est donc revenue à son histoire de vie et a mis en avant une clé importante pour la compréhension de son vécu et de son rapport à la mort : « […] j’ai eu toujours un rapport difficile à la mort, d’accepter que les gens meurent, depuis toute petite. » La confrontation vécue dans le service semble donc faire surgir cette difficulté accumulée au fil des années.

Figure 2

Frise chronologique du parcours de Joana et les principaux motifs évoqués dans chaque étape

Frise chronologique du parcours de Joana et les principaux motifs évoqués dans chaque étape

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Parmi les acteurs présents dans son récit, son entourage prend place dans la première période et dans la transition en apportant le soutien nécessaire pour que Joana traverse les difficultés vécues au travail : « Quand je racontais à ma mère, à mon père, à mon frère, à mon amoureux tout ça et que je voyais qu’ils étaient un miroir à ma souffrance, ça me rassurait quelque part. » En outre, la psychologue du service dédiée aux soignants lui permet d’avancer dans ses réflexions :

[…] à un moment donné, je me suis demandé pourquoi je me réveillais tous les matins pour continuer à soigner ces enfants, à les accompagner à mourir, à supporter la détresse des mamans et des papas, à faire des toilettes mortuaires, les emballer [comme] du papier cadeau […] J’ai eu l’occasion d’en parler avec la psychologue […] et je ne comprenais pas trop. Mais c’est elle qui m’a aidée à poser cette question-là, parce qu’un jour elle m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu fais là, en fait? »

Joana, infirmière, 14/07/19

Ces soutiens se montrent déterminants pour qu’elle puisse supporter la pesanteur de son métier. Le produit de la mise en mots est donc la visibilité du parcours de vie de Joana où s’inscrivent les expériences qui l’ont invitée à vivre des moments de découvertes, d’hésitations, de doutes, de certitudes… Ce sont les lignes qui tissent et donnent un contour, une forme, une expression à son identité et à son agir. En conséquence, il est envisageable d’évoquer que l’approche narrative biographique a le potentiel d’amener le narrateur à entrer en contact avec de nouvelles facettes des situations vécues par le retour à son histoire de vie. Le potentiel ne s’arrête pas seulement à ce retour sur le vécu et à le mettre en mots, mais se développe lorsque ce retour se fait à partir du moment présent, ce qui donne au narrateur la possibilité de (re)découvrir ses ressources, ses forces personnelles, et de (ré)actualiser ce qui a été vécu. Par exemple, interrogée sur les raisons pour lesquelles elle est restée dans le service malgré toutes les difficultés vécues, Joana a raconté :

[…] je me pose souvent cette question-là. Mais, pour autant, en fait, ce qui me pousse à rester c’est la force de l’échange humain que j’ai dans ce service, à la fois avec mes collègues, qui est pour moi extrêmement porteuse, parce que ce qu’on vit dans ces moments-là et ce qu’on partage ensemble, je crois que je peux [le] partager nulle part ailleurs. La qualité des échanges entre nous, la qualité de soutien, enfin, tout ça…

Joana, infirmière, 14/07/19

La narration des histoires de vie permet, selon Josso (2007), de déclencher un travail de transformation de l’individu lorsqu’il mobilise sa capacité d’ordonner les événements vécus dans le temps et de prendre conscience du travail entrepris pour se construire à partir des expériences. Pour l’auteur, il s’agit d’un moyen de réactualiser l’histoire vécue, d’en tirer de nouvelles réflexions et de construire de nouveaux regards. C’est par la mobilisation de la réflexivité autobiographique (Passeggi et al., 2016) que l’individu se rend disponible pour réfléchir sur lui-même et sur les expériences vécues.

Les apprentissages acquis : l’interprétation face au travail d’élaboration des expériences vécues par l’individu

Si, grâce aux récits de vie, le chercheur peut comprendre la construction de l’individu par les expériences vécues et l’acquisition de savoirs expérientiels, le travail interprétatif doit donc se pencher sur ce que Josso (2007) appelle des situations éducatives, c’est-à-dire les situations situées dans l’espace et le temps qui amènent l’individu à vivre des prises de conscience, à prendre des décisions, à se positionner et à agir sur lui-même. Saisir ces situations éducatives exige, d’une part, d’assumer l’expérience comme constitutive dans le temps, par la confrontation quotidienne de l’individu avec la réalité individuelle et collective (Jobert, 1991). Ou, comme le soulignent Barbier et Thievenaz (2013), l’expérience peut être comprise comme les transformations immédiates qui se produisent chez un individu au cours d’une activité. D’autre part, le chercheur doit considérer que les expériences vécues constituent, au fil du temps, un maillage expérientiel (Josso, 2009) et que la narration permet d’accéder au travail que l’individu fait pour intégrer certaines expériences dans son arsenal de connaissances et les transformer en apprentissages acquis (Delory-Momberger, 2014).

Ainsi, en parallèle au modèle utilisé par Delory-Momberger (2014), le travail interprétatif a mobilisé les concepts de transaction (action qui produit une relation entre deux éléments), d’événement (action exercée par l’environnement sur l’être) (Pineau & Marie-Michelle, 2012) et de turning point (moment de virage dans le parcours de vie, de basculement) (Abbott, 2009). Ces concepts ont permis de saisir le travail de réflexion et de raisonnement autour des expériences vécues qui ont permis aux professionnels de se diriger vers leur spécialité pendant leur formation, de faire certains choix dans la construction de leur carrière et d’avancer dans leur engagement. La construction de ce travail interprétatif a demandé de la chercheuse ce que Legrand (2008) met en avant dans ses réflexions : se pencher sur un matériel complexe, qui exige du temps et qui se déploie au fur et à mesure que la réflexion progresse et évolue.

Concernant les apprentissages, Joana a évoqué au cours de la narration un ensemble de savoirs acquis, tels que la maîtrise de connaissances techniques, le changement de posture auprès des enfants et leurs familles, la transformation de son regard vis-à-vis de son rôle dans le service, le changement de perspective par rapport à la prise en charge en réanimation. En outre, l’apprentissage aux plans relationnel et communicationnel réalisé avec les collègues, les enfants et leurs familles a été aussi répertorié. On peut comprendre que ces apprentissages évoqués et répertoriés par Joana correspondent à l’expérience en tant que résultat : un produit de ce qui a été vécu, sédimenté, visible par les acquis et qui sert d’outil à l’individu dans son agir (Cavaco, 2009).

Cependant, le récit de Joana est traversé par un ensemble de situations éducatives (Josso, 2007) à partir desquelles les expériences peuvent être comprises comme des processus (Cavaco, 2009), ce qui invite la chercheuse à appréhender les éléments qui engendrent les apprentissages. Pour entreprendre cette tâche, il est nécessaire d’adopter une posture d’ouverture pour conjuguer différentes clés d’interprétation. Il s’agit d’un travail que Ricoeur (1965) appelle « voie longue », dans laquelle la chercheuse doit être ouverte à l’utilisation des références nécessaires pour entrer dans le travail subjectif entrepris par l’individu au cours de son récit.

À ce niveau, le travail d’interprétation accède à la dimension procédurale d’édification des savoirs expérientiels et ne s’arrête pas à l’identification des apprentissages acquis. Le travail interprétatif se met donc au service de la compréhension de la construction de l’individu, provenant de l’examen des moments de négociation, d’élaboration, de transformation qui adviennent au sein de la collectivité à laquelle l’individu participe.

Si la narration est le lieu central où l’expérience privée se rend publique par le langage, moyen d’expression de la rationalité humaine permettant au chercheur de comprendre l’expérience vécue par l’individu (Ricoeur, 1965), la méthode établie a conduit l’interprétation permettant l’identification des éléments mis en relation par l’individu et qui lui ont permis de constituer son arsenal de savoirs expérientiels. Pour reprendre les termes de Josso, il s’agit de la « fécondité du paradigme du singulier pluriel, associé au paradigme de l’expérientiel, via l’approche biographique » (2007, p. 431).

Par exemple, en revenant au début de son récit, lorsque Joana commence à travailler dans le service de réanimation, l’irruption de la réalité d’une prise en charge lourde, la quantité de décès, la souffrance des parents et les journées de travail très chargées l’ont bousculée dans son parcours de vie : « […] je suis tombée de 15 étages ». Ces événements marquants ont déclenché, petit à petit au fil des journées de labeur, un travail de révision des attentes que Joana avait au préalable. Son schéma d’action devient plus réflexif, avec une prise de recul en fonction des difficultés vécues et des questions qu’elle se pose au fur et à mesure. Son récit montre un changement de centre d’intérêt. Si, auparavant, l’accent était mis davantage sur l’aspect technique, à partir de ce moment, Joana se tourne vers la compréhension du pourquoi elle était dans le service :

[…] c’est de faire de ces mamans et de ces papas qu’ils restent des mamans et des papas… qu’on accompagne ces parents à accompagner leurs enfants, même si on les sauve ils seront de nouveaux parents en fait, de toute façon. Quand on a failli perdre son enfant, on ne peut pas être les mêmes parents avant et après, ce n’est pas possible

Joana, infirmière, 14/07/19

Un ensemble d’événements marquants et des moments de virage ont été identifiés et la puissance de ces moments favorise des transactions qui aident Joana à comprendre que soigner dans ce contexte concerne plus que sauver à tout prix la vie d’un enfant, mais qu’il s’agit aussi d’accompagner davantage les parents :

Il y a une prise en charge qui m’a fait réaliser… qui m’a fait… comment dire… qui m’a énormément appris, qui m’a énormément fait comprendre ce que j’étais en train de faire et du coup qui m’a permis de survivre à ça. C’était une petite fille de 5 ans qu’on a accompagnée en soins palliatifs. J’ai énormément eu de proximité́ avec la maman. Je crois que c’est cette maman qui m’a permis d’évoluer, de mettre en place plein de petites choses qui me permettent de tenir. Cette petite est décédée et moi, j’avais une relation très forte avec cette maman et cette maman m’a remerciée de l’avoir, de lui avoir permis d’être maman, d’avoir permis de prendre soin de son enfant comme une maman et pas comme… parce qu’elle était infirmière

Joana, infirmière, 14/07/19

Ce changement de perspective par rapport au soin permet à Joana d’élargir le sens de son travail vers une approche dans laquelle le combat contre la mort est toujours présent, mais de façon négociée compte tenu du bien-être de l’enfant :

[…] la mort, elle veut essayer de gagner, mais en tout cas, on ne va pas [la] laisser gagner comme ça, sans rien faire… je ne veux pas la laisser faire. Du coup bah… Je vais me donner les moyens, mais maintenant, si je sais que je ne peux rien faire, je vais la laisser faire, mais de façon à ce qu’elle le fasse bien

Joana, infirmière, 14/07/19

Son métier d’infirmière gagne donc de nouveaux contours à partir du moment où l’acceptation de la mort a favorisé une prise de conscience sur la place et l’importance de l’accompagnement des parents.

Avant de finir cette section, il est important de reprendre un aspect abordé au début et qui concerne les différents mouvements qui traversent les étapes de la recherche pour ne pas oublier de mentionner le chercheur. En ce qui le concerne, l’approche biographique lui permet non seulement d’approfondir le degré d’appréhension et de compréhension des phénomènes étudiés, mais aussi d’élargir sa perception de l’univers de vie des participants. Il s’agit de comprendre comment chaque individu se forge dans l’espace social, comment il donne forme à ses expériences et trouve du sens à ce qui a été vécu (Delory-Momberger, 2012, 2014). La réalité étudiée n’est pas prise comme un fait social donné, mais comme un produit d’une construction façonnée par les expériences vécues.

La dimension formative inscrite dans ce travail ne se limite donc pas aux participants. Elle se réverbère dans la façon dont le chercheur s’approprie son travail et s’interroge sur la relation qu’il établit avec les participants. Les rencontres avec les participants sont les fils qui commencent à tisser la dimension hétérobiographique dans l’espace-temps pendant lequel la recherche se développe. Dans le contexte de la recherche, cette dimension a été explorée à différents moments et ses impacts ont été ressentis notamment dans la phase d’interprétation des entretiens, qui sera abordée dans la prochaine section.

In fine, le travail ne se clôture pas lorsque le chercheur accomplit l’interprétation de tous les récits des participants, surtout à l’égard du postulat de la co-construction de connaissances. Il est nécessaire de passer à la restitution du produit des interprétations, moment délicat et qui exige une attention spéciale à la façon de le présenter, ce qui va être abordé dans la prochaine section.

Les résonances de l’interprétation : les enjeux de la restitution

L’étape d’interprétation a donné lieu à un document concernant chaque participant où les éléments clés du récit et les imbrications qui se sont tissées au cours des événements vécus dans le parcours de vie ont été mis en évidence. Ce document a été composé par la frise chronologique (Lainé, 2007) déjà montrée et un texte de restitution du travail d’interprétation. La frise chronologique a servi comme support pour faire un inventaire des expériences constitutives du parcours de chaque professionnel, ce qui a permis d’enrichir l’interprétation et de mettre en avant les corrélations entre certains événements, leurs impacts dans la prise de décision et les acquis des expériences (Lainé, 2007). Chaque participant a reçu son propre texte et a pu faire des retours, s’il le souhaitait.

Certains de ces retours ont été faits par e-mail ou dans le service. À ce moment-là, la chercheuse a repris une dynamique d’immersion dans le quotidien du terrain pour retrouver les professionnels et discuter avec eux à propos de leurs avis et impressions quant à l’interprétation rendue. De nouveaux éléments de réflexion se sont ajoutés à ceux déjà soulevés au cours de l’étape de construction du récit et d’interprétation. Bien que ce moment de restitution du travail d’interprétation soit délicat et demande de faire attention à la façon de le mettre en place, il est puissant dans sa dimension hétérobiographique, c’est-à-dire dans la capacité d’apporter au récit biographique un regard extérieur qui s’ajoute au regard du narrateur, et à partir duquel de nouvelles réflexions et perspectives peuvent émerger. En outre, la restitution remet l’implication au centre du travail de recherche et de sa co-construction, puisqu’elle amène le chercheur à faire évoluer sa démarche interprétative de façon ancrée dans la réalité d’étude et auprès des participants. Selon Paturel, « il s’agit de “faire sens” plutôt que de “donner la preuve” des phénomènes étudiés » (2008, p. 51).

Selon Josso (2007), le moment collectif de partage d’une histoire de vie permet au narrateur d’élargir le regard sur sa propre histoire et de réfléchir sur ses ressources et ses apprentissages. Ainsi, l’étude narrative biographique met en avant le potentiel de formation inscrit dans le parcours de vie des individus, valorisant leurs forces et leurs capacités à se transformer et à se reconstruire en fonction des expériences vécues.

En ce qui concerne Joana, le retour du travail interprétatif lui a permis de prendre du recul et de voir autrement son histoire : « […] ça a du sens… vraiment… c’est très intéressant comme regard. » Elle a raconté qu’elle avait eu l’occasion de partager le document envoyé avec son père, qui, à côté de sa mère et de son frère, a accompagné de très près Joana lors des mois de difficulté et de souffrance au travail. Selon son témoignage, son père a trouvé la restitution très intéressante et enrichissante dans ce qu’elle apporte au professionnel.

De l’interprétation à l’analyse de l’ensemble des récits : le dialogue entre singulier et pluriel

La troisième étape du travail de cette étude narrative biographique a concerné la dimension collective du vécu des participants. À cet égard, Josso (2007) nous rappelle l’appartenance de l’approche (auto)biographique au « paradigme du singulier pluriel » et son compromis de ne pas s’arrêter à l’interprétation individuelle des récits et à la compréhension concernant la construction des individus par expériences vécues. L’étude narrative biographique prend donc le récit de chaque participant comme un moyen privilégié qui conduit le chercheur à regarder l’ensemble des expériences, des formations expérientielles, et à trouver des points d’intersection. C’est à ce niveau – analytique – que la recherche achève son tour du paradigme dans lequel elle se situe, reconnaissant l’individu, ses expériences vécues, ses processus formatifs formels et informels, les connaissances construites au cours de son parcours de façon intégrative à la dimension sociale dont il fait partie, qu’il influence et dans laquelle il se transforme. Selon Henriques (2014), à partir de ses études sur le travail de Ricoeur, le discours est le lieu où se croisent à la fois les signes et symboles de langage et le rapport au monde établi par l’individu.

Pour répondre à ce compromis, en termes pratiques, le travail de la recherche s’est appuyé sur l’interprétation de chaque récit et sur le matériel produit dans le deuxième moment pour réaliser un croisement entre les différents parcours de vie afin de saisir les points de convergence et de singularité entre les participants. Par exemple, le moment de passage entre les deux périodes vécues par Joana a été aussi identifié dans les autres récits.

J’avais pas mal côtoyé la mort, on va dire, mais je pense que je ne m’attendais pas à ça, parce que, en plus, il y a le rythme qui était compliqué au début

Interne de médecine, 17/10/18

J’en ai fait une autre [crise d’angoisse] aussi dans une période où on a eu deux ou trois décès d’affilée

Aide-soignante, 26/11/18

C’était très, très dur [le travail en réanimation pédiatrique]. Moi, je pleurais une fois par semaine

Médecin, 18/09/18

Il m’a fallu au moins… au moins un an et demi, voire deux ans, pour me faire vraiment confiance, aller au travail sans avoir peur qu’il se passe quelque chose que je ne sache pas faire et ça… Moi, je sais que ça m’a pris du temps

Infirmière, 09/11/18

D’une façon plus ou moins importante, tous les participants ont donc vécu une étape de confrontation aux difficultés et défis imposés par le soin en réanimation, soins continus et palliatifs, suivie d’un moment de transition vers une étape de résignification et d’adaptation, caractérisée par la mise en place de certaines stratégies apprises qui permettent de mieux gérer les situations complexes qui jalonnent le quotidien de travail. D’autres points de convergences ont pu être identifiés, mais par faute d’espace dans le cadre de cet article, ils ne seront pas abordés et explorés.

Ainsi, cette troisième étape a permis de comprendre les phénomènes vécus par les participants à partir d’un regard global, saisissant les éléments présents dans les processus de socialisation et d’interaction vécus dans le service et qui contribuent à ériger un agir soignant.

Conclusion

Dans le but d’apporter quelques réflexions sur les usages des récits de vie dans le cadre d’une recherche qualitative, cet article a mis en avant les spécificités méthodologiques d’une étude narrative biographique menée auprès d’un groupe de professionnels de santé qui travaillent dans un service de réanimation pédiatrique et soin continu. Prendre en compte la complexité de ce service, comprendre comment ils se sont formés par les expériences vécues au sein de l’équipe et auprès des patients et leurs familles, a conduit l’auteure à considérer un ensemble de réflexions épistémologiques, éthiques, méthodologiques et sociales dès les premières étapes du travail sur le terrain. Il s’agit donc d’une étude qui exige de faire attention aux asymétries des relations, au dérangement produit par le regard et la présence de la chercheuse et la construction de liens de confiance avec les sujets.

Le paradigme dans lequel ce type d’étude se situe impose un parcours au chercheur qui passe par la « voie longue », évoquée par Ricoeur (1965), mobilisant des références et des clés d’interprétation et d’analyse au cours des étapes de travail qui permettront de comprendre la construction de l’individu par les expériences vécues et l’acquisition d’apprentissages expérientiels au fil du temps.

In fine, la dimension de la co-construction, inscrite dans ce type de recherche, est à la fois une condition pour la production de connaissances et un exercice d’altérité qui apporte au domaine de la recherche la préoccupation d’ériger des savoirs impliqués avec les participants et leur réalité de vie.