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Introduction

Le projet Ensemble pour prévenir découle du travail d’une Table de concertation formée en 2004, regroupant une vingtaine de membres provenant de la ville de Trois-Rivières et représentant différentes organisations publiques et communautaires. Leur but était alors de développer des stratégies communes d’intervention dans l’intérêt de répondre aux besoins des personnes qui résident dans les quartiers Adélard-Dugré et Jean-Nicolet. Ces quartiers font partie des secteurs couverts par l’Office municipal d’habitation de Trois-Rivières (OMHTR), qui est un organisme public à but non lucratif ayant pour mandat d’aider les personnes et les familles à faible revenu à trouver un logement approprié. À cette époque, le revenu annuel moyen par ménage était de 13 577 $ CAD dans le secteur Adélard-Dugré et de 11 681 $ CAD dans le secteur Jean-Nicolet (Boisvert & Pépin, 2004).

Les conditions difficiles dans lesquelles se trouvent ces familles entraînent avec elles plusieurs conséquences. Dans les habitations à loyer modique du Québec, on notait en 2014 que 24,6 % des ensembles immobiliers qui abritent des familles comptent une proportion variant entre 10 % et 20 % de ménages présentant des problèmes de santé physique ou mentale (Morin et al., 2014). Dans les quartiers Adélard-Dugré et Jean-Nicolet plus précisément, une enquête sur le sentiment de sécurité conduite en 2005 (Aux trois pivots, 2005) indique que : 1) plusieurs jeunes manifestaient alors des comportements violents et antisociaux; 2) la consommation de stupéfiants et d’alcool par les jeunes était relativement répandue dans les deux quartiers; 3) leurs parents, vivant eux-mêmes des situations difficiles, n’étaient plus en mesure de leur offrir un encadrement adéquat. Cela dit, ces familles rencontrent plusieurs obstacles à l’actualisation de leur rôle (protection et soin des membres, socialisation, transmission de la culture, développement de l’identité). Pour les surmonter, elles requièrent une communauté accueillante, capable de leur offrir les services et les infrastructures nécessaires à leurs besoins (Conseil de la famille et de l’enfance, 2005).

C’est dans cette perspective que les membres de la Table de concertation ont entrepris diverses actions collectives en vue de soutenir les familles des quartiers Adélard-Dugré et Jean-Nicolet, dont une particulièrement significative les conduisant à implanter, en 2011, le Programme de renforcement des familles (PRF). À ce jour, ce programme est toujours en vigueur et, depuis quelques années, la Table de concertation a changé de statut pour devenir le Conseil de la communauté dont le mandat consiste à soutenir les opérations et les décisions à prendre pour assurer le bon fonctionnement du programme.

Le Programme de renforcement des familles

Le PRF s’offre en plusieurs versions allant de 7 à 14 semaines et est destiné à des enfants de tous âges ainsi qu’à leur famille. Pour leur part, les membres du Conseil de la communauté ont choisi d’implanter une version intensive du programme s’adressant aux jeunes de 12 à 16 ans issus de familles vivant dans des conditions difficiles (Kumpfer et al., 2010). Toutefois, une ou un jeune ne peut y participer qui si son parent l’accompagne. Cette version s’étale sur 14 semaines consécutives couvrant globalement trois grandes thématiques qui, en suivant un ordre logique, abordent les relations familiales (l’importance de passer du temps ensemble), puis la communication (claire et respectueuse) et enfin, les limites (comment les instaurer et les respecter).

Les séances hebdomadaires sont d’une durée approximative de deux heures et demie. Chaque séance commence par un souper en famille, invitant tous les parents et les jeunes participant à une même cohorte (regroupant généralement 4 à 5 familles) à partager ensemble un repas avec les membres de l’équipe d’animation. Dans un deuxième temps, les jeunes et les parents se séparent pour participer à leur atelier de groupe respectif d’une durée d’une heure environ. Puis, les jeunes et les parents sont réunis dans un dernier temps pour faire ensemble quelques exercices mettant en pratique les éléments qu’ils viennent d’aborder de manière séparée.

Cela dit, les fondements du programme s’appuient d’une part sur la théorie sociale cognitive (Bandura, 2011). De cette façon, le groupe est privilégié comme outil d’intervention, soit comme lieu potentiel de soutien et de normalisation. Toutefois, l’équipe d’animation ne doit pas se mettre dans un rôle expert, mais demeurer plutôt dans une posture évitant tout jugement ou diagnostic. L’accueil et l’ouverture sont les attitudes préconisées afin de se centrer sur les forces et les capacités des familles et d’éviter d’intervenir sur leurs difficultés, faire du renforcement positif et s’assurer d’utiliser une communication claire. Cette attitude favorise l’émergence des compétences psychologiques et sociales des personnes et le renforcement de la résilience des familles (Kumpfer et al., 2010).

D’autre part, le programme s’appuie sur le modèle de vulnérabilité biopsychosociale, développé par Kumpfer et al. (1990). Ce modèle écologique soutient que le développement de certains comportements à risque chez les jeunes, tels que la consommation de substance, serait influencé par le contexte environnemental (communauté, école, entourage, famille). Mais, en contrepartie, que le renforcement des liens familiaux, la cohésion, la communication et la supervision parentale, les valeurs familiales positives de même que l’accès et l’utilisation des ressources de la communauté (Riesch et al., 2012) constituent des facteurs de protection essentiels. En plus de favoriser la socialisation de l’enfant, ces facteurs ont pour effet d’augmenter les capacités des familles à faire face ensemble aux difficultés qu’elles traversent (Kumpfer et al., 2010).

Ces éléments clés des fondements du programme font également écho au modèle de l’empowerment, auquel les membres du Conseil de la communauté accordent une grande importance. La reconnaissance des forces des familles constitue à leurs yeux une dimension essentielle du programme. Elle rejoint un principe important de l’empowerment selon lequel les personnes vivant dans des conditions de vie difficiles possèdent les forces ou peuvent développer les capacités d’action nécessaires pour surmonter leurs difficultés si on leur en donne les moyens (Ninacs, 2002). Le développement du pouvoir d’agir (empowerment) s’inscrit dans un processus permettant à celles et ceux qui y participent de prendre conscience de l’effet de l’environnement sur leur situation (Lapierre & Levesque, 2013) et de reconnaître leurs compétences pour y faire face (Deslauriers, 2007; Ninacs, 2012). Dans ce processus, ces personnes peuvent donner un autre sens à leurs conditions de vie et développer une image très différente d’elles-mêmes, se voyant capables de s’activer à résoudre des problèmes collectifs, plutôt que d’en subir seules les conséquences (Montero, 2009).

L’évaluation du Programme de renforcement des familles

Les données disponibles dans la littérature indiquent que, pour l’heure, les évaluations du PRF se sont principalement intéressées à l’efficacité du programme. Notamment, six évaluations indépendantes se sont appuyées sur des essais contrôlés et randomisés; de ce nombre, cinq ont été menées aux États-Unis, où le programme a été élaboré, et une a été menée en Thaïlande. Ces études ont examiné diverses versions du programme destinées aux jeunes de divers âges et, en substance, les résultats indiquent que le PRF produit des résultats favorables, en améliorant les facteurs de protection et en réduisant les facteurs de risque pour la consommation d’alcool, de tabac et de substances psychoactives (Brody et al., 2006; Brook et al., 2012; Coatsworth et al., 2014; Gottfredson et al., 2006; Kumpfer et al., 2011; Kumpfer et al., 2020; Maguin et al., 2004; Puffer et al., 2017).

Cependant, d’autres études, menées en Allemagne, en Suède et au Brésil, n’arrivent pas à des conclusions aussi positives (Baldus et al., 2016; Mejía et al., 2020; Skärstrand et al., 2014). Cette incohérence dans la reproductibilité internationale des effets du programme pousse à croire que, dans ces cas de figure, l’adaptation culturelle du programme n’aurait pas atteint un degré optimal de compatibilité entre l’intervention, le public cible et le contexte d’implantation. À cet égard, certains invoquent un principe élémentaire dans le domaine de l’évaluation de programme : ne pas négliger de considérer le contexte entourant l’implantation du programme (De Menezes & Murta, 2020).

L’évaluation sensible au contexte social et culturel

Cette idée rejoint un courant de plus en plus répandu en évaluation de programme favorisant une approche qui est adaptée au contexte social et culturel des parties prenantes (Chouinard & Cousins, 2018) et rapprochée des milieux de la pratique (Dubeau et al., 2018). Chouinard et Cousins (2018) précisent qu’il s’agit de manifester une sensibilité particulière au contexte entourant l’évaluation et de favoriser une cocréation entre les évaluatrices ou évaluateurs et les parties prenantes (auxquelles peuvent aussi s’associer les bénéficiaires du programme évalué). Les avantages d’une telle approche sont d’abord reliés à la possibilité de rester constamment près des préoccupations des personnes concernées et de développer une compréhension plus approfondie de la complexité des programmes en tenant compte de leur perspective. Mais aussi, ses avantages reposent sur l’utilisation que les parties prenantes peuvent faire des processus évaluatifs et des résultats dans un tel contexte, et, par ricochet, sur le renforcement de leurs capacités. De fait, cette approche témoigne d’une certaine préoccupation politique en faveur de la justice sociale (Chouinard & Cousins, 2018). En ce sens, la participation peut aussi avoir une visée transformative et serait alors utilisée comme un moyen d’habiliter celles et ceux qui ont été traditionnellement exclus du processus de changement social. Ce principe sous-tend celui de l’équilibre des pouvoirs, entre les chercheuses ou chercheurs et leurs partenaires, s’appuyant sur la reconnaissance des compétences de toutes les personnes concernées. Autrement dit, ce type d’évaluation s’inscrit dans une perspective d’empowerment, tout comme les membres du Conseil de la communauté le font en offrant le PRF aux familles provenant de secteurs défavorisés de la ville de Trois-Rivières.

Objectif de la recherche

L’objectif de la recherche était de faire une évaluation sensible des retombées du PRF. À ce titre, cette recherche a voulu d’abord prendre en considération que le programme était alors destiné à des familles vivant dans des conditions difficiles, ayant peu d’occasions de prendre la parole, et qu’il pouvait être difficile pour elles de s’exprimer librement devant des chercheuses et chercheurs sur un sujet aussi complexe et personnel que leur expérience au sein du PRF et ses retombées sur leur famille. C’est pourquoi cette recherche évaluative s’est appuyée sur la méthode photovoix pour donner à ces familles la possibilité d’utiliser la photographie comme moyen d’élaborer le sens de leur expérience au sein du PRF, pour ensuite approfondir leur réflexion (à partir d’un entretien de photo-élicitation) et prendre conscience de leur transformation à partir de photographies choisies.

De cette manière, cette recherche s’inscrivait, elle aussi, dans une perspective d’empowerment, respectant ainsi une autre dimension importante du contexte d’implantation du programme : la volonté des membres du Conseil de la communauté que le PRF soit un moyen pour les familles de prendre conscience de leur réalité et de leurs compétences pour y faire face. C’est d’ailleurs pourquoi la recherche s’est aussi intéressée à l’exposition des photographies, comme le prévoit la méthode photovoix. Cette étape allait permettre aux familles de dialoguer avec les membres de leur communauté. Elles pourraient ainsi leur expliquer elles-mêmes le sens de leur transformation, et de cette manière influencer leur environnement pour ainsi participer au processus qui potentiellement pourrait changer leur situation. Cette recherche se penche donc, d’une part, sur l’expérience de cinq familles ayant participé au PRF, et d’autre part, sur le point de vue de douze professionnelles et professionnels qui ont assisté à l’exposition des photographies que ces familles ont prises pour élaborer et communiquer le sens de leur expérience. Ces familles ont participé à des entretiens de groupe pour partager leurs réactions au sujet des photographies.

Méthode

L’objectif de cette recherche témoigne du désir des responsables de cette recherche de conduire une évaluation qui est adaptée au contexte social et culturel dans lequel le PRF fut implanté à Trois-Rivières entre 2011 et 2015 et très près des intérêts des parties prenantes. À ce titre, l’approche participative fait partie intégrante de la méthode qu’ils ont choisie.

Approche participative de l’évaluation de programme

Avec une approche participative, les responsables tentent ainsi de s’associer non seulement aux porteuses et porteurs du programme, mais aussi à ses bénéficiaires afin que leur participation à la recherche devienne pour eux aussi un moyen de renforcer leur capacité à contrôler leur vie et leur environnement (Fine et al., 2003). Dans cette perspective, la démarche d’évaluation peut favoriser une conscientisation de ces actrices et acteurs quant à leur réalité sociale et aux processus qui y sont associés, ce qui, en retour, viendrait augmenter leur pouvoir et leur capacité de transformer leur milieu et leur réalité.

Cette approche s’inspire d’un courant venant du milieu des années 1990, regroupant à la fois l’évaluation collaborative et participative, de même que l’empowerment evaluation (O’Sullivan, 2012). Ces formes d’évaluation encouragent la participation dans le but explicite d’augmenter le pouvoir des participantes et participants et des communautés.

Ce but est le même que poursuit la méthode photovoix qui fut élaborée par Wang et Burris (1997) pour donner, par la photographie, le moyen aux participantes et participants de réfléchir et de développer une conscience critique à propos de leur réalité. Dans cette perspective, les participantes et participants sont considérés comme des cochercheuses et cochercheurs et la méthode vise en priorité les personnes qui habituellement sont exclues des décisions qui les concernent. On souhaite ainsi qu’elles puissent s’exprimer sur les forces et les failles de leur communauté. Ce processus peut contribuer au développement de leur pouvoir d’agir (Duffy, 2011; Teti et al., 2013), c’est-à-dire que leurs photographies sont une voix pour elles, un moyen leur procurant le pouvoir d’amorcer un dialogue avec celles et ceux qui prennent les décisions à propos d’enjeux qui sont importants à leurs yeux. Dans cette foulée, elles peuvent développer de nouveaux liens avec différents membres de leur communauté et gagner une reconnaissance sociale qui, à son tour, transforme la perception qu’elles ont d’elles-mêmes (Budig et al., 2018).

Méthodologie qualitative

L’évaluation des dimensions à l’étude, soit l’expérience des familles au sein du PRF de même que les réactions des professionnelles et professionnels aux photographies qu’elles ont prises, se prêtait bien à l’utilisation d’une méthodologie qualitative. Cette méthodologie privilégie l’expérience de la personne comme source de connaissances valides ainsi que son contexte (Paillé & Mucchielli, 2016). Elle s’inspire de la phénoménologie qui défend l’idée selon laquelle il est essentiel de prendre en considération le sens qu’accordent les individus au monde qui les entoure, tel qu’il se présente, étant donné qu’ils sont en rapport avec lui et qu’ils se projettent en lui, ce qui les amène à développer une conscience à son égard (Boutin, 2006).

Participantes et participants

Les résultats de cette recherche découlent de sept entretiens. Cinq d’entre eux ont été conduits auprès de cinq familles (un par famille) ayant participé au PRF ainsi qu’à une activité s’inspirant de la méthode photovoix. Les deux autres ont été conduits auprès de deux groupes de professionnelles et professionnels tels que décrits ci-après.

Les cinq familles ayant participé à cette recherche proviennent d’un bassin de 47 familles qui ont complété le PRF entre janvier 2012 et août 2015. Pour être éligibles au programme, ces familles devaient résider dans les quartiers Adélard-Dugré ou Jean-Nicolet. Les cinq familles ayant participé à la recherche comprennent six parents, soit quatre mères, un père et une grand-mère, puis neuf jeunes, soit quatre filles et cinq garçons. L’âge moyen des parents est de 47 ans alors que celui des jeunes est de 15,5 ans. Quatre de ces familles sont nées au Québec tandis que la cinquième provient de Colombie.

Le premier groupe de professionnelles est composé de cinq intervenantes ayant accompagné les familles durant l’activité s’inspirant de la méthode photovoix. Ces cinq femmes sont nées au Québec et ont entre 23 et 55 ans. Quatre d’entre elles sont formées en psychoéducation et une, en travail social. Trois d’entre elles proviennent d’un organisme communautaire, tandis que les deux autres proviennent d’une institution. Quatre d’entre elles y occupent un poste relié à l’intervention et une, un poste de cadre. Ces cinq intervenantes connaissaient les cinq familles, les ayant côtoyées dans le cadre du programme alors qu’elles étaient animatrices.

Le deuxième groupe de professionnelles et professionnels est composé de huit membres du Conseil de la communauté ayant assisté à l’exposition des photographies. Ce groupe comprend cinq femmes et trois hommes, tous nés au Québec, et elles et ils sont âgés de 30 à 56 ans. Elles et ils sont formés en éducation spécialisée, en criminologie, en récréologie, en psychologie, en psychoéducation (deux membres), en gestion du réseau de la santé ainsi qu’en loisirs, culture et tourisme. Cinq membres proviennent d’un organisme communautaire et trois, du milieu institutionnel, la majorité occupant des postes de cadre (cinq membres) alors que les autres occupent des postes reliés directement à l’intervention (trois membres). Parmi ces professionnelles et professionnels, certaines sont très près des familles ayant participé à la recherche étant donné qu’elles proviennent d’organismes situés dans les quartiers où ces familles habitent, tandis que d’autres se situent plutôt en périphérie. Toutes et tous sont cependant concernés par le bien-être de ces familles considérant que le mandat de leur comité est de s’assurer du bon fonctionnement du PRF.

Stratégie de recrutement

Les cinq familles ayant participé à cette recherche sont celles qui d’abord ont accepté de participer le 28 novembre 2015 à une activité pour le maintien des acquis, s’offrant à toutes les familles ayant complété le PRF depuis les débuts de son implantation en 2011 dans les quartiers Adélard-Dugré et Jean-Nicolet. Le PRF prévoit en effet des sessions de soutien supplémentaire pour que les familles ayant déjà participé au programme puissent renforcer leurs compétences. Ces sessions peuvent prendre diverses formes, parfois éducatives et d’autres fois ludiques, pour favoriser le maintien des liens avec et entre les familles.

C’est donc dans le cadre de cette activité qu’a été utilisée la méthode photovoix, bien que l’intention initiale des responsables de la recherche ait été d’approcher seulement des jeunes ayant participé au PRF, apparaissant comme des actrices et acteurs significatifs de leur communauté, essentiels à mobiliser pour un tel projet. Mais comme ces jeunes n’ont pas tellement répondu à l’appel, l’activité de maintien des acquis fut finalement choisie comme lieu d’application de la méthode photovoix, donnant ainsi la possibilité aux jeunes d’y participer en famille. Sachant que la méthode photovoix est flexible et qu’elle a déjà été l’objet de plusieurs adaptations (Derr & Simons, 2020), les responsables de la recherche n’ont pas hésité a adopté un tel changement de stratégie. Ainsi, chaque famille a été accompagnée d’une ancienne animatrice du programme qui avait pour rôle de soutenir les familles dans l’exécution de cette tâche, sans pour autant les influencer dans le choix des photographies à prendre. Les familles ont ensuite été conviées à choisir parmi leurs photographies celles qui, à leurs yeux, étaient les plus significatives, pour finalement les présenter aux autres familles participantes. Une fois cette activité terminée, les familles ont été invitées à participer à la recherche, en commençant par donner leur accord pour être contactées par un membre de l’équipe de recherche. Ce premier contact les conviait à participer en famille à une entrevue semi-dirigée visant à les aider à formuler de courts textes accompagnant leurs photographies. Les familles étaient aussi informées que pour compléter cette démarche, elles devraient ensuite présenter leurs photographies dans le cadre d’une exposition destinée aux membres de la communauté.

De leur côté, les intervenantes ayant participé à l’activité de même que les membres du Conseil de la communauté qui ont accepté de participer à l’entretien de groupe ont aussi été d’abord approchés par le directeur ou la coordonnatrice du PRF.

Collecte de données

La photographie fut donc le point de départ de la nouvelle rencontre à laquelle les familles ont été conviées, appelant ainsi à un entretien de photo-élicitation.

Entretien de photo-élicitaton

À cet effet, Harper (2002) précise que la photographie constitue un bon moyen de mettre en place un espace familier pour la conduite de l’entretien de recherche, ce qui est d’autant plus évident lorsque la photographie est l’oeuvre de la répondante ou du répondant. Elle offre alors à l’entretien un point d’ancrage stimulant et donne un certain pouvoir à la répondante ou au répondant pour faire comprendre à la chercheuse ou au chercheur des éléments clés de son univers personnel et social, généralement ignorés ou sinon, pris pour acquis (Clark-Ibàñez, 2004). On dit, en effet, que comparativement à l’entretien oral traditionnel, cette technique permet d’accéder à une information plus riche, plus profonde et plus authentique de l’expérience des individus (McCloy et al., 2016). Les photographies sont en quelque sorte des images symboliques rattachées à un récit interne. Or, tout comme le langage, ces images offrent un système de signes partageables avec autrui (Stockall, 2013), permettant ainsi aux actrices et acteurs sociaux le moyen de communiquer certaines parties imperceptibles de leur identité (Harper, 2002).

Entretiens avec les familles et les groupes de professionnelles et professionnels

Puisque les photographies avaient été prises en famille, il allait de soi que les entretiens réalisés auprès des participantes et participants respectent également cette modalité. L’entretien en famille permettait de reproduire le contexte dans lequel les photographies avaient été prises et de favoriser la coconstrution du sens pouvant leur être attribué. Et dans cette foulée, une telle expérience pouvait contribuer à la conscientisation des familles sur leur propre situation (Touré, 2010). En contrepartie, l’entretien de groupe auprès des professionnelles et professionnels leur offrait l’opportunité de réfléchir ensemble, comme elles et ils tentent de le faire pour l’intervention auprès des familles. Sans compter qu’en contexte de groupe, elles et ils pourraient sans doute affiner leurs opinions (Geoffrion, 2016).

Ainsi, pour l’entretien auprès des familles, ces dernières ont été appelées, dans un premier temps, à choisir six photographies parmi celles qu’elles avaient prises durant l’activité de maintien des acquis. Deux d’entre elles devaient être choisies par le ou les parents, deux par le, la ou les jeunes et deux par la famille. Dans un deuxième temps, pour chaque photographie, les questions suivantes ont été posées à tous les membres de la famille : 1) Que voyez-vous? (description de la photo); 2) Que se passe-t-il? (histoire de la photo); 3) En quoi cette image est en lien avec votre vie?; 4) Pourquoi est-ce que les choses sont ainsi?; 5) Que pouvez-vous faire par rapport à ça? Dans un dernier temps, les familles ont été appelées à choisir trois images parmi les six en vue de l’exposition. Et pour chacune de ces images, les deux questions suivantes ont été posées à tous les membres de la famille : 1) Que voudriez-vous que les gens comprennent en regardant cette photo?; 2) Quels sont les mots que vous choisiriez pour décrire l’image afin que les autres voient cette photo comme vous?

Du côté des cinq intervenantes, le canevas de l’entretien était composé des questions suivantes : 1) Est-ce que les familles ont alors parlé de leurs forces et si oui, quelles sont-elles?; 2) Est-ce que les familles ont alors parlé de points qui leur restent à améliorer et si oui, quels sont-ils?; 3) Est-ce que le parent et la ou le jeune se représentaient la famille de la même façon?; 4) Sur quels points y avait-il un accord et sur quels points n’en avait-il pas?; 5) Croyez-vous que ces familles auraient répondu de la même façon avant de participer au PRF?

Puis, du côté des membres Conseil de la communauté, le canevas de l’entretien était composé des questions suivantes : 1) Que pensez-vous des photos prises par les familles?; 2) Quelles étaient vos premières pensées lorsque vous êtes sortie ou sorti de l’exposition de photos?; 3) Qu’est-ce que ces photos disent sur ces familles?; 4) Avez-vous vu des choses que vous ne perceviez pas?; 5) Chez ces familles, quelles forces percevez-vous?; 6) Selon vous, étaient-elles présentes avant qu’elles participent au PRF?

Déroulement des entretiens

Parmi les cinq entretiens réalisés auprès des familles, quatre se sont déroulés dans les maisons de quartier situées dans les secteurs où ces familles ont participé au PRF, et un a été effectué à domicile. Ces entretiens ont duré entre 55 et 100 minutes et ont été réalisés entre le 7 et le 12 janvier 2016, soit environ six semaines après l’activité organisée pour la prise de photographies.

L’entretien auprès des intervenantes qui ont accompagné les familles durant l’activité pour la prise des photographies s’est déroulé tout de suite après l’activité, soit le 28 novembre 2015, dans les mêmes locaux où celle-ci avait lieu. Cet entretien a duré 45 minutes. Enfin, l’entretien auprès des membres du Conseil de la communauté a eu lieu le 15 février 2016, dans les locaux de l’OMHTR, soit tout de suite après l’exposition des photographies et au même endroit où celle-ci avait été organisée; il a duré 105 minutes.

Tous les entretiens ont été conduits par une étudiante à la maîtrise, formée en psychoéducation. Tous les participants et participantes à cette recherche ont donné leur consentement à ce que l’entretien soit enregistré sur bande audio et signé un formulaire de consentement approuvé par le comité d’éthique à la recherche de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Analyse des données

Pour les besoins de cette recherche évaluative, l’analyse des contenus des entretiens a été placée en priorité devant l’option d’analyser les photographies que les familles avaient prises. La richesse des contenus de ces entretiens apparaissait particulièrement pertinente pour développer une compréhension fine de l’expérience des familles au sein du PRF et de ses retombées sur leur dynamique.

Dans un premier temps, les entretiens ont été transcrits de manière intégrale, puis ont été soumis à une analyse de contenu selon les étapes suggérées par Baribeau (2009). Les verbatim ont d’abord ont été lus à plusieurs reprises afin de préparer le codage des entretiens. Puis, l’analyse verticale des entretiens a conduit à l’identification de catégories et de sous-catégories pour chacune des dimensions analysées (image et évolution des familles). L’analyse du matériel provenant des familles, des intervenantes et des membres du Conseil de la communauté a été réalisée de manière séparée. Ensuite, l’analyse horizontale a permis de finaliser l’identification des thèmes principaux (Paillé & Mucchielli, 2016). C’est à cette dernière étape que les entretiens ont été comparés entre eux afin d’identifier les éléments de convergence ou de divergence, que ce soit entre les familles ou entre les trois catégories de répondantes et répondants. Le processus d’analyse a été mené en équipe, sous un mode collaboratif, de manière à nourrir l’interprétation des résultats et à valider les réflexions (Krief & Zardet, 2013).

Résultats

L’analyse de contenu réalisée à partir du matériel recueilli auprès des familles a fait émerger plusieurs thèmes principaux, dont trois font particulièrement apparaître comment les familles témoignent de qui elles sont et de ce qu’elles sont devenues. Il s’agit de : 1) affirmer l’importance de la famille ; 2) assumer son histoire et l’héritage pouvant en découler ; 3) s’appuyer sur la force des liens. Ces résultats sont d’abord présentés avant d’enchaîner sur le point de vue convergent des intervenantes et des membres du Conseil de la communauté. En regard de ces transformations dont témoignent les familles, leurs discours s’articulent conjointement autour d’un thème principal qui est celui de l’authenticité des familles.

Affirmer l’importance de la famille

Les entretiens réalisés auprès des familles ont été pour elles l’occasion de confirmer d’abord l’importance de la famille. Dans cette foulée, les participantes et participants ont mis en évidence des dimensions leur apparaissant comme uniques et irremplaçables, notamment le soutien entre les membres. Il est différent de celui qu’on peut retrouver dans tout autre milieu. Il est le plus fiable et le plus solide, capable de répondre aux situations les plus éprouvantes. Le sentiment de protection qui en émerge apparaît dans l’extrait suivant où le répondant fait référence à une photographie où on le voit assis contre le tronc d’un arbre :

Parce que genre je m’appuie à l’arbre. Pis je m’appuie sur l’arbre. Ça veut dire comme que, je ne sais pas trop comment l’expliquer. Comment Mamie elle l’a dit. Ben c’est comme, même si je tombe, ben il y a toujours ma famille qui est là

Adolescent, famille 1

Le parent occupe aussi une place centrale dans le discours des participantes et participants. Les fonctions de la famille passent par cet acteur de premier plan dont les responsabilités l’amènent à jouer plusieurs rôles à la fois. Celui de protéger ses membres et de maintenir l’harmonie. Mais également celui de guider, de conseiller et d’éclairer ses enfants, comme l’explique ce parent par l’entremise d’une photographie où les membres de la famille se trouvent sous un lampadaire.

Bon ben le lampadaire, c’est la balise qui dit aux enfants : « Si vous passez chaque côté de cette lumière-là, vous ne passez pas dans la lumière, vous risquez de tomber. » Pis des fois ça risque de faire plus mal

Parent, famille 1

Dans cette perspective, le parent apparaît en quelque sorte comme un pilier pour la famille, tel que le laisse entendre l’extrait de ce parent commentant l’une des photographies choisies par les membres de sa famille :

Mes enfants sont un peu comme dans le haut de mes pouces, mais je les voulais en haut de mes épaules comme quoi je vais toujours être là pour les supporter. Je veux dire il y a toujours de l’espoir, fait que je vais toujours être là pour. Tu sais tant qu’il y a de la vie y’a de l’espoir, tant qu’il y a de l’espoir, y’a du soutien, tant qu’il y a du soutien ben tu sais je vais toujours être là pour

Parent 1, famille 4

Chez les parents ayant participé à cette recherche, ce rôle semble désormais être plus facile à endosser.

Assumer son histoire et l’héritage pouvant en découler

Le discours des répondantes et répondants laisse apparaître ensuite une autre dimension, apparemment fondamentale à leur identité. Il s’agit de leur propre histoire et des événements qui l’ont jalonnée. Bien entendu, ces derniers ont certaines conséquences sur l’image que ces répondantes et répondants se font de leur famille actuelle. Par exemple, un parent raconte l’héritage qu’il a reçu, c’est-à-dire une enfance difficile, qu’il ne souhaite pas, à son tour, transmettre à ses enfants. C’est pourquoi il compte s’appuyer sur cette expérience pour éviter de reproduire certains modèles parentaux qui lui ont déplu.

Je vais avec ce que j’ai vécu, j’ai eu tellement de blocages que je vais aller chercher les capacités, tu sais je vais aller chercher ce qui m’a fait chier, pour pas essayer de le reproduire, mais malgré tout ça, ça m’a aidé quand même à devenir qui je suis. Fait que je peux pas le mettre de côté ce qui m’a été donné, mais je peux le changer autrement. Tu sais je peux me débrouiller autrement

Parent, famille 4

Ce parent n’est d’ailleurs pas le seul à se soucier de son legs. On entend aussi d’autres parents évoquer comme héritage la famille en soi, celle qu’ils ont réussi à bâtir et pour laquelle ils éprouvent une grande fierté. Ainsi, certains parents souhaitent léguer en mémoire à leurs enfants ce qu’ils sont ensemble aujourd’hui.

Tu sais si t’as des bonnes racines, un bon solage là, c’est solide. Les étages que tu vas monter, oui tu peux tomber, mais ça va être bien plus facile de remonter que si t’es obligé de refaire toute la base au complet. La racine c’est important. En même temps ben, c’est le signe d’appartenance à la famille

Parent, famille 1

S’appuyer sur la force des liens

Enfin, c’est de manière assez significative que la force des liens émerge également du discours des répondantes et répondants. Ceci transparaît d’ailleurs dans les citations précédentes. Mais le sujet est aussi abordé de manière spécifique pour ainsi confirmer que les liens sont à la base de tout et que pour cette raison, une certaine attention doit leur être accordée pour assurer leur durabilité.

Malgré les chicanes pis les affaires pis tout ça tu sais on s’aime quand même, c’est juste ça fait partie dans une vie familiale, veut veut pas il va y avoir des accords, des désaccords, des chicanes pis tout ça

Parent 1, Famille 3

Ado 2 : Tu sais on est des soeurs pis c’est normal qu’on se chicane.
Ado 1 : Non on ne peut pas être d’accord sur tout. Pis tu sais quand que… On peut pas être d’accord sur tout pis on peut pas s’entendre sur tout là. C’est juste comme…
P : C’est d’apprendre à respecter ça.
Ado 1 : On fait nos… On fait nos caractères ensemble.
Ado 2 : Ouain. C’est ça

Famille 5

Ces familles semblent constater aujourd’hui que leurs liens sont solides et qu’ils constituent non seulement une partie de ce qu’elles sont aujourd’hui, mais également une garantie de ce qu’elles pourront devenir. Comme l’expriment cet adolescent et son parent ci-dessous, ces liens pourront résister à certains changements sans que cela vienne remettre en cause la place qu’ils auront au sein de leur famille :

Ado : Ben c’est vrai on part tous, mais c’est vrai qu’on revient, qu’on est toujours unis avec nos parents. D’une façon ou d’une autre on est toujours unis avec nos parents.
P2 : Tu sais quand même que t’es loin, tu fais encore partie de la famille.
Ado : C’est ça

Famille 3

Plus encore, d’autres envisagent que ces liens continueront de se solidifier avec le temps, et ce, malgré les changements qui pourraient survenir.

Ok j’ai juste dit que dans un, je peux pas deviner qu’est-ce qui va se passer […] mais je me dis qu’en un an, si on fait tous notre part, si on travaille tous chacun de notre côté et ensemble, moi je dis que la famille risque d’être encore plus soudée, pis plus solide que ce que c’est là. C’est mon but, c’est mon objectif. On va-tu l’atteindre? On le sait pas. On va-tu s’arranger pour l’atteindre? Moi oui

Parent, famille 4

Authenticité des familles

En contrepartie, les entretiens réalisés auprès des groupes de professionnelles et professionnels mettent en évidence que leur participation au projet et à l’exposition des photographies s’est avérée une expérience significative pour eux. De fait, elles et ils ont été frappés par l’authenticité des familles. Les photographies qu’elles ont choisies pour se définir ainsi que les courts textes qui les accompagnent sont évocateurs de leur point de vue. À cet égard, un répondant revient sur une image sur laquelle apparaît un coeur en plein centre, surplombé de deux couteaux, accompagné du texte suivant : « Même si parfois il y a des chicanes, l’amour est toujours omniprésent. »

Quand je pense au couteau au-dessus du coeur tu sais, il n’y a pas grand monde qui aurait dit : « Moi dans mon top 3, celle-là est là. » En tout cas, moi je n’aurais pas choisi celle-là pour ma famille tu sais. J’aurais peut-être mis le coeur au-dessus ou tu sais, j’aurais choisi autre chose moins… mais eux autres c’était ça. Parce qu’il y a une authenticité pis des fois ils assument que… ils assument leur idée, leur définition de la famille pis c’est correct tu sais, fait que c’était super pour ça

Professionnel 4

Cette authenticité est très courageuse à leurs yeux, d’autant plus que les familles sont appelées à afficher leurs photographies devant des personnes qu’elles ne connaissent pas toutes intimement.

C’est ça ils ont quand même, tu sais la prise de parole, ils ont quand même donné l’image de leur famille à des gens qu’ils connaissaient parce qu’ils ont été animés par ces animateurs-là. Mais aussi devant du monde de l’office, du C.S.S.S., de la sphère publique. […] Moi je pense que l’image qu’ils projetaient était très proche de la réalité là

Professionnelle 3

La spontanéité. Tu sais la photo c’est un médium pour pouvoir passer un message souvent qui est quand même assez frappant. Souvent on regarde des expositions, des photovoices ou peu importe pis ça semble être compliqué pis c’est cherché pis on sait pas trop. Mais là, ce qui transparaissait beaucoup je trouvais c’était la spontanéité, la fluidité beaucoup du message

Professionnel 5

D’ailleurs, d’autres répondantes et répondants soulignent ici qu’elles et ils sont touchés par le fait que les familles savaient qu’en participant à ce projet elles devraient montrer au grand public leurs difficultés. Ce qu’elles et eux n’auraient pas su faire sans doute.

Parce que moi j’ai parlé eh avant de partir tu sais je suis allée voir les familles pour les féliciter pis je soulignais justement leur courage d’avoir, de s’être prêtées à cet exercice-là pis il y a une des mères qui m’a dit eh […] que ce n’était pas facile nécessairement d’avouer dans le fond au monde qu’elle avait des problèmes. Parce que pour elle c’était comme un peu ça le fait de participer. C’était comme d’admettre qu’elle avait des problèmes. Fait que je trouvais ça assez honnête premièrement comme déclaration si on veut, alors que moi c’est la première fois de ma vie qu’elle me voyait là

Professionnelle 2

Mais tu te dévoiles sans le savoir par des photos pareilles. Fait que là tu acceptes de mettre en très très grand des affaires de ta famille avec des mots que tu mets avec ça. Je trouve ça quand même quelque chose d’accepter. Je ne suis pas sûre que j’aurais fait ça moi

Professionnelle 1

Mais certains répondantes et répondants remarquent aussi que cette exposition ne mettait pas au jour que les difficultés des familles. Elles et ils y ont vu la fierté de ces familles à montrer leurs images et ressenti leur espoir en l’avenir.

Pis moi ce qui ressortait, pis peut-être que je suis dans le champ-là, peut-être que c’était là au départ pis eh, mais en tout cas moi ce que j’ai vu là-bas, je le traduirais juste par un mot, ce serait par espoir. J’ai senti ça dans la fierté qu’ils avaient de présenter leurs enfants, leur famille pis, j’entendais ça dans l’air comment que ça se passait que, y’avait maintenant, pis peut-être que y’était là au début là, mais j’avais l’impression que là. L’espoir que peut-être demain peut être un peu plus rose qu’hier, tu sais

Professionnelle 2

Discussion

Cette recherche voulait faire une évaluation sensible des retombées du PRF et, pour ce faire, s’est appuyée sur la méthode photovoix comme moyen pour cinq familles ayant participé au programme d’élaborer et de communiquer le sens de leur expérience. Les résultats sont éloquents et à cet égard, un premier constat s’impose : les familles ont bien voulu se prêter au jeu, c’est-à-dire qu’elles ont accepté de prendre des photographies témoignant de leur évolution et de leur transformation et de les dévoiler aux membres de leur communauté dans l’intérêt de leur faire connaître leur réalité. Cela témoigne de la volonté de ces familles de s’engager réellement dans la démarche, malgré les défis que présentent les conditions difficiles dans lesquelles elles vivent. En quelque sorte, ceci vient confirmer la vraisemblance de l’approche participative que les responsables de cette recherche ont voulu prendre pour mener ce projet. Il apparaît aussi que la décision de changer de stratégie en invitant les familles à participer à l’activité, plutôt que les jeunes seulement, s’est avérée positive. Cette façon de faire respectait la logique interne du PRF qui cherche à valoriser et renforcer les liens entre les membres de la famille.

De plus, les résultats de cette recherche confirment que la photographie combinée à un entretien en famille s’est avérée un excellent moyen pour obtenir une information riche à propos de l’expérience des participantes et participants. D’un point de vue évaluatif, ce constat est extrêmement intéressant. Cette dimension est souvent négligée par les chercheuses et chercheurs, alors que pourtant, le récit d’histoires personnelles permet de comprendre comment un programme parvient à atteindre les participantes et participants dans différentes dimensions de leur vie (Patton, 2014). Cela est d’autant plus vrai lorsque ces dimensions touchent des sujets sensibles et personnels. Or les résultats de cette recherche montrent que, pour aborder de tels sujets, il peut être utile pour la personne responsable d’une évaluation de sortir des sentiers battus, en utilisant des voies alternatives à l’entretien classique permettant aux répondantes et répondants d’emprunter d’autres chemins pour élaborer et exprimer le sens de leur expérience. La chercheuse ou le chercheur risque alors de découvrir certaines facettes de l’expérience des participantes et participants qu’elle ou il n’aurait pu imaginer au départ et qui sont peut-être essentielles pour comprendre les retombées les plus importantes du programme.

D’ailleurs, dans le cadre de cette recherche, les images que les familles ont choisies pour se représenter mettent en exergue des dimensions de leur réalité qui vont bien au-delà des habiletés qu’elles ont développées avec le PRF. Ces images font vibrer une fibre plus fondamentale, évoquant une certaine volonté chez ces familles à se reconnaître en tant que telles et à affirmer ce statut. Elles forment bel et bien une famille, malgré les difficultés qu’elles rencontrent. Cette confiance et cette légitimité qu’elles s’accordent sont apparemment nouvelles et se situeraient au coeur de leur transformation, qui vraisemblablement découle de leur expérience au sein du PRF mais qui, sans doute, n’aurait pu s’exprimer avec autant de force sans l’aide de la photographie.

Tout porte à croire aussi que ces familles ont puisé leur force dans le processus qu’elles ont traversé, conduisant les membres à prendre des photographies ensemble puis à les interpréter et à choisir les meilleures pour les représenter. Cet exercice intime a d’abord conduit les familles à coconstruire le sens à donner à leurs images, et ce faisant à prendre conscience du changement s’étant opéré au sein de leur propre milieu et à l’officialiser. En d’autres mots, la photographie aurait d’abord favorisé un mouvement interne chez les familles, essentiel et fondateur, avant qu’elles ne puissent ensuite s’ouvrir et se dévoiler au monde qui les entoure. Du reste, même si ce premier mouvement n’enclenchait ensuite aucun autre mouvement vers l’extérieur (communauté), il demeure en soi une étape importante, un moyen pour les familles de boucler la boucle sur leur expérience au sein du PRF et de se rallier autour d’un certain consensus.

Mais ces familles ont dépassé cette étape et voulu que leurs photographies soient exposées aux membres de leur communauté. Et ces derniers y ont vu une authenticité qui semble les avoir particulièrement touchés. Elle aurait fait émerger un sentiment de respect chez les professionnelles et professionnels et les aurait même renforcés dans leur conviction que les familles ont bel et bien cheminé. Par conséquent, un deuxième niveau de transformation semble apparaître à cette étape et celui-ci concerne le regard que les professionnelles et professionnels portent sur ces familles. Bien entendu, ces professionnelles et professionnels avaient déjà un préjugé positif à l’égard de ces familles, considérant d’emblée qu’elles ont les capacités de faire face à leur situation. Mais les photographies des familles de même que le dialogue que les professionnelles et professionnels ont pu alors établir avec elles semblent avoir consolidé leur position. Si bien que nous pourrions envisager que les professionnelles et professionnels puissent à leur tour venir renforcer la transformation dont les familles ont témoigné : avec une confiance accrue envers les familles, ces professionnelles et professionnels pourront sans doute avoir une certaine influence et contribuer à faciliter le passage en agissant comme levier pour qu’elles se voient plus largement reconnues en tant que telles au sein de leur communauté.

Ainsi, ces considérations donnent à voir comment cette recherche évaluative, en s’appuyant sur une approche participative et en utilisant une méthode telle que photovoix, a pu non seulement mieux comprendre les retombées du PRF, mais aussi accompagner les parties prenantes du programme de sorte qu’elles développent un certain pouvoir face à leur vie et à leur environnement. Et, dans ce cas de figure, les bénéficiaires du programme sont tout autant concernés que le sont les actrices et acteurs qui le supportent.

Conclusion

En définitive, les résultats de cette recherche touchent deux volets importants. D’une part, ils donnent à voir comment la méthode photovoix a été adaptée et utilisée dans une recherche consacrée à l’évaluation des retombées d’un programme destiné à des familles vivant dans des conditions difficiles. Comme nous l’avons dit précédemment, cette méthode a déjà fait l’objet de diverses adaptations. Mais peu de recherches, sinon aucune à notre connaissance, ne l’ont fait à des fins évaluatives. Ce cas de figure vient donc élargir le spectre des possibilités pour l’utilisation de cette méthode.

D’autre part, les résultats de cette recherche donnent à voir comment une recherche évaluative peut aussi, avec une visée participative, favoriser l’engagement et la transformation, et pour ce faire, utiliser des méthodes sensibles à la perspective des personnes concernées pour arriver à ses fins. La méthode photovoix, combinée à un entretien en famille, a permis ici aux responsables de la recherche d’offrir une voie alternative aux participantes et participants pour élaborer le sens de leur expérience. Mais elle a aussi été le moyen pour elles et eux de faire rayonner plus largement cette information, tant auprès des porteuses et porteurs du programme que des autres membres de leur communauté. Cette étape s’est avérée cruciale dans le processus pour renforcer potentiellement le pouvoir des parties prenantes de ce programme et pour répondre aux intentions transformatrices de cette recherche.