Corps de l’article

Introduction

La dernière décennie a été marquée, en France, par une augmentation des démissions au sein du personnel enseignant (0,09 % en 2010 comparativement à 0,25 % en 2018), le plus souvent en lien avec les dégradations du travail. Certaines recherches confirment cette situation en raison des fréquentes réformes obligeant une réappropriation de nouveaux programmes (Danner et al., 2019), mais aussi une réponse à de nouvelles missions (accueil des élèves en situation de handicap par exemple). Endosser la responsabilité d’appliquer les nouvelles injonctions s’accompagne fréquemment d’un sentiment de perte de sens chez le personnel enseignant qui accumule ainsi les défis, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autres options que celle de rompre un engagement et de quitter la profession (Méard & Bruno, 2014). La littérature du domaine pose très souvent la question de la souffrance au travail liée à la dégradation de l’état psychologique du personnel enseignant (anxiété, stress, épuisement professionnel, etc.) et en conséquence d’un soin à apporter aux vies professionnelles vulnérabilisées. Le mal-être peut conduire à deux formes d’excès : d’une part, le surinvestissement pour maintenir un niveau de performance à la hauteur des valeurs portées; d’autre part, le désengagement quand il n’est plus possible de s’y sentir performant. Les études mettent également en évidence le dépassement de soi, voire le sacrifice d’un bien faire pour répondre à l’ensemble des défis (Moussay & Flavier, 2016).

Ce contexte invite les politiques à débattre sur la qualité de vie et le bien-être au travail (OCDE, 2019). Les questions se rapportent particulièrement à la dimension pédagogique et relationnelle du travail enseignant pour souligner l’enjeu d’une réflexion sur l’efficacité des pratiques, des méthodes d’apprentissage, des modalités de gestion de la classe, des dispositifs de soutien. De toute évidence, à travers les analyses et les discours, on comprend la volonté politique de montrer que le bien-être professionnel s’inscrit avant tout dans la capacité à relever de nouveaux défis pour travailler autrement (Barrère, 2017). Si cette orientation présente une légitimité dans le domaine de l’enseignement, les travaux dans les champs de l’ergonomie et de la psychologie du travail soulignent que la capacité à travailler autrement nécessite de prendre en considération toute la complexité de l’activité et celle de l’implication des personnes au travail dans les transformations des pratiques (Moussay, 2019). Cela confirme l’intérêt d’une autre voie que celle qui rapproche le bien-être à une simple procédure d’innovation. De fait, une des pistes envisagées situe le bien-être dans le bien faire et s’appuie sur le postulat « qu’il ne sert à rien de s’occuper de la qualité de vie au travail si on ne s’intéresse pas d’abord à la qualité du travail » (Clot, 2013, p. 26). Ce postulat permet notamment de repenser les méthodes en recherche pour mieux comprendre la qualité du travail du point de vue de la personne engagée dans une situation professionnelle. Dans une perspective de transformation du travail et des personnes qui le réalisent, il s’agit d’accorder le primat à leur point de vue pour les aider à s’engager dans l’expression et la confrontation des critères relatifs au bien faire et à agir en conséquence sur la qualité du travail. Par ailleurs, le regard renouvelé des méthodes en recherche permet de dessiner « une autre alliance entre la recherche et la pratique sociale, où les liens entre recherche et activité professionnelle diffèrent des liens traditionnels entre science et domaine d’application » (Durand & Horcik, 2012, p. 27). Des études s’attachent à apprécier la manière dont la recherche et la pratique peuvent construire un terrain d’entente, précisément une communauté scientifique élargie (Oddone et al., 2015) où collaborent les milieux du travail et de la recherche (Félix & Saujat, 2015) et où se construisent de nouveaux espaces d’investigation du travail et de réflexion comme opportunités de développer collectivement le bien faire et le bien-être au travail. Partageant la conviction de l’utilité de poursuivre ce débat, il s’agit de reconnaître l’intérêt de promouvoir de nouvelles méthodes de recherche impliquant les mondes de la recherche et de la pratique professionnelle.

Des initiatives soutenues par des programmes américains sur la « recherche intégrée à la pratique »[1] [traduction libre] (Snow, 2015, p. 461) affirment de nouveau l’intérêt de dépasser la relation traditionnelle entre la recherche – productrice des connaissances – et la pratique – utilisatrice et applicatrice de ces connaissances (Tseng, 2012). De ces programmes se dégagent des axes forts de collaboration définis comme des voies d’engagement et de connexion à double sens entre recherche et pratique (Granger et al., 2014) pour éviter la seule mise en pratique de la recherche et faire en sorte que celle-ci soit conçue comme un espace collectif associant personnes issues de la recherche et du milieu professionnel. À ce propos, la recherche en éducation ambitionne de répondre à l’appel croissant des écoles et des districts, aux préoccupations locales (Coburn & Penuel, 2016), aux besoins et aux nouvelles attentes du monde de l’éducation de plus en plus réticent aux modèles de recherche dans lesquelles la recherche détermine les questions, définit les méthodes ou encore décide des principaux résultats à retenir. De surcroît, la « recherche intégrée » pose les bases de l’institution d’un rapport entre la recherche et la pratique en éducation (Farley-Ripple et al., 2018) et d’une communauté scientifique et professionnelle intégrée au processus de recherche (Nelson et al., 2015). Selon ces études, la recherche dans le monde de l’éducation et le partenariat recherche-pratique professionnelle ne peuvent pas être réduits à une question de diffusion des recherches fondées sur des preuves ou à celle du développement chez les praticiens et praticiennes d’une motivation suffisante pour appliquer les résultats de recherche; c’est davantage une question bidirectionnelle pour laquelle les caractéristiques de la recherche et de la pratique doivent être comprises et articulées, l’objectif étant notamment l’implication du monde professionnel à tous les niveaux du développement de la recherche (Farley-Ripple et al., 2018). En ce sens, les cadres méthodologiques mobilisant une entrée par l’activité de travail engagent l’ensemble des personnes impliquées, tant de la recherche que de la pratique éducative, dans un dialogue orienté vers les transformations du travail et de l’expérience de celui-ci (Engeström & Sannino, 2013). Ce type de dispositif autorise à prendre le contre-pied d’une visée descendante et fonctionnaliste du changement des pratiques et participe au débat sur le renouvellement des démarches de recherche sur le terrain du travail.

L’une des voies empruntées est celle d’une démarche de recherche fondamentale de terrain (Clot, 2008a) en clinique de l’activité qui consiste à poser comme point de départ de l’intervention le travail dégradé, les difficultés et les préoccupations pratiques des personnes professionnelles lorsqu’elles n’arrivent pas (ou plus) « à atteindre les buts qu’elles se sont fixés et à parvenir à un résultat défendable à leurs yeux » (Clot, 2013, p. 25). L’hypothèse consiste à envisager l’intervention comme une action orientée vers le développement du pouvoir d’agir des personnes professionnelles par l’analyse du travail et de ses dimensions contrariées (Clot, 2008b). Même si l’action au sens d’« investigation de la pratique » a souvent été évoquée par les personnes chercheuses et praticiennes dans les recherches-actions pour favoriser la production de nouveaux savoirs ou de nouvelles connaissances, elle est mise à contribution de manière différente dans la recherche fondamentale de terrain en clinique de l’activité (Clot, 2008b). L’intervention comme action prend un sens précis en se déployant avec les professionnels au sein d’espaces d’échange dont l’ambition est de développer la conflictualité et le champ des actions possibles (Clot & Simonet, 2015) à travers notamment l’analyse des traces d’activité avec l’usage de la vidéo. Nos interventions inscrites dans le domaine des sciences de l’éducation et de la formation souhaitent ainsi assumer un positionnement développemental qui ne s’arrête pas aux portes de l’analyse de l’activité dans les espaces de dialogue professionnels et qui s’accompagne de transformations effectives du travail. La visée développementale n’est plus un effet induit de l’intervention, mais un effet recherché (Barcellini, 2017). Si cette visée rejoint les fondements théoriques d’une approche psychologique du développement de l’activité (Vygotski, 1934/1997), elle suppose néanmoins d’interroger la visée et les étapes qui gouvernent l’intervention, la méthodologie et les méthodes intégrées à l’intervention, de même que l’engagement aussi bien des personnes chercheuses que professionnelles dans l’intervention.

La première partie de l’article présente les points d’appui théoriques permettant de circonscrire l’intervention comme une action à visée transformatrice. Il s’agit de poser les postulats d’une intervention-recherche pour laquelle l’action et la transformation sont premières (Clot & Leplat, 2005). La deuxième partie décrit une intervention[2] réalisée avec six enseignants et enseignantes-pilotes (EP) d’un espace d’analyse du travail (EAT) dans leur établissement scolaire; cela permet d’illustrer la dimension développementale de l’intervention. Dans l’EAT, chaque EP instaurait un temps d’échange sur le travail à partir de traces audiovisuelles, soit les enregistrements de l’activité en classe, associées à des traces écrites comme les productions des élèves, les fiches de préparation de personnes enseignantes, les ressources pédagogiques et didactiques. L’activité de pilotage des EP rejoignait en d’autres termes celle du « teacher leader » impliqué au côté du chef d’établissement dans des modalités variées d’accompagnement des collègues dans les transformations des pratiques professionnelles. Quant aux EAT, ils s’apparentaient aux nombreuses expérimentations de type « clubs vidéo » (Sherin & van Es, 2005), « espace d’analyse d’incidents critiques » (Calandra & Brantley-Dias, 2010), « lesson studies » (Miyakawa & Winsløw, 2009), dont l’une des particularités est d’offrir un espace favorable au partage des ressources, des difficultés, des préoccupations professionnelles et à la co-conception de solutions pratiques. Si les EP évaluaient la plus-value des EAT en matière d’alliances professionnelles susceptibles de renforcer l’entraide entre pairs et de prise en charge collective des situations d’enseignement dégradées, ils constataient également des difficultés persistantes à propos du changement de posture généré par le pilotage des EAT. Ces difficultés ont été le point de départ de l’intervention de la chercheure et du chercheur.

La troisième partie conclut sur le potentiel heuristique d’une intervention comme espace d’action et de transformations des pratiques professionnelles sous l’angle d’un travail collaboratif entre personnes chercheuses et professionnelles.

Fondements théoriques et méthodologiques de l’intervention à visée transformatrice

Le cadre théorique mobilisé pour étayer nos interventions en recherche repose sur les postulats d’une approche culturelle et historique de l’activité et d’une théorie psychologique du développement. À ce titre, l’intervention transformatrice se construit autour de trois postulats théoriques.

L’intervention comme action engagée

En référence à l’approche psychologique du développement de l’activité (Vygotski, 1934/1997), le premier postulat définit l’intervention comme une action à visée transformatrice. À l’origine de cette action se trouvent des enjeux, des projets, des demandes, des attentes, tous ancrés dans des pratiques culturelles et des contextes sociaux auxquels sont confrontés les sujets. Souvent, ces projets ont l’ambition d’avoir un impact sociétal tout en soulignant l’intérêt d’un agir collectif, autrement dit d’un pouvoir d’agir sur les situations de travail et les organisations institutionnelles et sociales. La conceptualisation du pouvoir d’agir développée par la clinique de l’activité (Clot, 2008b) rend compte d’un processus par lequel les sujets peuvent acquérir de nouvelles capacités et compétences pour s’émanciper par et dans le travail. Dans cette perspective, l’intervention nécessite de la part de ceux et celles qui s’y engagent d’assumer une posture critique sur les pratiques existantes pour les faire évoluer et une éthique de la responsabilité centrée sur l’action transformatrice. Sur cette voie, en tirant parti des travaux en clinique de l’activité, l’intervention s’appuie également sur une conception du sujet acteur des transformations, un sujet « agissant » sur les situations de travail. Considérer les personnes qui réalisent l’activité comme sujets de l’activité est l’un des apports majeurs des avancées théoriques selon une perspective historico-culturelle (Vygotski, 1934/1997). Il y a ici un virage dont on peut parier qu’il contribue à, voire accroît, la réflexion sur l’intervention comme une action qui implique le sujet dans les apprentissages et le développement de l’activité. Le premier postulat retient donc l’idée d’une action fondée sur une collaboration effective de tous les sujets qui y sont engagés et d’une conduite négociée entre les personnes chercheuses et professionnelles pour co-construire « le chemin de l’action transformatrice » (Clot, 2008a, p. 72). Cette co-construction des modalités de l’intervention favorise la projection de tous les sujets dans un plan d’action au service de la transformation des pratiques.

L’intervention indexée au développement de l’expérience

Le deuxième postulat envisage l’intervention selon une perspective développementale de l’activité. Selon les travaux de Vygotski (2003), il y a développement quand un fonctionnement devient le moyen d’un autre fonctionnement, quand une expérience devient l’objet et le moyen de développer une nouvelle expérience. Il s’agit particulièrement d’organiser le développement en outillant et en plaçant les personnes professionnelles en position de réaliser avec les personnes chercheuses l’analyse de leur propre activité de travail. C’est à ce niveau que l’intervention accorde le primat au sujet en recueillant l’expression de l’expérience vécue et les conflits d’activité. Dans une perspective clinique de l’activité, l’intervention se donne également comme projet de mettre en mouvement l’expérience « déjà vécue » pour créer une nouvelle expérience. De fait, elle consiste à provoquer le dialogue au sein d’un collectif de pairs, d’une part pour permettre à chacun de détailler les buts et les actions, en particulier celles réalisées mais aussi celles qui n’ont pu être effectuées, et d’autre part, afin d’organiser la confrontation ouverte des points de vue sur de nouvelles possibilités de penser et d’agir (Flavier, 2016). Associée aux conflits intersubjectifs, la perspective pour les personnes professionnelles d’envisager autrement les buts d’action et d’exprimer des opérations inhabituelles favorise de nouveaux fonctionnements.

Rapportée à l’étude, l’intervention consistait à mettre en place une clinique indexée au travail ordinaire pour aider les EP à mettre en mots leurs expériences vécues du pilotage des EAT. À ce niveau, l’accompagnement par la recherche vise à mettre en place un cadre d’analyse collective sur l’écart entre l’activité réalisée et l’activité possible à réaliser au regard du contexte pratique de chaque EP. Ces analyses étaient soutenues par des apports méthodologiques inspirés de l’analyse du travail et des outils conceptuels comme la modélisation de l’activité humaine proposée par Leontiev (1984) identifiant trois composantes : activité incitée par un motif, action orientée par un but, opération réalisée dans des conditions concrètes. Au gré des analyses collectives, les EP pouvaient saisir les outils méthodologiques et conceptuels pour renouveler les significations sur les actions du point de vue de leur efficience.

L’extension de l’intervention à la réalisation des transformations et leur compréhension

Le troisième postulat inscrit l’intervention dans un cycle d’expérimentation des transformations et de compréhension des processus en jeu. Dans l’intervention en clinique de l’activité, les méthodes telles que les entretiens d’autoconfrontations simples et croisées peuvent aider les sujets à évoquer les dimensions transformées de l’activité. Analyser consiste ici à explorer pour comprendre, dans le détail, les nouvelles actions et les effets produits par les transformations, les signes d’efficacité, les difficultés récurrentes ou nouvelles. Le troisième postulat s’appuie sur la thèse qu’il ne suffit pas de transformer, mais qu’il faut comprendre les retombées de ces transformations pour l’activité (Moussay, 2019). Engagées conjointement, personnes chercheuses et professionnelles peuvent comprendre les instruments d’action ainsi développés, construire des liens entre ces instruments et la problématique professionnelle identifiée dans la phase préliminaire de l’intervention.

Fondée sur ces postulats, l’étude avait comme objectif d’analyser les circonstances dans lesquelles l’intervention se construit comme un espace de transformation de l’activité d’EP confrontés à la difficulté de piloter un EAT au sein de leur établissement scolaire.

Dispositif méthodologique et analyse des données

L’étude s’appuie sur le recueil de deux types de données : 1) des données d’enregistrement des réunions impliquant une chercheure, un chercheur et six enseignants et enseignantes-pilotes (EP)[3] dans les analyses collectives – au total six réunions en présentiel et huit réunions à distance (visioconférences) ont été enregistrées; 2) des données d’entretiens d’autoconfrontation simple (n=6) et croisée (n=4) avec comme support les extraits audiovisuels des temps d’analyse collective avec les EP sur l’activité de pilotage. Précisons ici que les méthodes d’entretiens d’autoconfrontation empruntées à la clinique de l’activité (Clot, 2008b) consistent à confronter les EP, seuls ou à plusieurs, aux traces filmiques de leur activité pour les engager dans l’expression de significations sur ce qu’ils ont fait, ce qu’ils n’ont pas fait et ce qu’il ne faut plus faire, mais aussi dans l’élaboration de significations sur ce qu’il est possible de faire avec un nouvel horizon de buts et de motifs d’action. C’est dans ce cadre que les méthodes d’autoconfrontations simples et croisées deviennent le moyen de réaliser une autre expérience (Vygotski, 2003), par le redoublement de l’expérience déjà vécue et le dépassement d’un « déjà-dit » et d’un « déjà-pensé ». Rapportés à l’étude, les entretiens d’autoconfrontation avec comme support les films des réunions en présentiel et à distance devaient permettre aux EP de formaliser ce qu’ils avaient fait ou pouvaient faire de l’expérience vécue d’analyse collective de leur activité, précisément les transformations générées par les dialogues développés au cours des réunions.

La première étape du traitement des données a consisté à transcrire en verbatim les données d’enregistrement relatives aux réunions et aux entretiens d’autoconfrontation conduits avec les EP. Afin de préserver leur anonymat, des noms fictifs ont été utilisés. Une mise en correspondance entre les données d’enregistrement des réunions et les données des entretiens d’autoconfrontation a été effectuée. À l’appui d’une analyse de contenu, la deuxième étape a permis d’identifier dans ce corpus les énoncés relatifs aux préoccupations des EP, aux conflits, ainsi que les énoncés d’actions, de motifs et d’opérations en lien avec l’activité de pilotage des EAT. La troisième étape a procédé au repérage des traces de développement des significations (renouvellement des actions, des motifs et des opérations) et des énoncés relatifs aux transformations effectives de leur activité de pilotage.

Illustration empirique

Les résultats présentés ci-après mettent en avant trois phases déterminantes de l’intervention.

Organiser l’engagement collectif autour d’une problématique professionnelle

Penser l’intervention comme une action engagée et ouverte sur une implication conjointe du collectif nécessite de poser certains principes. Dans la phase en amont de l’intervention, un premier temps de recueil des problématiques professionnelles a été réalisé au cours d’une première réunion rassemblant le collectif. Chaque EP a été invité à exprimer son expérience vécue dans les EAT. Des aspects liés à l’organisation du travail, à la manière dont les EP font vivre leur EAT, avec ou sans soutien des instances institutionnelles de référence, ont été abordés, permettant avec l’adossement de la recherche d’identifier les enjeux de l’EAT pour les EP. À cette étape, c’est l’attention portée à l’expérience des EP, autrement dit à l’expression des préoccupations et des conflits liés à l’activité de pilotage des EAT, qui a favorisé la construction des premiers moments d’une action mobilisatrice du collectif. Dans l’extrait suivant, Sofia, EP dans un collège d’une banlieue, revient sur l’aboutissement de la première réunion et son intérêt d’avoir tissé des liens entre les EP par l’exposé d’une diversité d’expériences de travail tout en soulignant ses insuffisances.

Sofia : J’ai été quand même saisie pendant et après la réunion par l’hétérogénéité en fait des expériences qui sont racontées et aussi par des expériences qui ont été mises durablement et d’autres qui ont avorté, donc on a une hétérogénéité au niveau des expériences, une hétérogénéité au niveau des objectifs, une hétérogénéité géographique qui fait que effectivement, pour moi l’aboutissement de la réunion c’était de mettre en place un outil qui nous permette de rester en contact parce que cette première approche n’était pas suffisante.
Chercheure (Ch.) : Cette première approche, quelle approche?
Sofia : Oui c’est-à-dire que l’approche expérientielle en fait où chacun raconte ce qu’il a mis en place et ce qu’il n’a pas réussi à mettre en place, pourquoi il l’a fait, avec qui, […] c’est un premier contact.
Ch. : Un premier contact?
Sofia : C’est un premier contact […] au moment où on s’est vu c’était important de tisser quelque chose et de trouver rapidement un outil pour ne pas se revoir de la même manière. Moi mes attentes c’était de me ressourcer, partager des points… après je pensais qu’il y aurait eu plus de questions et que notre témoignage donnerait lieu à davantage de questions sur ce qu’on avait mis en place dans les EAT. On n’a pas posé suffisamment de questions, on n’a pas pu faire nôtres un peu ces expériences. Je sais pas comment expliquer.
Ch. : Te les approprier
Sofia : Voilà m’approprier les expériences, m’approprier les manières de faire, euh je ne sais plus son prénom […] son expérience sur tout ce qu’elle met en place sur les émotions, ça me paraît très très loin de ce que je fais moi). Elle, elle est vraiment dans l’optique formation de masse avec des enjeux politiques. M’approprier les expériences pour davantage problématiser, qu’est-ce que ça soulève, qu’est-ce que l’EAT dont on témoigne soulève comme enjeu?

Extrait 1 – entretien d’autoconfrontation avec Sofia, EP [septembre, 2017]

Au cours de l’entretien, Sofia considère le dispositif de l’intervention-recherche comme une opportunité pour chaque EP de « raconter ce qu’il a mis en place et ce qu’il n’a pas réussi à mettre en place, pourquoi il l’a fait, et avec qui », « de tisser des liens » et d’envisager les moyens de les renforcer par de nouveaux temps d’échange. Néanmoins, elle évoque ses regrets à propos des discussions qui n’ont pas remis en question en profondeur l’activité de pilotage pour problématiser l’enjeu des EAT. En somme, Sofia s’interroge sur l’essence même du travail collectif mis en oeuvre par l’intervention-recherche et sa capacité à être organisé de manière à favoriser l’appropriation des expériences d’autrui. L’extrait suivant montre que, de son point de vue, ce processus d’appropriation aurait pu être amélioré par l’expression d’un positionnement « pourquoi je suis là, qu’est-ce que j’attends? » sur le travail collectif entrepris par les chercheurs pour soutenir l’activité de pilotage d’un EAT.

Sofia : Je trouve qu’on n’a pas assez approfondi tous ensemble l’idée pourquoi je suis là? Qu’est-ce que j’attends? De quoi ne suis-je pas satisfait? Qu’est-ce que j’aimerais approfondir? Est-ce que ce sont mes pairs toutes ces personnes-là? Comment je me positionne par rapport à elles, à eux [chercheurs]? […] et l’intervention c’est ça quoi? Le travail collectif tel que j’avais imaginé et comment je me représente ce nouvel espace, ce réseau entre nous? Après ce que je me dis aussi, c’est que ce travail-là en réseau je sais pas comment on peut le faire vivre quand le travail local en tant qu’enseignant-pilote ne se passe pas comme on voudrait.
Ch. : Donc là t’es en train de…
Sofia : Est-ce que je vais ramener que des problèmes? Dans mon mail [avant la première réunion], j’envoie un mail, je suis en galère. C’était un peu un appel au secours, toute proportion gardée, mais c’était quand même ça. Ben voilà, maintenant je fais appel au réseau, aux autres EP, aucune réponse, pour moi je n’avais pas réussi à renvoyer une difficulté qui leur parle. En même temps, je ne peux pas amener que des difficultés, il faut que j’amène du positif si je suis professionnellement dépressive je vais rien apporter quoi, c’est pas intéressant ni pour eux ni pour moi. Donc oui, j’ai le sentiment qu’on repart chacun de notre côté à l’issue de cette réunion avec nos préoccupations très individuelles

Extrait 2 – entretien d’autoconfrontation avec Sofia, EP [septembre, 2017]

L’analyse de l’extrait met en évidence les tiraillements vécus par Sofia à l’égard de deux points essentiels relatifs à la première rencontre du collectif. Le premier concerne l’incidence du cadre de l’intervention-recherche sur le travail ultérieur. Sofia décrit ses attentes, notamment l’importance de poser explicitement l’objectif du travail collectif impulsé par la chercheure et le chercheur :

Est-ce que ce sont mes pairs toutes ces personnes-là? Comment je me positionne par rapport à elles à eux [chercheurs]? […] et l’intervention c’est ça quoi? Le travail collectif tel que j’avais imaginé, et comment je me représente ce nouvel espace, ce réseau entre nous?

Autrement dit, elle souligne la nécessité de rendre explicite, dès le premier contact, le rapport à soi et à d’autres, recentrant ainsi le travail collectif, dans le cadre de l’intervention, sur les interactions et la vision que chaque EP peut avoir d’une mise en réseau et des membres qui le constituent. Le second point porte sur l’utilité de reconsidérer le rapport au métier de pilote d’un EAT, particulièrement à travers ses dimensions « locales » et l’expression des difficultés individuelles liées au contexte spécifique de l’établissement scolaire, mais aussi à travers ses dimensions plus génériques permettant à chaque EP de s’y reconnaître pour pouvoir répondre à « un appel au secours » exprimé par un autre EP. Les tiraillements vécus par Sofia sont inhérents à ses interrogations relatives aux modalités et au déroulement de l’intervention, « ce qui peut faire réseau » et ce qui peut permettre de faire vivre un collectif : s’agit-il de rapatrier dans les échanges « du local », des « préoccupations très individuelles », ou des difficultés suffisamment génériques pour favoriser l’engagement de tous? Autrement dit, Sofia semble prise en étau entre sa conviction que le collectif peut constituer une ressource efficace aux difficultés qu’elle rencontre et ses doutes quant à l’intérêt que ces mêmes difficultés peuvent susciter chez les autres EP.

L’intervention s’est construite progressivement à travers les réunions à distance (octobre et décembre 2017). En référence aux postulats de la clinique de l’activité, le cadre de l’intervention s’est progressivement délimité ainsi que celui des échanges à venir, à savoir le type de traces d’activité de pilotage en soutien aux analyses collectives ainsi que la démarche d’analyse de l’activité qui devait accompagner chaque EP à décrire précisément les actions réalisées, ses buts et ses motifs d’action, mais aussi ses arbitrages effectués entre différentes actions possibles.

Développer les expériences vécues pour circonscrire l’activité de pilotage

De janvier à décembre 2018, la problématique de la singularité et la généricité du métier de pilote d’un EAT ont orienté l’intervention de la chercheure et du chercheur. L’intervention s’est structurée autour d’un travail de vulgarisation des concepts d’activité, de typicité, de singularité et de généricité. Au fil des analyses collectives, menées à partir des traces de l’activité première de pilotage, les EP se sont attachés à dégager et à identifier ce qui la caractérise, les conduisant à la production d’un outil diagramme synthétisant les dimensions constitutives de l’activité de pilotage d’un EAT. Son élaboration s’est faite pas à pas, par un effort progressif de montée en généricité et par des ajustements successifs sur la base d’une mise à l’épreuve permanente des versions intermédiaires de l’outil en construction par la confrontation de celui-ci aux traces audiovisuelles d’activité de pilotage d’un EAT. In fine, les analyses ont abouti à une formalisation autour de cinq dimensions permettant de spécifier cette activité de pilotage sur un continuum borné par deux extrêmes (Figure 1) : 1) Gestion du groupe des personnes participant à l’EAT (envisagée selon un continuum allant d’une gestion centrée sur l’individu à une gestion du collectif dans sa globalité); 2) Positionnement de l’EP dans le groupe (envisagé selon un continuum allant de l’effacement par la mise en retrait à une posture directive, gestionnaire du collectif); 3) Origine des contenus mobilisés dans l’EAT (envisagée selon un continuum allant d’une liberté laissée aux personnes participant à l’EAT pour alimenter la discussion à la proposition des éléments en débat; 4) Provenance des savoirs (envisagée selon un continuum allant d’un ancrage sur les situations professionnelles à une théorisation des savoirs); 5) Origine de la trace étudiée (envisagée selon un continuum allant d’un adossement à des traces émanant du contexte local de l’établissement à des traces d’une activité étrangère).

Figure 1

Diagramme d’analyse de l’activité des EP sur les cinq dimensions constitutives de l’activité de pilotage d’un EAT

Diagramme d’analyse de l’activité des EP sur les cinq dimensions constitutives de l’activité de pilotage d’un EAT

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Ce travail d’élaboration d’un nouvel outil a ainsi répondu à deux enjeux : celui de concevoir collectivement un outil pour stimuler les échanges et faire vivre les expériences sur le « faire, le bien faire, le difficile à faire » dans l’activité de pilotage et concomitamment, celui de considérer ce même outil comme heuristique pour chaque EP et son propre développement en vue de dépasser les obstacles rencontrés dans le pilotage de l’EAT dans son établissement. Les extraits de réunions collectives ci-après (3, 4, 5) mettent en exergue la manière dont les EP, dans le contexte de l’intervention-recherche et guidés par l’outil, questionnent leur activité de pilotage, l’efficacité des actions et les effets produits.

L’extrait 3 (réunion du collectif, octobre 2018) porte sur l’analyse collective d’une action essentielle au pilotage d’un EAT : la gestion de la circulation de la parole au sein de l’EAT, précisément lorsque les EP invitent leurs collègues à prendre la parole. Pour les EP, cela constitue un « moment d’appréhension » en raison du « vide » qu’il provoque.

Cathy : Il y a le moment où on pose la question « alors qui a…? » pour moi c’est toujours un moment d’appréhension ces moments où il y a le vide d’un coup.
Claire : Je me suis demandé comment vous alliez récupérer le coup.
Cathy : Parce qu’on l’a travaillé ensemble et je dis bon allez on se lance.
Claire : Non justement, ce n’est pas on se lance, c’est tu lances tes collègues parce que tu as participé à l’élaboration de cet outil, mais tu aurais pu l’expliquer toi.
Cathy : Oui, mais je ne veux pas prendre la parole, il faut que ce soit les autres.
Claire : Donc, là tu t’es mise en animatrice du groupe, tu gères le collectif en te mettant en retrait et en laissant les collègues apporter.
Cathy : Mais peut-être trop rapidement, car c’est moi, la peur du blanc, on peut aussi laisser du temps aux gens.
Nino : Moi je pensais qu’il y allait avoir un blanc et que je devrais aller choper les collègues pour lancer, après Cathy l’a fait, très bien.
Ch. : Ici en donnant la parole à une personne, tu sais qu’il y a un groupe derrière, la pression est partagée.
Sabine : Pourquoi vous n’avez pas choisi de dire « on sait qu’en Histoire-Géographie vous avez expérimenté des choses » et les questionner et ensuite aller vers les autres, toi tu as voulu questionner tout ton collectif?
Nino : Je voulais laisser ouvert.
Cathy : L’avantage de ces groupes, quand tu es dans ton établissement, c’est que tu connais bien les collègues alors que quand tu es en formation avec des gens qui viennent d’ailleurs, c’est plus difficile

Extrait 3 – réunion du collectif [octobre 2018]

Dans cet extrait, les EP s’accordent pour souligner leur « peur du blanc » et la nécessité d’accepter de « laisser du temps aux gens ». Pour dépasser cette difficulté, ils recourent à des stratégies facilitant l’engagement de leurs collègues. Prenant appui sur le fait qu’ils « connais[sent] bien les collègues », les EP expriment l’action de solliciter rapidement quelques personnes dont ils savent qu’elles ont produit quelque chose en vue de le présenter dans la séance de l’EAT. Progressivement se dégage le consensus selon lequel une bonne connaissance des collègues et du contexte favorise une animation efficace de l’EAT. Ce qui initialement relevait du sentiment diffus de quelques EP trouve désormais une pleine légitimité au sein de l’ensemble du collectif, permettant alors à chaque EP de s’y référer et conférant un gage de sécurité et de « bien faire » le travail. En cela, ce consensus constitue une ressource partagée par les EP en vue du développement de leurs expériences à venir.

L’extrait 4 (réunion du collectif, octobre 2018) concerne une autre action analysée au cours d’un nouvel échange : la rédaction du compte rendu de la séance organisée au sein de l’EAT. Alors que précédemment Nino et Cathy sollicitaient un secrétaire de séance pour la rédaction, ils donnent à voir, dans l’extrait analysé, une pratique toute autre : ils prennent à leur charge le compte rendu, dans le temps même de la séance.

Sabine : C’est important de noter [ce qu’ils disent].
Nino : Oui pour l’avoir en mémoire pour le groupe, pour pouvoir rebondir dessus et l’avoir en archive en fonction de ce qu’ils ont produit.
Sabine : Dans la séance même ou pour après.
Ch. : Mais la trace tu l’as avec le film, tu as besoin d’une autre trace avec les notes?
Nino : Oui c’est pour avoir une trace grossière et noter quelques éléments pour avoir une trace tout de suite, la rentabilité est importante et donc si on peut avoir le compte rendu (CR) prêt quand on s’en va c’est bien.
Sabine : Par rapport au CR, vous avez changé.
Nino : Là c’est un peu indirect car je vais aussi mettre l’apport et ce qu’ils ont produit, mais ce n’est pas eux qui ont rédigé le CR, mais cela vient quand même de ce qu’ils ont produit dans la séance.
Sabine : D’où la nécessité de bien saisir cette trace qui nourrit ton CR.

Extrait 4 – réunion du collectif [octobre 2018]

Implicitement, cet extrait met en lumière le caractère chronophage pour les EP du pilotage d’un EAT : « la rentabilité est importante », notamment inhérente à la formalisation d’un compte rendu. Les préoccupations de Nino dans sa prise de notes sont doubles : il s’agit, d’une part, de se donner les moyens d’une animation de l’EAT indexée aux propositions des collègues y participant et, d’autre part, de conserver une trace de ces échanges pour constituer le compte rendu. En d’autres termes, il abandonne ici l’ambition d’une participation active de ses collègues dans cette tâche au profit d’un compte rendu « prêt quand on s’en va ».

Enfin, l’extrait suivant montre comment les analyses collectives amènent les EP à déconstruire/reconstruire certaines actions de pilotage. À propos de l’impact du placement des collègues participant à l’EAT sur leurs prises de parole, reprenant à son compte ce que les autres EP lui renvoient, Nino envisage une modification de l’agencement spatial pour la prochaine séance.

Sabine : Tu as changé de place, tu t’es mis au fond.
Nino : Là j’étais à nouveau le prof qui se nourrit de ce que disent les collègues, je veux montrer que je suis dans le groupe, et c’est très conscientisé maintenant, ce n’était pas le cas avant.
Sabine : Et pourquoi tu ne t’es pas mis à côté du collègue avec la capuche?
Nino : Parce que j’allais bloquer le champ de la caméra, et puis il y a un côté ne pas bloquer la parole, parce que si je me mets systématiquement à côté de celui qui a la parole, ça fait Nino et celui qui parle, donc être dans le groupe, et me taire aussi, l’idée là c’est m’effacer complètement.
Sabine : Et puis tu t’es mis au fond, et là on sent que cela ne te plaît pas cette place.
Nino : Et d’ailleurs, j’ai tourné ma table, je me mets avec eux.
Ch. : Et la collègue à côté de toi aussi, on remarque qu’il y a une sorte de mouvement de groupe.
Nino : Par contre, je viens de penser grâce à ces discussions, on pourrait prendre les chaises roulantes, je pense que la prochaine séance on va essayer de faire ça,
Ch. : Oui parce que cela permet de toujours s’orienter vers celui qui parle.

Extrait 5 – réunion du collectif [octobre 2018]

La dynamique des échanges entre les EP au cours de cet extrait révèle les difficultés qu’ils rencontrent dans leur « positionnement dans le groupe », sur le continuum « se mettre en retrait – diriger, animer ». Dans le cas présent, la volonté de Nino de « s’effacer complètement », « de montrer qu’[il est] dans le groupe » et « avec eux » est mise à mal par les contraintes propres à l’aménagement de la salle (en configuration salle de classe, plaçant les participants les uns derrière les autres). Considérant que cela peut « bloquer la parole », la recherche collective par les EP de solutions pratiques permettant d’échapper à cette difficulté aboutit à la proposition de Nino d’utiliser « les chaises roulantes avec tablette ».

Mettre à l’épreuve les actions nouvelles et comprendre les effets des transformations

L’expérience vécue des EP lors des réunions collectives amorce un mouvement de transformation de leur activité de pilotage de l’EAT. Faisant leurs les nouvelles normes du métier établies collectivement, les transformations engagées dans les réunions collectives organisées en 2018 s’actualisent dans l’activité de pilotage. Au cours du premier semestre 2019, l’intervention a consisté à mettre en place des entretiens d’autoconfrontation pour aider les EP à formaliser les dimensions réellement transformées de leur activité de pilotage. L’extrait d’entretien suivant avec Sabine confrontée aux traces de la deuxième séance au sein de son EAT (extrait 6) révèle les actions nouvellement expérimentées prenant leur source dans les analyses collectives.

Sabine : Alors si le collègue parle trop longtemps il va falloir que je recentre, mais je ne vais pas donner mon avis, moi à ce moment-là, j’ai envie d’être le passeur de savoir, leur donner le point de vue de tel chercheur.
Je travaille avec Véronique et Pascal [deux collègues qui co-animent l’EAT], on s’est mis d’accord sur les objectifs, sur la charte éthique, donc ils sont dans cette idée de ne pas monopoliser la parole. Donc Véronique va faire une synthèse aussi, son rôle c’est de faire la synthèse si on voit qu’un collègue parle parle parle et monopolise la parole.
Là je suis tiraillée entre le laisser parler et… je me rends compte qu’il est encore en train d’illustrer avec une autre classe, mais qu’il se répète.
Là je suis en train de lui dire qu’il faut quand même qu’on dispatche la parole et là à ce moment-là j’aurais bien aimé que ce soit Véronique qui intervienne et je la regarde pour cela et j’interviens pour rappeler implicitement les règles, sans dire « tu te rappelles la charte éthique » donc là c’est vraiment gérer le collectif

Extrait 6 – entretien d’autoconfrontation avec Sabine, EP [janvier 2019]

Sabine exprime son inconfort, « tiraillée » entre la volonté de « laisser parler » et celle d’éviter qu’un collègue « monopolise la parole ». Pour s’aider dans cette délicate gestion du collectif, elle se réfère à l’expérience de Nino et de Cathy, notamment à l’action consistant à solliciter les collègues pour dynamiser les temps d’analyse collective et de mise en débat au sein de l’EAT. C’est ce qui conduit Sabine à associer Véronique à l’animation de l’EAT, dont le rôle est de distribuer la parole. Cette dernière tardant à intervenir, Sabine s’autorise à prendre la parole pour interrompre le collègue jugé trop bavard et rappeler les règles de la charte éthique. L’appui du collectif des EP semble lui conférer ici l’assurance dont elle avait besoin et qui lui faisait défaut par le passé dans le pilotage des séances de l’EAT.

Peu de temps après, Sabine vit un nouveau moment de tension lorsqu’elle prend la parole pour proposer une synthèse des échanges qui ont eu lieu au cours de la séance d’EAT (extrait 7).

Sabine : Je ne suis pas à l’aise à ce moment-là [quand elle intervient pour les apports théoriques], parce que je suis quand même obligée de dire qu’on a un partenariat avec l’IFÉ, je ne veux pas que ça prenne trop de temps, ils pourraient trouver cela barbant parce qu’ils veulent les vidéos et discuter de notre métier, mais il nous faut du vocabulaire commun pour le faire et c’est la phase un peu ingrate du dispositif.
Là j’étais vraiment dans l’inconfort, car j’ai rarement fait ça apporter de la théorie et j’essaie de les raccrocher, car ça me tient à coeur la théorie pour faire un travail de qualité et là je vois le groupe se servir de ce que j’ai apporté pour progresser dans l’échange, je suis satisfaite là.
Là j’ai l’impression qu’elle n’a pas trop écouté ce que j’ai dit, elle s’est dit : « Sabine elle fait son truc théorique » et là je suis convaincue que la théorie a fait un flop

Extrait 7 – entretien d’autoconfrontation avec Sabine, EP [janvier 2019]

Rejoignant les préoccupations exprimées par Cathy (« j’ai le souci permanent de…, Nino a des apports théoriques souvent et je regarde les collègues pour savoir si on les perd pas » [extrait d’une réunion collective]), Sabine énonce son intention d’être brève afin que l’apport théorique ne « prenne pas trop de temps ». Si ses craintes sont confirmées par la conviction que la collègue « n’a pas trop écouté », elle reste profondément attachée à ces apports au regard de l’intérêt qu’ils revêtent et qu’elle a pu observer dans la séquence d’EAT animée par Nino. Lors de cette dernière, Nino avait assumé sa posture :

[…] oui, le cadrage est descendant, là c’est vraiment conscient, il y a des temps où je veux cadrer et d’autres où on est plus avec, là clairement, je suis formé à ce sujet et les collègues le savent.

Autrement dit, en dépit de l’adhésion incertaine des collègues participant à l’EAT, Sabine persévère, trouvant la légitimité de son activité de pilotage dans les analyses collectives des EP « après je reprendrai la main pour leur donner la version de l’IFÉ ». La suite des événements la conforte dans son choix : « Je ressens de la satisfaction, car on est parti d’une trace locale, la vidéo de Pascal, il s’interroge et Véronique, grâce aux apports théoriques, intervient et lui apporte une réponse. » Novice dans la fonction d’EP, Sabine se nourrit des échanges au sein du collectif des EP. L’activité quelle déploie dans l’animation des séances d’EAT s’en trouve largement impactée. Elle n’hésite pas à abandonner des pratiques antérieures allant parfois jusqu’à mobiliser textuellement les manières de faire observées chez ses pairs lors des temps d’analyse collective. Son activité de pilotage lors des EAT se fait l’écho de celles des autres EP, mettant ainsi en avant la perméabilité entre ses expériences vécues dans les réunions du collectif et celles de pilote dans l’EAT.

Les deux extraits analysés ci-dessus mettent en exergue les infléchissements de l’activité de pilotage de Sabine, marqueurs de son développement tant du point de vue de l’efficience que du sens de l’activité. En effet, d’une part Sabine adopte de nouvelles manières de faire, c’est-à-dire de nouvelles actions, qu’elle a pu découvrir auprès des autres EP lors des analyses collectives. D’autre part, en dépit des résistances de certaines personnes participant à l’EAT, elle assume l’utilité des moments « d’apports théoriques », qui prennent désormais tout leur sens en ce qu’ils se font l’écho de préoccupations partagées par l’ensemble des EP du collectif au point d’en constituer un des pôles du diagramme (pôle 4A. Théoriser).

Discussion et conclusion

Cette illustration empirique invite à mettre en avant le potentiel d’une intervention en recherche comme espace de transformations de l’activité rendues possibles par le travail d’analyse de l’activité mené collectivement par les personnes chercheuses et professionnelles. Dans une perspective de recherche fondamentale de terrain (Clot, 2008a), l’intérêt de l’intervention en recherche est subordonné à l’intérêt des sujets travailleurs. Comme action, l’intervention s’appuie en premier lieu sur l’identification d’une activité empêchée et/ou dégradée et souvent associée à une forme d’indignation ou de résilience, ou au contraire d’impuissance, de la part des personnes professionnelles. Dans l’étude de cas présentée ci-dessus, ce sont les difficultés des EP dans la construction d’une nouvelle posture professionnelle au sein des EAT qui conduisent à la sollicitation de l’accompagnement par la chercheure et le chercheur. Celle-ci constitue alors le point de départ du projet d’intervention, co-construit au sein du collectif. Dès la phase préliminaire, le déploiement de l’intervention a nécessité de la part de chaque membre du collectif d’expliciter les attentes, les relations et la contribution de chacun dans le travail collectif. Comme souligné par Sofia, il était nécessaire d’aborder le sens que chacun donne à sa présence et à son engagement dans le travail collectif :

Est-ce que ce sont mes pairs toutes ces personnes-là? Comment je me positionne par rapport à elles, à eux [chercheurs]? […] et l’intervention c’est ça quoi? Le travail collectif tel que j’avais imaginé et comment je me représente ce nouvel espace, ce réseau entre nous?

Si l’intervention de personnes chercheuses sur le terrain est souvent plébiscitée par l’institution et acceptée par les personnes professionnelles confrontées aux impasses de la pratique, l’implication de tous dans l’intervention suppose une construction sociale. En référence au travail du collectif, c’est l’identification d’une problématique qui recouvre à la fois les préoccupations de la recherche et de la pratique (Chaliès & Bertone, 2013) qui se révèle véritablement mobilisatrice. De surcroît, le fait de se reconnaître dans la problématique retenue pour investiguer l’activité contribue au développement d’une responsabilité. On peut ainsi comprendre que cette responsabilité se construit sous l’angle du collectif des EP engagés dans le « bien faire » et de « ce à quoi ils tiennent » pour faire progresser l’activité de pilotage des EAT. L’intervention et le collectif jouent ainsi des rôles considérables dans le développement du pouvoir d’agir des sujets professionnels et la préservation de la santé au travail.

Dans une autre mesure, l’intervention telle que mise en oeuvre avec les EP devient un espace de transformation des actions réalisées au sein de l’EAT et des problèmes en cours. C’est principalement le détour par l’expérience vécue et sa mise en mouvement au cours des analyses collectives qui ouvrent des pistes d’action à expérimenter sur le terrain. Assumer cette mise en mouvement pour entrevoir ce que l’expérience vivante révèle de nouveau invite à situer la production de connaissances essentiellement au niveau du développement et de sa compréhension. Dans l’intervention avec les EP, retenons en particulier la méthodologie fondée sur le processus de migration de l’expérience vécue (Djélo Diallo & Clot, 2003) des situations de travail au sein des EAT vers les situations de dialogue entre les membres du collectif. C’est dans cette alternance et à l’aide de méthodes indirectes telles que l’autoconfrontation qu’il faut y voir le postulat vygotskien du redoublement de l’expérience propice à l’élaboration de nouvelles significations. Situation culturellement située, l’autoconfrontation engage la personne chercheuse et la personne autoconfrontée dans un dialogue s’apparentant à une activité de co-élaboration de significations par la référence à des manières de faire et de penser utiles et efficaces en milieu de travail. Pour Saussez (2017), l’autoconfrontation peut être comprise comme un « espace-temps » où les formes sociales et culturelles des sujets participants sont proches les unes des autres et s’inscrivent dans leurs besoins réels qu’ils ont pu exprimer au démarrage de l’intervention. C’est notamment ce qui se produit lors des séances collectives, lorsque les EP analysent collectivement l’activité de pilotage de l’un des leurs en s’appuyant sur les techniques de l’entretien d’autoconfrontation, alimentant certainement le principe d’une nouvelle forme de production de résultats sur le processus de développement traversant différents contextes de travail. On est alors conduit à penser le potentiel de l’intervention à partir de l’influence qu’elle peut avoir d’une part sur l’expérience, sa mise en mouvement dans des dialogues qui font circuler les préoccupations et les analyses à propos d’une difficulté professionnelle, qui remettent en question les actions du fait même de leur inefficacité. C’est le cas lorsque Sabine et d’autres EP interrogent l’utilité d’un compte rendu de séance, et le format que celui-ci peut prendre pour une diffusion optimale auprès des collègues ayant participé à l’EAT; d’autre part, on mesure l’influence de l’intervention sur la production des connaissances professionnelles lorsque la chercheure et le chercheur invitent les EP à analyser les transformations pratiques. C’est peut-être à ce niveau que s’évalue au mieux leur engagement conjoint dans la compréhension des effets générés par les transformations et du développement de l’activité de pilotage.

Enfin, pour les EP, l’intervention a constitué l’opportunité, par le truchement de leur engagement dans une analyse de leur activité de pilotage, d’une prise de recul sur cette dernière ainsi que sur les contraintes et les ressources qui l’entourent. Ainsi qu’il a été relevé plus haut, ils ont dégagé de ces temps de travail du collectif cinq dimensions constitutives de l’activité de l’EP dans un EAT (Figure 1). Cette construction a posteriori a consisté en la mise en mots de ce qui a été identifié par les EP comme les éléments saillants de leur activité de pilotage et qui en retour a permis la transformation même de leur activité. Autrement dit, cette formalisation en diagramme autour de cinq axes, chacun sous la forme d’un continuum caractérisé par deux extrêmes, rend compte d’abord de la relation dynamique que les EP entretiennent dans leur rôle de pilote responsable de l’animation d’un EAT, puis des éléments de stabilité. Les débats qui ont alimenté les temps de travail du collectif ont porté tant sur les manières de penser (l’élaboration des axes du diagramme et des pôles qui les bornent) que sur les manières d’agir (la façon dont chaque EP mobilise singulièrement ces caractéristiques de la généricité de l’activité). Ainsi, l’intervention a donné aux EP l’occasion de construire les normes d’une activité nouvelle, celle de pilotage d’un EAT, mais a également permis la mise en exergue de la remise en mouvement immédiate de ces normes selon un processus de renormalisation (Schwartz, 2007), c’est-à-dire de réappropriation et de réinterprétation, par chacun, de la norme dans ce qu’elle a de dynamique sous le coup de la singularité des situations.