Corps de l’article

Introduction

Lorsqu’on réalise une enquête qualitative, l’une des difficultés réside dans la phase d’analyse des données. Souvent considérée comme la plus opaque des phases de l’enquête qualitative, celle-ci est en effet généralement peu détaillée dans les articles de recherche. Ce manque de transparence rend parfois difficilement compréhensible au lecteur la manière dont l’analyse des données a été effectuée et les résultats interprétés (Baribeau, 2016). Cette opacité apporte également de l’eau au moulin des voix qui s’élèvent pour jeter le doute sur la rigueur et, par conséquent, sur le statut scientifique de la recherche qualitative (Mukamurera et al., 2006). Pour asseoir ce statut, il conviendrait de porter une attention accrue à la description du processus analytique, phase clé de la transformation des données brutes en un discours scientifique (Paillé, 1994).

Notre démarche s’inscrit dans la continuité du travail d’explicitation mené depuis plusieurs années dans le champ de l’analyse qualitative (L’Écuyer, 2011; Lejeune, 2019; Miles et al., 2014; Mucchielli, 2009; Paillé & Mucchielli, 2016; Wertz et al., 2011). Dans ce sillage, le présent article vise modestement à rendre compte à la communauté d’apprentis chercheurs et de chercheurs en sciences humaines et sociales de la manière dont a été appliquée, dans le cadre d’une recherche empirique, une méthode d’analyse qualitative. Il s’agit de la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes, portée par Paillé et Mucchielli (2016) et inspirée de la tradition de la théorie ancrée (Charmaz, 2006; Clarke, 2005; Glaser & Strauss, 1967/2017; Morse et al., 2016; Strauss & Corbin, 1998/2005), dont la particularité est d’appréhender directement le matériau à analyser avec un certain niveau d’abstraction. Comme nous le verrons, cette méthode s’est avérée particulièrement fructueuse dans notre recherche pour faire émerger une compréhension du sens des données empiriques en opérant sur celles-ci une lecture conceptuelle et théorisante dans le but de qualifier le ou les phénomènes qui traversent l’expérience consignée des acteurs.

Après une présentation succincte de l’objet de recherche à l’origine de l’étude, le terrain de recherche ainsi que le cadre de recueil de données seront décrits. Les considérations qui ont motivé le choix de la méthode seront ensuite exposées. Enfin, la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes, organisée en cinq étapes, et la manière dont elle a été mise en oeuvre dans l’étude seront présentées; cette partie occupe une place majeure dans l’article. En conclusion, les principaux apports de la méthode seront discutés.

L’objet de recherche à l’origine de l’étude

Depuis plusieurs années, de nombreuses recherches[1] ont porté sur la notion de « présence » en formation à distance en plaçant l’approche communicationnelle de la relation pédagogique médiatisée au coeur de la problématique de la formation en ligne. Plusieurs auteurs (Brown, 2001; Conrad, 2002; Glikman, 2002; O’Regan, 2003; Wegerif, 1998) ont en effet insisté sur l’intérêt de considérer le lien social dans ces contextes de formation, lien oeuvrant notamment à favoriser le processus d’apprentissage et à réduire le sentiment d’isolement, qui constitue l’un des principaux motifs d’abandon en formation en ligne. La réussite apprenante, dans ce contexte, reposerait ainsi, et dans une large mesure, sur les interactions entre les acteurs du dispositif, autrement dit sur les dimensions sociale et collective de l’apprentissage.

Parmi les travaux qui explorent le concept de présence en formation à distance, le modèle francophone de la présence sociale en e-Formation de Jézégou (2012, 2014, 2019) s’appuie spécifiquement sur une situation de formation en ligne où les apprenants réalisent de manière collaborative une activité collective entre pairs portée par des artefacts technologiques en réseau. L’auteure avance ainsi le point de vue qu’une présence à distance est susceptible de voir le jour si se développent, dans ce cadre, des formes spécifiques d’interactions entre les apprenants ainsi qu’entre l’enseignant/formateur et les apprenants. Ces interactions sociales se regroupent en trois dimensions qui déclinent chacune la présence en une forme particulière : la présence socio-cognitive, la présence socio-affective et la présence pédagogique (Jézégou, 2012).

Dans cet article, nous nous intéresserons spécifiquement aux interactions entre apprenants qui renvoient à la présence socio-affective[2]. Dans un récent entretien réalisé par Androwkha (2020), Jézégou précise que la présence socio-affective résulte des interactions sociales médiatisées qui permettent de créer un climat socio-affectif favorable à la collaboration entre pairs lors de la réalisation d’une activité collective à distance. L’auteure souligne que ces interactions sociales, qui sont basées notamment sur « la cohésion, […] la symétrie de la relation et […] l’aménité » (p. 64), sont susceptibles d’influer sur les processus d’acquisition de nouvelles connaissances.

Dans ce cadre, l’un des volets empiriques de notre recherche, dont nous nous proposons d’exposer le processus analytique dans cet article, visait à étudier la manière dont des apprenants inscrits dans une formation en ligne perçoivent la présence socio-affective de leurs pairs dès lors qu’ils interagissent avec eux dans un contexte de réalisation d’activités collectives. Plus précisément, il avait pour objectif de déterminer les caractéristiques de la dimension socio-affective des interactions entre pairs, telles que perçues par les apprenants eux-mêmes.

Dans la partie suivante, le terrain d’étude et la collecte des données sont présentés.

Le terrain d’étude et la collecte des données empiriques

Le terrain d’étude du volet de recherche présenté dans cet article est le Master deuxième année Ingénierie Pédagogique Multimodale – Recherche en Formation des Adultes (M2 IPM-RFA) proposé intégralement à distance à l’Université de Lille par le département Sciences de l’Éducation et de la Formation de la faculté PsySEF. Cette formation à distance s’adresse à des adultes en reprise d’études. Elle a la particularité de promouvoir l’apprentissage avec et par les pairs et intègre pour ce faire un nombre important d’activités collectives lors des phases 1 à 3 de la formation, dont la Figure 1 schématise l’organisation générale.

La formation débute par une semaine d’intégration à l’issue de laquelle les apprenants sont invités à se constituer en groupes de trois personnes pour réaliser les activités collectives qui jalonneront la formation. La configuration des groupes est figée jusqu’à la fin de la phase 1 de formation et, pour les modules de cours suivants (phases 2 et 3), les apprenants ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de changer de groupe. Cette recherche se concentre sur les phases 1 et 2 de la formation. Les recueils de données ont été effectués au cours de ces deux phases et l’analyse de l’étude relatée dans cet article concerne la promotion « Delta » IPM-RFA 2018-2020.

Un premier recueil de données

Lors de la première phase de la formation, dix-huit apprenants de la promotion « Delta » IPM-RFA ont été interviewés individuellement au sujet des interactions qu’ils avaient avec leurs pairs dans le cadre de la réalisation d’activités collectives. Ce panel rassemblait treize femmes et cinq hommes, proportion correspondant à celle que l’on retrouve sur l’ensemble des inscrits à la formation. Au moment des entretiens, ces apprenants avaient réalisé avec le même groupe deux activités collectives et nous avons privilégié les groupes dont nous pouvions interviewer l’ensemble des membres.

Les entretiens, d’une durée approximative de quarante-cinq minutes, étaient de type non directif et s’amorçaient par deux questions larges mais directes : comment interagissez-vous avec vos pairs lorsque vous effectuez avec eux une activité collective? Sur quoi interagissez-vous?

Ce caractère non directif des entretiens offrait suffisamment de liberté à l’interviewé pour que ses réponses puissent servir de support d’analyse de cette dimension.

Figure 1

Organisation générale de la formation M2 IPM-RFA

Organisation générale de la formation M2 IPM-RFA

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Un second recueil de données

Après la première phase de formation, les apprenants ont été invités, s’ils le souhaitaient, à changer de groupe, ce changement étant inscrit dans le scénario pédagogique, comme le montre la Figure 1. Dès lors, nous avons entrepris de réinterroger les apprenants dont le groupe s’était dissous à l’issue de la phase 1. Notre objectif était alors de nous enquérir auprès d’eux des raisons qui avaient provoqué la dissolution de leur groupe et de vérifier si les causes de cette dissolution étaient imputables à des perceptions de nature socio-affective pour les apprenants concernés. Parmi les six groupes dont les membres avaient été interviewés dans le cadre d’un premier recueil de données (dix-huit apprenants), deux s’étaient dissous. Ce changement concernait donc six apprenants.

Six questions ouvertes ont été préparées en amont de l’entretien : la configuration de votre groupe a changé depuis janvier. Qui est à l’initiative de ce changement? Quelles sont les causes de ce changement? Comment avez-vous participé à la formation du nouveau groupe dont vous faites partie aujourd’hui? Sur quels critères vous êtes-vous basé pour former ce nouveau groupe? Qu’attendez-vous de ce nouveau groupe? Comment décririez-vous vos interactions avec ce nouveau groupe?

À partir des transcriptions des vingt-quatre entretiens (dix-huit recueillis en amont et six recueillis pendant l’étude) s’est opérée une analyse qualitative fondée sur l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes. Le choix de cette méthode est exposé dans la partie suivante.

Le choix de la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes

Pour rappel, nous cherchions dans cette étude à déterminer les caractéristiques de la dimension socio-affective des interactions perçues par les apprenants. Pour atteindre cet objectif de recherche, plusieurs stratégies d’analyse des entretiens recueillis étaient susceptibles d’être adoptées. L’une d’elles aurait notamment pu consister en une analyse thématique de contenu, analyse qui repose sur la transposition d’un corpus donné en un certain nombre de thèmes récurrents et représentatifs de ce corpus, et ce, en fonction des objectifs de recherche (Bardin, 1977). De ce travail de thématisation par codification aurait ainsi pu être établie une représentation synthétique des grandes tendances du phénomène à l’étude. Cette représentation aurait permis d’illustrer la manière dont les conceptions ou les ressentis des apprenants se rejoignent ou se contredisent et de rendre compte des relations (d’associations, d’oppositions, de dépendances) que les thèmes entretiennent entre eux.

Une autre méthode aurait également pu consister à construire d’emblée un outil d’analyse à partir des notions ou des concepts les plus susceptibles d’offrir un cadre interprétatif. Les éléments signifiants du corpus se rapportant aux catégories prédéterminées par ce cadre se seraient alors organisés dans la grille en fonction de ces catégories (Bardin, 1977). In fine, le résultat, sous forme d’une classification d’éléments signifiants, aurait alors donné à voir l’importance relative des notions et concepts prédéterminés au regard du corpus étudié.

Cependant, c’est vers une tout autre méthode que nous nous sommes tournée, celle de l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes, méthode qui offrait selon nous plusieurs avantages au regard de notre positionnement épistémologique et s’accordait davantage avec nos objectifs de recherche.

Tout d’abord, il convient de souligner que notre volonté, dans le projet de recherche dont il est question, était d’accéder au plus près à l’expérience vécue par les apprenants et d’en rendre compte avec le plus de justesse possible. C’est la manière dont les interactions avec leurs pairs avaient été vécues par les apprenants dans le cadre d’activités collectives qui constituait notre véritable intérêt de recherche. Dans cette perspective, l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes nous paraissait une méthode appropriée qui s’inscrivait, en adéquation avec la posture qui nous a guidée tout au long de notre recherche, dans une approche inductive. Fondée sur les grands principes de la théorie ancrée (Glaser & Strauss, 1967/2017)[3], la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes proposée par Paillé et Mucchielli (2016) vise à cerner les caractéristiques d’un phénomène en privilégiant la découverte par le terrain plutôt que la vérification d’hypothèses explicatives. Ici, le chercheur ambitionne de représenter le plus justement possible ce qui, selon lui, se déroule sur le terrain et la manière dont ce qui se déroule est vécu. Dans le cadre de notre étude, nous pensions de cette méthode qu’elle était susceptible de porter l’analyse, en nous donnant l’opportunité de nous mettre à l’écoute des données recueillies sans a priori.

Ensuite, l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes est une méthode circulaire qui induit des itérations au sein d’un continuum logique constitué d’allers-retours sur le terrain, de propositions, de mises en relation, d’ajustements/réajustements et d’essais de modélisation des données. Il ne s’agit donc pas d’une démarche dans laquelle les diverses opérations analytiques seraient menées de façon séquentielle et linéaire puisqu’à chacune des étapes de son déroulement, il peut être nécessaire de revenir à une étape précédente pour obtenir de nouvelles informations ou prendre de nouvelles orientations. Elle ne se centre pas non plus sur la forme du discours ou sur son organisation, comme il serait attendu par exemple d’une analyse formelle de transcriptions verbatim d’entretien (Maingueneau, 1991), mais suppose de poser un regard intime sur les données à analyser (Paillé & Mucchielli, 2016). Dans notre étude, nous cherchions à saisir la complexité des interactions entre apprenants. C’est le vécu des apprenants, leur singularité, qui formaient l’objet de l’analyse. C’est donc la production d’informations et de connaissances sociologiques bien spécifiques que nous souhaitions atteindre par l’analyse et pour lesquelles la méthode retenue était adaptée.

Enfin, cette méthode, qui, « se situant d’emblée à un certain niveau d’abstraction, revendique une posture conceptuelle face aux données à analyser » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 14), cadrait parfaitement avec notre intention de comprendre le sens incarné par le matériau de recherche. À la différence notamment de l’analyse thématique qui, partant de la transcription d’entretiens, cherche à en cerner les éléments importants par une lecture en thématisation du contenu (de quoi est-il question dans cet extrait? De quel thème précis traite-t-il? Quelle synthèse peut être faite de ce corpus?), l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes porte en effet sur la désignation substantive d’un phénomène. L’objectif pour le chercheur n’est pas de se focaliser spécifiquement sur le contenu pour en extraire une synthèse, mais plutôt de se détacher progressivement de la linéarité du discours pour construire des significations. Par la compréhension progressive de ce qui se joue au travers des données recueillies, le chercheur met en évidence des processus ou des phénomènes pour parvenir à la formulation d’une théorisation. Ce travail de théorisation fait référence au

produit de l’analyse (une théorisation) [et] à la manière d’y arriver (en théorisant) […]. [Il] implique de hisser à un certain niveau de généralité et d’abstraction l’analyse qui est faite des phénomènes étudiés dans le contexte de l’enquête

Paillé, 2017, p. 69

Face au matériau empirique, il s’agit en d’autres termes de reconstituer, sous un angle signifiant, l’expérience vécue en vue de répondre aux questions suivantes : de quel phénomène s’agit-il? Dans quel espace ce phénomène se situe-t-il? Qu’y a-t-il derrière ce phénomène? Quelle en est la logique sous-jacente?

Ce positionnement cadrait encore une fois parfaitement avec notre intention de compréhension du phénomène de la présence socio-affective des pairs en abordant les données qualitatives de terrain avec un regard conceptuel.

Dans la partie suivante, nous nous proposons de développer les étapes de la méthode telles que mises en oeuvre dans l’étude.

La présentation des étapes de la méthode d’analyse et sa mise en oeuvre

Dans le cadre de l’étude empirique présentée dans cet article, la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes a été mise en oeuvre suivant cinq étapes principales :

  1. L’examen phénoménologique des données d’entretien;

  2. L’élaboration des catégories conceptualisantes;

  3. L’explicitation des catégories conceptualisantes;

  4. La mise en relation des catégories conceptualisantes;

  5. Les resserrements analytiques et la transposition schématique théorisante.

Pour permettre au lecteur de saisir la dynamique qui mène à la compréhension de l’objet étudié, ces étapes sont exposées ci-après. Néanmoins, à l’instar de Paillé (2017), gardons à l’esprit que la démarche qui a été entreprise « n’est ni linéaire, ni unidirectionnelle. La démarche est […] itérative : plusieurs va-et-vient [ont été] effectués entre les diverses opérations analytiques » (p. 69).

1) L’examen phénoménologique des données d’entretien

L’examen phénoménologique des données d’entretien confère, selon Paillé et Mucchielli (2016), un bon ancrage empirique à une recherche qualitative. La phénoménologie se traduit par l’étude compréhensive et descriptive de l’expérience humaine telle qu’elle est vécue dans la conscience des personnes (Munhall, 2012). Dans le cadre de notre recherche, nous avons ainsi procédé à un examen phénoménologique des données d’entretien recueillies. L’objectif était ici de nous instruire des témoignages transcrits, qui rendent compte des perceptions des apprenants, et, par conséquent, d’accorder suffisamment de valeur aux expériences confiées en nous mettant attentivement à l’écoute de chacune d’entre elles avant de nous les approprier et de les faire parler.

L’examen phénoménologique suppose de respecter la posture de celui qui a confié son expérience. Pour atteindre cet objectif, nous nous sommes soumise à ce que, comme Husserl, Paillé et Mucchielli (2016) appellent une « “époché” théorico-conceptuelle » (p. 348), c’est-à-dire à une mise en suspension de notre jugement afin d’empêcher la formation d’une interprétation, fabriquée à partir de nos propres croyances et de nos repères théoriques et/ou conceptuels et, de facto, peu fiable. Durant ce travail d’analyse, nous avons pris soin de rechercher régulièrement cette mise en suspension afin de nous permettre d’accéder aux perceptions des apprenants pour elles-mêmes (Van Manen, 1990).

Concrètement, des lectures répétées de la transcription de chacun des entretiens ont d’abord été réalisées afin de nous imprégner de l’essentiel, porté par le texte. Ensuite, un marquage progressif et linéaire du texte a été effectué à l’aide d’énoncés phénoménologiques (annotations manuelles en marge de chaque verbatim sous forme d’expressions ou de courtes phrases). Paillé et Mucchielli (2016) en relèvent les principales caractéristiques :

L’énoncé renvoie à ce qui est soulevé, mis en avant, communiqué, exposé, décrit, raconté, etc., dans l’extrait du corpus correspondant. Il n’est donc pas uniquement un titre résumant ce qui se trouve dans un extrait (thème), mais, de façon plus complète, une courte synthèse du contenu

p. 14

Ces opérations ont été menées systématiquement sur les deux jeux de données recueillies. L’examen phénoménologique a été complété par une troisième opération consistant en la reconstitution des éléments de l’entretien les plus probants phénoménologiquement et en leur liaison sous la forme d’un récit rédigé à la première personne. Pour chaque transcription d’entretien, seuls ont été retenus les éléments qui portaient de près ou de loin sur le caractère socio-affectif des interactions entre pairs; les éléments les moins significatifs au regard des objectifs de recherche, telles par exemple les procédures purement techniques de réalisation des activités collectives, n’ont pas été intégrés au récit.

Ainsi dix-huit récits phénoménologiques, dont la longueur varie d’une à trois pages selon que les apprenants ont été interviewés à une ou à deux reprises, ont-ils été rédigés.

Ce travail répondait à un double objectif : tout d’abord, saisir la situation telle qu’elle avait été vécue par les apprenants. Nous voulions pouvoir soumettre leur récit aux personnes interviewées afin qu’elles en corrigent les erreurs, qu’elles enrichissent au besoin certains aspects trop peu développés et qu’elles procèdent à leur validation. Le second objectif était, par ce recours au feedback des apprenants, de confirmer la fidélité des récits (Drapeau, 2004) et d’assurer ainsi une validité interne aux données produites. En définitive, tous les récits ont été validés par les apprenants sans que ces derniers aient émis le souhait de les modifier. L’Encadré 1 présente un extrait du récit de Romain, rédigé à partir de son entretien et validé par l’intéressé.

À l’instar de Paillé et Mucchielli (2016), nous pensons que l’examen phénoménologique des données d’entretien est une activité qui, si elle permet un véritable ancrage empirique, reste toutefois insuffisante lorsqu’une compréhension plus conceptuelle du ou des phénomènes est recherchée. Partant de ce constat, nous nous sommes attachée, à la suite de l’examen phénoménologique des données d’entretien, à laisser progressivement place à un travail de mise à distance en soumettant les données qualitatives d’entretien à une analyse à l’aide des catégories conceptualisantes.

2) L’élaboration des catégories conceptualisantes

La deuxième étape de l’analyse de nos données a consisté en l’élaboration de catégories conceptualisantes sur les données d’entretien recueillies, soit sur vingt‑quatre transcriptions d’entretien. Les récits phénoménologiques n’ont, quant à eux, pas intégré l’analyse puisque, validés tels quels par les apprenants, ils n’auraient pas apporté de nouvelle information par rapport aux entretiens. Nous tenons également à souligner que les deux jeux de données d’entretien ont été analysés séparément. Le corpus issu du premier recueil de données a d’abord été analysé. L’analyse du second corpus a été, quant à elle, effectuée au cours même de ce second recueil.

Pratiquement, l’exercice a débuté par un nouveau travail de lecture et d’annotation sur les données dans le but, cette fois, non pas de réaliser une synthèse des témoignages consignés comme nous l’avions fait lors de l’examen phénoménologique des données, mais de tenter d’accéder au sens incarné par ces données. Il s’agit, comme l’indiquent Paillé et Mucchielli (2016) d’« une production textuelle se présentant sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche » (p. 320).

Un exemple d’une catégorie en émergence, « Manque d’intérêt pour les idées des autres », à partir d’une lecture conceptuelle du second corpus, est proposé dans l’Encadré 2.

Le travail de création des catégories permettait, par sa densité, de se représenter les perceptions que les apprenants avaient de la présence socio-affective en tant que produit des interactions sociales avec leurs pairs. Les auteurs évoquent cette densité en ces termes :

Par le travail conceptuel élevé qu’elle réalise, la catégorie permet une condensation discursive importante des résultats de l’analyse. À partir d’une seule expression […], il serait possible d’écrire une section entière de rapport […] parce qu’elle est à la fois évocatrice et conceptuellement dense

Paillé & Mucchielli, 2016, p. 327

Pour catégoriser nos données d’entretien, nous avons opté pour une solution assistée par ordinateur, NVivo dans sa version 12. Sans prétendre se substituer à notre expertise analytique, ce logiciel, spécialisé dans l’analyse de données qualitatives, nous a toutefois épargné une gestion fastidieuse des données en nous donnant les moyens de faire évoluer les catégories conceptualisantes en émergence plus aisément qu’avec l’usage du simple « papier-crayon ».

Chaque extrait textuel jugé pertinent a été encodé : ces segments de texte retenus ont été rattachés à des noeuds ayant pour fonction de catégoriser les extraits. L’encodage détaillé des données a occasionné la création de nombreux noeuds. Au fil du travail analytique, toutefois, ces noeuds ont subi des regroupements, des déplacements, des renommages et des suppressions, ce qui a permis d’affiner progressivement les catégories de sorte qu’elles traduisent notre compréhension de l’objet de l’étude. Nous avons été attentive à visualiser régulièrement la cohérence de l’ensemble des segments de texte du corpus encodé dans un même noeud ainsi que la cohérence des segments de texte encodés parfois dans plusieurs noeuds.

Véritable outil dynamique, la catégorie conceptualisante est, comme le rappelle Siméon (2017), une construction en mouvement. Paillé et Mucchielli (2016) soulignent en outre que le travail d’analyse à l’aide de catégories consiste à prêter alternativement une attention particulière aux similitudes et aux contrastes entre les données. Ces convergences et divergences incarnent la « généralité » et la « singularité » en tension (p. 374). Dans la présente étude, les catégories générées au début du travail d’analyse n’ont ainsi pas été systématiquement conservées : elles ont pu être reformulées, abandonnées ou bien encore fusionnées avec d’autres. Elles ont évolué à mesure que la compréhension des perceptions de présence socio-affective s’élaborait et jusqu’à ce qu’aucune donnée nouvelle ne vienne les contredire. Lorsque les données n’apportaient plus d’informations suffisamment nouvelles susceptibles d’alimenter le travail d’analyse, la saturation était atteinte.

L’opération qui a consisté à élaborer les catégories conceptualisantes a ensuite laissé place à une autre opération, celle de l’explicitation des catégories.

3) L’explicitation des catégories conceptualisantes

Lorsqu’une catégorie est jugée suffisamment solide, lorsqu’elle s’applique à des segments de texte issus de plusieurs sources de données, elle fait l’objet d’un examen détaillé visant un triple objectif :

  1. Définir cette catégorie (décrire sa nature de manière à en dégager les caractéristiques et les singularités);

  2. Spécifier ses propriétés (extraire les éléments caractéristiques de la catégorie en examinant de manière transversale l’ensemble du matériau empirique);

  3. Identifier ses conditions d’existence (déterminer les situations, événements ou expériences en l’absence desquels la catégorie ne se matérialiserait pas dans le contexte qui est le sien).

Concernant notre second corpus, la lecture comparative des extraits des entretiens regroupés lors de l’étape de l’élaboration des catégories a permis d’établir un certain nombre de fiches dont celle intitulée « Manque d’intérêt pour les idées de l’autre ». L’explicitation de cette catégorie est présentée à l’Encadré 3.

La perception par les apprenants d’un désintérêt pour les idées de l’autre dans le cadre de la réalisation d’activités collectives à distance se traduit par un non-respect de la parole de l’autre, une écoute de ses propos limitée, voire par une volonté d’imposer ses points de vue. Ce désintérêt marque une remise en cause des compétences des pairs et, de ce fait, une volonté de s’imposer comme chef de file.

L’opération qui consiste à catégoriser les données conduit très souvent à des ajustements, autrement dit à un réexamen régulier des données, d’où le caractère itératif de la méthode. Ces ajustements ne reflètent pas un déficit d’explicitation des catégories, mais marquent une avancée dans l’analyse, qui traduit une compréhension de plus en plus éclairante du phénomène à l’étude.

Une fois abouti, cet exercice d’explicitation laisse place à la quatrième étape de l’analyse, celle de la mise en relation des catégories conceptualisantes.

4) La mise en relation des catégories conceptualisantes

Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes attachée à rechercher l’ensemble des liens existant entre les catégories conceptualisantes définies en amont et à examiner chacun d’eux afin d’en dégager un sens, d’asseoir sa validité et de le caractériser avec justesse et précision. Pour parvenir à cette mise en relation des catégories conceptualisantes, nous avons d’abord procédé au croisement de l’ensemble des catégories retenues à partir du premier corpus (dix-huit transcriptions d’entretien) puis au croisement des catégories issues du second corpus (six transcriptions d’entretien). Nous cherchions alors à saisir des rapprochements, des convergences, des oppositions ou des remises en cause de ces liens. À cette étape, il a pu survenir qu’une propriété d’une catégorie se révèle suffisamment signifiante pour se voir attribuer le statut de catégorie à part entière; par ailleurs, des catégories ont été fusionnées parce que leurs propriétés et/ou leurs conditions d’existence présentaient des similarités. D’autres encore ont dû être écartées parce qu’il n’était pas possible de les inclure dans le réseau des catégories en émergence ou parce qu’elles ne renvoyaient pas au phénomène recherché. La mise en relation des catégories conceptualisantes a été systématiquement confirmée par les données empiriques.

D’un point de vue conceptuel, cette étape a été décisive puisqu’elle a permis de mieux comprendre ce qui se jouait dans les interactions entre pairs et d’identifier un certain nombre d’actions et de comportements individuels et collectifs susceptibles d’influer positivement ou négativement sur les perceptions de présence socio-affective des pairs lors de la réalisation d’activités collectives. La Figure 2 présente une vue synthétisée du résultat de la mise en relation de certaines catégories du second corpus (1) générant la catégorie « Perception d’une inégalité de statut » (2). La Figure se prolonge par les perceptions identifiées (3) puis par la consignation des extraits correspondants (4).

La dernière et cinquième étape de l’analyse mise en oeuvre dans cette enquête se compose de deux opérations qui sont étroitement liées : l’opération de resserrement analytique et celle de transposition schématique théorisante.

5) Du resserrement analytique à la transposition schématique théorisante

Après les exercices d’examen phénoménologique, de catégorisation et de mise en lien, le travail d’analyse a consisté dans un premier temps à « unifier un certain nombre de propositions de sens à partir des constats les plus importants de l’étude, sans sacrifier à la complexité des divers éléments en présence » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 393). L’objectif était de rendre compte, plus finement que précédemment, des catégories les plus significatives en se résolvant, encore à cette étape, à considérer comme négligeables, malgré leur intérêt, certaines catégories et certains liens entre catégories. Il s’agissait ainsi de procéder à des resserrements analytiques, c’est-à-dire à opérer de nouveaux choix entre des catégories encore trop nombreuses pour nous permettre une lecture claire des dimensions porteuses du phénomène étudié. Pour ce faire, nous avons croisé les catégories relevant du premier corpus avec celles du second corpus. Pour rappel, les données empiriques dont nous disposions avaient été recueillies à deux moments distincts : le premier corpus correspond aux données recueillies lors de la phase 1 de la formation, c’est-à-dire au moment où les groupes étaient figés. Celles du second corpus avaient, quant à elles, été recueillies au début de la phase 2 de la formation auprès des apprenants qui avaient choisi de changer de groupe après la phase 1.

Figure 2

Synthèse de la mise en relation de catégories du second corpus (1) générant la catégorie « Perception d’une inégalité de statut »

Synthèse de la mise en relation de catégories du second corpus (1) générant la catégorie « Perception d’une inégalité de statut »

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En nous appuyant sur la mise en relation des situations, des événements, qui avaient pu se produire avant et après les changements de groupe, cette phase de croisement a permis de procéder au réexamen de catégories, à un travail de remise en lien et de consolidation. Il s’agissait également, comme le soulignent Paillé et Mucchielli (2016), de « rechercher sciemment des cas contrastes (negative cases […] c’est-à-dire des instances, situations ou logiques allant à l’encontre des conclusions auxquelles parvient l’analyste à ce stade de recherche » (p. 386).

L’analyse transversale des catégories conceptualisantes a en définitive permis de proposer une compréhension d’ensemble du phénomène étudié, autrement dit de « soumettre une théorisation » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 394). Le résultat de cette analyse transversale prend la forme d’un schéma théorisant général des perceptions de présence socio-affective des pairs pour les apprenants de la promotion « Delta » IPM-RFA (Figure 3).

Le schéma théorisant général, présenté à la Figure 3, met ainsi en évidence quatre dimensions des perceptions de présence socio-affective des pairs qui reflètent l’importance pour les apprenants de percevoir de leurs pairs une reconnaissance de soi, une intimité relationnelle, un environnement social sécurisant et un esprit communautaire, pour développer une dynamique interactionnelle lors des activités collectives réalisées en groupe et à distance[4].

Ces quatre dimensions ne sont pas linéaires, les unes ne découlant pas nécessairement des autres. Elles forment plus exactement un tout en interaction dynamique. Elles interagissent entre elles, ainsi qu’avec l’environnement dans lequel elles s’inscrivent.

À la suite du travail d’analyse, ces dimensions ont pu être documentées par des lectures théoriques et empiriques éclairantes susceptibles d’apporter une compréhension avancée de ce schéma théorisant général et de le soumettre à discussion[5].

Conclusion

Outil dynamique, la catégorie conceptualisante accompagne le chercheur dans la construction de sa compréhension des phénomènes qu’il entend étudier. En rendant compte dans cet article du traitement de l’ensemble des étapes de l’analyse, du « déroulé » analytique, pour reprendre l’expression de Rondeau et Paillé (2016), par le prisme des catégories conceptualisantes, nous avons cherché à montrer que celles-ci s’étaient révélées particulièrement adaptées pour répondre à l’objectif de modélisation des perceptions de présence socio-affective dans un contexte de formation en ligne.

D’un point de vue conceptuel, nous pensons que cette méthode d’analyse est pertinente pour comprendre et interpréter la complexité des phénomènes humains et sociaux qui sont contextualisés. L’alternance entre la réalisation des entretiens et leur analyse à l’aide des catégories conceptualisantes permet en effet au chercheur de porter son matériau empirique à un niveau de lecture qui oeuvre à une compréhension conceptuelle et théorisante d’un ou de plusieurs phénomènes.

En faisant évoluer les définitions et les caractéristiques des catégories, cette démarche donne en outre à voir le sillon tracé par le chercheur, sa capacité à comprendre l’expérience consignée des acteurs et à rendre compte de la rigueur de son parcours interprétatif. Il s’agit là d’une condition essentielle à la crédibilité des résultats.

Ce travail complexe d’élaboration et de consolidation des catégories, s’il exige du chercheur un long temps de réflexion et de maturation, se révèle par ailleurs une aide précieuse lorsque vient l’heure de la rédaction des résultats. Rendre compte des résultats d’une analyse à l’aide des catégories conceptualisantes revient en effet à communiquer sur les descriptions détaillées des catégories finalement retenues et définies en les ancrant dans leur contexte.

Figure 3

Transposition du travail de théorisation sous la forme d’un schéma théorisant général

Transposition du travail de théorisation sous la forme d’un schéma théorisant général

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Nous espérons que la méthode d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes que nous avons détaillée dans cet article puisse trouver écho auprès des apprentis chercheurs et chercheurs non accoutumés à cette méthode, qui ne manqueront pas de l’adapter à leurs besoins et contextes d’étude.