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La libéralisation des marchés, notamment des services (services d’intérêt économique général), a accéléré un processus aux logiques paradoxales, avec, d’un côté, l’obligation faite aux structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) de s’identifier au modèle économique conventionnel néolibéral pour trouver une légitimité dans un environnement marchand, et, de l’autre, l’emprise d’un nouveau capitalisme social privé et spéculatif qui s’empare d’une image vertueuse afin de légitimer à son tour une activité qui revendique l’innovation et la créativité sociale.

Ces mutations structurelles répondent à un basculement des repères historiques en faveur de nouvelles règles managériales instrumentales (Boltanski et Chiapello, 1999 ; de Gaulejac, 2005) par le biais de profondes transformations structurales (Remy et al., 1978), c’est-à-dire par le biais de modèles sociaux et culturels agissant inconsciemment par l’imposition arbitraire des représentations sociales, d’une vision du monde et d’un mode de pensée. Devant la déroute d’un système en crise, seule l’initiative marchande serait capable d’ouvrir la voie à des possibilités d’un progrès vertueux et responsable.

La confusion de ces repères induit des effets de brouillage. Les enjeux se déplacent vers des modes d’implication, d’identification et de reconnaissance. Tout porte à croire qu’une déconstruction des rapports entre acteurs et activités met en lumière une nouvelle forme de division du travail social.

A cet égard, les MJC sont souvent évoquées, car elles sont très présentes sur notre territoire. Leur objectif est de lier jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire. Elles ont la capacité de réunir et de mettre en mouvement des citoyens, et de développer des initiatives nouvelles et innovantes. Or, dans un environnement budgétaire difficile amplifié par des besoins sociaux et éducatifs croissants, la gestion des MJC est exposée à des tensions émanant de paradoxes inhérents à des évolutions contextuelles récentes, en même temps que leurs managers sont soumis à des pressions touchant à l’efficacité et à la rentabilité face aux demandes sociales. Or, la prise en compte des aspirations individuelles et collectives se traduit par des pratiques destinées à enrichir un milieu de vie. Ce type d’engagement crée des « obligations socialisantes » (Goffman E., 1974) dans la gestion des tensions paradoxales (tradition/modernité, passé/avenir, reproduction/innovation) au contact des volontaires, des bénévoles et des autres acteurs des projets. Pourtant, les tensions organisationnelles sont incontournables et il vaut mieux, dans une approche du paradoxe, apprendre à vivre avec elles et à les accepter que les ignorer, les éviter ou les résoudre (Smith et Lewis, 2011). L’entreprise est un réseau dynamique de tensions (Michaud, 2011, p. 3).

Comment identifier les sources des tensions paradoxales au sein des MJC et sur quels leviers les managers peuvent-ils s’appuyer pour les gérer, afin de construire de nouvelles solidarités ?

Notre étude qualitative porte sur dix MJC. Notre postulat de base est que les sources de tensions ont plusieurs origines justifiées par la présence, au sein des organisations, de paradoxes accentués par des défauts de coopération liés à la gouvernance locale et territoriale et qui limitent l’étendue des rôles des gestionnaires. Nous nous focaliserons d’abord sur la manière dont les paradoxes s’invitent dans les MJC, avant de développer notre méthodologie et d’analyser les résultats de nos entretiens.

Le terrain : ce qu’est une MJC

La Fédération française des MJC (FFMJC) a été créée en 1948 à l’initiative d’André Philip à la suite de la République des jeunes de 1944, mouvement issu de la Résistance. Elle et la Confédération des MJC de France forment un maillage national de 1 500 MJC locales. Elles veulent lier jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire.

Les MJC sont des associations de jeunesse et d’éducation populaire à but non lucratif, gérées par des conseils d’administration composés majoritairement d’adhérents élus par les assemblées générales. Elles ont pour objectif la responsabilisation et l’autonomie des citoyens à travers la capacité à réunir certains de ces derniers et à les mettre en mouvement, ainsi qu’à développer des initiatives innovantes. Ces structures associatives sont souvent liées par des conventions pluriannuelles d’objectifs et de moyens aux collectivités territoriales.

Le poids des MJC est significatif : elles fédèrent 500 000 associations de l’éducation populaire qui concernent 20 millions de personnes, 6 millions de bénévoles et 680 000 salariés. La FFMJC (avec 13 fédérations régionales) représente 560 MJC adhérentes, 12 500 bénévoles et 2 500 emplois. Elle compte 166 500 adhérents dont 40 000 ont entre 16 et 25 ans, et plus de 2 millions d’usagers. 500 000 jeunes sont engagés dans des projets et les actions des MJC. Enfin, la FFMJC emploie directement 120 directeurs et directrices de MJC.

Une démarche d’éducation populaire

Issue de la Révolution française, l’éducation populaire porte une démarche ambitieuse : former des citoyens conscients et critiques, capables d’agir sur leur environnement pour le changer. Elle les interroge sur la nature du lien social qui fonde la collectivité nationale et sur les moyens démocratiques d’aider les citoyens les plus démunis à se saisir de leurs droits et de leurs devoirs dans la société. Elle participe à trouver des réponses à la question sociale. « L’éducation populaire, c’est la procédure qui permet de construire du syndicalisme, c’est-à-dire de la production collective de connaissances, de représentations culturelles, de signes qui sont propres à un groupe social en conflit. » (Carton L., 1996.)

L’éducation populaire est souvent confondue avec l’animation socioculturelle. C’est le résultat de politiques publiques qui ont neutralisé son pouvoir critique et qui ont obtenu que de nombreuses associations s’autocensurent pour correspondre à ce qu’on attendait d’elles. Ce qui compte, encore une fois, c’est d’encourager toutes et tous à oeuvrer. Il est moins question d’amener les gens à « la culture » que de favoriser l’expression de la leur, ou tout du moins de leur identité. C’est l’éducation qui n’est pas cadrée dans les structures traditionnelles de la famille, de l’école ou de l’université.

C’est l’éducation au sein du « temps de loisir », oui, mais par la pratique volontaire de la vie de groupe, la confrontation, le partage. C’est aussi l’éducation de chacun par chacun : l’éducation qui ne vient pas d’en haut, des classes dominantes, mais qui cherche à refondre la culture populaire en accordant une égale dignité à toutes les classes de la société. Celle aussi qui ne se limite pas à la « haute culture », ni même aux oeuvres d’art, mais qui cherche la culture au sens large : sciences, techniques, sports, connaissance des arts, expression artistique. C’est surtout l’apprentissage de la citoyenneté, une citoyenneté qui n’est pas seulement la politisation (l’art de réfléchir sur la politique institutionnelle), mais une pratique active fondée sur l’art de parler en public, de savoir écouter, de gérer un groupe, de s’intégrer à la société.

Un secteur marqué par le désengagement progressif de l’Etat

Malgré cette vitalité démocratique, nous assistons aujourd’hui à une disparition programmée d’un mouvement historique de l’éducation populaire causé essentiellement par un désengagement progressif de l’Etat. L’attestent la suppression de la subvention nationale « tête de réseau » et la modification profonde des postes de direction avec, à l’origine, un cofinancement à 50  % collectivités, 50  % Etat (dispositif Fonjep) ramené aujourd’hui à 10  % Etat et 90  % collectivités.

Aujourd’hui, les collectivités n’ont plus les moyens de pallier ce désengagement progressif et continuel de l’Etat. Aussi, si aucune mesure n’est prise, l’histoire de l’éducation populaire de la France va toucher à sa fin et, avec elle, la volonté de transmettre une culture politique à chaque citoyen, de lui permettre de s’émanciper, de trouver sa place au sein de la cité et de lutter notamment contre toutes les formes d’oppression. Les pouvoirs publics ont réaffirmé que la FFMJC bénéficie d’un soutien national significatif dans le cadre d’une convention pluriannuelle d’objectifs et que l’Etat continuera d’accompagner et de soutenir cette fédération en restant attentif à sa gestion et aux efforts de restructurations qu’elle a déjà engagés.

Le financement des actions est apporté tant par les participants eux-mêmes que par différentes subventions publiques qui viennent principalement de la ville, du conseil départemental, de la Caisse d’allocations familiales, de l’Etat ainsi que de divers partenaires privés. L’esprit des MJC, c’est accepter aussi qu’une partie des cotisations serve à financer d’autres projets à caractère social, culturel ou sportif.

Le projet associatif, document de base, révèle les valeurs à partir desquelles la structure veut travailler. Il doit être conçu par le conseil d’administration – composé de professionnels et de bénévoles – et voté en assemblée générale, afin d’en donner la ligne directrice. Ces valeurs prônent l’éducation à la citoyenneté, à la solidarité et à la médiation sociale, le développement de la culture, l’épanouissement individuel et collectif, la mise en valeur du projet associatif. La MJC se fixe des objectifs opérationnels et fonctionne grâce à des agréments et à des subventions publiques. Pour autant, une certaine autonomie financière lui permet d’engranger des recettes lors de la réalisation d’événements. La MJC est un lieu d’animation et d’échanges ouvert à tous, elle offre à la population, aux jeunes comme aux adultes, la possibilité de prendre conscience de leurs capacités à agir, de développer leur personnalité et de se préparer à devenir des citoyens actifs et responsables d’une communauté vivante. Elle favorise ainsi l’accès à la culture comme l’expression et la rencontre entre les cultures dans une démarche d’éducation populaire [1], qui vient d’ailleurs de faire l’objet de nouveaux textes législatifs [2].

Des MJC, comme l’ESS, en proie à des paradoxes

L’ESS, en tant que critique du capitalisme, a des fragilités : « Les tensions paradoxales sont des polarités cognitives et socialement construites qui masquent simultanément des vérités contradictoires. A la différence des continuums, des dilemmes, des choix, les tensions paradoxales signifient deux côtés de la même pièce de monnaie. » (Lewis, 2000, p. 761.) Les tensions peuvent être considérées comme problématiques (Trethewey et Ashcraft, 2004) ou comme un « choc d’idées, de principes ou d’actions, duquel peut résulter un certain inconfort » (Stohl et Cheney, 2001, p. 352). Les entreprises sociales et solidaires sont des systèmes structurés par des tensions paradoxales résultant des acteurs organisationnels et institutionnels ancrés dans des registres cognitifs en contradiction.

Les tensions, terme à l’étendue la plus vaste (englobant à la fois les contradictions, les paradoxes et les concepts associés), surgissent à divers niveaux d’analyse de la vie en organisation (Smith et Lewis, 2011), de l’intra-individuel à l’interorganisationnel. Elles sont également présentes aux tiraillements entre vie personnelle et vie professionnelle (Mickel et Dallimore, 2009), aux injonctions paradoxales de certains milieux du travail (Tracy, 2004) ou entre contrôle et collaboration (Golden-Biddle et Rao, 1997 ; Sundaramurthy et Lewis, 2003).

Nous nous intéresserons à la gestion de la tension entre gestion, contrôle et collaboration (Cornforth, 2004 ; Sundaramurthy et Lewis, 2003), au conseil d’administration multipartite d’un échantillon de dix MJC. Lors de l’analyse des tensions de gouvernance au conseil d’administration, par exemple, les chiffres jouent des rôles divers (exacerbation, accusation, apaisement) dans la gestion du paradoxe collaboration-contrôle (Michaud, 2011, p. 51).

Cette recherche est l’occasion d’affirmer la nécessité d’inscrire les relations des MJC avec les pouvoirs publics locaux et territoriaux dans un cadre de coconstruction développant l’importance du projet associatif, donc de la vie associative.

De multiples sources de tension

Sur les dix MJC étudiées, une variété de situations paradoxales est observée ; des pratiques fragiles sont vécues en raison d’un effritement des coopérations internes et externes qui se vérifient dans l’identification des tensions suivantes.

L’environnement politique et les évolutions législatives

Un changement de majorité municipale exerce significativement une influence sur le fonctionnement de la MJC en fragilisant les coopérations (injonctions, fermetures, reconfiguration, réduction des structures). D’où l’émergence de deux polarités :

  • Dans une grande ville, la promulgation d’une nouvelle loi (loi sur les rythmes scolaires (voir note 2) par exemple) exerce un « effet significatif » (MJC 9) sur l’affluence des adhésions et le dynamisme de la MJC. Dans le même temps, l’agrément « centre social » exerce aussi une influence sur le développement de ses activités.

  • En revanche, dans une ville moyenne confrontée à des restrictions budgétaires, la réforme est plus difficile à mettre en oeuvre et place les managers face à des choix stratégiques en termes volumétriques, c’est-à-dire d’utilisation optimale de leur personnel et de maintien d’« activités variées et de qualité pour les adhérents » (MJC 9).

La pierre angulaire se situe au plan de la gestion des MJC qui doivent appliquer des méthodes d’administration du personnel et des ressources humaines en regard des nouveaux textes afférents qu’il convient de s’approprier dans des délais très courts, « ce qui rend les managers plus administratifs (50  % de leur temps) qu’opérationnels » (MJC 8) pour exercer des fonctions d’animation, voire de représentation vis-à-vis de l’extérieur.

Dans le discours public, l’évocation des différents registres de la justification (Boltanski et Thévenot, 1987), notamment le registre marchand et le registre civique, met en valeur leur incompatibilité irréductible : d’un côté, une « association-entreprise qui marche bien grâce aux deniers publics, de l’autre des structures ayant un fonctionnement autonome et risqué avec des amateurs qui peuvent se planter d’un moment à l’autre, notamment lors de l’accueil du public » (MJC 6).

La variabilité des budgets et dotations

La baisse des budgets et dotations (de 5 à 10 % pour 80 % des MJC étudiées), jugée incompréhensible, a un impact considérable sur l’organisation et le fonctionnement et donc sur la visibilité/viabilité des projets sous deux angles (un bénévole, « Il faut se battre pour avoir les moyens, mais il faut aussi savoir clairement ce que l’on veut faire et pourquoi ») :

  • baisse continue des dotations depuis plusieurs années, ce qui crée des contraintes croissantes et sérieuses de gestion de ressources humaines et de planification d’activités aux directeurs de ces structures ;

  • annonce brutale et sans coopération ni concertation aux directions des MJC de ces diminutions d’une année sur l’autre, ce qui fragilise les projets initiés et incite implicitement les directions locales « à aller chercher de l’argent ailleurs » (MJC 3). Un bénévole : « Dès que tu leur parles de monter un projet, de l’écrire, de poser les objectifs, les moyens, tout le monde se défile. Le mot “projet” ne veut rien dire pour eux ! » Les conséquences sont des tensions sous-jacentes larvées qui compliquent les interactions et les modalités d’exercice et de poursuite des projets associatifs avec le risque de perdre une grande partie des adhérents.

Nous remarquons, à l’inverse, qu’un accroissement des dotations (pour 20  % des MJC dans les grandes villes) implique un fort redéploiement des activités et des projets en maintenant une offre cohérente – et dans le même temps une consolidation constante des résultats atteints à travers la recherche et l’optimisation de nouveaux espaces physiques.

La question de la gestion des ressources humaines

H. Desroche (1976) a déterminé un « quadrilatère coopératif caractérisé par des clivages entre managers, employés, administrateurs (CA) et sociétaires » illustrant un basculement de la fracture verticale à une fracture horizontale. A cet égard, les MJC sont confrontées à la mise en place des entretiens professionnels et des définitions de parcours individuels, alors que, dans le même temps, peu de perspectives de déroulement de carrière s’offrent aux postulants à une qualification supérieure (MJC 9). Deux types de questionnement émergent alors : d’une part, sur la qualification des salariés et sur sa traduction concrète en termes d’employabilité future, d’autre part sur l’employabilité future (« précisément, en interne, il n’existe pas de solution pour eux » (MJC 9). A cet égard, « le positionnement des anciens et leurs perspectives de carrière est une source de difficulté » (MJC 9). Dans un tel contexte, la motivation des salariés demeure une source d’opposition dans 75  % des cas. Cela est justifié par le constat d’une « absence de professionnalisme » (MJC 3) selon les endroits et « l’absence d’une vision partagée des réalités » (MJC 8). La gestion RH, dans le cadre du nouveau management public, se heurte aussi à la gestion du surplus d’heures et de leur récupération, alors que 80  % des MJC interrogées exercent aussi des activités en dehors des heures ouvrables (suractivités) et « l’octroi de ces récupérations en l’absence de recrutements nouveaux, dans la plupart des cas, s’avère compliqué » (MJC 8). « J’ai un compteur d’heures supplémentaires et je ne sais pas quand je vais pouvoir les prendre » (MJC 5). Enfin, une forme de souffrance au travail social émerge chez certains salariés qui mettent en avant « l’absence de reconnaissance du travail, des efforts accomplis et des projets présentés » (MJC 5).

Ces tensions semblent s’expliquer par une politisation accrue et par une « absence de visibilité des parties prenantes » (MJC 3). A cet égard, l’interaction et la coopération de la MJC avec ses divers partenaires ne sont pas toujours aisées, car le dialogue est toujours à reconstruire dans la mesure où il est fait état d’une injonction implicite des « pouvoirs publics qui tendent à voir les directeurs de MJC comme des gestionnaires en même temps qu’ils distinguent l’élan associatif, l’engagement associatif et le salarié » (MJC 7). « En même temps, on n’est plus dans des rôles d’animateurs mais d’administratifs » (MJC 2). « Dès qu’on nous donne la parole, il faut parler “citoyenneté”. Mais souvent, lorsqu’on évoque la vie, les difficultés et les demandes de certains quartiers, on parle “politique”, et là ça devient un sujet tabou, alors que la politique, c’est la vie de la cité » (MJC 5, un jeune bénévole).

Le rôle des perceptions sociologiques et économiques de la culture

Dans trois cas observés, il n’y a « ni partage ni solidarité » en regard de l’art culturel et de ses implications sur l’économie locale (MJC 5, MJC 7, MJC 10). Par ailleurs, le rôle de l’élu associatif au conseil d’administration est considéré comme ambigu dans 70 % des cas, alors qu’il est l’interlocuteur privilégié avec lequel une nouvelle coopération peut être redéfinie, notamment dans la promotion des valeurs associatives. La philosophie gestionnaire semble également supplanter l’esprit associatif : « Il n’y a pas toujours de distinction pratique par les élus du conseil d’administration de l’activité sociale et solidaire » (MJC 9). On assiste à « un mélange entre le technique, la pratique et le politique » (MJC 9). Par ailleurs, « de plus en plus on est dans une phase d’appels à projets » (MJC 9), ce qui implique de « réagir en fonction du territoire » (MJC 9). « On voit aussi apparaître des appels d’offres » (MJC 3, MJC 7). « Dans notre ville, il y a eu des “arbitrages” incisifs au nom de la sécurité : on a préféré attribuer une subvention de 700 000 euros à lapolice municipale. Cela pose un réel problème » (MJC 3). « On est prêts à faire plein de choses, mais on trouve des limites partout : financières, organisationnelles, techniques, comportementales, relationnelles » (MJC 5, concernant les financeurs). « La plupart du temps, les activités et les projets sont déjà pensés, définis par les décideurs : animateurs, directeurs, le président ou le CA. D’ailleurs, c’est marrant, c’est pareil concernant les politiques publiques sur les MJC. Ça part du haut vers le bas, et le “bas” doit participer. Moi, je crois que ce qu’on veut aujourd’hui, c’est plus de démocratie directe. Le sentiment qu’on partage le pouvoir. Pour moi, c’est la condition de la participation. Y compris des plus jeunes. Bon, ça ne veut pas dire qu’ils doivent tout décider. Evidemment qu’il y a des zones de responsabilités qui sont celles des adultes. Mais c’est l’idée » (MJC 5, un jeune bénévole). Un autre bénévole : « Ben moi, je pense que les jeunes ils manquent d’autonomie et de liberté dans les projets ; tout est inversé, les activités sont prédéfinies et on leur demande ensuite de s’investir. Les animateurs ont pris une place qui n’est pas la leur, surtout depuis qu’ils sont formés et surformés… Mais l’important c’est ce qui reste dans la trajectoire d’un jeune qui a participé à cette expérience. C’est de ça qu’il parlera plus tard, de ce qu’il a appris, des gens qui lui ont appris. »

Enfin, le vrai débat est de « savoir lier éducation populaire et éducation nationale » (MJC 9), ce qui n’est pas encore ancré dans les esprits des administrateurs et des membres de la fédération française. En effet, la condition de manager et les clivages qui existent entre les différentes catégories de population décrites par Desroches (1976) mettent en relief l’absence de réflexion sur ces deux composantes de l’éducation. Se pose la question de savoir quelles devront être la place et la proportion de l’éducation populaire dans le caractère dit « national » de l’éducation (« notre rôle est souvent ambigu », (MJC 9). Les inquiétudes des managers sur ce point posent une réelle question qui devrait interpeller les pouvoirs publics. « Il faudrait requalifier la MJC culturellement » (MJC 2). « Nous sommes des animateurs jeunesse, pas des éducateurs ! » (MJC 6). « Il n’y a pas de réflexion partagée entre la ville et la MJC sur les activités pour les jeunes » (MJC 10). Un administrateur : « Il faut voir aussi dans le contexte de baisse des financements publics et de l’arrivée des entreprises de loisirs qui débarquent à grands pas, allez donc défendre l’éducation populaire et sa spécificité avec la colère et la révolte contre l’injustice comme moteur de processus éducatif et pédagogique ! Et puis assumez vos propos devant les financeurs. Pas si facile ! »

Les conflits liés à la gouvernance

Des tensions liées aux conflits de rôles et à leurs impacts sur la gouvernance locale sont imputables, pour 38  % des managers interrogés, à « une tendance d’ingérence de certains membres du conseil d’administration dans la gestion RH de la MJC » (MJC 2, MJC 3), ce qui contribue à des effets de brouillage. De plus, « les membres du CA n’ont pas la formation à la gestion RH » (MJC 1). Par ailleurs, on assiste à des « formes d’éviction de la direction MJC dans la définition, la publicité et la conduite de certains projets par des appels d’offres des partenaires » (MJC 1).

Il existe aussi des tensions liées à de nouveaux paradigmes gestionnaires [3] : de plus en plus, les directeurs des MJC sont « incités à rechercher plus d’efficacité » (MJC 2). L’exemple concret est le calibrage des fiches de poste pour viser une meilleure productivité par salarié. De façon complémentaire, il leur est demandé d’avoir une gestion financière [4] plus fine des activités et d’élaborer des rapports et des comptes rendus fréquents au profit des parties prenantes (CAF, municipalité, conseil départemental, associations partenaires, fédérations régionale et française, confédération, etc.). Pour autant, ils disposent d’une autonomie financière et ont toute latitude pour organiser des événements. Cela soulève le voile des questions de l’indépendance financière exprimée sous forme d’injonctions à « trouver d’autres moyens et sources de financement ailleurs » en cherchant à accroître le nombre d’adhérents, voire en mutualisant des activités (« opération souvent imposée par l’extérieur sans tenir compte des contextes locaux » (MJC 7) avec les conséquences et les limites que cela peut comporter (« disposer d’une même salle des fêtes en juin pour quatre MJC, c’est de la folie quand on sait qu’il n’y a que quatre week-ends ! », MJC 7). Dans le même temps, ils ont « l’obligation de s’approprier les nouvelles réglementations (complémentaire santé, sécurisation de l’emploi, instances représentatives du personnel, protocole d’affichage) » (MJC 9) et de « mettre en oeuvre des réformes tels les nouveaux rythmes scolaires avec les moyens du bord » (MJC 9).

Au nom des principes de la gouvernance locale, les interventions d’acteurs multiples : ville, conseil départemental, conseil régional, caisse d’allocations familiales, conseil d’administration, etc., compliquent les jeux d’acteurs dans la mesure où « ce sont souvent ceux-là qui tiennent les cordons de la bourse et qui ont les arguments pour défendre, amplifier les valeurs associatives et donc favoriser leur traduction dans la planification d’activités proposées par les MJC » (MJC 9, salarié), en même temps qu’ils développent des emplois et pérennisent les structures. De vraies questions sur le positionnement de la MJC sur l’échiquier local se posent donc. « Moi, j’ai l’impression de gérer de plus en plus une PME : alors, sommes-nous une association ou une PME ? » (MJC 7). Cela dit, « si rien n’est fait, les tensions vont rester, parfois se renouveler du fait d’incompréhensions, de frustrations et de doutes ! » (MJC 2).

Les solutions en perspective

Ces résultats posent des questions fondamentales.

Comment gouverner l’action culturelle ?

Au préalable, il s’agit de refonder une réflexion sur la dynamique que doit entretenir la gouvernance de l’action culturelle. En effet, la pluralité d’acteurs plus ou moins influents sur le fonctionnement de la MJC, associée à une prise en compte des valeurs associatives et à leurs impacts sur la vie locale et communautaire, est de nature à susciter des projets innovants et fédérateurs portant sur l’avenir de l’enfance et de la jeunesse et leur préparation à la citoyenneté. Or, qui d’autre que les élus associatifs, les magistrats de la ville et les acteurs des MJC pourraient agir efficacement sur ce plan ?

Comment appréhender la notion d’utilité sociale ?

Ensuite, la seconde question est celle de l’utilité sociale : en effet, au nom de quels principes les pouvoirs publics doivent-ils sacrifier sur l’autel de la coopération et de la solidarité les résultats encourageants des actions sociales et culturelles territoriales ?

La notion d’utilité sociale est une catégorie récente apparue dans les années 1990 ; elle a été reprise par les professionnels et les experts cherchant à identifier les spécificités des structures de l’économie sociale. Nous nous référons ici aux travaux de Parodi (2010), qui nous offrent une synthèse stimulante sur la question. Cette notion a souvent été présentée comme une réponse à la question de la spécificité des services fournis par l’ESS ; c’est pourquoi elle a été discutée sous le prisme de l’intérêt général (juristes et publicistes). Etendue de manière pragmatique et contingente, elle mérite d’être posée soit comme une convention sociopolitique (Gadrey, 2004), soit comme une construction sociale née d’un processus collectif pour un projet in situ. Parodi identifie a minima quatre niveaux de compréhension : l’utilité individuelle (au sens des économistes), l’utilité sociale dans un collectif (groupe de bénéficiaires), l’utilité sociale externe (les avantages débordent sur l’extérieur de l’organisation) et le niveau de diffusion appelé « halo sociétal ». C’est à ce dernier niveau que se situe la dimension la plus complexe à saisir d’une relation originale et spécifique des organisations sociales à leur milieu. Selon Parodi, « la voie de l’utilité sociale a l’ambition de s’attaquer à la face la plus cachée de la valeur, sa face nord en quelque sorte ». De fait, l’évaluation de l’utilité sociale se heurte, à ce stade, aux difficultés d’objectivation de l’impact des phénomènes sociaux qualitatifs.

Enfin, si, selon Lipietz (2000), le halo sociétal renvoie à des effets de sociabilité, nous proposons d’y répondre en termes d’engagement des individus, communautés et sociétés pour un projet de bien commun (ou communs, Dardot et Laval, 2014) rendu possible par une solidarité organique, par le lien social – une source de richesse produite par l’usage social d’un patrimoine commun.

Ensuite, le partage de la définition et des modalités locales des pratiques de ce qui constitue l’art culturel (MJC 5) ne doit pas masquer les principes de la théorie de l’agence dans laquelle « une ou plusieurs personnes (le principal) engagent une autre personne (l’agent) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir à l’agent » (Jensen M. et Meckling W., 1976), ce qui implique également des formes de solidarité. Puis, et c’est une conséquence directe, les questions soulevées par la gouvernance à l’échelle locale sont déterminantes : « La MJC doit-elle avoir un positionnement associatif ou entrepreneurial ? » (MJC 7). Selon ce choix, « il importe alors de revoir les modes d’interaction et peut-être éviter le mélange des genres », notamment, « pour le conseil d’administration, il s’agirait de redéfinir les frontières de façon à gommer la tension entre contrôle et autonomie » (Michaud, 2011).

La nécessité d’organiser et de réguler les tensions

Les enjeux requérant une prise de décision impliquent des choix, lesquels impliquent potentiellement des tensions. Nutt et Backhoff (1993) ont proposé que les enjeux stratégiques soient considérés comme des tensions. Selon leur définition (1993, p. 31), « un enjeu peut être défini comme une tension entre deux développements. La tension permet d’identifier des contradictions dans une organisation, ou entre l’organisation et son environnement, ou les intérêts ou valeurs en compétition. La notion de tension est utilisée pour souligner le conflit inhérent à tout enjeu stratégique ; elle procure une façon de décrire et d’articuler les enjeux ».

La coordination peut permettre une certaine « organisation » des tensions, notamment via un « dispositif hybride rendant conciliables leurs forces antagonistes » (Fusulier et Lannoy, 1999), mais « elle peut aussi déboucher sur la cohabitation des pôles et le maintien des tensions » (Michaud, 2011, p. 59). Par ailleurs, la réconciliation peut s’orienter vers une médiation qui facilite la création d’un espace permettant « l’articulation entre deux mondes sociaux hétérogènes » (Vinck, 2009, p. 66). Certains acteurs pourraient peut-être jouer le rôle de médiateur, transformant la relation entre d’autres acteurs. Par exemple, il serait de bon aloi pour les managers de davantage déléguer pour organiser des réunions plus qualitatives et donc constructives, de façon à permettre à chacun d’évoquer les questions appelant des réponses dans des délais très courts. A cet égard, les enjeux financiers sont considérables dans la mesure où, nous l’avons vu, un niveau acceptable de financement conditionne la pérennité des activités et donc demeure déterminant pour l’avenir des structures.

Enfin, il s’agirait de « dépasser l’identité hybride » (Michaud, 2011) qui consiste à poursuivre à la fois des objectifs sociaux (éducation, animations axées sur l’ancrage dans la communauté locale) et économiques (augmentation des recettes suite à l’accroissement du nombre des adhérents et des prestations artistiques et culturelles) pour renaître autrement.

Les solutions managériales

En résumé, les solutions managériales nécessitent la prise en compte de plusieurs éléments.

D’abord, une application de la loi n° 2014-288 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale publiée le 6 mars 2014 au Journal officiel serait de nature à donner des moyens de dynamiser la formation professionnelle. En effet, les enjeux de cette loi sont les suivants :

  • Sécuriser les parcours professionnels au niveau individuel et collectif (de l’entreprise).

  • Concevoir la formation professionnelle comme levier de la promotion sociale et professionnelle et comme un investissement et non une charge pour les entreprises.

  • Améliorer la lisibilité et l’efficacité du système afin de faciliter l’accès à la formation professionnelle de l’ensemble des actifs, salariés comme demandeurs d’emploi.

  • Remplacer des obligations fiscales (obligation de dépenser) par des obligations sociales (obligation de faire).

A cela s’ajoute la mise en oeuvre du compte personnel de formation qui se substitue au Droit individuel à la formation (DIF) depuis le 1er janvier 2015. Ce dispositif bénéficie à toute personne dès son entrée sur le marché du travail (y compris les salariés en alternance) et jusqu’au départ à la retraite, et est crédité en heures. Les actions éligibles sont les formations qualifiantes figurant sur des listes établies par les instances paritaires (CPNE, CPNAA, Copanef, Coparef) ainsi que les formations « socle » et l’accompagnement VAE bénéficiant d’un financement dédié.

L’autre volet de solutions managériales passe par un management plus participatif, des actions de médiation et de conciliation, une adaptation avec la réglementation, l’appropriation d’une philosophie gestionnaire, la mutualisation des moyens et la nécessité de retravailler les projets associatifs. Les solutions stratégiques peuvent être d’ordre local et régional. Au plan local et interne, les managers doivent disposer d’un vrai pouvoir et d’un véritable rapport de force pour passer de la logique de revendication à celle de l’argumentation. « Les managers doivent disposer de toute latitude pour opérer des choix stratégiques clairs » (MJC 9) tout en consolidant les partenariats et développer des coopérations dans la programmation et la réalisation d’événements ainsi que la proximité et le « recours aux réseaux » (MJC 10). Au plan régional, la fédération pourrait jouer un rôle plus dynamique et de médiation auprès des échelons décisionnels nationaux. Les solutions juridiques pourraient se concrétiser par l’ouverture d’un débat institutionnel sur le statut de la MJC et sur les rôles futurs des directeurs en se demandant s’ils sont encore adaptés aux injonctions contradictoires aujourd’hui (un administrateur : « Moi, j’ai exprimé des limites dans ce qu’on nous demande de faire et dans les manières de faire ; cela crée trop de tensions et il est difficile de les gérer ensuite. Ai-je été entendu vraiment ? L’avenir nous le dira peut-être ! »).

Vers une restauration des valeurs associatives ?

En cherchant à appréhender ce qui nuit à une ontologie du projet de l’action collective, nous avons montré comment l’identification des facteurs et sources de tensions paradoxales peut induire de nouveaux comportements et interrogations visant à construire de nouvelles coopérations, indispensables à la promotion des valeurs sociales et culturelles génératrices de nouveaux liens sociaux. Si la violence des décisions arbitraires prises par les collectivités locales et territoriales a conduit à des oppositions radicales et une certaine forme de déconstruction de l’action, il n’en reste pas moins que des gisements de réflexion existent également pour contribuer à de nouvelles solidarités, à l’heure où la MJC a encore une justification économique et sociale.

Cette recherche met en lumière la complexité de la traduction de l’action artistique et culturelle dans un contexte mouvant qui nécessite une stratégie offensive pour dynamiser les rôles individuels et le fonctionnement des structures dédiées. Elle pose en même temps la question de cette nouvelle philosophie gestionnaire et des principes mêmes de la gouvernance dans ce domaine. N’arrive-t-on pas à un essoufflement du New Public Management (NPM) ? Ne serait-on pas plutôt dans une phase post-NPM qui cherche encore sa voie ? En cela, il s’agit de restaurer les valeurs associatives dans une « cité par projet » (Boltanski et Chiapello, 1999) couplée avec une « cité civique » (Boltanski et Thevenot, 1987).

Bref, la MJC se cherche encore avec des axes managériaux à construire, pour certains, à amplifier, pour d’autres, à travers un dialogue constructif en faveur des intérêts communs associatifs. Cet aspect nébuleux devra être estompé pour permettre à chaque entité de renouer, sinon de concrétiser l’esprit associatif, coopératif, solidaire, donc durable.