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Le primat du discours économique entraîne une perception de la monnaie comme un outil facilitant les échanges et intrinsèquement neutre. La monnaie représente pourtant la société à plusieurs niveaux. Pour ne considérer que sa forme contemporaine, elle porte triplement la marque de la communauté de référence. Premièrement, les images et les inscriptions portées sur les pièces ou les billets symbolisent la culture, l’histoire de la société (du pays) considérée. Pouvait-on imaginer sur un billet français une inscription du type In God We Trust  ? Deuxièmement, un billet de banque représente une créance sur la richesse d’un pays. Troisièmement, cette créance est garantie par l’autorité souveraine.

Pour circuler, la monnaie doit être adossée à une souveraineté qui se porte garant de l’outil monétaire. Se pose dès lors la question de la légitimité de cette souveraineté. Qu’est-ce qui la rend légitime ? La dette (Aglietta, Orléan, 1998 et 2002). La force qui exerce sa souveraineté sur une communauté peut avoir donné la vie, la prospérité, le monde dans lequel on vit ou, plus modestement, une protection : protection de l’intégrité des personnes, justice, protection contre les maladies, la vieillesse, etc. Le déséquilibre fonde la vie sociale. La notion de dette fondatrice a été observée dans un grand nombre de sociétés anciennes. Appréhender, avec un recul historique et géographique, les réalités de la dette et de la monnaie permet de les concevoir sous un nouvel angle dans les sociétés occidentales : « La monnaie et la dette, bien que et parce que catégories issues des pratiques de nos sociétés, sont utilisables dans une réflexion plus vaste que celle qui porterait sur les seules sociétés à économie de marché » (Aglietta, Cartelier, 1998, p. 130).

Dans cette perspective, toute organisation sociale est représentée « comme un tissu de dettes/créances qui, par-delà leurs natures ou origines diverses, sont engendrées par des transferts de possession et/ou de propriété sur des biens réels ou symboliques » (Théret, 2009, p. 153). C’est précisément la monnaie qui permet à la fois de donner forme et de relier cet ensemble de dettes et de créances.

Supposer que la monnaie est nécessairement adossée à une souveraineté, ou à une « totalité sociale », remet en cause l’« utopie » du marché (Rosanvallon, 1999) selon laquelle l’institution marchande autorise le développement d’échanges économiques horizontaux, égalitaires ou encore non hiérarchiques (Théret, 2009, p. 162).

Ce constat peut être étendu aux monnaies sociales (Blanc, 2006). En effet, comme l’ont souligné certaines études sur les monnaies sociales, et spécifiquement celles sur les systèmes d’échange local (SEL), première déclinaison francophone des monnaies sociales, ces dispositifs qui organisent leurs propres échanges plus ou moins en parallèle du marché conventionnel (Salles, 2010) reprennent à celui-ci certaines de ses caractéristiques, en particulier l’objectif de mettre en place des échanges économiques horizontaux (Servet, 1999), mais en se différenciant toutefois par la promotion de valeurs basées sur la solidarité. Or, il nous semble que ce dernier objectif mérite discussion, dès lors que l’on adopte l’hypothèse selon laquelle la monnaie est constitutive de la dette. Ne peut-on pas y voir une antinomie originelle ou, du moins, un objectif « utopique » ? Comment, en effet, mettre en place une organisation monétaire où tous les acteurs sont dans une position égalitaire si l’on admet que la monnaie interne « procède de la dette dans son rapport à la souveraineté (ici le groupe que constitue le SEL) et donc d’une hiérarchisation en valeur » (Aglietta, Orléan, 1998, p. 21) ?

Nous nous attachons d’abord à montrer les différentes facettes de la dette et quels sont ses fondements. Cela nous permet d’inscrire les relations sociales dans le registre de la finance (au sens de rapport de crédits et de dettes). La monnaie, en tant que dette circulante, ne peut être cantonnée à un rôle d’intermédiaire neutre des échanges. Elle joue un rôle de lien social. Nous nous intéressons ensuite aux conséquences de cette dernière hypothèse dans le fonctionnement des SEL. L’introduction d’échanges non hiérarchiques ou horizontaux dans ces dispositifs, qui reprennent en cela l’un des principes fondateurs du marché des économistes, n’en revêt pas moins une dimension utopique que les critiques du « tout marché » ont régulièrement dénoncée. Le maintien de relations d’échange horizontales est précaire ; elles peuvent en effet être supplantées par le développement d’échanges asymétriques provoqués soit par le développement d’une solidarité unilatérale et hiérarchique, soit par celui d’une logique marchande accumulative.

Les différentes facettes de la dette

La non-équivalence des échanges et leur non-simultanéité entraînent la dette, le cas contraire (simultanéité et surtout équivalence des échanges) caractérisant l’échange marchand.

Les racines de la dette

La dette découle d’un don. Le contre-don (qui n’a pas vocation à éteindre le don, mais à inverser l’obligation et/ou à poursuivre la relation) s’inscrit dans le temps : « Le don entraîne nécessairement la notion de crédit (donc de dette) » (Mauss, 2007 [1925], p. 199) [1]. Les parents et plus généralement les ancêtres nous ont fait don de la vie, une vie que l’on ne pourra pas payer en retour. Cette dette ne s’éteint pas avec leur mort et nous devons la porter durant notre existence et l’honorer de diverses façons : en perpétuant la famille par une descendance, en fleurissant les tombes, en faisant vivre la mémoire des disparus, etc.

Ces pratiques caractérisent notamment les sociétés fonctionnant sur un principe holiste, mais elles survivent dans les sociétés modernes. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les comportements des personnes ayant hérité. « L’héritage, cadeau empoisonné, n’est autre que ce sentiment de dette, brusquement ravivé après des années de sommeil, voire d’oubli » (Gotman, 1992, p. 140-141). Nous ne nous sentons pas complètement libres des dettes contractées auprès des ancêtres et des dieux. S’en acquitter passe par un don à ses propres enfants ou petits-enfants, bref, à sa descendance. Ces dettes dues à nos ancêtres nous remémorent un endettement de même nature, mais de portée différente : « L’un des premiers groupes d’êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c’étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde » (Mauss, 1995 [1923-24], p. 167).

Comme « dieux et hommes “ont commerce” » (Baslé, 1992, p. 16), il s’agit pour ces derniers de ne pas encourir le courroux divin. Rembourser totalement la dette paraît impossible, comment être quitte vis-à-vis des dieux ? Des remboursements partiels permettent d’entretenir ce « commerce », car l’essentiel ici est de toujours maintenir la relation, pour conserver la bienveillance de l’ordre supérieur. En donnant la vie, les puissances supérieures accordent à l’homme une parcelle de pouvoir magique, une « force magique », un kred[2], selon la racine indo-européenne. Emile Benveniste souligne la correspondance parfaite du latin credo et du sanscrit sraddha, termes qui correspondent à la croyance en un dieu. Il note que « nous avons là une des correspondances les plus anciennes du vocabulaire indo-européen » (Benveniste, 1993, p. 172). La racine commune à ces deux termes est kred-dhe, qui signifie « poser en quelqu’un une “force magique” » qui n’est autre que le crédit, la croyance. Tout se passe comme si en créant l’homme les dieux lui donnaient en même temps la possibilité d’honorer sa dette. L’homme place son kred dans les dieux, il croit en eux et les vénèrent. La dette de naissance n’a pas pour objet d’être remboursée. Le crédit placé par les dieux en l’homme trouve son écho dans celui que les hommes placent en leurs dieux. Ce crédit (ou cette dette) mutuel fonde un rapport de confiance, gage de (bonnes) relations sociales. La perpétuation du déséquilibre de l’endettement stabilise les relations entre hommes et dieux. Les sacrifices sont autant de marques de la croyance des hommes en leurs dieux. Ils représentent par là même le moyen de vivre avec les dettes. Rabelais, par la bouche de Panurge, souligne lui aussi l’importance de l’endettement vis-à-vis des dieux : « Je me donne à sainct Babolin le bon sainct, en cas que toute mas vie je n’aye estimé debtes estre comme une connexion et colligence (un lien) des cieulx et terre, un entretenement unique de l’humain lignaige – je dis sans lequel bien tost humains periroient » (Rabelais, 1965, p. 340).

Il va sans dire que ces relations verticales conditionnent la manière dont circulent les dettes entre les hommes (dettes horizontales). Selon ces pratiques de la dette, le paiement total signifie la fin de la relation, donc la fin de la protection divine (en dernière instance la mort). Convertie en langage profane, l’absence de dettes est l’absence de relations sociales, donc une situation d’isolement où la protection du groupe n’est pas à espérer. Les comptes doivent en définitive toujours rester ouverts, de manière à inscrire les crédits et les débits, qui sont le fondement des relations sociales.

De la dette à la monnaie

L’entrelacs de dettes dans lequel sont pris les hommes mêle endettements verticaux et horizontaux. La relation verticale concerne le rapport aux dieux et aux ancêtres, c’est une communication avec le sacré. Les dettes entre hommes se règlent sur le plan horizontal du profane. Pourtant, cette partition sacré-profane entre dettes verticales et horizontales est moins tranchée qu’il n’y paraît. Toute dette possède une dimension verticale, puisqu’elle fonde une relation de type hiérarchique. Certaines hiérarchies sont immuables. Hommes et dieux ont chacun une place respective. La dette profane ne fait que reproduire le lien hiérarchique de la dette sacrée. La dette fait toujours intervenir un ordre supérieur. Cette instance supérieure s’assure du bon remboursement de la dette, puisque cette dernière, qu’elle soit sacrée ou profane, a comme caractéristique première de s’inscrire dans le temps. Dans l’Inde védique, le débiteur qui ne s’acquitte pas de son devoir de remboursement s’expose au courroux de Varuna, qui étrangle le contrevenant avec son lacet. Le lacet de Varuna assimile le lien, la corde [3], à la dette. Le devoir, l’obligation (de ligare, « lier ») est lien. Ce lien, qui peut être « lien de vie », devient « noeud mortel » (Malamoud, 1988) en cas de non-remboursement. Dans une société de type holiste, la dette n’est pas perçue comme une contrainte, puisqu’elle n’est pas extérieure à l’individu. L’homme, en tant qu’homme, ne peut vivre en société que parce qu’il est un paquet de dettes dues aux dieux, aux ancêtres, aux autres hommes. De plus, les dettes s’entrecroisent (ce qui fonde les rapports sociaux). Si l’homme est endetté auprès des dieux, ces derniers se trouvent également en situation de dette lors du sacrifice. La dette est constitutive de la société. Le déséquilibre est fondateur.

Dans son acception économique (fortement médiatisée), la finance correspond à l’affectation de capitaux à des investissements que l’on suppose non seulement viables, mais aussi rentables. Techniquement, elle représente le marché des fonds prêtables, indispensables au développement de l’économie.

L’histoire du mot « finance » (Thiveaud, 1995b, p. 41-42) permet de dépasser le champ de l’économique. Que l’on se réfère au substantif finis ou au verbe finio, les idées qui émergent sont celles de fin, de limite, de terme et de mort. L’ordre de la finance fait apparaître, comme un avertissement, le terme de la dette, le créancier ultime, la mort. La finance s’inscrit donc dans un ordre supérieur et reflète une verticalité, le rapport créancier-débiteur. Tout rapport financier est un rapport hiérarchique qui fait référence à un tiers, une souveraineté qui peut prendre plusieurs formes : des dieux à l’Etat (qui définit le cadre légal de la relation financière). Mais la finance reflète aussi et surtout l’entrelacs de crédits et de dettes qui fondent les rapports sociaux en mêlant le sacré et le profane. On pourrait ainsi avancer qu’une société de type holiste se caractérise par des liens financiers qui sont les liens sociaux.

Lien financier et sacrifice

Le lien financier est validé par le sacrifice ; créances et dettes s’échangent, se croisent. L’acte sacrificiel, paiement partiel de la dette, permet de différer le terme ultime en mettant en communication les hommes et les dieux. Il intervient comme une alchimie complexe qui autorise le passage du profane au sacré. La dette fonde un monde qui transcende l’individu isolé pour le fixer dans un tout social. Le sacrifice joue un rôle central dans la vie de chaque individu, que ce soit pour payer des dettes ou pour demander des faveurs aux dieux. Comme nous l’avons vu, le sacrifice fait intervenir trois parties : le sacrifiant, les dieux et les officiants. Les richesses offertes ne concernent pas uniquement les dieux, une fraction intervient comme la rémunération du service des prêtres. En Inde ancienne, les richesses données aux prêtres constituent la dakshina. Le sacrifice est un voyage vers la demeure des dieux durant lequel le sacrifiant quitte son enveloppe profane. Or « la dakshina est l’acte par lequel le sacrifiant fait du voyage qui l’emporte au-delà de sa condition de mortel un aller suivi d’un retour. C’est l’assurance de ce retour que paie le sacrifiant quand il paie, par la dakshina, les services qu’il demande aux officiants » (Malamoud, 1998, p. 42). L’offrande faite aux prêtres est indissociable de celle faite aux dieux. Fixer un tarif sacrificiel n’est pas propre uniquement aux pratiques védiques : « Les tarifs sacrificiels existent aussi dans les religions à Tyr et Carthage, affichés dans les temples, à partir du VI e siècle avant J.-C., ils sont payés pour l’essentiel en sicles d’argent et accessoirement en nature » (Thiveaud, 1998, p. 101).

Le sacrifice, véritable institution sociale, nécessite, d’un point de vue pratique, une harmonisation des tarifs sacrificiels. Certains voient dans l’établissement d’une unité de compte qui permet d’évaluer l’offrande nécessaire au sacrifice l’acte de naissance du phénomène monétaire. « La valeur émerge du rapport central dont dépend toute la cohésion sociale, le sacrifice rituel. L’estimation des biens a pour origine le calibrage des offrandes par les prêtres, lorsque la substitution sacrificielle conduit à remplacer les victimes vivantes par des objets sacrés. […] Ce qu’il faut retenir, c’est que la notion de valeur émane du principe de souveraineté » (Aglietta, Orléan, 1982, p. 150, souligné par les auteurs) [4].

La monnaie serait fondée en référence à une transcendance et non comme outil facilitant les échanges marchands. Elle procède d’une logique de paiement compensatoire. Si la monnaie doit faciliter des échanges, c’est avec l’ordre du sacré, avec les dieux. « Ainsi, il est possible d’imaginer un mouvement inverse de celui proposé dans la plupart des manuels d’économie politique ; les unités de compte n’ont pas pour fondement historique l’usage d’intermédiaires, mais, au contraire, la codification des estimes par une unité de compte peut constituer une condition de leur matérialisation sous la forme d’un moyen de paiement. […] La relation aux dieux et aux morts favorise la formation de richesses symboliques, moyens de règlement qui remplacent les anciennes réalités offertes » (Servet, 1984, p. 94).

La dimension sacrée de la monnaie perdure dans certaines pratiques actuelles, comme le fait de jeter des pièces dans des fontaines consacrées avant de faire un voeu ou encore les rites monétaires de la mort (Weil, p. 122 sq.). Plusieurs pratiques consistent à déposer des pièces dans la main du mort, sur sa bouche, parfois sur ses yeux. Les interprétations de tels actes diffèrent, l’une des plus communes étant de considérer cette monnaie comme une obole à Charon.

La dette originelle caractérise la financiarisation des rapports sociaux. Le croisement de créances et de dettes, sacrées ou profanes, fonde la société. La monnaie intervient comme le moyen privilégié du paiement de cette dette, et ce, dans un premier temps, lors de l’acte sacrificiel. Ce médium sacrificiel particulier qu’est la monnaie s’impose, car il combine les avantages d’unité de compte et de moyen de paiement. La monnaie apparaît dès lors sous un jour nouveau et prend une véritable dimension sociale. Connue comme instrument de paiement libératoire qui clôt la relation (lors de l’échange marchand, par exemple), la monnaie est d’abord un instrument de paiement compensatoire qui vise à rembourser les dettes, mais jamais en totalité, pour ne surtout pas les annuler.

Une dette plurielle

Comme le suggère Stéphane Breton dans sa critique de La monnaie souveraine à laquelle souscrit Bruno Théret (2009), la dette n’est pas univoque. A ce titre, il convient d’en distinguer trois types :

  • une dette verticale et sociale, ou encore publique, qui s’établit « entre les sujets et le tout social qui leur préexiste et les engendre » (Breton, cité dans Théret, 2009, p. 166) ;

  • une dette horizontale et privée, qui se met en place entre les membres d’une même société consécutivement à la division sociale du travail. Il s’agit d’une dette privée contractuelle, mais qui a néanmoins besoin d’un appui public sans lequel le « marché » se révélerait incapable d’assurer la réalisation des échanges qui procèdent de ce second type ;

  • une dette domestique, ou diagonale, qui combine « la dimension horizontale de l’alliance matrimoniale avec celle verticale de la filiation » (Théret, 2009, p. 167).

Il est ainsi possible d’envisager différentes configurations, suivant la place et le poids pris par chacune de ces dettes. Surtout, ces trois formes de dettes, répondant chacune à une logique spécifique, donnent lieu à la mobilisation de leurs propres monnaies. Il n’y aura ainsi « communauté de paiement » que s’il existe un système stable de « compte commun et [un] régime de monnayage assurant une articulation par conversion des diverses espèces de moyens de paiement » (Théret, 2009, p. 168).

Les Sel, des cercles d’échange utopiques ?

L’idée selon laquelle la monnaie procède de la dette introduit dans les échanges économiques une dimension verticale qui questionne le projet des SEL, dans la mesure où, bien que reposant sur l’imposition de certaines règles (limitation des biens échangeables…), il tente de se démarquer de tout principe hiérarchique dans l’organisation de leurs échanges. Trois grands objectifs des monnaies sociales sont généralement mis en avant (Blanc, 2006) : la localisation des échanges, la dynamisation des échanges locaux et la transformation de la nature des échanges. Ainsi nous arrêterons-nous sur ce dernier objectif, qui dans les SEL consiste à se distinguer de la logique marchande véhiculée par les économistes, en promouvant des activités qui en dehors des SEL sont faiblement valorisées, d’une part, et en perpétuant les échanges entre les membres, d’autre part (Blanc, 2006).

Dans cette perspective, il peut paraître paradoxal d’attribuer aux SEL certaines des propriétés du marché des économistes. Ils partagent pourtant l’objectif d’établir entre les échangistes des rapports égalitaires ; mais alors que les économistes insistent sur les motivations intéressées qui animent les acteurs du marché – du moins est-ce la vision que les non-économistes leur prêtent [5] –, les membres des SEL entendent privilégier des valeurs solidaires comme le dialogue, la confiance, la convivialité… (Salles, 2010).

Notre propos se centre principalement sur la première génération des monnaies sociales (Blanc, 2011) : les LETS, qui se sont développés au cours des années 80 et ont été introduits en France en 1994, avec quelques modifications, sous la forme des systèmes d’échange local [6]. Dans ces derniers cercles d’échange, l’évaluation de ce qui est échangé est basée sur le temps. Les activités professionnelles ne sont pas permises, alors que sont promues dans les échanges des valeurs de convivialité (Blanc, Fare, 2010). Nous excluons donc de notre champ d’étude les générations suivantes de monnaies sociales, parmi lesquelles on trouve les systèmes de banques de temps, le modèle de l’Ithaca hour, la monnaie SOL ou encore le réseau des « monnaies locales complémentaires », reposant sur le modèle de L’Abeille, à Villeneuve-sur-Lot [7].

Le SEL, une organisation marchande comme les autres ?

Faire du marché une institution universelle régissant les activités économiques a été l’objectif ambitieux des premiers économistes libéraux de la fin du XVIIe siècle et du début du XIXe siècle, qui le présentaient comme un dispositif efficace pour tempérer les conflits. Plus largement, le marché était alors pensé comme une « nouvelle représentation du social » et un « régulateur de la société », destiné pour ses partisans à supplanter la notion de contrat politique qui avait prévalu jusque-là. Il s’agissait, souligne Rosanvallon, de mettre en place « un espace fluide et homogène, structuré par la seule géographie des prix [grâce à la] privatisation généralisée du territoire, pour le morceler en une mosaïque de propriétés individualisées » (Rosanvallon, 1999, p. 107). Les rapports de subordination inhérents à la société à statuts sont supprimés dans une société où prédominent les marchés, parce que leur fonctionnement suppose la possession par tous les individus de la propriété privée, synonyme d’indépendance individuelle (Castel, Haroche, 2005).

Si les promoteurs des SEL n’ont évidemment pas ses prétentions, ils n’en partagent pas moins cette volonté d’instituer dans leurs cercles d’échange des relations horizontales, identiquement aux relations marchandes telles qu’elles ont été pensées par les économistes du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Afin de mieux définir les règles qui régissent le fonctionnement des SEL, nous pouvons nous appuyer, à l’instar de Servet (1999), sur la distinction « place de marché » et « lien (ou relation) de clientèle », qui renvoie à deux acceptions opposées du marché [8].

La « place de marché » correspond à une transaction à la fois égalitaire et instantanée. Quel que soit le statut des protagonistes en dehors du marché, ils se reconnaissent égaux dans l’échange ; ils neutralisent ainsi leurs différences sociales hors marché, instituant une relation horizontale et non hiérarchique. Il n’y a pas de mémoire et de continuité de la relation. Le paiement clôt définitivement la transaction. La solidarité n’est pas absente de ce marché, mais elle est involontairement produite par l’interdépendance des opérations réalisées [9].

Le « lien (ou relation) de clientèle » est une transaction continue et qui peut être hiérarchique. L’échange est personnalisé, contrairement à la place de marché, qui se caractérise par l’anonymat des protagonistes. La perpétuation de la relation a souvent pour objectif de fidéliser le consommateur. La transaction peut être un moyen de créer des rapports de confiance durables. Le statut des protagonistes n’est pas neutralisé et peut engendrer une relation verticale et hiérarchique.

Les SEL reprennent ainsi à la place de marché sa dimension égalitaire et non hiérarchique et au lien de clientèle la personnalisation et la perpétuation de l’échange. Aussi les SEL se différencient-ils du « marché des économistes » en comptant établir ces relations horizontales à partir des motivations solidaires de convivialité ou encore de confiance. Ses fondateurs dénoncent d’ailleurs les comportements intéressés inhérents au « marché des économistes » et entendent montrer que des échanges économiques peuvent reposer sur des valeurs diamétralement opposées. Le don (Mauss, 2007) ou encore la réciprocité (Polanyi, 1983 ; Polanyi et al., 1975) constitue à ce titre une composante centrale des SEL (Servet, 1999). Les notions de don et de réciprocité ont donné lieu à des interprétations divergentes. D’un côté, l’approche de la réciprocité introduite par Karl Polanyi insiste davantage sur les motifs désintéressés des activités économiques, alors que celle de Marshall Salhins adopte une approche beaucoup plus large englobant les échanges marchands (voir infra). De l’autre, le don, à la suite de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, a suscité une diversité de lectures. Outre le projet politique, implicite dans le texte, de « fonder la Sécurité sociale », nous retiendrons que Marcel Mauss dresse un panorama de l’ensemble des « prestations non marchandes » (Weber, 2007, p. 10-12), lesquelles peuvent se développer suivant différentes modalités, mais avec pour principe commun d’être tout à la fois désintéressées et intéressées, volontaires et obligatoires. Ce texte ne permet cependant pas de « tracer avec assez de fermeté les frontières entre des phénomènes d’ailleurs encore mal établis ethnographiquement » (Weber, 2007, p. 12).

Si le don ou la réciprocité sont au fondement des SEL, c’est donc surtout parce que les prestations qui y sont développées reposent principalement sur des motifs désintéressés, même si, comme l’a souligné Marcel Mauss, subsiste toujours dans l’échange du don – contre-don une part d’intérêt. En cela, la volonté d’instituer des relations économiques horizontales à partir de motivations solidaires semble représenter l’une des propriétés des manifestations contemporaines de l’économie sociale et solidaire ; la filière labellisée du commerce équitable intervient par exemple dans le marché conventionnel, mais en introduisant dans les relations marchandes des règles d’équité dans le commerce entre les consommateurs du Nord et les producteurs du Sud (Gendron et al., 2009).

Comme le souligne Servet, il y a dans les SEL « la même utopie égalisatrice ou le même désir d’égalité que ceux qui s’expriment par l’idée du marché. Dans la place de marché, la fiction de l’anonymat donne une représentation de l’égalité, la réalité globale étant fondamentalement un tissu d’inégalités ; alors que, dans un SEL, l’égalité entre les membres est une règle du jeu qui vient en général des idéologies d’une majorité de ceux qui y participent. Dans les deux cas, l’égalité est une condition de participation » (Servet, 1999, p. 127).

Le SEL, une organisation monétaire spontanée ?

Le projet d’établir des échanges économiques horizontaux débouche inévitablement sur des tensions, dans la mesure où l’égalité supposée entre les échangistes, d’une part, et le développement au sein des SEL d’échanges fondés sur des valeurs solidaires, d’autre part, nécessitent un encadrement institutionnel. En effet, les échanges horizontaux solidaires qu’appellent de leurs voeux les fondateurs des SEL ne peuvent naître spontanément. C’est la raison pour laquelle ceux-ci mettent en place un certain nombre de dispositifs censés favorisés à la fois l’égalité et les motivations solidaires recherchées.

Sont ainsi mis en place au sein des SEL des règles, ou encore des « dispositifs de sensibilisation » (Salles, 2010, p. 322), visant « la prescription d’une sensibilité propice à l’intériorisation de réactions affectives valorisant les comportements définis comme solidaires” au détriment de pratiques mercantiles ou intéressées, identifiées au fonctionnement ordinaire de l’espace capitaliste ». Le développement d’échanges solidaires, loin d’être acquis, suppose donc un travail institutionnel préalable afin de valoriser ces pratiques économiques désintéressées que les fondateurs des SEL opposent aux échanges marchands « classiques ».

Entrent dans ces règles, par exemple, le refus au sein des SEL d’activités professionnelles qui se positionneraient en concurrence directe du marché conventionnel, l’interdiction d’utiliser la monnaie courante ou encore les mesures cherchant à limiter les positions débitrices ou créditrices excessives. Les SEL auront aussi tendance, en général, à éviter une trop forte augmentation du nombre de leurs membres, en se fractionnant lorsque cela se produit (Servet, 1999, p. 133). Le risque est en effet que la multiplication des membres entraîne le déclin progressif de la personnalisation des échanges, qui reste l’un des objectifs centraux des SEL.

Le SEL, une organisation d’économie sociale et solidaire ?

Il ressort en définitive que l’institutionnalisation d’échanges horizontaux animés par des motivations solidaires, ou encore de relations d’interdépendances volontaires où prédomine le don – contre-don, repose sur un équilibre fragile. La dynamique propre d’échanges horizontaux solidaires peut en effet conduire à des déséquilibres non voulus. Deux déséquilibres nous paraissent envisageables : un premier synonyme d’excès de générosité de la part de certains membres du SEL, qui donnent à leurs échanges une nature « assistancielle », voire charitable ; et un second dans lequel d’autres reproduisent les pratiques d’accumulation inhérentes à la logique capitaliste.

Bien entendu, les dispositifs de sensibilisation permettent théoriquement d’éviter de tels écueils. L’histoire longue de l’économie sociale (Gueslin, 1998 ; Vienney, 1994) nous rappelle cependant que la stabilité institutionnelle des organisations d’économie sociale et solidaire n’est en rien un fait avéré, parce que celles-ci peuvent connaître en interne ou en réaction à leur environnement (pression concurrentielle…) des évolutions non désirées, comme la banalisation par le marché ou par l’Etat. Les SEL comme les organisations d’économie sociale et solidaire sont parcourus de tensions qui rendent précaire leur stabilité institutionnelle, même si les dispositifs de sensibilisation sont précisément introduits pour la garantir.

Comme nous l’avons déjà souligné, la logique de la réciprocité, ou encore celle du don, prédomine dans les SEL, du moins est-ce le principe régulièrement convoqué par leurs fondateurs et leurs animateurs.

En nous appuyant sur les travaux de Marshall Salhins (1976, chapitre V), nous pouvons distinguer trois formes de réciprocité.

  • La réciprocité généralisée correspond à un don unilatéral, sans contrepartie matérielle. La solidarité philanthropique et la charité sont incluses dans cette forme d’échange. Cette réciprocité est la plus personnalisée des trois : les motivations sociales ou solidaires sont prédominantes dans l’échange.

  • La réciprocité équilibrée, ou symétrique, est identifiée à un échange direct : « Conçue en termes d’équilibre strict, la contre-prestation est l’équivalent culturellement défini de la chose reçue, et elle ne souffre pas de délai. » Le don – contre-don est aussi compris dans cet échange, mais la contrepartie ne vient qu’après un laps de temps. Cette réciprocité est personnalisée identiquement à la réciprocité généralisée, mais à un moindre degré. Surtout, l’échange est motivé par des déterminants matériels et économiques autant que sociaux ou solidaires [10].

  • Enfin, la réciprocité négative se rapporte aux échanges marchands « classiques », motivés par la recherche du gain. L’échange est impersonnel : chacun des protagonistes se préoccupe avant tout de son propre intérêt.

    Les SEL ont pour idéal une organisation des échanges fondée sur la réciprocité équilibrée ou symétrique et définie en termes d’« équilibre strict ». Dans celle-ci, les relations horizontales sont en effet tout à la fois personnalisées et motivées par des valeurs solidaires. Deux évolutions, correspondant aux déséquilibres mentionnés plus haut, sont néanmoins possibles :

    • l’une tend vers la réciprocité généralisée, les échanges réalisés au sein des SEL devenant asymétriques tout en répondant à des valeurs solidaires. Cette evolution peut se produire lorsque certains membres en situation de précarité en dehors des SEL bénéficient de traitements de faveur (sur-tarification des services offerts…) par les autres, remettant en cause l’égalité entre les échangistes. Les échanges prennent alors la forme d’une solidarité charitable ou philanthropique ;

    • l’autre peut voir la réciprocité négative prendre le pas sur la réciprocité équilibrée. Les échanges réalisés au sein des SEL n’offrent dans ce cas plus aucune différence avec les échanges marchands « classiques ». La logique qui anime ces derniers (accumulation, recherche du gain) peut s’immiscer dans le SEL, en particulier lorsque des comparaisons peuvent être faites sur la valorisation des échanges entre la monnaie sociale et la monnaie conventionnelle, même si formellement elles sont proscrites.

Le fonctionnement des SEL interroge aussi leur capacité à développer des micro-espaces publics au sein desquels les membres se font entendre et agissent « en vue d’un changement institutionnel » (Laville, 1994, p. 29). Jean-Louis Laville souligne qu’une partie des initiatives contemporaines de l’économie sociale et solidaire, dont relèvent les SEL, témoignent d’une volonté de rendre publics des problèmes sociaux auparavant confinés à la sphère privée. Rappelons que cette notion d’espace public a été actualisée par Jürgen Habermas, qui constatait que depuis la fin des années 60 les revendications politiques portaient moins sur la transformation de l’économie capitaliste ou de l’Etat que sur la « domestication démocratique » de problèmes relevant du « monde vécu » ou de la sphère privée des membres de la société. Des « espaces publics oppositionnels » se développent ainsi, prenant la forme de groupements volontaires où s’exprime la volonté de « publiciser » des besoins privés (Habermas, 1988b, p. 170). L’espace public redéfini de la sorte s’étend aux lieux de socialisation créés par la « société civile » et dépasse le champ couvert par les actions de l’Etat social (Habermas, 1988a, p. 31). Dans cette perspective, le développement des organisations de l’économie et solidaire, dont les SEL, traduit une « politisation de la vie quotidienne » (Laville, 2001, p. 118-120). Bien entendu, la capacité des SEL à créer de tels micro-espaces publics, fondés sur « une confrontation pluraliste des expressions » (Laville, 1994, p. 305), est directement questionnée dès lors que les tensions mentionnées plus haut se manifestent et remettent en cause la réciprocité explicitement affichée par les promoteurs de ces cercles d’échange.

La dette, qui est régulièrement éteinte par les échanges horizontaux lorsque domine la réciprocité équilibrée, resurgit dans les deux situations décrites précédemment. En visant l’égalité entre les échangistes, les économistes du XVIIIe et du début du XIXe siècle comme les fondateurs du SEL négligent le fait que la monnaie est toujours adossée à un tiers (la société ou bien le collectif que constitue le SEL).

Comme le soulignent les contributeurs de La monnaie souveraine (1998), « les échanges dans l’ordre marchand, d’apparence purement horizontale, mobilisent pour se reproduire la verticalité d’une monnaie souveraine, représentation du tout social » (Théret, 2009, p. 162). Le même constat peut être fait sur le fonctionnement des SEL : derrière les échanges horizontaux figure toujours un tiers sur lequel ils reposent, ici le collectif constitué par les adhérents. L’équilibre visé par les fondateurs des SEL reste instable, parce qu’apparaissent toujours dans la « chaîne des paiements » des dettes non éteintes qui provoquent des déséquilibres entre les membres.