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Existe-il un mode de gouvernance spécifique aux structures de coopération ? La réponse à cette question semble évidente, au regard notamment de leur poids économique et social grandissant dans le monde. Cette évidence n’apparaît pas cependant dans les études théoriques sur la gouvernance des firmes des vingt dernières années. Celles-ci sont globalement orientées sur les grandes compagnies cotées en bourse, centrées sur les questions de droit de propriété et sur la relation d’agence entre dirigeants, actionnaires et créanciers et fortement positionnées dans le champ de la finance de marché. Justifié par la recherche de la maximisation de la valeur actionnariale, ce corpus tend à ériger le régime anglo-saxon en modèle standard applicable dans tous les contextes et dans toutes les formes de structures où se déploie une activité économique. La représentation des mécanismes de gouvernance qui en découle n’a pas ou a peu intégré les problématiques des structures spécifiques ou sans lien direct avec les marchés financiers. C’est le cas de la petite entreprise familiale, de la PME traditionnelle et plus encore des coopératives.

Pourtant, l’Alliance coopérative internationale (ACI), qui existe depuis 1895, compte 271 organisations, représentant un milliard de personnes, dont 236 millions en Inde et 180 millions en Chine. En Europe, le secteur coopératif comprenait, en 2010, 160 000 coopératives, employant 5,4 millions de personnes (ACI, 2010). La France est l’un des pays leaders, avec 21 000 coopératives employant environ 1 million de personnes (CoopFR, 2012). Les chiffres montrent que ces structures sont une réalité palpable et qui s’imposent de plus en plus dans le paysage économique mondial comme des acteurs incontournables, avec une tendance à s’ériger en rivales crédibles face au modèle de la firme classique. La réplique de ces structures dans le monde trouve son explication dans leur forte identité organisationnelle, façonnée par les valeurs et les principes séculaires de l’économie sociale et solidaire, et dans les avantages économiques et sociaux, voire culturels, qu’elles offrent aux coopérateurs.

Les chercheurs ne devraient-ils pas porter une attention particulière à ce phénomène grandissant de l’économie sociale ? Une telle perspective impose cependant un effort de dépassement du modèle anglo-saxon. L’étude de la gouvernance des structures de coopération ne doit pas se cantonner, en effet, dans une vision purement financière unidimensionnelle qui vise l’atteinte d’un seul but au profit d’un des acteurs (Boissin, 2000c), en l’occurrence l’actionnaire. Les principes et les valeurs sur lesquels est bâti l’esprit coopératif sont pour une grande partie en opposition avec ce modèle. La prééminence de l’homme sur le capital, la propriété collective, la transparence dans la gestion, l’équité dans le partage de l’excédent coopératif, la non-appropriation privative par les membres de tous les fruits de l’effort collectif, l’égalité des chances, la solidarité et la double qualité (libre adhésion et implication économique), etc., ne peuvent-elles pas constituer des mécanismes de gouvernance des structures de coopération ?

Dans cette étude, de type conceptuel, nous nous focaliserons sur la question du mode de gouvernance des coopératives, champ sous-théorisé en comparaison à la grande firme classique. La question de recherche est la suivante : bien que les mécanismes de gouvernance des firmes classiques ne correspondent pas parfaitement aux principes et aux valeurs philosophiques et culturels façonnant la coopération, n’existe-t-il pas des perspectives théoriques rivales proposant des concepts qui pourraient fournir des soubassements à un possible cadre théorique à la gouvernance des coopératives ?

Dans cette perspective, notre étude s’appuiera sur le débat scientifique. Les concepts, les intuitions et les discussions issus de celui-ci constitueront pour nous un cadre exploratoire pertinent. Afin de dépasser les limites du modèle dominant, nous avons mobilisé trois théories susceptibles de nous livrer des concepts cohérents avec les principes et les valeurs coopératifs : la théorie du contrat psychologique (Argyris, 1960 ; Levinson et al., 1962 ; Schein, 1965), la théorie du contrat social (MacNeil, 1980) et la théorie de l’intendance (Davis et al., 1997 ; Muth, Donaldson, 1998). Leur articulation dans notre réflexion se justifie par l’examen conjoint d’un phénomène dynamique et complexe (figure 1, ci-dessous).

Figure 1

Opérationnalisation des trois perspectives théoriques

Opérationnalisation des trois perspectives théoriques

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Dans ses travaux sur le rôle des conseils d’administration (CA) dans les coopératives et les sociétés mutuelles, Cornforth (2004) adopte une démarche similaire, en affirmant que « chaque théorie prise individuellement reste trop unidimensionnelle et ne met en évidence qu’un aspect particulier du rôle des CA ». Notre approche s’inscrit dans cette démarche, mais s’en éloigne par les perspectives théoriques mobilisées relevant souvent de l’anthropologie et de la sociologie.

L’argument est structuré en deux temps. Dans un premier, sera précisé le positionnement de cette étude. Le débat scientifique dans lequel elle s’inscrit, le cadre théorique et la méthodologie (annexe 1) seront explicités. Nous croiserons, ensuite, les valeurs et les principes coopératifs avec les construits des théories mobilisées en vue de dégager une voie possible dans la construction d’un cadre théorique de la gouvernance des structures de coopération.

Cadre théorique : le débat scientifique

La refondation de la gouvernance des firmes en accord avec les nouvelles formes d’organisations de marché

La gouvernance des firmes fait l’objet, depuis les années 70, d’une profusion de travaux quasiment tous focalisés sur la problématique de l’incidence des conflits d’intérêts entre actionnaires et dirigeants sur la création de valeur actionnariale (shareholder value). Leur posture épistémologique repose souvent sur l’opérationnalisation de concepts issus des théories contractuelles de la firme, en particulier la théorie des droits de propriété (Alchian, Demsetz, 1972), la théorie de l’agence (Jensen, Meckling, 1976) et la théorie de l’économie des coûts de transaction (Williamson, 1985). Ce sujet connaît, depuis le débat ouvert en 1932 par Berle et Means, une complexité croissante sous l’effet des dérives et des scandales révélés par la pratique et d’un manque de consensus dans la perception conceptuelle de ses mécanismes.

Le modèle financier dominant a été l’objet de critiques radicales. De nombreux auteurs contestent le fait que le statut de créancier résiduel soit un attribut exclusif de l’actionnaire. C’est dans ce contexte que Hirigoyen (1997) introduit l’idée d’une transition d’une « gouvernance d’agence » à une « gouvernance de partenariat ». Ce prolongement s’inscrit dans une démarche de dépassement de la théorie positive de l’agence par la généralisation de ses construits à l’ensemble des relations contractuelles au sein de la firme et par l’introduction du concept de valeur partenariale (stakeholders value). L’apparition de ce dernier s’inscrit également dans un contexte caractérisé par des scandales financiers et des dérives observées dans le fonctionnement de la grande firme en particulier managériale (Enron, Vivendi, France Telecom, Worldcom, Maxwell…) qui ont affecté les intérêts non seulement des actionnaires, mais aussi de nombreuses parties prenantes, notamment les salariés et les retraités.

La rupture avec les théories contractuelles de la firme est révélée par les théories cognitives. La richesse conceptuelle de celles-ci réside dans leur pouvoir explicatif de la création de valeur durable par l’apprentissage organisationnel et l’innovation. D’autres perspectives apportent également des contributions prometteuses. C’est le cas notamment de la théorie de l’intendance et des travaux de Coase (1937) sur la nature de la firme. L’auteur affirme dans son théorème que la firme est un mode alternatif au marché dans l’allocation des ressources. Elle se distingue du marché par sa capacité à réaliser des transactions en interne à un coût (d’organisation) moindre que celui supporté sur le marché (coût de transaction). Cet avantage résulte de la réduction du nombre de contrats nécessaires à l’exécution de l’acte de production et d’un mode de coordination et de contrôle de l’allocation des ressources plus efficient, assurés par l’entrepreneur au sens du « propriétaire proudhonien » (Bonet, 2010) de la firme. L’efficience dans l’allocation des ressources est donc tributaire de la nature des mécanismes de gouvernance de la firme.

Les principes coopératifs, particulièrement la « double qualité » (Hiez, 2006), ne constituent-ils pas des mécanismes offrant à la coopérative un avantage comparatif générateur de transactions en interne à un coût inférieur à celui induit par le recours au marché ou à celui supporté par une firme classique ? Ces mécanismes, notamment le double statut des coopérateurs et la régulation des comportements par des normes relationnelles, en atténuant sensiblement l’asymétrie d’information, les divergences d’intérêts et donc les besoins accrus de contrôle et de suivi d’exécution des taches allouées (Cartier et al., 2012) améliorent sans nul doute l’efficience dans l’allocation des ressources, amoindrissent les coûts d’organisation de la coopérative et confortent in fine son efficacité opérationnelle.

Le débat sur la gouvernance des structures de coopération : un champ sous-théorisé

Contrairement à la grande firme classique, le champ de la gouvernance des coopératives est sous-théorisé. De nombreux dirigeants de coopérative nous ont confirmé ce déficit en outils et en concepts spécifiques, en particulier dans le domaine de la gouvernance (encadré 1, ci-dessous).

La revue de littérature n’a révélé que peu de travaux théoriques, souvent de nature exploratoire et pour l’essentiel orientés sur des questions de gouvernance des banques coopératives ou mutualistes (Duet, 2004 ; Gianfaldoni, Richez-Battesti, 2008). Les efforts de conceptualisation sont également rares dans la littérature sur les coopératives. Dans ce domaine, nous avons relevé en particulier les travaux de Côté (2007) sur le cadre théorique de l’équilibre coopératif, de Côté et Lévesque (1995) sur l’impact de la mondialisation sur les principes coopératifs, de Cornforth (2004) sur la gouvernance des coopératives et des sociétés mutuelles, de Hiez (2006) sur le principe de la double qualité dans les Scop et de Papon-Vidal (2000) sur le statut de l’associé coopérateur. Cornforth affirme la difficulté liée à l’absence d’un cadre conceptuel sur les coopératives : il note que « la gouvernance des associations sans but lucratif, et en particulier celle des coopératives et des sociétés mutuelles, est relativement sous-théorisée ». Selon cet auteur, la solution résiderait dans une approche de paradoxe multiparadigmatique. Une telle démarche serait une « avenue prometteuse qui pourrait fournir un tel cadre conceptuel ».

Le corpus documentaire professionnel reste souvent dominé par des écrits normatifs tirant leur fondement du cadre réglementaire du secteur coopératif. Nous avons également noté des réflexions prometteuses, mais peu nombreuses, notamment sur la gouvernance des banques coopératives (ACI, IFA, CFCA, CGS…) [1].

Les perspectives théoriques prometteuses dans la fondation d’une gouvernance coopérative

La revue de littérature a révélé que la gouvernance des firmes est un sujet dynamique, complexe et fortement impacté par les évolutions marquantes des sciences sociales et de la pratique. Ces caractéristiques expliquent amplement pourquoi il n’existe pas à ce jour de théorie globale de la gouvernance qui fasse l’unanimité dans la communauté scientifique. Toutes les perspectives théoriques qui s’y intéressent sont « unidimensionnelles et fragmentaires » (Cornforth, 2004).

Ce champ exige aujourd’hui un grand débat sur l’élargissement et l’approfondissement de la recherche en gouvernance, en vue notamment de la redéfinition de ce concept, de la prise en compte des nouvelles formes d’organisations de marché et de l’intégration des multiples perspectives théoriques rivales dans un cadre conceptuel cohérent (Hung, 1998 ; Cornforth, 2004).

Toute réflexion sur une possible application des construits et des intuitions de ce débat à la gouvernance des coopératives laisserait inéluctablement apparaître de nombreux paradoxes, au sens où dans ces structures – contrairement à la firme classique – la propriété est collective, le but est pluriel, la richesse créée échappe pour partie à l’appropriation privative, la notion d’associés minoritaires n’est pas opérationnelle et le coopérateur se confond, en vertu du principe de la double qualité, avec le principal (ou le commettant).

Le contrat psychologique : un modèle mental co-construit, une relation forte entre les coopérateurs et la coopérative

Le contrat psychologique est un ensemble d’attentes réciproques informelles entre les coopérateurs et la structure. La dimension psychologique est prééminente, car elle joue un rôle déterminant dans la cohésion comportementale et l’identification sociale des coopérateurs. Ce contrat se différencie du contrat formel classique en reposant fondamentalement sur des aspirations à la fois concrètes et abstraites, voire subjectives, difficilement formalisables. Sont articulés dans sa structure des attentes réelles, telles que la rémunération, le climat social, l’apprentissage, etc., et des éléments de nature psychologique ou abstraites, tels que la réciprocité, le soutien organisationnel, l’équité, l’égalité des chances, la considération, la participation et la « confiance a priori » (Brulhart, 2005).

Selon Rousseau (1990 ; 2001), le contrat psychologique est fondé sur une représentation mentale « stable et durable », façonnée par une construction personnelle de la réalité de la coopération. Cette représentation de la réalité donne de la crédibilité aux obligations réciproques des coopérateurs et de la structure. La réciprocité dans la relation, les interactions entre les coopérateurs et le pouvoir de décision dans la relation forment des normes comportementales partagées, centrales dans le contrat psychologique. Leur non-respect par l’un des coopérateurs ou par la structure entraînerait l’altération, voire la rupture, de la relation. Selon MacNeil (1980 ; 1985), le contrat psychologique repose sur deux dimensions complémentaires : une dimension transactionnelle et une dimension relationnelle. L’articulation de celles-ci dans les routines organisationnelles renforce l’identification sociale des membres, atténue les divergences d’intérêts et normalise les comportements et l’engagement des coopérateurs dans la structure.

L’opérationnalisation de ce type de contrat dans les mécanismes de gouvernance des coopératives nous paraît pertinente. Les normes, en particulier relationnelles, que recouvre le contrat psychologique sont parfaitement en phase avec les valeurs et les principes qui façonnent la coopération (tableau 1, en page suivante). La finalité de ces structures porte sur la satisfaction des aspirations de tous les membres, coopérateurs ou non. Les promesses et les engagements transactionnels qui y constituent le contrat psychologique sont la primauté de l’homme sur le capital, la solidarité et le soutien, la pérennité de l’emploi, l’équité dans le partage de la richesse, l’égalité des chances, le pouvoir démocratique, l’éducation, la promotion et la libre adhésion. Ce sont en fait des normes relationnelles et comportementales qui conduisent les coopérateurs à se construire une croyance, une représentation mentale de ce qu’est la réalité de la coopération. Le contrat psychologique doit être perçu dans ce contexte comme « un modèle mental » (Bourhis et al., 1997) fédérateur, au sens d’une représentation co-construite par les coopérateurs et la structure sur un idéal coopératif (un projet coopératif) duquel découlent leurs responsabilités morales et leurs engagements réciproques.

La relation dirigeants-coopérateurs : une interaction partenariale régulée par des normes relationnelles

Le contrat social : une grille d’analyse normative de la relation dirigeants-coopérateurs

Le contrat social (MacNeil, 1980), en défendant l’idée selon laquelle les parties dans une relation ont une pluralité d’objectifs dont l’un seulement ambitionne la recherche du gain maximum, converge parfaitement avec le but pluriel des coopératives, qui visent non seulement la satisfaction des aspirations économiques des coopérateurs, mais aussi leurs attentes culturelles et sociales, voire humaines. Il se positionne également en perspective complémentaire à l’incomplétude des contrats classiques (Simon, 1947), avec l’affirmation que la relation entre les parties peut être régulée par des normes relationnelles en s’appuyant davantage, outre la dépendance mutuelle ou partagée, sur la confiance a priori, l’engagement, la communication, la solidarité, l’équité, etc.

Tableau 1

Analyse comparative : contenu du contrat psychologique et valeurs et principes coopératifs

Analyse comparative : contenu du contrat psychologique et valeurs et principes coopératifs

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Le contrat social ne peut-il pas constituer une perspective théorique pertinente dans la gouvernance des coopératives où les liens socio-émotionnels et l’interaction informelle entre les coopérateurs sont centraux ? Ambroise et al. (2009), dans leurs travaux sur la théorie du contrat social, ont opérationnalisé les normes transactionnelles et relationnelles dans les problématiques de gouvernance des firmes classiques. Ils sont arrivés à l’idée que les normes régissant la relation entre dirigeants et actionnaires évoluent avec le temps. La relation est régulée au départ par des normes transactionnelles, mais aura tendance à évoluer progressivement vers des normes relationnelles. Nous soutenons cette perception, en considérant cependant que la double qualité des dirigeants des coopératives atténue sensiblement les incertitudes comportementales et la méfiance dans la relation. Le principe de la double qualité explique en effet la prééminence des normes relationnelles dans les rapports des coopérateurs avec les dirigeants, au sens où ces derniers sont issus de la base et sont eux-mêmes coopérateurs. Les liens socio-émotionnels des dirigeants avec le projet coopératif sont forts et leur comportement ne peut être que cohérent avec l’idéal socioculturel et économique de tous les coopérateurs. Dans ce contexte, la relation entre les dirigeants et les coopérateurs aura une dimension sociale forte et sera régulée par des normes relationnelles partagées plutôt que par des normes transactionnelles exclusivement (tableau 2, en page suivante).

La prééminence des normes relationnelles n’exclut pas cependant le recours, dans la régulation de la relation, aux normes transactionnelles. Leur activation dans la relation doit être perçue comme une forme de confiance contractuelle ou raisonnée. Les attentes, les obligations réciproques et les réparations seront maintenues dans un contrat allégé, ou délibérément incomplet en termes de spécifications formelles, destiné à assoir « des croyances sur des comportements coopératifs » (Brousseau, 2000). Dans ce contexte, les normes relationnelles et transactionnelles sont perçues comme des modes complémentaires et interactifs de la coordination de la relation coopérateurs-dirigeants.

Cette articulation des normes dans la gouvernance des coopératives devient évidente sous l’effet d’une ouverture du capital à des associés externes. Ces derniers, qui siègent à l’assemblée générale des coopérateurs et au conseil d’administration (ou directoire et conseil de surveillance), sont porteurs d’une logique financière et d’un modèle d’affaires ouverts. La coopérative bascule alors d’une gouvernance de type coopératif pur à une gouvernance mixte où cohabitent deux logiques d’affaires opposées. Dans ce contexte paradoxal, les normes transactionnelles sont privilégiées par les coopérateurs, car perçues comme des mécanismes formels permettant de détecter et de sanctionner les comportements déviants, telle une assurance que le projet coopératif sera préservé.

Le dirigeant entre dans une phase de pressions et de paradoxes caractérisée par deux perceptions de son rôle et du projet coopératif : celui d’« agent commettant » (conception de la théorie de l’agence), qui doit se conformer aux attentes des associés externes, en l’occurrence la rentabilité de leur investissement ; et celui de coopérateur « intendant » (conception du contrat social et de l’intendance), qui doit veiller au bien-être et à la satisfaction des aspirations économiques, sociales et culturelles des coopérateurs et à la pérennité de la structure (Cornforth, 2004). Ce paradoxe nous conduit à analyser les apports de la théorie de l’intendance à la gouvernance des coopératives.

Tableau 2

Les normes relationnelles régulant le comportement des dirigeants dans les coopératives

Les normes relationnelles régulant le comportement des dirigeants dans les coopératives
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Normes relationnelles de MacNeil (1980 ; 1985). Adapté d’Ambroise et al., 2009

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La théorie de l’intendance : les relations humaines au centre de la régulation interne

La théorie de l’intendance accorde la primauté à l’épanouissement de l’homme sur le capital. Elle repose sur des hypothèses fondées sur des bases psychologiques et sociologiques opposées aux construits de la théorie de l’agence. Ainsi, en accordant la primauté aux relations humaines sur la création de valeur, elle s’aligne sur le principe coopératif qui donne la primauté aux personnes sur le capital. Elle répond parfaitement au comportement attendu des dirigeants par les coopérateurs et est en phase, de par sa conception de la relation, avec les normes relationnelles de MacNeil (1980), car tout en les confirmant implicitement, elle les complète en fournissant des hypothèses sur le profil et le rôle du dirigeant. Ce dernier, qualifié d’intendant dans cette théorie, bénéficie d’un préjugé favorable quant à sa loyauté, à ses intentions et à son engagement dans le projet coopératif. Il est perçu comme un acteur dynamique, altruiste et qui veut faire du bon travail dans l’intérêt général en agissant comme un bon intendant dans la gestion des ressources et du patrimoine collectif de la coopérative (Cornforth, 2004). Dans cette théorie, l’intendant et les coopérateurs sont des partenaires qui évoluent dans un cadre collaboratif, incitatif à l’innovation et à l’apprentissage mutuel. Sa motivation est d’ordre psychologique, au sens où son besoin de réalisation est fort, avec une parfaite adhésion aux valeurs et au projet organisationnel collectif. Son horizon de performance porte sur le long terme, avec un objectif central, et son apport à la maximisation du bien-être social repose sur la recherche de l’implication, de la coopération, de l’entraide et de la valorisation de l’effort, autant que sur le contrôle des coopérateurs et l’exercice du pouvoir hiérarchique. Dans l’intendance, le profil et le rôle du dirigeant intendant sont cohérents avec les valeurs et les principes de la coopération (tableau 3, en page suivante).

La théorie de l'intendance fait l’objet de deux critiques majeures. En considérant un objectif organisationnel global, elle ne s’est pas intéressée à la problématique de partage de la valeur entre les coopérateurs (Trébucq, 2003). Elle estime en outre que l’intendant doit être choisi pour « son expertise et ses contacts, afin qu’ils puissent ajouter de la valeur aux décisions de l’organisation » (Cornforth, 2004).

Dans les coopératives, ces deux aspects n’ont pas la même importance que dans les firmes classiques. La valeur n’est pas une fin en soi, mais un moyen de satisfaire les aspirations des coopérateurs et de répondre aux besoins de développement de la structure. Le partage de la valeur obéit à des règles d’économie sociale, en ce qu’il est équitable et qu’une partie échappe totalement à l’appropriation privative par le biais des réserves impartageables destinées à conforter la pérennité de la structure. L’idée selon laquelle l’intendant doit détenir une expertise et des compétences spécifiques pour jouer pleinement son rôle n’est pas évidente dans toutes les coopératives, particulièrement dans les coopératives ouvrières. Cette déficience, qui n’est pas généralisable, est cependant comblée par les principes mêmes façonnant la coopération. Dans cette dernière, la formation et l’éducation des coopérateurs est un devoir (Kirkland, 1994) qui répond à deux principes : la démocratie participative et l’éducation des membres. Dans ces structures, servir les coopérateurs, c’est « faire plus que d’élever leur niveau de vie, c’est contribuer à leur formation d’hommes. La tache éducative, l’aspiration à la noblesse morale appartiennent à l’essence de la coopération » (Martin et al., 2008). Un artisan, un agriculteur, un enseignant peuvent se révéler d’excellents intendants, au sens où le système de coopération est une forme de promotion de la diversité des modèles d’ascension et de réussite sociales (IFA, 2006). La formation et l’éducation sont un atout stratégique majeur qui préserve l’identité et les valeurs humaines de la coopération, car « la coopérative n’est pas seulement une organisation économique originale, c’est surtout une école profondément humanisante et humaniste » (Martin et al., 2008).

Tableau 3

Système coopératif : hypothèses de l’intendance sur le profil et sur le rôle de l’intendant[*]

Système coopératif : hypothèses de l’intendance sur le profil et sur le rôle de l’intendant*
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Adaptation de Davis et al. (1997), Cornforth (2004), Louizi A. (2011)

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Discussion et conclusion

Cette étude, qui n’a pas la prétention de proposer une théorie synthétique, a permis d’explorer les principales théories existantes dans le champ de la gouvernance et les possibilités de leur opérationnalisation dans le cas des structures à forte identité organisationnelle et en particulier dans celle des coopératives. Il ressort que ce sujet est complexe. Cela s’explique tout d’abord par la multitude de courants de pensée qui l’appréhendent et proposent des solutions soit dans une perspective de complétude de telle ou telle théorie, soit dans une démarche rivale fournissant des construits et des intuitions opposées, mais également par la multitude de problématiques de gouvernance propres à des formes d’organisations de marché diverses et, enfin, par la pratique qui ne cesse de révéler des dysfonctionnements et des dérives souvent dommageables aux intérêts de toutes les parties prenantes et qui montrent la relative impuissance du corpus de solutions théoriques existant. Dans un tel contexte, de nombreux auteurs affirment que ce champ ne peut pas être appréhendé dans son ensemble par une seule perspective théorique. La solution résiderait dans une approche multiparadigmatique. Seul le croisement de plusieurs perspectives théoriques pourrait en effet aboutir à des solutions prometteuses.

Le sujet de la gouvernance des structures de coopération ne connaît pas beaucoup de réflexions théoriques. Le nombre réduit d’études connues n’a pas permis de combler la sous-théorisation de ce secteur. Les dirigeants et les cadres des coopératives et des organisations professionnelles du secteur ont été unanimes sur le manque d’outils et de démarches conceptuels adaptés aux principes coopératifs. Les problèmes pratiques rencontrés par ces structures, en particulier dans le domaine de la gouvernance, s’expliquent selon eux par la transposition forcée de méthodes propres aux firmes classiques. Ces solutions réussissent rarement dans un contexte spécifique obéissant à des valeurs et à des principes opposés à la firme classique, particulièrement celle cotée en bourse. Leur transposition est souvent génératrice de tensions et de paradoxes dans leur fonctionnement. Une réflexion théorique plus poussée est rendue nécessaire par les nombreuses questions de gouvernance, de contrôle, de comptabilité, de finance, de gestion des ressources humaines, etc., posées par la pratique.

Dans ce contexte, notre contribution sur la gouvernance des coopératives a reposé sur l’opérationnalisation de trois théories jugées pertinentes, eu égard aux spécificités économiques, culturelles et sociales de ces structures, sans prétention aucune de proposer une théorie synthétique. Opposées aux construits et aux intuitions de la théorie de l’agence, elles ont permis d’identifier de nombreux paradoxes avec les valeurs et les principes de la coopération. Au terme de notre travail, il ressort que les trois perspectives théoriques mobilisées s’articulent parfaitement dans la prise en charge des problématiques de gouvernance des coopératives. La théorie du contrat psychologique nous a fourni un modèle mental, que l’on a positionné au centre de l’action collective finalisée, par le fait qu’il lie les membres de la structure par un lien socio-émotionnel fort et impacte positivement leur comportement et leurs interactions. La théorie du contrat social enrichie le contrat psychologique par des normes relationnelles et transactionnelles qui doivent organiser la relation des dirigeants avec les sociétaires. La théorie de l’intendance nous a fourni un profil, un rôle et des convictions du dirigeant intendant cohérents avec les attentes du modèle mental et les normes comportementales du contrat social. L’articulation de ces trois perspectives donne selon nous des soubassements prometteurs à une théorie synthétique prenant en charge les valeurs et les principes des structures de coopération (figure 2).

Figure 2

Le triptyque de la gouvernance des coopératives

Le triptyque de la gouvernance des coopératives

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Notre travail est une forme de réponse aux attentes et aux sollicitations exprimées par les dirigeants des coopératives et des organisations professionnelles que nous avons rencontrés dans le cadre de notre étude.