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L’arganier est un arbre fruitier endémique du sud-ouest marocain où il couvre plus de 800 000 hectares, ce qui représente plus de vingt millions d’arbres. Il se caractérise par sa capacité d’adaptation aux conditions climatiques sévères de cette région aux portes du Sahara. Dès le milieu du vingtième siècle, et sous les effets de l’accroissement démographique et de la pauvreté, la forêt d’arganiers a subi une régression estimée à 600 hectares par an. Durant cette période, sa densité moyenne est passée à seulement cent à trente arbres par hectare. Sa protection est devenue un enjeu d’envergure internationale après son intégration en décembre 1998 au réseau mondial des réserves de biosphères soumises au programme MAB de l’Unesco [1].

La particularité de l’arganier réside dans son fruit qui est à l’origine de la production de l’huile d’argan. Celle-ci est divisée en deux catégories : il existe une huile alimentaire, produite à partir des amandons torréfiés, et une huile cosmétique, extraite des amandons crus à l’issue d’un pressage à froid. Le processus d’extraction – assuré exclusivement par des femmes – est une activité vivrière. Pour de nombreux ménages, la commercialisation de l’huile est la principale source de revenu, malgré le processus traditionnel d’extraction et l’existence d’un marché informel qui limitent respectivement les quantités produites et les rendements qui en découlent.

La rupture avec ce modèle défaillant de production et de commercialisation s’est imposée comme une nécessité inéluctable afin de promouvoir le développement local, d’atténuer la vulnérabilité des ménages berbères et de minimiser la pression sur la ressource. L’hypothèse d’insérer l’huile d’argan dans le cadre d’une filière structurée a été mise en avant dès le milieu des années 90. Cette restructuration avait pour objectif d’améliorer la productivité par une extraction modernisée, et de valoriser le produit fini par l’ajustement des prix qui permettrait son accès au marché formel. C’est donc pour ces raisons que les premières coopératives féminines de production ont vu le jour.

L’objectif principal de ce travail est d’expliquer comment les coopératives ont permis de valoriser le produit fini par son accès au marché formel. Pour mener à bien cette réflexion, les incidences du processus artisano-individuel de production et de commercialisation seront analysées. Puis, nous verrons comment la création des coopératives a permis la modernisation du processus productif et l’accroissement de la productivité. Enfin, nous analyserons comment, par une structuration de la filière et une reconnaissance institutionnelle, le produit a pu s’insérer dans le marché formel national et international. Sur un plan méthodologique, une grille de lecture portant sur l’approche transactionnelle et les instruments de régulation marchande sera retenue et nous illustrerons la valeur ajoutée des coopératives à travers les résultats tirés de plusieurs études de terrain.

Le processus artisano-individuel de production et de commercialisation

L’extraction de l’huile d’argan est une activité ménagère ancrée dans les traditions paysannes berbères. Chaque femme travaille individuellement avec des outils artisanaux, ce qui limite la productivité, réduit la rentabilité et favorise par conséquent la persistance de la pauvreté. Les volumes d’huile extraits restent faibles par rapport aux quantités de fruits transformés, à la pénibilité du travail et au temps total de l’opération. Le pressage manuel de la pâte donne un tourteau trop gras, les pertes sont donc considérables. D’après les résultats de l’étude menée par Roumane (2014), la transformation de 100 kilos donne uniquement 2,6 litres d’huile d’argan, et nécessite vingt-deux heures et quarante minutes de travail réparties sur quatre jours.

L’absence de traçabilité

Les répercussions du processus artisanal altèrent la qualité de l’huile. D’après nos enquêtes de terrain, les outils de travail ne subissent pas d’opération de désinfection et l’extraction s’effectue parfois à même le sol. De plus, en raison de l’absence d’eau potable dans les zones montagneuses, les productrices rajoutent des eaux qu’elles ont stockées dans des conditions souvent non hygiéniques. Une fois produite, l’huile est répartie dans des bouteilles – rarement conçues pour un contact alimentaire –, récupérées et recyclées. Enfin, l’inexistence d’une opération de filtration laisse un résidu fermentescible sédimenté au fond des bouteilles, la durée de conservation de l’huile s’en trouve donc limitée, ne dépassant guère quelques mois. Par ailleurs, la traçabilité du produit fait défaut.

Cette absence de traçabilité correspond aux incertitudes concernant la provenance de la matière première et ses critères de choix, l’itinéraire du produit tout au long du processus de production, le degré de conformité aux normes en vigueur, les méthodes et les équipements utilisés ainsi que les conditions et les lieux de production, de stockage ou même de commercialisation. Cette traçabilité absente ou défaillante caractérise le processus artisano-individuel d’extraction de l’huile d’argan. Sur le marché informel, aucun indice n’existe pour prouver que l’huile a été produite dans des conditions convenables, et que les critères d’hygiène ont été respectés. Aucun instrument crédible ne garantit que le contenu des bouteilles commercialisées est 100 % argan, que l’huile proposée n’a pas été mélangée avec d’autres huiles ou avec une huile d’argan périmée, que la quantité d’eau rajoutée est la bonne, que l’eau rajoutée est potable et que les bouteilles contenant l’huile sont désinfectées avant d’être stockées dans des conditions convenables. Il est impossible d’affirmer que chacune des étapes de production a respecté la conformité du produit, ni même d’en assurer la provenance.

Jusqu’au milieu des années 90, l’huile produite a été uniquement commercialisée dans les marchés hebdomadaires (les souks), souvent par le chef de famille. Pour de nombreux ménages, la vente de l’huile est la principale source de revenu. Le prix ne dépasse guère 60 dirhams marocains par litre (soit 5 euros). Il peut arriver que la femme productrice n’ait aucun revenu de son travail, la médiocre somme obtenue est souvent dépensée, le jour même, par l’homme pour approvisionner le foyer en produits de première nécessité. Le prix de vente ne tient compte ni de la rareté du produit, ni de la pénibilité du travail, encore moins du temps nécessaire à sa confection.

Le marché informel des souks

Les défaillances du marché informel de l’huile d’argan peuvent être analysées selon deux critères.

Une asymétrie d’information

Cette imperfection a été popularisée dans l’analyse économique par le prix Nobel d’économie de 2001, George Akerlof, qui a étudié les interactions transactionnelles sur les marchés où l’information est souvent dissimulée ou inaccessible pour l’acheteur (Akerlof, 1970). D’après l’auteur, si les vendeurs savent parfaitement le niveau de qualité d’un actif, cela n’est souvent pas le cas pour les acheteurs. A cela s’ajoutent la compatibilité prix/produit et l’évaluation qualitative des unités des biens exposés via le facteur prix. Sur le marché, une échelle de prix correspond souvent à la qualité des unités exposées, en partant de l’unité de meilleure qualité au prix le plus élevé. Mais il est tout à fait possible que la totalité des biens exposés sur cette même échelle de prix ne soit pas de bonne qualité. L’asymétrie d’information correspond à l’incertitude de l’acheteur vis-à-vis de la qualité du produit, et par conséquent vis à vis de l’estimation juste de sa valeur monétaire.

Cette problématique a fait progressivement sa place dans la littérature économique spécifique aux produits alimentaires (Blandford, 2007), notamment en ce qui concerne les produits dérivés de la biodiversité (Nunes, Riyanto, 2005). Pour le marché de l’huile d’argan, elle demeure bien présente et le raisonnement d’Akerlof s’y applique parfaitement. L’huile ne peut pas prouver son authenticité lorsqu’elle est vendue dans des bouteilles récupérées par des vendeurs ambulants. L’acheteur, lui, n’est donc pas en mesure d’identifier immédiatement sa qualité. Au sein du marché formel, dans un modèle de concurrence pure et parfaite, le prix élevé est considéré comme indicateur de rareté et de bonne qualité. Mais pour le cas de notre étude, jusqu’à quel niveau l’évaluation qualitative de l’huile d’argan par le facteur prix peut-elle être considérée comme optimale ?

Les enquêtes de terrain montrent qu’une bonne partie des vendeurs d’huile d’argan demandent des prix assez élevés pour signifier que l’huile qu’ils proposent est authentique, sans que cela soit le cas. En revanche, une autre partie des vendeurs propose des huiles à des prix relativement bas. Cette stratégie joue effectivement le rôle d’un « dispositif incitatif » mettant le produit à la portée du plus grand nombre de consommateurs, ce qui facilite sa liquidation. Mais, lorsque les acheteurs considèrent cette baisse de prix comme indicateur d’une mauvaise qualité, les vendeurs estiment que l’huile d’argan qu’ils proposent n’a pas forcément besoin d’être chère pour être authentique. L’incertitude demeure. Nous pouvons donc conclure qu’il n’est pas évident, voire impossible de considérer – sur le marché informel de l’huile d’argan – le facteur prix comme indicateur de bonne ou de mauvaise qualité.

Une infiltration d’acteurs malveillants

Si le marché de l’huile d’argan est gouverné par des échanges spontanés basés sur la confiance et la bienveillance du commerçant, les enquêtes de terrain montrent qu’il n’a pas échappé à la malveillance des opportunistes. Motivés par des considérations utilitaristes, certains vendeurs proposent des huiles de mauvaise qualité pour des prix proches de la valeur réelle du produit original. Figure emblématique du new-keynésianisme, Akerlof affirme que cette malhonnêteté est présente dans les pays en développement où la régularisation étatique des marchés est imparfaite. Il affirme explicitement qu’elle peut même conduire à l’effondrement du marché. Face à ce constat, il propose, moyennant un coût supplémentaire, la mise en place d’un signal crédible indiquant la qualité du bien exposé.

Cela est impossible pour un produit conditionné dans des récipients réutilisés. Car, avec le temps, les méthodes frauduleuses se sont développées et l’huile authentique s’est retrouvée en concurrence avec celles contrefaites. Les déceptions cumulées par les consommateurs ont développé une forte méfiance envers ce produit. Le maintien de cette situation ne peut se traduire – conformément aux modèles microéconomiques d’équilibre offre-demande – que par la baisse de la demande, la chute des prix et par conséquent, l’effondrement du marché.

Les enquêtes de terrain nous ont permis de révéler une autre catégorie d’opportunistes, dont le mode opératoire peut être divisé en deux catégories : • ceux qui achètent de l’huile moins chère directement aux productrices et qui revendent à des prix plus élevés ; • ceux qui achètent des amandons à moindre coût qu’ils transforment par la suite en huile d’argan, en évitant l’étape la plus pénible : le concassage.

La pauvreté des productrices les pousse à accepter des revenus immédiats mais insuffisants. Cette concurrence déloyale a fortement limité les revenus des ménages berbères, qui ont alors souvent recours à la vente du bois et du charbon au détriment du volume sur pied. Les bénéfices ne sont plus tirés par les productrices via le revenu qu’elles dégagent de leurs travaux manuels, mais par des intermédiaires qui n’ont souvent aucun rapport avec la filière. Si ces derniers ont toujours la possibilité de changer de secteur une fois le marché effondré, ce n’est cependant pas le cas des productrices qui, elles, n’ont rien d’autre que leur savoir-faire. Il s’agit donc d’une situation de market failure où le marché est en fonctionnement sous optimal, en termes d’ajustement des prix et d’allocation des revenus. La volonté de lutter contre ces défaillances a progressivement orienté la filière vers une restructuration sans précédent, grâce au rôle des structures coopératives.

La modernisation du processus de production grâce aux coopératives

Avec la prise en compte du coût d’opportunité ainsi que du coût lié à l’exclusion des populations locales, la démarche bottom-up va progressivement trouver sa place dans les politiques de développement local au détriment de la top-down qui n’a pas donné les résultats escomptés. La notion de good governance s’est donc imposée dans les stratégies des organisations internationales (accords de Bretton Woods en particulier), notamment après l’échec des politiques d’ajustement structurel et le déclenchement de la crise de la dette de 1982. L’adoption, par la suite, des Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP) a fait de l’implication des acteurs locaux une condition nécessaire à toute action de lutte contre la vulnérabilité socio-économique, affirmant que le développement local ne devra plus dépendre des initiatives exogènes, issues d’un monopole décisionnel par le centre, souvent incompatibles avec les spécificités locales, mais des initiatives prises par les concernés eux-mêmes. Cette condition sera étayée par la montée en puissance des enseignements de l’économie sociale et solidaire (Draperi, 2011, Chopart et al, 2006). Ses définitions sont multiples, mais pour le cas de notre étude, nous retenons surtout la (re) structuration d’une activité économique sur la base de solidarités, de coopération et d’action collective. Cette action collective a permis aux coopératives de restructurer la filière et de valoriser le produit sur le marché national et international.

La valorisation du produit et l’accès au marché formel local

La rupture avec la production et la commercialisation informelles de l’huile d’argan nécessitait une restructuration combinant la valorisation du produit, la conservation de la ressource et la lutte contre la pauvreté. Afin d’y parvenir, les premières initiatives ont eu lieu en 1995 avec l’adoption du Projet de conservation et de développement de l’arganeraie. Si son adoption officielle est issue d’un partenariat stratégique entre l’Agence allemande de coopération pour le développement (GTZ [2]) et la Direction régionale des eaux et forêts, la  définition de ses axes majeurs a principalement eu lieu en concertation avec les populations concernées. En réalité, son adoption n’a été que le début d’un processus qui sera dominé et assuré par les paysannes berbères, dès la création de la première coopérative dans la province d’Essaouira en 1996. Progressivement, la création des coopératives va connaître un essor grâce au soutien particulier de l’Office de développement des coopératives (Odeco), permettant à chacune d’entre elles d’acquérir une reconnaissance juridique. Aujourd’hui, toutes les coopératives sont dotées d’un conseil d’administration formé par les femmes adhérentes et présidé par l’une d’entre elles. Le nombre de coopératives est passé de quelques-unes en 1999 (comptant quelques centaines de femmes) à plus de 230 en 2017. Elles assurent un revenu régulier pour plus de 6 850 productrices. Au sein des coopératives, les opérations d’extraction et de mise en bouteille s’effectuent selon des normes hygiéniques strictes. Le pressage s’effectue par des machines spécialement conçues à cet effet. Elles ont permis de lutter contre les pertes, d’améliorer les rendements et surtout de réduire le temps et la pénibilité du travail. Une fois produite, l’huile est conditionnée dans des flacons spéciaux, eux-mêmes étiquetés et datés. D’après l’étude menée par Roumane (2014), la transformation modernisée de 100 kilos de fruits permet d’obtenir 3,7 litres au lieu de 2,6 litres, soit une amélioration de 1,1 litre par échantillon de 100 kilos.

De surcroît, le produit a aussi bénéficié d’un ajustement de son prix sur le marché local. Plusieurs points de vente agréés ont vu le jour et le prix du litre est passé de 60 à 150 dirhams environ, dès le début des années 2000 et l’ouverture des premières boutiques. Le prix du produit a donc été amélioré grâce aux premières initiatives d’authentification de sa qualité. De surcroît, « l’huile obtenue par pressage mécanique se conserve nettement mieux que l’huile artisanale […]. Contrairement à l’huile artisanale, l’huile de presse alimentaire et vierge se conserve bien après trente mois à température ambiante » (Charrouf, 2002). L’hygiène et le respect des normes sanitaires éliminent les germes et les microbes susceptibles de se décomposer dans l’huile. Avec la création de l’Unité de gestion du Projet arganier en 2003, les études sur la qualité de l’huile ont progressé, notamment grâce à la coopération de plusieurs partenaires tels que la Direction de la protection des végétaux, de contrôle techniques et de la répression des fraudes (DPVCTRF), le Service de normalisation industrielle marocaine (Snima), le Laboratoire officiel d’analyses et de recherches économiques (Loare), l’Etablissement autonome de contrôle et de coordination des exportations (EACCE) et l’Office marocain de propriété industrielle et commerciale (Ompic).

L’accès au marché international

Une durée de conservation plus longue a fortement réduit les volumes périmés, et a surtout permis à l’huile d’argan d’accéder au marché d’exportation, souvent sensible aux produits à courte durée de conservation. Dès 2000, les coopératives ont orienté leur stratégie commerciale vers le marché international, plus lucratif que le marché local. Malgré le bilan mitigé des quatre premières années, les coopératives ont poursuivi leurs efforts d’exportation (graphique 1), ce qui a été bénéfique quelques années plus tard. Le volume exporté en 2004 a pratiquement été multiplié par dix en 2008. La France est nettement en tête des principaux importateurs, devant l’Allemagne et les Etats-Unis.

Graphique 1

L’évolution du marché international de l’huile d’argan

L’évolution du marché international de l’huile d’argan
Source : l’Etablissement autonome de contrôle et de coordination des exportations (EACCE)

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D’après nos entretiens, ces volumes exportés auront plutôt tendance à augmenter dans le futur, compte tenu de plusieurs facteurs parmi lesquels on peut citer l’accroissement progressif des volumes transformés dans les coopératives, l’ouverture de nouveaux marchés internationaux, et surtout l’absence de toute concurrence extérieure puisqu’il s’agit d’une espèce endémique. Comment les coopératives ont-elles permis à l’huile d’argan de s’insérer dans le marché international ?

Structuration de la filière et reconnaissance institutionnelle

Si Adam Smith, auteur de La richesse des nations, accorde sa confiance à la capacité autorégulatrice des marchés à travers la poursuite rationnelle des intérêts individuels, il néglige néanmoins les effets d’opportunisme qui peuvent justement conduire à un équilibre sous optimal, voire à l’effondrement du marché au sens d’Akerlof (1970). Les effets de la concurrence déloyale ne sont pas sans incidences, ni sur l’ajustement des prix, ni sur le maintien de l’équilibre entre l’offre et la demande. L’adoption d’un dispositif réglementaire sous forme de signe distinctif régulant les transactions sur le marché demeure parfois nécessaire, d’où l’intérêt d’analyser ce constat à la lumière de l’approche institutionnaliste.

Premières initiatives de regroupement

Tout échange marchand implique des coûts de transaction liés à la recherche d’information et à la prévention de l’opportunisme malveillant (Williamson, 1974 ; 1979 ; 1994). Le fonctionnement optimal des marchés dépend donc de la réduction de ces coûts à travers des dispositifs permettant de limiter l’incertitude lors des échanges et de réguler les transactions entre les agents. Tout comme « […] Coase et Williamson, North considère que les échanges marchands se développent si les coûts de transaction sont limités, et si l’incertitude est réduite » (Martin, 2010). L’instauration des signes distinctifs élaborés sur des bases institutionnelles est donc déterminante pour la dynamique fonctionnelle des marchés. C’est dans cette optique que North considère les institutions comme des « règles du jeu » susceptibles d’ajuster les interactions interindividuelles sur le marché, et de lutter contre les market failure (North, 1981 ; 1990 ; 1991).

La spontanéité de la pratique commerciale n’est pas favorable à un marché prospère de l’huile d’argan dans la mesure où l’absence d’une réglementation efficace conduira nécessairement à son déclin. Mais cela ne signifie pas l’instauration d’un modèle interventionniste basé sur les préceptes de l’orthodoxie keynésienne au travers duquel l’Etat s’impose comme régulateur. Ainsi, toutes les mesures d’ajustement et de restructuration ont été prises à l’initiative des acteurs locaux, notamment les femmes productrices, d’autant que l’Etat n’a jamais été en mesure d’intervenir pour réguler ce marché. En effet, le statut juridique de la ressource qui relève le plus souvent du régime privé (à l’exception de quelques zones domanialisées) ne facilite pas l’encadrement de ce marché. Dans certains cas, même sur ces zones appartenant juridiquement à l’Etat, la récolte des fruits d’arganier est un droit reconnu aux populations locales. Les fruits changent de statut juridique après leur récolte pour devenir un bien privé sur lequel les instances publiques n’ont pas à intervenir. L’Etat n’avait donc pas la légitimité ni de nationaliser cette ressource, ni d’obliger les femmes à travailler dans des structures de production qu’il aurait pu créer. De surcroît, la commercialisation de l’huile d’argan dans des récipients réutilisés rendait son identification, son suivi et son contrôle impossibles. Ce sont donc bien les coopératives qui ont accordé à l’huile d’argan son existence formelle sur le marché ainsi que sa reconnaissance institutionnelle.

En se groupant en unités de commercialisation, l’action collective est passée d’une dimension intercoopérative à une dimension intracoopérative. En juin 1999, la création d’une association professionnelle, nommée l’Union des coopératives des femmes pour la production et la commercialisation de l’huile d’argan (UCFA), est un événement majeur. Première union de ce genre au Maroc, elle est composée de vingt-six structures agréées par l’Odeco, soit plus de mille deux cent vingt productrices. Ce modèle fédéral consiste à récupérer l’huile produite par chaque coopérative membre avant d’assurer l’étape de mise en bouteille et d’étiquetage, conformément aux normes sanitaires en vigueur. D’après les statistiques de l’UCFA, la quantité produite est passée d’environ 5 227 litres en 2001-2002 à 12 249 litres en 2004-2005, soit une progression de 57 % durant les trois premières années. Grâce à la création de l’UCFA, les produits extraits de l’arganier ont d’abord été commercialisés sous la marque Tissaliwine. Il s’agit de la première initiative visant la distinction de l’huile authentique sur un marché encore mal organisé. En dépit de son importance, elle n’a pas permis de lutter efficacement contre les effets de la concurrence déloyale, ni d’insérer l’huile dans le marché mondial puisqu’elle ne s’appuie pas sur des bases institutionnelles solides.

C’est dans cette optique que les productrices berbères ont opté pour une nouvelle structure fédérale sous forme de Groupements d’intérêt économique (GIE) dont la mission est de poursuivre le développement et l’extension du marché d’argan, notamment à l’étranger. Le graphique 1 montre que les quantités exportées ont augmenté après la création en septembre 2003 à Agadir du premier GIE nommé Targanine, dont le conseil d’administration est composé des présidentes des coopératives membres. Progressivement, ce groupement fédéral des coopératives va prendre un nouveau tournant grâce à la création d’une nouvelle structure, l’Association nationale des coopératives d’argane (Anca), créee en octobre 2004 à l’initiative de vingt-sept coopératives. Aujourd’hui, elle en regroupe soixante-cinq, soit plus de trois mille productrices. Deux autres GIE ont, par la suite, vu le jour. Il s’agit du GIE Vitargan, en juin 2005, dans la province d’Essaouira, et du GIE Argan’Taroudant, dans la province de Taroudant. Ce dernier est né grâce à l’appui du Projet arganier [3] en rassemblant six coopératives fondatrices. Maintenant, il en fédère huit en regroupant plus de quatre cents productrices. Avec le succès qu’ont concrétisé les premiers GIE, cinq coopératives de la province de Tiznit ont également procédé à la création de leur GIE nommé Tizargane en août 2007. Avec ces structures, les coopératives sont devenues de véritables acteurs sur le marché de l’huile d’argan.

L’obtention d’un label européen

Il est important de protéger certaines denrées comestibles sur le marché par des systèmes de labellisation facilitant leur identification par les consommateurs (Hobeika et al, 2013), (Lagrange et al, 2000), (Hirczak, Mollard, 2004). Ces instruments distinctifs demeurent nécessaires pour prouver l’authenticité des produits dérivés de la biodiversité dont l’ancrage territorial fait appel aux systèmes d’indication géographique (Pouzenc et al, 2007). La distinction des produits en provenance de la zone méditerranéenne par des labels d’Indication géographique protégée (IGP), ou d’Appellation d’origine protégée (AOP), a attiré l’attention de nombreux auteurs, à l’instar d’Ilbert et al (2009). Puisque l’arganier est une espèce endémique du sud-ouest marocain, un système d’indication géographique a été envisagé pour une identification officielle de l’huile d’argan. C’est pour cette raison que l’Association marocaine pour l’identification géographique d’huile d’argan (Amigha) a été créée en janvier 2008 dont l’objectif est d’encourager l’extension du marché national, mais surtout international, de l’huile par un signe de qualité (IGP).

Dès sa création, l’Amigha a entamé les démarches nécessaires à l’adoption du label « IGP Argane » et à sa reconnaissance par la Commission européenne. Cinq mois après sa création, la loi n° 25/06 sur les Signes distinctifs d’origine et de qualité (SDOQ) a été publiée au Bulletin officiel du 19 juin 2008. Elle a été élaborée sous l’égide du ministère de l’Agriculture et des Pêches à travers la Commission nationale des signes distinctifs d’origines et de qualité (CNSDOQ). Juridiquement, elle est inscrite sur les registres de l’Ompic. Ce cadre législatif a permis d’engager auprès de la Commission européenne la procédure de reconnaissance de l’IGP Argane en Europe. Dans sa démarche, l’Amigha a bénéficié de l’expertise des membres du réseau d’oriGIn (Organisation for International Geographical Indication Network), notamment dans l’élaboration du cahier des charges pour l’IGP argane, le plan de contrôle, l’accompagnement des producteurs dans l’application des règles fixées par le cahier des charges et la procédure de reconnaissance de l’IGP Argane par Bruxelles.

Ce plan de contrôle a pour mission la définition des normes, des critères et des méthodes qui seront vérifiées par une structure externe de certification et de contrôle. Le plan de contrôle engage l’ensemble des acteurs de la filière, depuis les usufruitiers collecteurs jusqu’aux vendeurs. Une fois cette conformité prouvée, la reconnaissance du label IGP est donc accordée par la signature d’un contrat d’engagement entre l’opérateur et l’Amigha. L’organisme de certification mandaté par l’Amigha est Normacert (Sarl), une structure indépendante de certification des produits agricoles et des denrées alimentaires, agréée par le ministère de l’Agriculture.

Le 19 avril 2009, le label IGP argane a officiellement été reconnu par la commission nationale des SDOQ. L’arrêté de sa reconnaissance a été publié au Bulletin officiel du 18 janvier 2010. Il a, par la suite, été adopté par le Parlement marocain, puis inscrit au registre de l’Ompic du 25 février 2010. Aujourd’hui, l’huile d’argan produite au sein des coopératives reconnues par l’Amigha est commercialisée sous le label IGP, le premier de ce genre sur le continent africain. C’est donc grâce aux coopératives que l’huile d’argan a pu quitter la sphère ménagère pour s’imposer comme produit reconnu sur le marché international. « Les prix de vente pratiqués sont alors décuplés par rapport à ceux des marchés locaux » (Simenel et al, 2009).

Les atouts de la restructuration pour la ressource et la population locale

Si les réflexions théoriques appelant à la valorisation économique de la biodiversité sont multiples, l’importance des structures coopératives comme leviers déterminants n’y apparaît que rarement. C’est en partant de ce constat que nous avons opté pour cette étude visant la construction d’une réflexion illustrant les avantages des coopératives en matière de lutte contre la dégradation de la biodiversité, par sa valorisation économique. Nous avons choisi le cas de la filière d’huile d’argan qui démontre comment les coopératives ont permis à la ressource d’acquérir une reconnaissance ainsi qu’une valorisation qui n’auraient jamais pu être atteintes autrement. Si la modernisation du processus d’extraction a bien permis d’améliorer les rendements en luttant contre les pertes, grâce au pressage mécanisé, l’insertion du produit fini dans le marché formel a quant à elle permis l’ajustement des prix et l’amélioration des revenus. Mais, il convient toutefois de signaler que, jusqu’à présent, la restructuration de la filière n’est que partielle puisque la plus grande partie de la récolte annuelle est toujours transformée et commercialisée dans le secteur informel. Il est donc nécessaire, pour la ressource comme pour les populations qui en dépendent, de poursuivre le processus de création de coopératives.

En assurant un salaire régulier équivalent au Smig marocain, l’autonomie financière des femmes productrices est désormais garantie. D’après les entretiens menés sur place, plusieurs d’entre elles possèdent un compte bancaire, d’autres réinvestissent leur revenu dans des microprojets (élevage avicole, ovin et caprin). De nombreux ménages ont rallié les réseaux d’électricité, d’assainissement et d’eau potable, la plupart se sont équipés de matériel électroménager et de mobilier. Nous observons aussi des améliorations vestimentaires et alimentaires (accès aux protéines animales). La disparition de la « corvée d’eau » et de bois de feu a permis aux femmes de mieux vivre et aux enfants, notamment les filles, d’accéder à la scolarité. Un programme d’alphabétisation a été adopté au profit des femmes membres des coopératives. Des campagnes de sensibilisation y sont régulièrement organisées autour de la nutrition, l’hygiène, la contraception, la vaccination, etc.

La valorisation économique des produits dérivés de l’arganier n’a pas été sans externalités positives. De nombreux travaux ont parfaitement expliqué comment la conservation des ressources forestières dépend de leur valorisation économique (Codjia et al, 2003), (Aubertin et al, 2007), à travers notamment les avantages de « l’approche filière » (Belcher et al, 2005). Effectivement, le succès commercial de l’huile d’argan a permis aux populations locales de mieux satisfaire leurs besoins de base, et de renoncer aux pratiques nocives à l’arganier comme la vente de bois et de charbon. L’insuffisance initiale des recettes de la vente de l’huile était parmi les principaux facteurs de la régression superficielle de l’arganeraie. Grâce à la valorisation économique de l’huile, l’arganeraie n’est plus considérée par les Berbères comme une simple réserve de bois, mais comme un véritable facteur de production qui leur permet de s’assurer une source constante de revenu. Nous pouvons donc conclure que l’insertion de l’intégralité de la récolte annuelle des fruits de l’arganier dans le processus modernisé contribuera certainement à la durabilité de cette espèce menacée d’extinction. De surcroît, et depuis leur création, les coopératives ont également joué le rôle d’un véritable organisme de reboisement. Toutes les femmes adhérentes se sont engagées à planter chaque année une dizaine d’arbres au minimum, afin d’assurer la régénération de la ressource et de lutter contre sa détérioration.