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L’insertion par l’activité économique (IAE) a pour finalité la réinsertion par le travail de personnes précarisées et désaffiliées dans un double objectif social et professionnel de reconstitution de capacités sociotechniques et de réintégration progressive sur le marché de l’emploi. Le secteur professionnel est composé de quatre types d’entreprises sociales d’insertion par le travail (ESI ; Bucolo, Eme, Gardin, 2012) : les associations intermédiaires (AI) ; les structures portant des ateliers et des chantiers d’insertion (SPACI), qui ont très largement un statut associatif ; les entreprises d’insertion (EI) ; et les entreprises de travail temporaire d’insertion (ETTI), majoritairement à statut commercial. Les SPACI et les EI produisent des biens ou des services dans un large éventail de secteurs d’activité (output) et, simultanément, des services d’insertion impliquant un double accompagnement (socioprofessionnel et technique) aux effets induits sur les capacités, les qualifications et les compétences des salariés à (ré)insérer (outcome). De même, les AI et les ETTI ont un impact social, par le travail d’accompagnement de leurs salariés en insertion mis à disposition auprès de différents utilisateurs. Les pouvoirs publics ont une forte influence sur le secteur, à travers des normes d’encadrement juridique et administratif et par la voie de financements publics.

Le secteur est traversé depuis quelques années par des dynamiques de concentration, qui résultent à la fois de nouvelles politiques impulsées par les pouvoirs publics et de stratégies de croissance et d’alliance portées par les ESI. L’adoption de comportements stratégiques innovants donne lieu à des regroupements originaux et débouche sur une diversité de configurations organisationnelles de groupe d’entreprises. Les transformations qui en découlent se traduisent par l’incorporation de nouvelles normes d’organisation. De nouveaux principes d’allocation de ressources et de nouvelles règles de gestion impactent ainsi les organes de direction, les modes de gouvernance, mais aussi la production et le produit ou le service. Trois évolutions significatives sont à souligner : une modification notable des modèles économiques, avec de nouvelles logiques de création, de captation et de partage de la valeur (Demil, Lecocq, 2008, p. 115) ; la constitution de filières d’insertion coordonnées à travers des structures organiques, agglomérées, confédérées ou conjuguées (Astley, Fombrum, 1983, p. 581) ; la génération de liens distendus (localisation, agglomération) ou d’attachement (ancrage, spécification) à un territoire (Colletis et al., 2005, p. 12-13).

La première partie est consacrée à une analyse de la concentration dans l’IAE. Après avoir précisé les déterminants institutionnels et les facteurs explicatifs de cette concentration, nous proposons d’en cerner les modèles canoniques. Dans les deux parties suivantes, les traits et les propriétés des transformations organisationnelles sont explicités à travers des études de cas. Cette approche permet ainsi d’aborder de manière concomitante les regroupements et les alliances interentreprises.

Les dynamiques de concentration dans l’IAE

Une présentation du secteur

L’agencement du secteur de l’IAE repose sur trois fonctions : la fonction opérationnelle, la fonction de financement et la fonction de prescription. La première est assurée par des entreprises sociales d’insertion par le travail (ESI), qui s’engagent à fournir un accompagnement sociotechnique à des salariés liés par un contrat de travail de droit commun de type particulier. La deuxième, la fonction de financement des ESI, s’établit sur des apports en ressources monétaires non marchandes – avant tout des financements publics – et marchandes provenant de la commercialisation de leurs biens et de leurs services. La fonction de prescription de parcours individualisé d’insertion est quant à elle assumée par deux acteurs publics majeurs, le département et Pôle emploi, ainsi que par les plans locaux d’insertion comme dispositifs territorialisés.

En 2011, quatre types d’ESI assurent pour l’essentiel l’offre d’insertion du secteur [1]. Les structures porteuses d’ateliers et de chantiers d’insertion sont les plus présentes (1 844) et accompagnent 40 872 salariés (moyenne annuelle) en insertion, suivies d’assez loin par les entreprises d’insertion (respectivement 979 et 13 284), les associations intermédiaires (763 et 57 318) et les entreprises de travail temporaire d’insertion (232 et 11 626). Le nombre de SPACI n’a cessé de croître de 2006 à 2011, alors que le volume d’EI, d’AI et d’ETTI connaissait un certain tassement.

Les ACI développent leurs activités productives de support principalement dans l’entretien des espaces naturels et des espaces verts ou la production agricole (38 % des métiers exercés par les salariés en insertion), le nettoyage industriel, la propreté et l’environnement urbain (11,4 %), l’entretien technique (11,3 %) et le BTP (10,2 %). Les EI sont spécialisées dans le nettoyage industriel, la propreté et l’environnement urbain (39,4 %), puis le répartissent entre industrie (10,8 %), transport et logistique (9,4 %), BTP (7,5 %) et entretien des espaces naturels et des espaces verts (7,3 %). De par la spécificité de leur dispositif d’insertion, les AI et les ETTI affichent une présence notable dans les branches d’activité connaissant des difficultés de recrutement et nécessitant des volants de main-d’oeuvre par période : ainsi, 28,4 % des salariés en insertion dans les AI exercent un métier d’aide à la vie quotidienne des personnes et 17,6 % sont postés dans le nettoyage et la propreté industriels ; dans le cas des ETTI, ils sont 36,4 % à travailler dans le BTP et 19 % dans le domaine du transport et de la logistique.

Depuis 2011, les difficultés économiques structurelles des entreprises sociales de très petite taille, liées à la rationalisation des financements publics et à la faiblesse concomitante de ressources marchandes, se sont soldées par une diminution de leur nombre. Dans le même sens, l’affirmation d’une régulation publique tutélaire-concurrentielle a largement participé à leur concentration.

Un nouveau contexte institutionnel

Les interdépendances fonctionnelles établies entre financeurs/prescripteurs publics et ESI émanent d’un processus ininterrompu de structuration de l’IAE au cours des quatre dernières décennies. Dans la période récente, l’évolution du secteur est influencée par un mode de régulation publique de type tutélaire-concurrentiel, se caractérisant par l’instauration de rapports de quasi-hiérarchie et de quasi-marché (Gianfaldoni, 2013).

En premier lieu, la quasi-hiérarchie, ou quasi-administration (Gardin et al., 2008, p. 139), se traduit par des relations de subordination entre acteurs publics et entreprises sociales. Les pouvoirs publics délèguent à des agents privés la production ou la fourniture d’un service, ces derniers pouvant se trouver en situation de dépendance en raison du poids des financements publics dans leur budget de fonctionnement, ainsi que des directives et injonctions associées à ces financements. Dans l’IAE, les rapports quasi-hiérarchiques s’établissent sur des transactions non marchandes administrées, par la voie du conventionnement et de subventions publiques de plus en plus conditionnées à des critères de viabilité économique des entreprises et d’employabilité des salariés en insertion. La tendance qui se confirme est de substituer aux logiques de contractualisation administrative sans contreparties des logiques contractuelles incitatives par objectif dans une optique de « performance sociale » et plus précisément de sortie vers l’emploi [2].

Les quasi-marchés peuvent être considérés comme des marchés institués par l’Etat. L’acteur public continue à assumer la fonction de financement des biens et des services, tout en attribuant la production à une variété de fournisseurs indépendants, de statut public ou privé, lucratifs ou non, mis en concurrence (Le Grand, 1991, p. 1257). Dans l’IAE, les rapports quasi-marchands s’établissent sur des transactions marchandes administrées, par la voie d’appels d’offres ouverts (mise en concurrence), dédiés (comportant une clause sociale) ou d’appels à projets (prestations de gré à gré). Ils aiguisent la compétition, favorisent les ESI de plus grande taille et peuvent tout autant protéger les ESI implantées localement que promouvoir la pénétration de grandes entreprises affichant une plus grande fiabilité professionnelle. Les quasi-marchés induisent par conséquent des stratégies commerciales de capture de marchés.

La régulation tutélaire-concurrentielle engendre ainsi un nouveau contexte institutionnel (Gianfaldoni, Rostaing, 2010). En découlent une altération sensible de l’équilibre économique des très petites ESI et une préférence publique pour un service intégré d’insertion, deux facteurs qui contribuent grandement aux dynamiques de concentration sectorielle.

Les modèles canoniques de concentration

Au cours des années 90, sont déjà repérées des stratégies de croissance des ESI à l’initiative d’associations intermédiaires. Des « ensembliers » regroupent plusieurs types d’entreprise sociale dans une recherche de complémentarités fonctionnelles sur un territoire, de réponses à des contraintes ou à des opportunités économiques (financements publics, parts de marché) ou encore pour se doter d’une gouvernance commune. Toutefois, les processus de concentration tendent à s’intensifier ces dix dernières années, les ESI recherchant des effets de taille, une complémentarité de ressources, une différenciation des prestations en accompagnement et en placement, une réduction des asymétries d’information et des coûts de transaction, dans l’objectif de répondre plus efficacement aux nouveaux impératifs des politiques publiques de l’emploi et de faire face à l’exacerbation de la concurrence. En particulier, les stratégies de croissance interne et externe visent à couvrir les différentes étapes des parcours d’insertion et à élargir les débouchés à l’emploi, à faciliter la captation de marchés publics et privés et à permettre un accès plus aisé aux crédits bancaires. Simultanément à la constitution de groupes d’entreprises, par voie d’intégration et de diversification, se sont nouées des alliances.

Suivant une première direction, l’architecture patrimoniale et la morphologie organisationnelle des groupes dans l’IAE doivent nous interpeller sur les logiques de possession, d’usage et de valorisation de la propriété (Morin, 1988, p. 416-418) et sur les conceptions managériales du pouvoir économique entre modes de fonctionnement démocratique et processus technocratiques. La constitution de filiales partagées peut se limiter au périmètre associatif ou articuler des associations et des filiales commerciales. L’hybridation entre ressources marchandes et non marchandes peut ainsi s’expliquer par des facteurs fiscaux et socioéconomiques. La séparation de deux régimes fiscaux permet l’exonération de droits et de dividendes versées de la société à l’association. Les activités sociales non lucratives peuvent être préservées et rendues compatibles avec des activités économiques lucratives (Amblard, 2005, p. 13-15).

Il ne s’agit pas de groupes industriels et financiers à proprement parler, groupes de sociétés de capitaux ou de sociétés anonymes, mais de groupes composites quant à leur structure de propriété et d’organisation, à leur mode de gouvernance (Richez-Battesti, Malo, 2012) et aux effets d’unité et de logiques d’adhésion vis-à-vis des associations ou des sociétés filiales (Morvan, 1988, p. 427).

Quant aux alliances nouées dans l’IAE, elles impliquent des interdépendances et des interactions d’ordre stratégique et managérial entre entreprises sociales d’insertion par le travail (ESI), mais incluant aussi des entreprises marchandes et capitalistes (EMC). Les règles d’agencement et de comportement des parties prenantes sont spécifiées en fonction de certaines incitations ou motivations économiques inhérentes aux attributs du secteur professionnel (Barney, Hesterly, 1999, p. 132-134) : localisation des partenaires (savoirs d’expertise situés et connaissance du réseau d’acteurs publics et privés) ; expérience technique acquise dans l’insertion ou dans une niche d’activité productive ; distribution des coûts et des risques d’investissement et d’exploitation pour les ESI de petite taille ; collusions tacites ou explicites facilitées pour des ESI en rapports de « coopétition », coopérant dans quelques activités productives et en compétition sur d’autres (Battista Dagnino, 2007, p. 90-91).

Les alliances interentreprises se traduisent par des accords de co-traitance ou de sous-traitance. Dans ses dimensions productives, commerciales et insertionnelles, la co-traitance permet d’exploiter des complémentarités de ressources entre ESI et EMC. Elle peut être considérée comme une quasi-intégration horizontale d’oligopolistic partners (Dietrich, 1994, p. 3) en raison de la durée et de la réciprocité relationnelle. La sous-traitance entre ESI et EMC permet d’articuler capacités-technologies de production, technicités de métier et compétences d’insertion. Cette seconde forme de collaboration peut déboucher sur une quasi-intégration verticale, caractérisée par des relations client-fournisseur relativement stables et de mutuelle dépendance, en fonction de la valeur économique des actifs spécifiques engagés et partagés (Blois, 1972, p. 268 ; Diamantopoulos, 1987, p. 191).

La croissance des entreprises sociales d’insertion induit des innovations organisationnelles perceptibles dans l’évolution des modes de gouvernance, à la fois interne et externe aux groupes. Les montages opérés poursuivent généralement deux objectifs : préserver une maîtrise démocratique de type bottom up et limiter les dérives autocratiques ou oligarchiques liées à une prééminence d’un groupe fondateur ; minorer les logiques de capitalisation ou de patrimonialisation.

Cette grille de lecture permet d’explorer deux groupes d’entreprises (tableau 1), qui se distinguent à la fois par leur taille économique, leur projet stratégique, leur positionnement intra ou intersectoriel et leurs rapports au territoire :

  • un groupe associatif intégré opérant sur plusieurs axes et séparant associations fiscalisées et non fiscalisées, interconnectées à une association-mère par l’imbrication des conseils d’administration et des conventions de gestion ;

  • un groupe associatif mixte opérant sur plusieurs axes et composé d’associations fiscalisées ou non fiscalisées et de sociétés commerciales, interconnectées ou contrôlées financièrement par une association-mère.

La figure du groupe associatif intégré

Un groupe économique solidaire territorialisé

Le Groupement de développement et d’insertion durable (GDID) est un groupe associatif intégré, dont le siège social est situé à Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône). La création de la première association du groupe remonte à 1992 (une association intermédiaire, Centremploi). Après plusieurs fusions, les trois associations actuelles se regroupent en 2005 pour accroître encore leur activité et s’accorder sur la dénomination de GDID en 2008.

Structuré en groupe économique solidaire (GES) et affilié à la fédération nationale Coorace, le groupe d’ESI se réfère à un modèle d’intégration fonctionnelle et opérationnelle. La gouvernance est unifiée dans un groupement d’employeurs (GE), structure dans laquelle sont représentées trois autres associations du groupe (figure 1). Les salariés sont liés par différents types de contrat de travail au groupement et sont mis à disposition des associations dans un cadre non lucratif. Dans une visée de portage politique unique, le GE rassemble les fonctions de direction, dont celle de communication, qui doit affermir et promouvoir l’identité du groupe. L’administration commune permet une consolidation des fonds et, par voie de conséquence, une affectation des excédents en fonction des investissements de capacité à réaliser ou des difficultés financières de l’une des trois entreprises sociales. Des locaux partagés sur un même lieu géographique permettent de mutualiser les tâches de support logistique, d’accueil et d’entretien.

GDID porte un projet qui met en adéquation les besoins des personnes en insertion avec les besoins économiques des territoires. D’une part, le dispositif d’offre d’insertion établit un phasage et une continuité des parcours. D’autre part, les réponses aux appels d’offres sont co-construites avec d’autres acteurs opérationnels implantés localement en fonction du projet présenté par le commanditaire public, dans une logique de coopération et non de concurrence [3].

De surcroît, partant de réponses communes à des appels d’offres publics ou privés, le dispositif d’offre d’insertion intégré se renforce de partenariats territoriaux favorisés par la structuration en GES et pouvant se matérialiser par des conventions de mandat [4]. Les partenariats se fondent sur une complémentarité de compétences techniques et impliquent nécessairement une confiance d’accointance et d’expérience :

  • ingénierie d’accompagnement social ou socioprofessionnel et outils adaptés de GRH du côté de GDID, connaissances d’un « public » particulier ou encadrements techniques et connaissances-technologies de production dans un secteur d’activité du côté des partenaires ;

  • proximité géographique et ancrage local des partenaires, expérimentation interindividuelle ou collective de situations problématiques, constitution de relations interpersonnelles, d’une mémoire commune et de savoirs partagés.

Une spécialisation dédiée à la sécurisation des parcours d’insertion

Afin de sécuriser chaque parcours individualisé, le dispositif repose prioritairement sur une coordination de pôles spécialisés internes au groupe :

  • un pôle social traitant des problématiques sociales des individus qui lui sont orientés (santé, addiction, logement…). L’entreprise sociale Pais permet de récupérer des subventions du Fonds social européen fléchés sur cette dimension de l’insertion et, en complément, des subventions publiques de collectivités territoriales (surtout le département) ;

  • un pôle d’insertion par l’activité économique sur des emplois transitoires. L’entreprise sociale Centremploi gère trois entités (une AI et des ACI en direct, une ETTI en convention de mandat), avec en perspective la création d’une EI. Deux ACI en gestion globale de l’espace urbain fonctionnent grâce à des subventions publiques ; l’équilibre budgétaire du troisième positionné dans l’édition (ouvrages, calendriers, affiches…) implique une part élevée de commercialisation (près de 50 %) ;

  • un pôle d’emplois durables dans le secteur des services à la personne (ménage, aide aux personnes âgées, garde d’enfants). L’entreprise sociale Proxim’services fournit un débouché possible aux salariés en insertion.

La fonction d’accompagnement socioprofessionnel (ASP) est transversale aux pôles d’IAE et d’emplois durables : la responsable de Proxim’services se voit affecter, dans cette optique, 25 % de son temps de travail à cette mission. Cela évite un cloisonnement de culture professionnelle entre entités et autorise parallèlement une certaine flexibilité dans l’organisation du travail. Les postes d’encadrement technique sont attribués à Centremploi, au plus près de la production.

Le parcours individualisé requiert au préalable un contrat d’engagement de la personne, qui résulte d’un repérage de ses besoins et de ses attentes. Passé l’étape de reconstitution de ses capacités, si nécessaire, le choix d’incorporation dans l’AI ou dans l’un des ACI dépend de ses freins au travail et à l’emploi : exigences de missions de courte durée pour une remise en activité de travail souple et progressive, ainsi que d’un temps de travail hebdomadaire consistant et d’une situation de travail stable qui correspond à un secteur productif balisé. A l’inverse des formes de « préca-salarisation » et de turn-over caractérisant l’IAE, l’association Proxim’services s’inscrit dans une logique de pérennisation de l’emploi, en procurant des postes en CDD qui doivent à terme basculer en CDI. La professionnalisation dans l’aide à domicile peut par là même correspondre à un processus de qualification et de stabilisation dans l’emploi [5].

La filière d’insertion ainsi créée permet non seulement de proposer une progressivité adaptée des parcours, mais aussi de satisfaire beaucoup mieux aux indicateurs de sorties positives (emploi, formation, poursuite en insertion), en s’appuyant sur les passerelles élaborées en interne et sur les parcours externes d’insertion, grâce à des réseaux de partenariat potentialisés.

La figure du groupe associatif mixte

Un groupe industriel à vocation sociale

L’architecture du groupe associatif mixte La Varappe Développement (LVD) repose, d’une part, sur l’emboîtement en cascade d’associations et, d’autre part, sur la filialisation de sociétés ouvrant la voie à des participations financières croisées (figure 2). La holding associative La Varappe contrôle une première ESI à statut associatif, Evolio Placements, à travers une convention de gestion technique qui a pour objet de fixer précisément les objectifs à atteindre et les règles de gestion. Celle-ci porte des ACI dans différentes activités de production et en direction d’une diversité de profils d’usagers [6]. Elle comprend cinq associations opérationnelles permettant de couvrir l’ensemble des zones départementales. La holding associative contrôle une seconde ESI, une société à actions simplifiées (SAS), à travers une prise de participation majoritaire (51 %). Optima est une société holding qui possède trois entreprises d’insertion (EI) sous statut de SARL ou de SAS et une ETTI sous statut d’EURL et détient une part de participation minoritaire dans une société spécialisée dans la gestion touristique et d’événementiel.

A l’origine, La Varappe est une entreprise d’insertion sous statut associatif, un instrument opérationnel des services techniques d’une commune bénéficiant de marchés captifs. Recruté en 1997, l’actuel directeur général accomplit en quinze ans une mutation de l’association de petite taille en groupe mixte d’envergure.

Les cinq premières années ont été consacrées à assainir la gestion, à autonomiser la stratégie d’entreprise et à construire une gouvernance de groupe, puis, s’inspirant de l’expérience du groupe Vitamine T [7], la création d’une ETTI en 1999 est motivée par les perspectives sociales et économiques d’un tel projet : offrir des débouchés en emploi qualifié aux salariés en insertion et dégager des revenus de financement de la société commerciale vers l’activité associative. En raison d’une méconnaissance du métier de l’intérim et d’une faiblesse de fonds propres, la société Eureka est fondée en partenariat avec un grand groupe du secteur, qui a procuré 25 % du capital de départ [8] et transféré les techniques de gestion du travail temporaire. En  2002, afin de ne pas mettre en péril la globalité de l’édifice à cause de pertes trop importantes de l’EI, la restructuration du groupe s’approfondit. La décision de séparer les activités marchandes et non marchandes clarifie la forme d’organisation, anticipe la baisse drastique des subventions publiques des EI au cours des années qui suivent et canalise les subventions sur le temps à consacrer à l’accompagnement social dans les ACI.

Toutefois, au cours de la période, la forte augmentation du chiffre d’affaires génère un besoin excessif en fonds de roulement, du fait de décalages de flux de trésorerie. Les retards récurrents de paiement des prestations ou de versement des subventions publiques affectent le fonctionnement et freinent les investissements. Aussi, à la fin de l’année 2008, le directeur général prend-il la décision, en accord avec le conseil d’administration de LVD association, d’ouvrir le capital social à des investisseurs privés et de complexifier par voie de conséquence la gouvernance du groupe sans en dénaturer le projet à vocation sociale. La nouvelle stratégie capitalistique se traduit par la création de la société holding Optima. L’adoption de statuts de société à actions simplifiées fournit le cadre adéquat au projet : une finalité d’employeur social ; l’association LVD dicte le projet social ; les fonds philanthropiques dédiés à l’entreprise sociale sont investis pour sept ans, leur valorisation est limitée et leur sortie contraignante. Référencée « entreprise solidaire », la société holding a permis d’accroître le chiffre d’affaires du groupe en trois ans, grâce à ces apports en capital, de 4 à 12 millions d’euros, acquérant au passage une entreprise d’insertion, la société AEI Athelia.

Une complexification du mode de gouvernance

Cette croissance rapide conduit le groupe à des réaménagements de son mode de gouvernance en 2011. Tout d’abord, soulignons que le directeur général de la holding associative est aussi président et actionnaire de la société holding Optima, ce qui lui confère une position centrale dans les prises de décisions du groupe. Deux instances politiques et une instance de veille stratégique viennent tempérer son pouvoir stratégique :

  • le conseil d’administration de la holding associative, composé de six membres (dont le président cadre dans une société d’économie mixte [SEM] d’aménagement, des cadres de collectivités publiques et un directeur de PME) ;

  • le comité de direction de la société Optima, composé du président de la holding associative (logique prudentielle), d’un représentant des fonds dédiés (logique rationnelle) et du président de la société (logique de développement) ;

  • le club LVD, comité stratégique d’orientation du groupe, donnant un avis sur l’activité et les résultats et examinant les projets d’innovations techniques, technologiques et sociales.

Dans le champ économique non marchand, le groupe associatif Evolio Placements accueille, au cours d’une période généralement de douze mois, des salariés en insertion présentant des problématiques sociales pré-déterminantes. Dans le champ économique marchand, les processus productifs et d’insertion sont réarrangés en fonction d’une double logique de spécialisation. Spécialisée dans la gestion des déchets, l’entretien des espaces verts et la voirie et les réseaux divers, la filiale LVD Environnement intègre des salariés en insertion éloignés de l’emploi, à faible niveau de qualification et freins sociaux marginaux. Spécialisée dans l’éco-construction et l’efficacité énergétique, la filiale LVD Energie accueille des salariés en insertion sur des postes de travail très qualifiés. Spécialisée dans la formation et le placement, la filiale Eureka Missions propose aux salariés en fin de parcours d’insertion des habilitations et des certifications professionnelles relatives à des métiers à fort potentiel de recrutement.

Au cours de l’étape actuelle, l’enjeu stratégique de LVD est d’accentuer les alliances à d’autres groupes industriels, afin de capter des compétences clés, d’avoir accès à du capital financier et d’élargir les opportunités de valorisation marchande des produits et de socialisation par l’emploi des personnes à insérer. La gouvernance du groupe évolue vers une amplification de la mixité entre liens associatifs et liens financiers, tout en laissant la prévalence à la holding associative et en gardant la maîtrise des compétences foncières dans l’insertion [9].

Ainsi, le rapprochement envisagé avec des entreprises majeures du travail temporaire par des apports en capital dans Eureka Missions doit à la fois permettre d’étendre le nombre d’agences et de proposer une offre de placement adaptée aux besoins de groupes clients, en particulier dans le secteur du BTP, qui se sont engagés à réserver un volume conséquent d’heures de travail à des actions d’insertion (cahier des charges incluant les articles 14 et 53 du Code des marchés publics). Dans cette optique, les entreprises d’intérim partenaires prennent en charge les fonctions commerciales et de gestion, ainsi que l’encadrement technique des salariés en insertion. Eureka Missions assure l’organisation des parcours d’insertion, de l’amont en ACI en passant par la formation jusqu’à des postes qualifiés en ETTI, et procure un service d’accompagnement socioprofessionnel qui répond à une exigence de qualité et constitue une « niche professionnelle », pour reprendre l’expression du directeur général de LVD. Issue de formations très variées (psychologie, éducation spécialisée, GRH…), la douzaine d’ASP (« gestionnaires de parcours individualisés ») dépend du service des ressources humaines situé dans la holding associative et pilote les parcours d’insertion en intervenant auprès de chacune des entreprises sociales du groupe.

Dans une logique similaire, l’ouverture de 20 % du capital de LVD Energie à un fonds solidaire des salariés de Schneider Electric illustre bien les intérêts réciproques à l’origine de toute alliance :

  • du côté de LVD Energie, capacité d’implantation de nouveaux établissements, usage de technologies spécialisées du groupe industriel, formation sur des techniques pointues, accès à du mécénat de compétences, extension des débouchés extérieurs de l’insertion ;

  • du côté du groupe industriel, matérialisation de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) par démarcation d’une offre incorporant de l’intégration sociale, optique du social business alliant un investissement financier solidaire et l’apprentissage d’un modèle d’organisation productif qui privilégie le travail et l’emploi, constitution d’un vivier de recrutement.

Conclusion

L’analyse comparative de deux groupes associatifs a permis de relever trois traits significatifs des transformations organisationnelles consubstantielles aux dynamiques de regroupement :

  • La constitution d’une administration commune des groupes assure une consolidation des fonds et, par voie de conséquence, une affectation des excédents en fonction des investissements productifs à réaliser ou des besoins de (re)financement des entreprises sociales déficitaires.

  • Le volume d’entreprises sociales contrôlées et le processus de diversification conduisent les groupes à approfondir leur spécialisation productive et fonctionnelle, tendant à disjoindre les activités sociales non marchandes (traitement de problématiques sociales, subventions publiques), les activités socioprofessionnelles non marchandes (emplois transitoires, subventions soumises à prestations) et les activités économiques marchandes (emplois stables et durables, production marchande ou quasi-marchande pour l’essentiel).

  • Le recours de plus en plus systématique à la normalisation professionnelle renforce la constitution de filières d’insertion ou d’activités productives pensées en fonction des parcours socioprofessionnels.

Il ressort également de notre analyse que les stratégies d’alliance favorisent l’émergence de capacités dynamiques et combinatoires :

  • pour les groupes associatifs, accès à du capital financier, valorisation marchande des produits-services, extension des capacités de production par un accroissement de la taille des établissements ou l’implantation de nouveaux établissements, socialisation par l’emploi des personnes à insérer et débouchés extérieurs, usage des technologies spécialisées des groupes partenaires, formation sur des techniques pointues, accès à du mécénat de compétences ;

  • pour les groupes partenaires, concrétisation de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) par l’intégration socioprofessionnelle, investissement financier solidaire, apprentissage du modèle « insertionnel », constitution d’un vivier de recrutement.

Enfin, le travail d’investigation a mis en exergue un paradoxe stratégique. Les dirigeants des groupes associatifs tentent de border leur système de gouvernement par des montages juridiques et des formes structurelles d’organisations privilégiant les liens de personnes et non les liens financiers. Toutefois, à trop vouloir enraciner les rapports de proximité, le risque est d’engendrer des effets de verrouillage ou de blocage (effets de « lock-in », suivant l’expression de Boschma, 2005, p. 119-122). Les rigidités institutionnelles et organisationnelles sont ainsi accentuées par l’absence de culture économique et gestionnaire, une faiblesse des liens hors de l’espace local (lock-in géographique) ou un manque d’incitations à l’innovation (lock-in cognitif). C’est la raison pour laquelle les évolutions statutaires sont intimement liées aux altérations-conversions du projet stratégique des groupes associatifs. Si une forme juridique peut figer le projet, les montages juridiques sont mis en question périodiquement en fonction de l’accroissement de la taille des structures et de leur complexification.