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Notre réflexion pose la question des outils de gestion « embarqués » dans les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) (et plus précisément au sein du secteur associatif) et de leur compatibilité ou non avec les principes de celles-ci. Cette question divise tant la communauté des professionnels du secteur associatif que celle des chercheurs. Pour certains professionnels, le recours à des outils de gestion issus du monde de l’entreprise à but lucratif comporte le risque de perte de sens, pour d’autres, c’est une évolution inévitable, gage de modernisation du secteur (Chessel et Nicourd, 2009). Du côté des chercheurs, il existe une même disparité de point de vue entre ceux qui critiquent fortement le recours à des outils porteurs d’une logique libérale (Dacheux, 1998) et ceux qui réfléchissent à leurs conditions d’acclimatation au secteur associatif (Mayaux, 2009 et Pontier, 2012). Plus largement, un débat est ouvert sur « la circulation des normes de gestion » entre les normes autoproduites par l’organisation et celles qui s’imposent à elle en fonction de son secteur d’activité (Rousseau in Chauvière, 2007, p. 8).

Comme l’analysent Chessel et Nicourd (2009), « L’histoire des rapports entre le monde associatif et la gestion est aussi une histoire de rapports de force et de conflits, ainsi qu’une discussion permanente sur la légitimité (ou non) de l’utilisation de certains outils dans certains cadres. » Au travers d’une étude de cas de la Croix-Rouge française (réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche signé pour trois ans, 2010-2013), nous montrerons que le recours à des outils de gestion de la performance ne pose pas simplement une question de légitimité (telle que définie par Suchman (1995), mais bien une question d’identité organisationnelle. Nous nous appuyons pour cela sur une étude de cas (Yin, 2003) de la Croix Rouge française (CRF) qui, de par son histoire et son importance dans le paysage français, fait figure d’institution au sein de l’ESS. La collecte des données s’est déroulée sur trois années (2010-2013) et s’est appuyée sur différentes sources combinées, suivant la démarche de Ravasi et Schultz (2006) [1].

Le recours à des outils de gestion dans un contexte de mutations profondes du secteur sanitaire et social (diminution des financements publics, généralisation des procédures d’appels à projets et mise en concurrence des entreprises à but lucratif et à but non lucratif), comporte non seulement un risque de banalisation décrit par Hoarau et Laville (2008), mais représente aussi une menace identitaire pour les associations employeuses. Les menaces identitaires se définissent comme des évènements qui bousculent les croyances des membres sur les attributs centraux et distinctifs de leur organisation, que ce soient ses valeurs, sa culture, ses produits ou encore ses critères de performances (Albert et Whetten, 1985 ; Dutton et Dukerich, 1991 ; Elsbach et Kramer, 1996). Elles ont été tout particulièrement étudiées dans le cadre d’entreprises privées à but lucratif, mais aussi dans l’enseignement supérieur (Elsbach et Kramer, 1996 ; Lejeune et Vas, 2011). A notre connaissance, peu d’écrits portent sur les entreprises de l’ESS et sur les associations employeuses, alors que ces organisations présentent des caractéristiques bien particulières (société de personnes et non de capitaux, gouvernance associative, lucrativité limitée, valeurs centrales…) qui les distinguent des entreprises publiques ou des entreprises privées de droit commun, notamment capitalistes.

Notre but est de combler ce manque en mettant en lumière les usages des outils de gestion au sein de la CRF et les menaces identitaires que cette utilisation peut soulever. Qu’il s’agisse d’indicateurs de performance, de procédure de recrutement, de normes comptables ou encore des normes ISO et des dispositifs de management de la qualité (Chiapello et Gilbert, 2013), le recours aux outils de gestion soulève aujourd’hui encore de nombreuses questions.

Face à la diffusion des outils de gestion au sein des entreprises de l’ESS (à l’image de la CRF), notre approche ne se veut ni normative ni militante, mais bien éclairante d’une réalité complexe et évolutive.

L’insertion problématique des outils de gestion dans les entreprises de l’ESS

Depuis les travaux pionniers des années 1980 (Girin, 1981 ; Berry, 1983), de nombreuses recherches portent sur les outils de gestion, leurs usages et leurs effets sur les organisations et les individus qui les composent (Hatchuel et Weil, 1992 ; Moisdon, 1997 ; David, 1996, 1998) et plus récemment Grimand (2006, 2012) et Chiapello et Gilbert (2013).

A la suite de Ghaffari et al. (2013), nous entendrons les outils de gestion au sens large : allant de techniques de rationalisation concrétisées dans des instruments physiques (des indicateurs ou des référentiels métiers) aux dispositifs plus immatériels (des formations ou des pratiques comme le bénévolat d’entreprise) qui s’apparentent à des catégories d’action. Hatchuel et Weil (1992) considèrent que les outils de gestion sont constitués de trois éléments : un substrat technique ou formel (la partie visible de l’outil représentée par des référentiels, des tableaux, des courbes), une philosophie gestionnaire et une vision idéale de l’organisation (des rôles et modes de fonctionnement). Des trois constituants cités, c’est bien la philosophie gestionnaire (ce pourquoi l’outil a été conçu et dans quel esprit) qui pose question dans les organisations en général et dans les entreprises de l’ESS en particulier. En effet, la rationalisation de l’organisation et des dépenses ainsi que l’optimisation des ressources (humaines, financières ou en nature) ne sauraient être le seul horizon pour des entreprises de l’ESS dont les finalités sont humanistes et solidaristes (Demoustier, 2001).

Comme nous le verrons plus en détail dans la seconde partie avec le cas de la CRF, la mise en évidence de la philosophie gestionnaire sous-jacente est primordiale pour comprendre les tensions et réactions des acteurs à l’introduction d’outils de gestion. Car ces outils vont non seulement influencer les pratiques professionnelles, mais, de plus, vont véhiculer un discours justificatif de nouvelles pratiques managériales (évaluation, reporting…). Au-delà, Berry (1983) ou Walter (2011) développent un véritable réquisitoire contre les outils de gestion : « les éléments d’une technologie invisible dont les effets nocifs sont d’autant plus implacables qu’on la laisse jouer dans l’ombre » (Berry, 1983, p. 7).

Les deux versants des outils de gestion : conformation versus exploration

Pour Moisdon (1997), le recours à des outils de gestion dans les organisations (publiques comme privées) a potentiellement quatre effets, à commencer par un effet « classique » de conformation à des normes en vigueur. Le recours à des outils de gestion a également trois autres rôles plus tournés vers la connaissance :

  • Un rôle d’analyseur de fonctionnement organisationnel : l’acclimatation ou non des outils de gestion renseigne sur le fonctionnement organisationnel et met en évidence certains modes de fonctionnement.

  • Un rôle d’accompagnement du changement ou de pilotage des mutations.

  • Un rôle de découverte de nouveautés (nouveaux comportements, nouvelles activités).

La thèse défendue par Moisdon (1997, 2005) s’éloigne ainsi de l’approche critique des outils de gestion et propose de les examiner sous deux facettes complémentaires : comme des outils de conformation, mais aussi comme des outils de connaissance et d’exploration du réel.

David (1998), dans un même ordre d’idée, propose d’analyser les outils de gestion selon deux dimensions : d’une part les outils orientés vers les relations entre les acteurs de l’organisation (par exemple, les équipes projet ou les structures matricielles qui décrivent une forme particulière de relation entre les acteurs) et, d’autre part, les outils orientés vers la connaissance (par exemple l’assurance qualité). Nous retiendrons cette taxonomie des outils de gestion (orientation vers la connaissance, orientation vers les relations) qui éclaire les usages, notamment à la Croix-Rouge française.

Des réactions allant de la résistance à l’adoption

Dans le champ de l’économie sociale et solidaire, d’autres travaux ont questionné le recours aux outils de gestion. Là aussi, deux tendances s’affirment : les écrits dénonçant des dérives qualifiées de « managérialisme » (Hoarau et Laville, 2008) ou montrant des organisations résistant au développement d’outils de gestion (Bidet, 2003 ; Laville et Glémain, 2009), et ceux révélant des entreprises de l’ESS pour qui l’adoption d’outils de gestion stimule la créativité.

Le travail mené par Aubouin et al. (2012) auprès des organisations culturelles illustre ces deux facettes et apporte des explications sur les freins et les leviers à l’adoption des outils de gestion au sein de ce type de structure. Les auteurs relèvent deux grands motifs de résistance : la tendance à la managérialisation et l’essor des démarches de rationalisation. En effet, les démarches de rationalisation des activités renforcent la diffusion d’une logique de marché et nécessitent l’acquisition de compétences - compétences difficiles à acquérir faute de budget suffisant. Plus profondément, les acteurs craignent que l’outil ne prenne en compte qu’une partie des résultats obtenus par l’action, faute de pouvoir tout mesurer : « la nature même de l’outil qui valorise ce qui est chiffrable, et sous-valorise ce qui ne l’est pas » (Burlaud, 2000).

Parallèlement à ces résistances, Aubouin et al. (2012) relatent trois phénomènes susceptibles de favoriser un processus d’appropriation ou d’acceptation progressive des outils de gestion au sein de ces structures. Le premier renvoie à la pression exercée par les tutelles pour structurer le fonctionnement des organisations et pouvoir mesurer leurs performances. L’instrumentalisation vise à instaurer un dialogue entre les partenaires (représentants de la puissance publique, administration centrale et collectivités territoriales) et des entreprises de l’ESS. Le deuxième phénomène consiste en l’arrivée de nouveaux profils dans ces organisations (contrôleurs de gestion, financiers…) (Berman, 1999). Enfin, le troisième porte sur la concurrence internationale et la nécessité de valoriser les actions menées, ce qui implique l’utilisation de plus en plus massive d’outils de gestion (Bayart et Benghozi, 1993 ; Tobelem, 2005).

Des outils vecteurs de menaces identitaires

Les menaces identitaires ont été définies comme des évènements perturbant les croyances des membres sur les attributs centraux et distinctifs de leur organisation (Dutton et Dukerich, 1991 ; Elsbach et Kramer, 1996), des évènements pouvant modifier les perceptions et les autocatégorisations collectives. Elles ont tout particulièrement été étudiées pour les entreprises à but lucratif ou encore les entreprises publiques. Or, les entreprises de l’ESS font également face à des menaces identitaires nouvelles et croissantes en intensité. Entre, d’un côté, l’Etat qui diminue ses aides, et d’autre part l’impératif de performance et leur mise en concurrence, il devient difficile pour les associations (grandes et petites) de résister aux pressions institutionnelles et de préserver leur modèle social et solidaire.

La diffusion des principes du New Public Management [2] (Merrien, 1999) au secteur social et médico-social affecte les valeurs et les normes qui guident les comportements des acteurs. L’introduction d’une logique performance au sein des entreprises de l’ESS les amène à rationaliser leurs activités et leurs modes de fonctionnement. Les évolutions qui en découlent ne sont ni « naturelles » ni « anodines » comme le démontre Delalieux (2010). Cet auteur identifie quatre effets spécifiques résultant de la mise en concurrence des associations sur leur fonctionnement interne qui constituent des menaces identitaires : la transformation des bénéficiaires ou « usagers » en clients, le développement du professionnalisme des militants, la transformation en société commerciale et la dégradation des liens de solidarité entre associations.

Ghadiri (2014), quant à lui, met en lumière deux types d’impact potentiel de ces menaces identitaires sur les organisations :

  • l’insécurité relationnelle et la dégradation des liens entre les membres de l’organisation ;

  • les manifestations de résistances au changement.

Des difficultés pour légitimer le recours aux outils de gestion

Le développement et la croissance des entreprises de l’ESS, combinés à la diffusion des principes du New Public Management (NPM), ont eu deux impacts majeurs :

  • entraîner le recours massif à des procédures et outils de gestion importés du privé lucratif, que ce soit pour la gestion des établissements ou pour les réponses aux appels à projet ;

  • favoriser le renforcement du pouvoir des salariés cadres (professionnels, techniciens, experts) au détriment des administrateurs bénévoles, moins formés et moins armés sur les outils de gestion de la performance.

Or, pour reprendre la mise en garde de Laville (2010), « une association n’est pas qu’affaire de rationalité, elle est aussi affaire de légitimité ». Suchman (1995), cité par Bédé (2012), définit la légitimité comme une « perception généralisée ou supposition selon laquelle les actions d’une entité sont désirables et appropriées au sein d’un système socialement construit de normes, de valeurs, de croyances et de règles partagées ». Dans les associations plus qu’ailleurs, la mise en place d’outils de gestion de la performance et leur appropriation par les acteurs (bénévoles comme salariés) passent par un processus de légitimation. Ce processus est complexe, comme en témoignent des réactions parfois vives des bénévoles (« je ne suis pas là pour gérer des fichiers sur ordinateur », disait un bénévole de l’aide alimentaire à la CRF). Il repose sur des dimensions symbolique, cognitive et identitaire (Buisson, 2006). Pour des associations humanitaires historiques comme la CRF, la légitimation du recours à des outils de gestion soulève une question identitaire majeure marquant le passage d’une association à une entreprise sociale : « être ou ne pas être une association gestionnaire d’établissements » ?

La Croix-Rouge française : une association en mutation

La CRF est une association (loi 1901) qui fait figure d’institution dans le paysage associatif français et présente en cela un intérêt majeur. Avec son milliard d’euros de budget, ses 56 000 bénévoles, 18 000 salariés, la CRF est la première association française par la taille et la notoriété.

Présente historiquement dans l’urgence et le secourisme (avec aujourd’hui plus de 15 000 secouristes bénévoles, 540 véhicules et 900 centres de formation), la CRF a développé son action dans quatre autres grands domaines d’intervention : l’action sociale (90 établissements dans les secteurs de la protection de l’enfance et de la famille, de la petite enfance et de la protection infantile) ; la santé et l’autonomie (avec près de 550 établissements dans le secteur médico-social et sanitaire) ; la formation (la Croix-Rouge française est le plus important formateur privé d’infirmières et d’aides-soignants) et l’action internationale (gestion de 79 projets dans plus de 40 pays).

« Dépoussiérer la vieille dame » ?

La CRF est, depuis 2005, en pleine mutation. Comme d’autres grandes associations, elle a engagé une profonde réforme de son mode de gouvernance (incarné par les bénévoles élus) et de son mode de management (confié à des salariés). Ces réformes s’opèrent à grands pas avec l’adoption de nouveaux statuts (2007 et 2012), la rédaction d’un nouveau projet associatif (2009), la mise en place d’un nouvel échelon régional et de nombreux outils de gestion et de reddition des comptes.

A partir de 2008, le siège de la CRF lance plusieurs chantiers et recourt à de nouveaux outils de gestion. Ils vont soulever de nombreuses questions et susciter d’importantes tensions internes dans un contexte de retour à l’équilibre des comptes des établissements. Contrairement à une idée répandue dans le grand public et que dénoncent tous les dirigeants de la CRF que nous avons rencontrés, la CRF n’est pas « riche », elle n’est pas « financée » par l’Etat. Elle est même confrontée à des difficultés financières, comme d’autres organisations de plus petite taille et enregistre chaque année plusieurs millions d’euros de déficit dans les établissements qu’elle gère (Mattei, 2011, p. 30). Une des raisons des réformes organisationnelles engagées réside dans la nécessité de trouver des financements autres que ceux, de plus en plus faibles et aléatoires, octroyés par les pouvoirs publics.

Si les bénévoles et les salariés dans les délégations peuvent comprendre la nécessité de réformer la CRF – certains parlent de « dépoussiérer la vieille dame » –, ils s’interrogent sur le sens et la portée de l’introduction d’une logique performance à la CRF à partir de 2010. Que signifie cette « rationalisation managériale » en cours ? S’agit-il d’une nécessité pour pouvoir répondre au projet associatif de la CRF « d’humaniser la vie » ou bien d’une prise de contrôle du (top) management sur l’activité des salariés ?

Un cadrage relationnel douloureux né du schéma organisationnel de 2008

Un nouveau schéma organisationnel est mis en place dès 2008 pour redéfinir les rôles et responsabilités des bénévoles élus (gouvernance) et des salariés (professionnels). Dans les faits, il conduit à déposséder certains élus de leurs prérogatives (la gestion des établissements et notamment le recrutement des salariés de ces établissements) et leur confie de nouveaux rôles au sein des conseils de surveillance (rôle de contrôle et d’alerte). Pour les dirigeants salariés des établissements (crèches, centres d’accueil des demandeurs d’asile, centres de formation…), la création de filières métiers les amène à rendre des comptes à deux supérieurs hiérarchiques au lieu d’un précédemment : leur directeur filière métier (supérieur hiérarchique direct des salariés) ainsi que le ou la président(e) de leur délégation (bénévole élu(e) garant(e) des orientations stratégiques de la délégation).

Ce nouveau schéma organisationnel met ainsi clairement en évidence deux lignes hiérarchiques (celle de la gouvernance formée de bénévoles élus et celle du management opérationnel formée de salariés) porteuses de deux logiques différentes, militantisme versus professionnalisme. L’instance de régulation entre bénévoles et salariés se situe au niveau des conseils de surveillance, instances départementales qui peinent à assumer leurs rôles de contrôle, de veille et d’alerte faute de compétences spécifiques.

Ce nouveau schéma matérialise les changements de rôles entre élus et salariés dans les domaines de la gestion des établissements (qui passe sous la responsabilité des salariés directeurs d’établissement). C’est pourquoi ce nouveau schéma et sa large diffusion dans les délégations apparaissent clairement comme un outil de cadrage relationnel.

Le plan d’action stratégique 2011-2015 ou « le tournant gestionnaire »

Un nouveau plan d’action national a été lancé pour la période 2011-2015, qui compte 668 mesures. Il s’agit d’une étape marquante dans la « grande mue [3] » de la CRF, avec l’apparition du terme « association-entreprise [4] », incarnant ainsi les transformations en cours et leur logique gestionnaire.

Dans le cadre de cette communication, notre attention porte principalement sur la partie des outils de gestion, à savoir « pilotage et performance de gestion ». Trois axes sont mis en avant :

  • Optimiser l’organisation et améliorer le pilotage, notamment par une meilleure coordination des activités et révisions des documents clés (statuts, règlement intérieur et procédures) ; une mise en cohérence des référentiels ; et, enfin, l’amélioration des procédures de reporting grâce au déploiement d’un système d’information, de tableaux de bord et d’indicateurs nationaux et régionaux de pilotage.

  • Améliorer la gestion en raison de la crise économique et des changements réglementaires dans le milieu sanitaire et médico-social. Cela passe par une volonté de s’autofinancer.

  • Développer et diversifier les ressources : pour financer ses missions, la CRF envisage d’étendre sa collecte de fonds auprès du grand public, mais aussi auprès de nouvelles cibles (les grandes entreprises ou les philanthropes).

L’apparition d’une rubrique « le pilotage et la performance de gestion » s’accompagne de mesures visant à « améliorer la gestion financière à tous les niveaux de l’association ». A titre d’illustration, plusieurs mesures inquiètent les bénévoles comme les salariés, car elles témoignent d’une rationalisation budgétaire « sévère » : ainsi la mesure 580 « poursuivre et renforcer la démarche PRE (plan de retour à l’équilibre), en particulier en identifiant les entités présentant des signes de défaillance et en agissant en amont » ; la mesure 582 « analyser et maîtriser les charges pouvant être rationalisées (frais de déplacement, recours au personnel temporaire et aux consultants externes) ; et la mesure 586 « appréhender l’impact des changements réglementaires et optimiser les nouveaux montages financiers pertinents (mode de financement, fiscalité, immeubles de rapport…) ».

Ce plan national a été décliné à l’échelon régional. La procédure de déploiement s’est faite de manière progressive et contingente puisque, face aux 668 mesures, les délégations régionales ont immédiatement réagi en soulignant l’ambition démesurée et l’impossibilité d’atteindre les objectifs fixés dans le temps imparti. Des choix ont été faits régionalement en fonction de priorités territoriales décidées en séminaires organisés localement. Nous verrons plus loin que la modernisation de la CRF, incarnée dans ce plan d’action, va ébranler les repères et constructions identitaires de ses bénévoles et salariés.

Démarche qualité de la filière formation : les limites d’une démarche top-down

A partir de 2006, la CRF a également transformé l’organisation de son appareil de formation pour l’adapter à deux évolutions majeures du secteur de la formation : l’accroissement de la concurrence des établissements publics et l’évolution du financement [5] des instituts de formation.

A partir de 2010, est également décidé par le siège parisien l’engagement de l’ensemble de la filière formation dans une démarche qualité, le but étant d’obtenir la certification ISO 9001. Celle-ci a effectivement été obtenue en juin 2014, comme le mentionne le site Internet de la CRF. Le développement de la démarche qualité correspond à la deuxième rubrique du plan d’action 2011-2015. Comme dans d’autres organisations, plusieurs freins sont apparus dans les établissements de la CRF concernés par cette démarche : l’absence de clarification des enjeux (pourquoi et pourquoi maintenant ?), la confusion entre les notions d’évaluation et de contrôle, la démarche descendante du siège sans prise en compte des contextes locaux, le manque de ressources (temps, personnels et qualification) pour mettre en oeuvre cette démarche.

Plus profondément, le processus de certification ISO 9001 implique deux changements majeurs pour les salariés et bénévoles de l’association : une montée en puissance du professionnalisme et la mise en place d’une culture de l’évaluation, deux évolutions très éloignées de la logique militante. Il est même évoqué la nécessité d’« accompagner le déploiement du dispositif au sein du réseau pour favoriser l’acculturation » (extrait). Le terme d’acculturation est fort et souligne le caractère radical du changement : la relégation des anciennes références culturelles du modèle caritatif derrière celles du modèle gestionnaire (Combes-Joret et Lethielleux, 2014).

Le déploiement d’outils informatiques : le cas du logiciel Aïda

Comme d’autres associations caritatives, la CRF fait face à l’accroissement des normes et règlements applicables à ses différentes activités et plus particulièrement à la distribution alimentaire. Plusieurs outils et procédures ont ainsi été développés par le siège et diffusés dans les délégations départementales et locales.

Parmi les exemples d’applications informatiques mises en place au cours du plan d’action 2011-2015, nous avons pu observer le déploiement de l’outil informatique Aïda en région Champagne-Ardenne et nous rendre compte des difficultés rencontrées par les bénévoles et salariés sur le terrain. « L’informatisation de l’aide alimentaire représente un énorme challenge pour nos bénévoles, mais elle est indispensable ! Votre contribution à ce projet est donc très importante pour nous accompagner dans cette étape de modernisation inévitable et nécessaire [6]. »

Le déploiement du logiciel Aïda à partir de 2011 sur les 1 300 établissements et délégations de la CRF a permis d’assurer le suivi et la traçabilité de l’aide alimentaire rendus obligatoires par l’Union européenne. Le logiciel aide également à mieux mesurer l’étendue et l’impact de cette activité d’aide alimentaire, à mieux identifier les bénéficiaires et à garantir une meilleure gestion des stocks.

L’utilité et la légitimité de cet outil ne sont pas remises en cause par les bénévoles et les salariés sur le terrain. En revanche, les modalités de sa mise en oeuvre (démarche top-down, délais courts) génèrent des tensions. « Il y a des outils, mais Paris a oublié que les bénévoles ne sont pas des professionnels. On n’a pas de réponses. Il faut des connaissances de professionnels » (Combes-Joret et Lethielleux, 2012). L’augmentation des normes (transparence, efficacité, équilibre financier) et des contraintes (traçabilité des produits alimentaires) imposées par les pouvoirs publics explique en partie cette exigence accrue de professionnalisation, mais pas totalement. Pour certains bénévoles de terrain, « ces exigences sont perçues comme une forme de diktat venant des salariés du siège national et non comme un effet de la diffusion au secteur associatif des préceptes du New Public Management ». Les bénévoles « militants » qui viennent à la CRF pour « aider les plus démunis », « être utiles », ne s’y retrouvent plus, ils ne viennent pas ici pour gérer des stocks. Pour d’autres bénévoles élus, notamment ceux qui ont des responsabilités dans des petites délégations locales, l’exigence de professionnalisme et la nécessaire maîtrise de compétences en informatique et en gestion sont certes bien comprises, mais paraissent difficiles à acquérir pour eux.

La Croix Rouge française entre processus identitaire et dynamiques de modernisation

L’outil de gestion est, pour David comme pour Moisdon, un dispositif d’interactions mettant en mouvement les acteurs, coordonnant leurs efforts d’exploration et confrontant leurs schémas d’interprétation (Moisdon et al. 1997). Mais il est aussi performatif au sens de Callon et Latour en contribuant à modifier les représentations et les pratiques des acteurs, comme l’illustrent les quatre outils de gestion analysés dans ce texte.

Des outils de gestion orientés vers la conformation plus que vers l’exploration

Les quatre outils de gestion analysés (le nouveau schéma organisationnel, le plan d’action stratégique, le logiciel Aïda et la certification ISO 9001 de la filière formation) présentent des caractéristiques que nous avons synthétisées dans le tableau 1, présenté dans l’annexe I.

En reprenant la typologie de Moisdon (1997), il apparaît que les quatre outils de gestion emblématiques de la période étudiée (2010-2013) ont plus une visée de conformation à de nouvelles normes de gouvernance et de gestion, qu’une visée d’exploration du réel et de soutien aux initiatives locales.

Ces quatre outils sont par ailleurs plus inscrits dans une volonté de cadrage relationnel que de cadrage orienté connaissances (en reprenant la typologie de David (1996) :

  • entre les bénévoles élus et les dirigeants salariés des établissements, en ce qui concerne le schéma organisationnel ;

  • entre le siège et les délégations départementales ou locales, s’agissant des trois autres outils (plan stratégique, logiciel Aïda et certification qualité).

Des outils perturbateurs de la légitimité et de l’identité

Dès 2010, les acteurs interrogés évoquent les risques organisationnels liés aux réformes engagées et aux déploiements de plusieurs outils de gestion. Ils pointent notamment :

  • la surcharge administrative (avec notamment le fonctionnement par projets et appels à projet) ;

  • et son corollaire, la saturation des moyens humains au niveau du siège de la CRF ;

  • le risque d’effet technocratique (top-down) et d’incompréhension externe du projet associatif ;

  • un risque lié au développement des activités et à la croissance de la CRF : la non-maîtrise de la complexité de ces activités et la difficulté à mettre en place une organisation adéquate et évolutive.

Le plan d’action stratégique et le nouveau schéma organisationnel opèrent bien un recadrage relationnel en redéfinissant les priorités et en redessinant les liens hiérarchiques et fonctionnels, notamment entre bénévoles élus et salariés dirigeants des établissements. Dans certaines délégations, l’alignement organisationnel s’est opéré sans difficulté. Dans d’autres au contraire, la redéfinition des fonctions et des responsabilités a été vécue comme une menace identitaire, source d’insécurité relationnelle et de dégradation des liens entre bénévoles et salariés.

Les nouveaux logiciels informatiques et la démarche qualité participent quant à eux d’un cadrage des connaissances qui peut aussi constituer une menace identitaire en insécurisant les bénévoles comme les salariés, chargés d’appliquer ces nouvelles procédures. En ce qui concerne la démarche de certification ISO 9001 dans la filière formation, pour certains IRFSS [7], notamment ceux de petite taille et mono-formation, c’est un formidable outil de formalisation/clarification/exploration des pratiques professionnelles en interne et de communication en externe. Pour d’autres, c’est une contrainte supplémentaire de conformation imposée par le siège, posant d’importants problèmes concrets de référencement et mettant en difficulté les salariés et les établissements retardataires, considérés comme « les mauvais élèves de la classe ».

La nécessité d’apprendre à changer

Dans les entreprises de l’ESS comme dans les organisations culturelles (Aubouin, 2010, p. 16), la mise en place d’outils de gestion s’inscrit bien dans un processus de lutte entre « la logique de l’outil (rationalisatrice, contrôleuse ou normative) et celle de l’organisation », ici en l’occurrence celle de l’association humanitaire. Au-delà d’une question de légitimité de l’outil, c’est une question d’identité à laquelle sont confrontées les associations gestionnaires d’établissements. Les différents outils de gestion de la performance marquent bien l’entrée de la CRF en marché (en marchandage sur les prix et la concurrence pour les parts de marché, que ce soit dans la formation ou les postes de secourisme) et viennent brouiller l’image d’une organisation associative « pure ».

Ce qui pose question dans l’implantation d’outils de gestion à la CRF, c’est, pour reprendre les termes d’Hatchuel et Weil (1992), la philosophie gestionnaire sous-jacente : celle de l’entreprise, de l’efficacité et de la performance en opposition frontale avec celle de l’engagement et du don de soi qui imprègne les bénévoles élus comme ceux de terrain.

Plus précisément, la réforme de la gouvernance initiée en 2007 et intensifiée à partir de 2010, s’est révélée être un choix très rationnel sur le papier, mais préjudiciable sur le terrain en générant une insécurité relationnelle des différents acteurs en région (que ce soit les bénévoles élus, les bénévoles de terrain, mais aussi les salariés présents dans les délégations ou à l’échelon régional).

Devant la perception d’une fracture culturelle et la menace de délitement du lien social, l’équipe dirigeante a mis en place à partir de 2012 une importante politique de communication interne autour de l’idée « d’une communauté d’acteurs ».

Ce slogan fédérateur interroge l’identité de la CRF, dans ses dimensions centrales et distinctives :

  • le sens de la participation de chacun aux actions et à la vie de l’association, pour ne pas faire des bénévoles des salariés non rémunérés et des salariés des bénévoles ;

  • leur adhésion aux principes et valeurs de la Croix-Rouge et la responsabilité partagée par tous quant à leur mise en oeuvre dans les comportements et dans les actions au quotidien ;

  • la capacité de la CRF à s’ouvrir à la diversité des engagements d’aujourd’hui, à leur complémentarité et à la reconnaissance de la place utile et nécessaire de chacun (jeunes/anciens, acteurs de l’urgence et secourisme et du social, bénévoles/volontaires, bénévoles/salariés, salariés/volontaires…).

Dans un contexte de transformations majeures, pour la CRF comme pour les autres associations employeuses, « apprendre comment changer tout en conservant ses spécificités représente un enjeu vital » (Draelants, 2007, p. 191). Il est aussi primordial, pour de grandes organisations comme la CRF, de gérer les tensions entre le local et le national, entre processus identitaires et dynamiques de modernisation (Berry, 2011).