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Les incubateurs d’entreprises sont reconnus depuis les années 80 comme un moyen d’augmenter les chances de survie des jeunes entreprises durant leurs premières années d’existence (Hackett, Dilts, 2004). Le concept d’incubation est souvent associé à l’innovation technologique, aux start-up et aux jeunes diplômés créatifs, entre autres. Et pourtant, il existe d’autres modèles d’incubation, moins connus et tout aussi pertinents. L’un d’eux, qui nous intéresse tout particulièrement, est l’incubateur technologique de coopératives populaires (ITCP). Comme tout incubateur, son objectif est d’offrir un environnement protégé pour augmenter les chances de survie d’une jeune entreprise. Cependant, le public cible d’un ITCP est particulier.

A l’inverse des incubateurs d’entreprises classiques, qui accueillent en majorité un public socialement privilégié titulaire d’un diplôme, les ITCP ciblent en effet des populations marginalisées, en situation de précarité économique, peu ou non éduquées. Ces populations vivent en règle générale dans des périphéries – bidonvilles ou banlieues défavorisées – et font rarement l’objet de véritables politiques de développement et d’inclusion. Elles représentent pourtant 37 % des citadins dans les pays en voie de développement, c’est-à-dire un milliard de personnes, et ce chiffre devrait doubler d’ici 2030 avec l’accroissement de la population mondiale (United Nations, 2015).

Les ITCP s’intéressent à de jeunes entrepreneurs issus des classes défavorisées et soutiennent leur insertion sociale. Il ne s’agit pas simplement de lutter contre la pauvreté, mais de promouvoir le développement de l’économie locale (Dagnino, Fonseca, 2007). De plus, les ITCP, comme leur dénomination l’indique, favorisent le développement des organisations de type « coopérative ». Une coopérative se distingue d’une entreprise capitaliste premièrement par sa gouvernance et sa forme collective, dont les objectifs sont définis et contrôlés (Diaz-Foncea, Marcuello, 2013). Les premiers ITCP documentés dans la littérature sont apparus au Brésil au sein des universités publiques qui, en cherchant à mener des actions pour améliorer la situation des personnes vivant dans les favelas, ont mis en place ce modèle original et pertinent d’incubation (Almeida, 2005).

De plus en plus, les universités se doivent d’être des institutions économiquement et socialement pertinentes. On peut affirmer qu’en développant les ITCP celles du Brésil sont en train de répondre au défi d’occuper un rôle plus engagé et responsable vis-à-vis des questions d’inégalité sociale et de pauvreté. Deux questions de recherche guident notre étude : Quels sont les éléments constitutifs des incubateurs créés par les universités brésiliennes qui leur permettent d’agir à la fois au niveau social et économique ? Ce modèle est-il transférable à d’autres contextes universitaires ?

Dans cet article, nous analysons le modèle d’ITCP à travers des études de cas dans trois universités brésiliennes, développées selon l’approche recommandée par Stake (1995), laquelle sera détaillée dans la section méthodologique. Les résultats permettront d’aboutir à la modélisation d’un tel incubateur en utilisant un cadre d’analyse basé sur le concept de modèles d’affaires, qui insiste sur la proposition de valeur offerte aux clients ou bénéficiaires plutôt que sur le profit économique ou financier. De plus, ce cadre est utilisé de manière croissante en sciences de gestion par les chercheurs souhaitant étudier les organismes sans but lucratif (OSBL), les organismes non gouvernementaux (ONG) ou les entreprises sociales (Yunus et al., 2010). Le but de cet article est de mieux comprendre ce nouveau modèle d’incubation de nature sociale et de réfléchir sur sa pertinence dans d’autres contextes. L’expérience des ITCP se situe dans une vision d’économie solidaire (França Filho, 2003). Cette appartenance pourrait nous amener à nous distancier du langage des modèles d’affaires, qui est plutôt enraciné dans la culture de l’entrepreneuriat. En refusant cette fermeture dans des silos, notre article démontre que différents champs peuvent partager certains outils et certaines techniques sans pour autant perdre leur authenticité.

L’émergence et l’évolution des ITCP

Les incubateurs d’entreprise, ou « business incubators », recouvrent un grand nombre de définitions et existent sous des formes très variées, allant de la simple offre de bureaux à l’accompagnement personnalisé des jeunes entreprises (Hackett, Dilts, 2004). Au total, cette industrie, avec sa grande variété de modèles, représente près de 7 000 incubateurs à travers le monde, dont 1 250 aux Etats-Unis en 2012 (InBIA, 2012). La plupart sont des incubateurs à usage mixte (54 %), suivis des incubateurs technologiques (37 %). En termes de financement, ils sont largement supportés par des institutions académiques (32 %) ou des organisations de développement économique (25 %).

Au Brésil, l’industrie de l’incubation a vu le jour plus tardivement et son évolution diffère donc légèrement. Les incubateurs technologiques ont été les premiers à être créés, en 1986, en s’appuyant sur la politique de science et technologie du gouvernement militaire. Celle-ci avait en effet facilité un rapprochement entre les universités et les jeunes entreprises (Almeida, 2005). En 1990, le premier incubateur traditionnel géré par le secteur privé voit le jour suite à l’initiative de la Fédération des industries de São Paulo (Fiesp). Dans le même temps, le Brésil s’ouvre aux importations étrangères, ce qui aggrave la situation économique déjà difficile et entraîne une augmentation du chômage et de la précarité d’une grande partie de la population. Une réflexion émerge alors dans les milieux universitaires pour trouver un moyen de combattre cette pauvreté et l’exclusion sociale vécue par les Brésiliens les plus démunis, notamment ceux habitant les favelas (bidonvilles). A cette époque, la plupart des universités ont déjà une expérience d’incubation en leur sein, mais elles perçoivent l’inadéquation du modèle d’incubation classique aux caractéristiques des populations à faible revenu, souvent peu éduquées.

L’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) décide d’adapter le modèle d’incubation aux besoins de ces populations pauvres et commence, en 1995, à incuber des coopératives de travailleurs provenant de la favela de Manguinhos (bidonville situé dans la zone nord de la ville de Rio de Janeiro). La composante coopérative a été choisie pour ses caractéristiques démocratiques et d’autogestion ainsi que pour ses effets positifs sur l’insertion (Vuotto, 2014). Le but est d’émanciper les acteurs en leur offrant une formation et en leur donnant la possibilité de prendre leurs propres décisions. De plus, l’éducation coopérative, enseignée dès la maternelle dans certains pays d’Amérique latine, ainsi que la formation d’une coopérative sont considérées comme bénéfiques, permettant de s’émanciper d’une position subalterne dans le système capitaliste (Hirschman, 1986). L’organisation en coopérative permet également de supprimer les intermédiaires et d’augmenter le pouvoir de négociation de ses membres.

Une méthodologie particulière a été développée, permettant de prendre en compte cette dimension coopérative et les particularités des incubés. La méthode d’incubation intègre de ce fait deux logiques : la performance économique du projet et la performance du groupe en tant que coopérative. Elle dure entre trente et trente-six mois et repose sur un accompagnement régulier et de proximité, le personnel de l’incubateur se rendant sur le terrain pour former les incubés. Ce nouveau modèle d’incubation de coopératives obtient des premiers résultats positifs avec les coopératives créées à Manguinhos et suscite rapidement un intérêt national.

En 1997, l’Université fédérale de Ceara (UFC) met en place son ITCP. En 1998, le Programme national d’incubateurs de coopératives populaires (Proninc) est créé pour favoriser la diffusion de ce modèle. Actuellement, il existe près de quarante et un incubateurs dans le réseau d’ITCP, selon les dernières estimations, englobant 350 coopératives incubées et 8 000 emplois créés (PCP, 2014). Il est aussi important de noter que ce modèle se concentre sur des secteurs « low-tech » comme le recyclage de déchets, l’agriculture, l’artisanat, l’industrie textile ou encore l’alimentation.

Ce qui différencie aussi fondamentalement les ITCP d’autres incubateurs, c’est la situation d’exclusion sociale et de précarité économique vécue par les incubés (PCP, 2014). A la différence des incubateurs classiques, qui cherchent à incorporer les entreprises innovantes de demain, l’objectif des ITCP est de lutter contre la pauvreté, en insérant par le travail et l’autogestion des populations marginalisées dans l’économie formelle (Dagnino, Fonseca, 2007).

Notre article vise à contribuer à ce thème de recherche en utilisant une méthodologie qui se concentre sur la complémentarité des perspectives des incubateurs et des incubés, afin de parvenir à une modélisation la plus complète possible de ce système. Cette modélisation a pour but d’identifier la structure permettant aux ITCP brésiliens d’agir à la fois au niveau économique, social et local, et de voir dans quelle mesure ce modèle est transférable à d’autres contextes. Les universités étant appelées à démontrer leur caractère entrepreneurial, orienté vers l’innovation, et à développer une culture proactive et socialement responsable, l’incubateur est un des exemples de rôles que peut assumer ce nouveau modèle d’universités entrepreneuriales.

Le concept de modèle d’affaires comme cadre d’analyse

En cohérence avec nos objectifs de recherche d’être utile à la fois aux chercheurs et aux praticiens, nous avons fondé notre cadre d’analyse sur le concept de modèle d’affaires, qui désigne la façon dont une entreprise est censée réaliser des bénéfices. Il s’agit d’une représentation logique qui facilite la compréhension d’un modèle économique ainsi que la communication entre les différentes parties prenantes, en particulier entre entrepreneurs et investisseurs (Osterwalder, Pigneur, 2010). Malgré son utilisation intensive dans le milieu des affaires, ce concept s’est récemment étendu aux domaines de la responsabilité sociale des organisations et de l’économie solidaire. Yunus et al. (2010) sont ainsi parmi les premiers auteurs à avoir appliqué le concept de modèle d’affaires aux entreprises socialement responsables et à faire émerger ce qu’ils appellent un « modèle d’affaires social ».

L’application du concept de modèle d’affaires aux organisations à but non lucratif est justifiée parce qu’elle permet de passer d’une approche en termes d’avantage compétitif à une approche en termes de proposition de valeur (Lecocq et al., 2010). Un article traitant spécifiquement d’un modèle d’affaires pour les entreprises sociales est paru récemment (Wilson, Post, 2013). Quant aux articles modélisant les incubateurs, nous n’en avons trouvé qu’un qui propose un schéma général de questions pour problématiser l’action des ITCP (Almeida, 2011). Ce schéma permet de réfléchir sur le fonctionnement des ITCP, mais n’apporte pas une compréhension détaillée des éléments constitutifs de ce système.

Le cadre du modèle d’affaires d’Osterwalder et Pigneur (2010) – connu comme Canevas en français ou Canvas en anglais – a été retenu parce qu'il s’inscrit dans les travaux qui s’intéressent à la création, à la distribution et à la capture de valeur, en opposition aux « modèles de revenu », qui sont orientés vers la génération de revenus économiques. De plus, nous avons constaté que la majorité des membres des incubateurs interrogés connaissent le concept de modèle d’affaires et sont plus particulièrement familiers avec celui d’Osterwalder et Pigneur (2010). Nous avons donc gardé les éléments du modèle Canvas comme notre cadre d’analyse, organisés comme suit : ressources clés et structure des coûts, partenaires clés, activités clés, relation client et canaux de communication, flux de revenus, segments de clientèle et proposition de valeur.

Ce modèle répond bien à nos objectifs de recherche, car sa conception large de la notion de client est très adaptée à l’étude des ITCP. Il permet de prendre en compte tous les bénéficiaires de la valeur créée par l’organisation et non pas uniquement ceux qui paient pour elle. Le client est entendu au sens large et n’est plus simplement celui qui paie pour le service ou le bien fourni : il renvoie à l’ensemble des acteurs qui bénéficient de la valeur proposée par l’entreprise (Moingeon, Lehmann-Ortega, 2010).

Le design méthodologique

Afin de répondre à nos deux questions de recherche, nous avons conçu une stratégie de recherche basée sur une étude de cas multiples, c’est-à-dire un design de type instrumental et collectif selon la classification de Stake (1995). La sélection des études de cas a été réalisée en deux temps.

Premièrement, nous avons identifié les ITCP brésiliens et leurs modèles de fonctionnement en termes de méthode d’incubation, d’origine des financements, de composition de l’équipe, etc. Basés sur cette analyse préliminaire, nous avons sélectionné trois ITCP avec des caractéristiques distinctes : l’ITCP-FGV (Fundação Getúlio Vargas), l’ITCP-USP (Universidade de Sao Paulo) et l’ITES-UFBA (Universidade federal da Bahia). Cette diversité augmente la richesse de notre analyse et les chances de saturation des propriétés théoriques des éléments du modèle Canvas.

Dans un second temps, nous avons contacté les managers des trois incubateurs sélectionnés et nous leur avons demandé de nous indiquer des interviewés potentiels et de nous préciser leur activités d’incubation. Ils nous ont ainsi mis en relation avec différentes parties prenantes (membres des ITCP, coordinateurs, formateurs, incubés) et nous ont indiqué des événements (généralement des réunions de travail sur le terrain) auxquels nous pouvions assister, pour observer leur manière de travailler et échanger ensuite avec les incubés. Concernant ces derniers, des groupes relativement variés ont été sélectionnés : groupes en cours d’incubation, groupes ayant terminé le processus d’incubation, groupes plus ou moins performants, etc.

Nous avons procédé à une triangulation des informations récoltées en nous appuyant sur des données documentaires (documents internes, pages Web des incubateurs, articles de presse, etc.), des données d’observation (participation à des réunions, à des activités organisées par l’incubateur) et des données enregistrées et transcrites (entretiens). La méthodologie de recherche se base donc sur une étude multi-cas s’appuyant sur l’observation de ces organisations dans leur cadre naturel, en se concentrant particulièrement sur leur fonctionnement et sur les incubés.

Le premier incubateur étudié est celui de la Fundação Getúlio Vargas (ITCP-FGV) : créé en 2001, il est l’un des rares incubateurs rattachés à une institution privée. La Fundação Getúlio Vargas étant une école de commerce, l’ITCP créé par cette institution possède un mode de fonctionnement et une logique de gestion particuliers. Cet incubateur se concentre d’abord sur la génération de revenus et la viabilisation de ces sources de revenus pour les coopérants. Il s’intéresse ensuite à leur engagement en politique ainsi que dans l’économie solidaire. Il est l’un des incubateurs travaillant le plus en lien avec le secteur privé, que ce soit pour ses sources de financement, à 90 % issues de ce secteur, ou pour ses nombreux partenariats avec de grands groupes, tels que Dow Chemicals et BBVA. Au cours de notre étude, nous avons réalisé des entretiens avec l’équipe responsable de la stratégie de l’incubateur, avant de commencer à suivre les opérationnels sur le terrain. Cela nous a amenés à observer une activité d’incubation avec une association d’agriculture familiale, dans la communauté de Santa Isabel, et à rencontrer plusieurs groupes anciennement et actuellement incubés, dans la favela de São Bernardo do Campo (São Paulo). On souligne particulièrement un entretien avec une coopérative incubée, fabriquant des sacs à partir de matériaux recyclés, et l’observation de l’activité d’appui à la comptabilité et à la commercialisation d’une coopérative incubée, qui fabrique du savon à partir d’huile recyclée.

Le deuxième incubateur étudié est celui de l’Université de São Paulo : l’ITCP-USP. Il s’agit du plus ancien des trois incubateurs créés en 1998 par le professeur Paul Singer, reconnu comme le père de l’économie solidaire au Brésil. L’ITCP est donc très ancré dans cette idéologie et représente le modèle historique des ITCP, dans la veine du premier incubateur de l’UFRJ. Le premier et l’un des plus anciens incubés de l’ITCP-USP est la banque communautaire União-Sampaio, située dans la zone sud de São Paulo. L’ITCP a soutenu pendant près de trois ans la création et le développement de cette banque, qui offre à des populations marginalisées l’accès à des services bancaires et financiers basiques. Nous avons réalisé un entretien avec son directeur et observé des activités d’incubation dans une cafétéria, une coopérative de recyclage de déchets et une coopérative constituée de petits producteurs, des jeunes déficients mentaux.

Le dernier et le plus récent incubateur étudié est celui de l’Université fédérale de Bahia : l’ITES-UFBA. Il possède depuis sa création une méthodologie et une manière de travailler différentes, car il n’incube pas d’initiatives isolées, mais des réseaux d’économie solidaire comprenant plusieurs organisations sur un même territoire. Il représente donc en quelque sorte la nouvelle génération d’ITCP, appelée incubateur technologique d’économie solidaire (ITES ; França Filho, Cunha, 2009). Nous avons suivi l’équipe sur le terrain, premièrement dans la communauté de Santa Luzia, où une banque communautaire, une épicerie et un centre communautaire ont été incubés. La dernière initiative à être incubée est un centre informatique permettant aux habitants d’avoir accès à des ordinateurs et à Internet, ainsi qu’à des formations à l’utilisation de ces outils. Dans la communauté de Matarandiba, nous avons assisté à une activité d’accompagnement de la banque communautaire qui accorde des microcrédits aux habitants de Matarandiba, ainsi qu’à une activité de soutien à un groupe d’ostréiculteurs, pour les aider à améliorer leurs méthodes de production et à commercialiser en commun. Cette immersion dans le quotidien des incubateurs nous a permis également de remplir, au fur et à mesure, les composantes du modèle Canvas avec les différents éléments identifiés dans chacun des cas étudiés. Afin de les identifier, nous avons codé les entretiens et les comptes rendus d’observation réalisés en utilisant les composantes du modèle comme catégories de codage. Une fois le modèle complété avec un très grand nombre d’éléments issus de l’observation ou des entretiens, nous les avons regroupés par thèmes pour élaborer le modèle présenté ci-dessous.

Présentation des résultats

Le tableau 1 (en page suivante) présente les résultats de la modélisation des ITCP à partir de la perception des principales parties prenantes.

Ressources clés et structure de coûts

Les ITCP fonctionnent avec une équipe et des coûts réduits. Ce qui frappe au premier abord est le peu de ressources physiques et financières propres à l’incubateur. De par leur nature universitaire, ils occupent un local prêté par l’université à laquelle ils sont affiliés. Concernant leur action au sein des communautés, ils utilisent les locaux d’une association, d’une église ou d’une ONG partenaire pour exercer leurs activités. Quant aux ressources financières, une faible part sert à rémunérer les membres de l’équipe. La plupart des personnes travaillant pour l’incubateur sont en effet rémunérées par d’autres moyens : les étudiants par des bourses d’études, et les professeurs et les techniciens sont fonctionnaires de l’université. La plus grande partie des ressources est directement transférée pour soutenir les initiatives locales, comme le financement d’un camion pour des agriculteurs ou la construction d’un centre informatique.

Tableau 1

Les éléments constitutifs d’un modèle d’affaires d’un ITCP

Les éléments constitutifs d’un modèle d’affaires d’un ITCP

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Le modèle de l’ITCP est donc très peu coûteux à mettre en place et l’infrastructure de base repose principalement sur les ressources de l’université. L’accompagnement des différents groupes locaux dans la création de coopératives et de banques communautaires permet aux ITCP de développer des méthodologies spécifiques à l’incubation de ce type d’organisations.

L’ITCP-FGV est en train d’accumuler une expérience importante dans deux domaines : finance solidaire et commerce équitable. Il a soutenu la création d’une banque de microcrédit et d’une agence de commercialisation spécialisée dans le commerce solidaire. Avec cette expertise, l’ITCP-FGV continue d’agir comme un promoteur de ces types d’initiatives auprès du secteur public et des entreprises [ITCP-FGV].

La question des ressources humaines et de leur sélection est très importante, car ce sont elles qui font fonctionner l’ITCP et qui contribuent à développer de nouvelles méthodologies. C’est également là que l’on observe les principales différences entre incubateurs. Le nombre de professeurs gérant l’incubateur est sensiblement le même, mais l’ITES-UFBA et l’ITCP-FGV se différencient des autres par un effectif plus expérimenté (composé en majorité de techniciens et de consultants). Ils ont fait le choix de recruter des profils orientés vers les sciences de la gestion, de l’économie ou de l’éducation, alors que l’ITCP-USP compte principalement sur le travail des étudiants et possède une équipe évoluant des sciences sociales aux sciences de l’environnement. Cette différence dans les équipes se ressent sur le terrain, notamment dans la manière d’accompagner les incubés et de gérer le processus d’incubation. L’ITES-UFBA et l’ITCP-FGV vont, par exemple, apporter plus de méthodes de gestion des entreprises alors que l’ITCP-USP va insister sur l’émancipation politique. La composition de l’équipe est donc déterminante et doit être adaptée au public et à l’objectif ciblés par l’ITCP.

En bref, on constate que la mise en place d’un ITCP dépend moins de la disponibilité des ressources financières que de la volonté politique de l’université de rendre disponible l’infrastructure minimale et, surtout, de l’engagement des professeurs et des étudiants.

Partenaires clés

La seconde caractéristique importante d’un ITCP est l’articulation d’un réseau étendu et divers de partenaires clés, aussi bien publics que privés. Cette diversité est particulièrement nécessaire pour un ITCP, étant donné qu’il fonctionne avec une quantité très réduite de ressources propres. Le réseau de partenaires est crucial pour enrichir la proposition de valeur.

Les institutions publiques agissent avec les ITCP en les subventionnant pour réaliser conjointement des projets de développement. Ils valorisent la connaissance que les ITCP ont des réalités locales en les associant à la rédaction d’appels d’offres ou de politiques publiques. Ainsi, le gouvernement brésilien, en collaboration avec l’ITES-UFBA, a rédigé une charte politique de finances solidaires afin de bénéficier de son expertise dans l’incubation de banques communautaires. L’élaboration conjointe de ce type de politiques a mené à des relations de long terme grâce auxquelles les équipes des deux côtés travaillent régulièrement ensemble.

En ce qui concerne les partenariats avec des entreprises privées, le projet de communauté de Matarandiba (ITES-UFBA) avec l’entreprise Dow Chemicals représente un exemple concret. Le double avantage de ce type de partenariat est d’assurer la pérennité des incubateurs et de mettre en oeuvre des projets d’entreprise répondant aux besoins et aux réalités du terrain, que l’équipe de l’ITCP connaît bien. Ces partenariats durables sont particulièrement importants, car ils permettent d’obtenir des financements réguliers sur plusieurs années et de pouvoir investir dans des initiatives à plus long terme. Par exemple, l’entreprise Dow Chemicals contribue à faire fonctionner l’infocentre et la banque communautaire de Matarandiba. En plus de financer le matériel informatique et les abonnements Internet (qui sont les seuls de la ville), cette aide a permis d’embaucher une employée qui gère la banque et dispense les formations aux habitants, afin qu’ils puissent utiliser ce matériel. Cela n’aurait pu être possible sans un partenariat durable, donnant de la visibilité sur les financements à venir et assurant la pérennité de projets à moyen ou long terme.

En plus des institutions publiques et privées, le secteur social et associatif joue aussi un rôle important dans les partenariats. Pour investir un nouveau territoire, les incubateurs passent souvent par l’intermédiaire d’ONG, d’associations locales ou encore d’églises bien implantées dans leur communauté. Comme nous avons pu l’observer, il n’est en effet pas facile de gagner la confiance de ces populations marginalisées. Un certain nombre d’entre elles fonctionnent en vase clos ou en quasi-autarcie avec leurs propres règles. La solution qu’utilisent les ITCP pour se faire accepter est de collaborer avec des groupes qui bénéficient d’une légitimité locale.

Le réseau de partenaires est donc crucial pour le fonctionnement des ITCP, leur permettant d’avoir accès à des ressources supplémentaires pour la réalisation de leur mission. A la différence des incubateurs classiques, pour qui l’insertion dans le marché dépend uniquement d’une logique de performance économique, pour les ITCP les relations sociales et solidaires préexistantes jouent un rôle très important dans la pérennité des partenariats.

Activités clés

Concernant les activités clés, les ITCP réalisent des diagnostics avec les communautés qu’ils souhaitent soutenir pour comprendre les dynamiques de production et de consommation ainsi que la culture locale. L’objectif est d’adapter les formations et les expérimentations sociales proposées aux particularités des communautés ou encore d’acquérir des connaissances pour répondre aux appels d’offres publics. La formation est particulièrement importante et appréciée par le public visé, souvent composé de personnes peu éduquées. Il s’agit d’une opportunité de reprendre des études tout en créant son entreprise.

L’expérimentation sociale permet, quant à elle, d’innover en s’appuyant sur des nécessités locales bien particulières, notamment dans le cas de populations en situation de précarité économique. Cela se rapproche de l’expérience de Grameen décrite par Yunus et al. (2010).

Il existe des expérimentations sociales au service d’initiatives d’incubés permettant de répondre à des besoins bien particuliers.

Un chimiste travaillant en partenariat avec l’ITCP-FGV a développé un processus productif de fabrication de savon à partir d’huile récupérée dans la favela de São Bernardo. Cette innovation, développée à la demande de la coopérative collectant cette huile, qui n’arrivait pas à stabiliser la bonne formule, attire aujourd’hui l’attention d’autres communautés et d’entreprises qui souhaitent également recycler leur huile [ITCP-FGV].

L’activité d’expérimentation sociale est donc très importante. Elle montre qu’il est possible de développer une innovation utile à un niveau plus général en répondant aux besoins locaux. Les activités des ITCP s’exercent surtout sur le terrain et répondent aux besoins précis des populations marginalisées, même si leur impact peut aller bien au-delà.

Relations clients et canaux de communication

Les relations avec les incubés ainsi que les canaux utilisés reflètent l’orientation client très forte des ITCP. Dans les trois cas observés, les équipes réalisent des activités (formation, aide à la commercialisation, etc.) sur le terrain avec chaque groupe incubé en moyenne une fois par semaine, et cela durant près de trois ans. C’est généralement la même personne qui suit un groupe du début à la fin de l’incubation ; il s’agit donc de relations durables et personnalisées.

Par conséquent, de vraies relations de confiance se développent entre le personnel de l’ITCP et les membres de la communauté. Une fois ces relations de confiance établies, de nouveaux groupes s’adressent à l’ITCP pour obtenir du soutien dans le développement de nouveaux projets.

Le second aspect important mis en avant par les incubateurs dans leurs relations avec les incubés est l’abolition de la notion de hiérarchie. Elle est due tout d’abord à une conviction politique : l’ITCP fonctionne en autogestion et repose sur des principes démocratiques. Tous ses membres sont considérés comme égaux. Ils appliquent ces principes démocratiques dans leurs relations avec les incubés et construisent les projets en coopération. Il s’agit aussi d’une conviction sociale : les membres des ITCP considèrent que le fait de traiter les incubés d’égal à égal et d’écouter leur point de vue permet de leur faire prendre conscience de leur valeur et de leur capacité à s’autogérer et à s’émanciper. En effet, ce sont souvent des personnes qui ont longtemps été déconsidérées et exclues.

Le fait de valoriser l’avis des incubés et leurs capacités à réussir est central. Néanmoins, ces relations de confiance et cette écoute sont parfois difficiles à obtenir. Il est alors important pour les ITCP de mettre en avant des projets réussis ou de s’appuyer sur leurs partenaires locaux pour convaincre les incubés.

Par exemple, les équipes des incubateurs ont été confrontées à plusieurs reprises à des résistances de la part de certains incubés qui refusaient d’accepter leur support. Cela a été le cas avec quelques employés de la cafétéria Monte Sinaï. Ceux-ci n’avaient pas confiance dans l’ITCP à la suite de mauvaises expériences avec des organisations qui s’étaient fait passer pour des ONG et n’avaient pas tenu leurs promesses [ITCP-USP].

Pour vaincre ces résistances et établir une relation de confiance, les ITCP comptent beaucoup sur le bouche-à-oreille au sein des communautés, qui leur permet de montrer qu’ils ont déjà soutenu des initiatives avec succès. Leur réseau de partenaires légitimes au niveau local, comme les églises, les associations locales, etc. (lire aussi « Partenaires clés »), est également très important pour éviter ces conflits.

Ces problèmes de résistance sont moins présents avec les entreprises et le secteur public, qui sont les clients finançant la proposition de valeur des ITCP, mais les incubateurs respectent les mêmes convictions. Il s’agit également de relations durables de confiance, comme l’ITES-UFBA, qui travaille depuis sa création avec Dow Chemicals et le secteur public. Les universitaires présents dans les incubateurs participent aussi régulièrement à des congrès, à des cercles de réflexion (think tank) politiques et autres afin de se faire connaître.

Flux de revenus

Les incubateurs ne cherchent pas à générer de profit. Néanmoins, ils doivent valoriser leur savoir-faire dans la lutte contre la pauvreté et le développement local pour capter des revenus, couvrir leurs coûts et continuer d’assurer un soutien aux incubés. Les principaux revenus captés sont des subventions provenant du secteur public et des financements d’entreprises. En règle générale, ces revenus viennent répondre à un besoin précis identifié sur le terrain. De ce fait, les populations locales ne perçoivent pas les ITCP comme organisations arrivant avec de l’argent pour investir leur territoire.

C’est plutôt la démarche inverse qui est mise en avant : les ITCP étudient les besoins locaux, identifient des initiatives à soutenir, puis établissent des demandes avec les personnes impliquées dans ces initiatives pour obtenir du financement. Les employés des ITCP se posent donc en soutien pour les démarches administratives liées aux subventions ou pour trouver des partenariats, et non pas comme des privilégiés provenant d’une grosse organisation aux revenus importants. Les équipes des ITCP observés sont très présentes sur le terrain, allant jusqu’à partager, en partie, la vie des incubés. Cette proximité permet de casser la distance et de s’assurer que les revenus des ITCP ou de leurs équipes ne sont pas une source de conflits avec les incubés.

Enfin, depuis quelques années, les ITCP cherchent à trouver de nouveaux modes de financement, même si cela reste encore faible. Ils proposent par exemple des services aux entreprises, comme des formations sur des thèmes qui les concernent : économie solidaire, développement local, etc. L’objectif des ITCP est donc d’assurer leur pérennité en captant le plus de revenus possible afin de pouvoir continuer à être utiles aux populations défavorisées.

Segments de clientèle

L’ensemble du modèle de l’ITCP est construit autour de ses clients. Les incubés sont ce que l’on appelle les « clients directs ». Il peut s’agir de personnes sans emploi vivant dans des favelas ou des communautés rurales pauvres. La « clientèle » peut aussi être constituée de groupes déjà formés mais en situation de précarité, comme des associations de producteurs ou des coopératives qui cherchent un accompagnement pour réussir à produire de manière plus efficace ou pour identifier de nouveaux clients, en vue de percevoir des revenus réguliers et décents. Enfin, les ITCP peuvent soutenir d’autres incubateurs ou des banques communautaires dans leur formation et leur développement. Les clients incubés proviennent donc d’horizons très divers.

Le second segment est représenté par les investisseurs, les commanditaires ou financeurs des projets des ITCP, qui sont les clients indirects. Ces clients-financeurs bénéficient des retombées sociales et économiques de l’action des ITCP. Cela est évident pour les institutions publiques : les actions des ITCP permettent une amélioration de la situation dans leur ville, leur région ou leur pays. Pour les entreprises privées, il peut s’agir d’une stratégie de responsabilité sociale, d’un souci d’image ou d’une véritable volonté de participer à l’amélioration des conditions de vie des personnes dans leur environnement direct. L’ITCP doit concilier la satisfaction de ces deux segments, indirect et direct, afin que les financements de l’un répondent aux besoins de l’autre.

Proposition de valeur

On réalise l’ampleur de l’impact d’un ITCP à travers la composante de proposition de valeur du modèle. Celle-ci résume la valeur directement créée par les ITCP pour leurs différents clients et les retombées indirectes, qui peuvent être bien plus importantes.

Concernant la valeur directe, le fait de générer un revenu décent et régulier aux « exclus » est central. Ces organisations souhaitent en effet apporter une solution de long terme pour améliorer durablement la qualité de vie du public visé. C’est la raison pour laquelle une initiative incubée peut durer de nombreuses années, jusqu’à ce qu’elle soit autonome et qu’elle assure un revenu régulier à ses fondateurs.

Les retombées indirectes sont liées à cette première valeur proposée et découlent du processus d’incubation et de prise d’autonomie. En ayant un emploi et un salaire, ces populations peuvent en effet se réinsérer sur le plan économique et social. En même temps, l’économie locale se développe, car une initiative qui fonctionne bien permet de réinjecter de l’argent au niveau local, donnant ainsi la possibilité à d’autres initiatives de voir le jour. Le système de banques communautaires vient appuyer cette dynamique dans les communautés.

En plus des aspects économiques, il existe d’autres retombées, comme l’engagement politique, qui fait souvent défaut dans ces populations exclues. Les ITCP ont développé pour cela un volet de formation éduquant les communautés sur leurs droits, les formes de lutte politique, etc.

Je me souviens particulièrement d’une activité avec les travailleurs de la coopérative Viva Bem, lors de laquelle une assistante sociale leur a appris un certain nombre de leurs droits (à l’éducation, à la santé, à un logement, etc.) et comment les faire respecter. Cela leur a permis de connaître les structures pouvant les aider et de s’organiser notamment pour que leur communauté soit correctement relogée lors d’un déplacement ordonné par les pouvoirs publics [ITCP-USP].

Toutes ces retombées – percevoir un revenu décent, défendre ses droits, être formé, etc. – contribuent à rétablir l’estime de soi dans ces populations. C’est un impact difficilement mesurable, mais central, car, au-delà de la pauvreté, le sentiment d’exclusion et de dévalorisation est au moins autant générateur de souffrance. Les ITCP ont donc une proposition de valeur complexe, articulée autour d’objectifs à la fois sociaux et économiques.

La figure 1 (en page suivante) résume les éléments essentiels de cette modélisation.

Conclusion

Il ressort de notre étude que les incubateurs créés par les universités brésiliennes apportent une contribution théorique et pratique au niveau économique et social. Depuis le premier incubateur, en 1959, l’industrie de l’incubation s’est à la fois développée à travers le monde et renouvelée avec l’apparition de nombreux nouveaux modèles. C’est le cas de l’ITCP, une innovation universitaire combinant incubation d’entreprises et soutien à la réinsertion économique et sociale des populations marginalisées. Ce modèle particulier a vu le jour en réponse au contexte social et économique du Brésil, mais ce pays est loin d’être le seul à avoir des communautés entières vivant dans la pauvreté et l’exclusion. Plusieurs pays connaissent actuellement une situation économique difficile, dont les pays dits développés, avec le problème récurrent des banlieues défavorisées et la difficulté à intégrer les populations immigrées.

Figure 1

La logique sous-jacente à la modélisation d’un ITCP

La logique sous-jacente à la modélisation d’un ITCP

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Dans ce contexte, les universités sont de plus en plus appelées à élargir leur engagement et leur responsabilité sociale envers les communautés qui les entourent. C’est la raison pour laquelle la compréhension d’un modèle d’incubateur universitaire tel que l’ITCP peut inspirer de nouvelles pratiques universitaires applicables à de nombreux contextes. L’étude de trois ITCP dans un réseau de quarante et un incubateurs oeuvrant au sein d’universités brésiliennes a ainsi permis d’enrichir de façon concrète la compréhension de ces nouvelles pratiques et de proposer un modèle structuré.

Concernant notre seconde question de recherche – « Ce modèle est-il transférable à d’autres contextes universitaires ? » –, nous avons identifié une logique sous-jacente à l’articulation des éléments du modèle d’affaires d’un ITCP, qui rend possible son application à d’autres contextes (voir figure 1). Le point de départ est l’engagement de la direction de l’université, avec la disponibilisation d’une infrastructure minimale – un local et d’autres ressources telles que les fournitures de bureau, le matériel informatique, etc. – et l’engagement des professeurs et des étudiants. L’université pourrait aussi contribuer au démarrage de l’incubateur, en salariant quelques employés.

Le deuxième élément est l’immersion des membres de l’incubateur (personnel, professeurs, étudiants) au sein des communautés défavorisées. C’est à partir d’une connaissance approfondie des problèmes, motivations, besoins, aspirations des futurs incubés que le travail de diagnostic, l’expérimentation et la cocréation seront mis en pratique. Tous les autres éléments du modèle d’affaires – développement de la relation avec les clients, des partenaires clés, des activités clés, des canaux de communication – découlent de ce travail conjoint incubateur-incubés.

L’une des limites de notre article est l’absence d’une analyse plus critique ou comparative des trois ITCP ou d’une comparaison entre les configurations de l’économie solidaire et les modèles d’affaire sociaux. Nous admettons que l’objectif de notre étude était moins ambitieux : décrire et analyser l’expérience brésilienne des ITCP en utilisant le vocabulaire des modèles d’affaires afin de mieux communiquer avec d’autres universitaires et praticiens. Des recherches futures pourront faire avancer notre connaissance des modèles d’incubateurs universitaires en étudiant d’autres expériences développées dans des contextes différents et en comparant les éléments constitutifs avec ceux présentés dans cet article. Nous avons la conviction que les ITCP ont un grand potentiel de transférabilité et de réinvention dans un cadre universitaire, avec l’objectif de contribuer à une société plus juste.