Corps de l’article

A la suite de notre ouvrage (Defalvard, 2015) et dans le cadre du programme de travail de la chaire ESS-Upem, nous développons l’hypothèse de recherche selon laquelle certaines des réalités de l’ESS correspondent à des communs approchés comme des communs sociaux. Si les travaux de l’école de Bloomington (cf. Ostrom, 2010) ont surtout porté sur les communs de ressources naturelles, telles l’eau, les pâturages, les bois, dans des sociétés traditionnelles, le « renouveau des communs » (Coriat, 2015) introduit une nouvelle catégorie de communs, les « communs de la connaissance », dont les ressources sont celles numériques des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). Ils sont associés à des communautés virtuelles constituées autour des logiciels libres par exemple, ou encore de l’encyclopédie libre Wikipédia.

Aux côtés de ces deux catégories, nous proposons, dans la première partie de notre article, de définir les communs sociaux comme une troisième catégorie de communs, en croisant les théories des communs d’Ostrom et de la justice de Sen. Les communs sociaux se caractérisent par la mise en commun de ressources sociales telles que la santé, l’emploi ou la culture, auxquelles sont associés une visée universaliste et un accès local démocratique. La définition de cette nouvelle catégorie de communs, qui parfois se recoupent avec les communs traditionnels ou de la connaissance, ouvre deux perspectives complémentaires de recherche : l’une de nature micro-institutionnelle qui étudie les réalités locales de l’ESS susceptibles de correspondre à des communs sociaux ; l’autre de nature macro-institutionnelle cette fois qui vise à étudier la capacité de transformation globale des communs sociaux jusqu’à entrevoir la possibilité d’une alternative à la société néolibérale.

La suite de notre article développe une approche macro-institutionnelle des communs sociaux, basée sur la méthode de l’idéal type chère à Max Weber. Dans la deuxième partie, nous commençons par positionner les communs sociaux dans l’idéal type du système économique néolibéral actuel. Les communs sociaux jouent alors le rôle « d’un miroir anti-lacanien » [1] car, loin d’unifier l’ESS, ils font ressortir ses divisions actuelles, y compris sa démarcation avec l’économie ubérisée.

Enfin, sa dernière partie aborde la possibilité pour les communs d’opérer une transformation sociale en mesure de dépasser le bloc néolibéral dominant actuel pour aller vers une société du commun. Elle envisage la possibilité d’une politique du commun dans le sens de Dardot et Laval (2014) qui associe aux communs sociaux une architecture d’ensemble du commun afin de ne pas répéter l’erreur de Gide et de sa « République coopérative » dont le vide politique l’a très vite réduite à devenir un simple « secteur coopératif » (Fauquet, 1935), condamnant plus généralement l’ESS à n’être qu’un tiers secteur.

Les communs sociaux comme hypothèse de recherche

Afin de caractériser les communs sociaux, nous empruntons d’abord la voie ouverte par les travaux d’Elinor Ostrom pour ensuite la compléter par les recherches d’Amartya Sen en matière de théorie de la justice.

Les communs dans la tradition d’Elinor Ostrom

Depuis leur reconnaissance par le prix Nobel d’économie, les travaux d’Elinor Ostrom ont fait l’objet de beaucoup d’études même si la plupart d’entre elles se limitent à une référence à son ouvrage de 1990 traduit en français en 2010 sous le titre Gouvernance des biens communs. Si une lecture plus exhaustive révèle une complexité et des évolutions dans l’oeuvre d’Ostrom [2], nous nous en tiendrons pour notre part à l’héritage d’Ostrom marqué par deux versants, l’un critique, l’autre positif. Le premier détecte une dépendance des développements d’Ostrom par rapport à la théorie économique dominante le conduisant à reproduire ses deux défauts : son homo oeconomicus désocialisé et ses biens naturalisés. D’ailleurs, lorsque Coriat (2015) se propose de définir les communs sur la base des travaux d’Ostrom, il n’évite pas tout à fait ce piège en commençant par définir les communs par la nature des ressources pour, très vite, revenir sur ses pas et ce faux départ, afin de les aborder comme des institutions [3].

Le versant positif des travaux d’Ostrom est justement d’approcher les communs comme des institutions plutôt que par le biais économiciste des biens communs. En tant qu’institution, les communs se caractérisent par trois critères additionnels empruntés au Dictionnaire critique des communs (op. cit.) : 1) la production et la gestion d’une ressource mise en commun ; 2) l’établissement de droits distribués (de propriété, d’usage, etc.) qui régulent notamment l’accès à la ressource par les commoneurs ; 3) enfin, la gouvernance collective de la ressource qui inclut la résolution des conflits générés par sa gestion.

Pour correspondre à des communs sociaux, les réalités de l’ESS devront vérifier ces trois critères additionnels.

La conversion des ressources en libertés réelles chez Amartya Sen

De la tradition ouverte par Sen en matière de théorie de la justice, nous retiendrons ses deux distinctions qui en composent le coeur : celle, d’une part, entre les ressources et droits formels et les libertés réelles et celle, d’autre part, entre les « capabilités » (ou capacités) en tant que libertés réelles des individus et les fonctionnements ou modes de vie que ceux-ci choisissent plus ou moins.

La première distinction permet selon Sen d’éviter l’écueil de la liberté formelle. Par exemple, une personne peut recevoir un vélo mais si une norme sociale interdit aux femmes de faire du vélo, elle ne pourra, si cette personne est une femme, transformer cette ressource en capacité individuelle à partir de laquelle elle pourrait décider de choisir ou non de faire du vélo. Ou encore, alors que la Constitution de la République française comporte dans son préambule un droit à l’emploi pour chacun, ce droit laisse l’emploi comme une ressource formelle pour des millions de chômeurs qui n’ont pas la liberté réelle de choisir ou non d’avoir un emploi. Pour transformer les ressources associées à des droits formels universels en capacités individuelles, Sen introduit le concept de facteurs de conversion qui sont de trois ordres : individuel, social et environnemental (2010, p. 311-312).

La seconde distinction différencie les capacités individuelles définissant l’ensemble des choix de vie possibles d’une personne, que Sen par analogie compare à l’ensemble du budget dans la théorie du choix du consommateur, et les fonctionnements qui caractérisent le mode de vie réellement choisi par la personne. En considérant une évolution sociétale qui fasse tomber la norme qui interdisait aux femmes de faire du vélo, la femme de l’exemple ci-dessus pourra désormais choisir de se déplacer au quotidien en transport public ou en vélo dans sa ville. En reprenant le schéma proposé par Bonvin et Farvaque (2007), nous pouvons réunir ces deux distinctions sur un même schéma (voir le schéma 1).

Cette approche de la justice par Sen rejoint l’approche d’Ostrom sur les communs sur un point essentiel : elle considère les ressources en les associant à des droits. L’une et l’autre font donc des ressources une affaire d’institution, évitant le biais naturaliste des économistes.

Nous sommes désormais en mesure de définir les communs sociaux comme des communs dont la ressource mise en commun est sociale au sens des « biens communs sociaux » définis en Italie par Barsani (2011, p. 94-95), dont les droits d’accès ont une visée universaliste et dont la gouvernance collective construit leurs facteurs de conversion de manière toujours locale et démocratique au sens du triptyque d’Hirschman : exit, voice, loyalty. Autrement dit, par rapport à la ressource qui est rendue accessible par un commun social, les commoneurs doivent être en mesure de la refuser (exit), de la discuter (voice) ou de la choisir réellement (loyalty). La définition des « biens communs sociaux » dans la tradition juridique italienne permet de dessiner un premier périmètre pour les ressources sociales, comprenant l’emploi, la santé, la culture, l’éducation, le logement, la mobilité, l’énergie, l’alimentation, dont les droits doivent les rendre accessibles universellement et selon une démocratie locale.

Schéma 1

Les capabilités comme libertés réelles de choix

Les capabilités comme libertés réelles de choix

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Schéma 2

Les communs sociaux

Les communs sociaux

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Au final, les communs sociaux, en plus de réunir les trois critères additionnels définissant tout commun, se caractérisent par la conversion démocratique de ressources sociales dotées de droits universels en des libertés réelles pour les individus (voir le schéma 2).

Les communs sociaux dans une économie néolibérale

La première perspective micro-institutionnelle de recherche sur les communs sociaux étudie des réalités de l’ESS susceptibles de correspondre à ce modèle. Des travaux en cours au sein de la chaire ESS-Upem s’inscrivent dans cette perspective en étudiant les communautés énergétiques durables (Celati, 2016), les communautés d’habitat alternatif (Cervera, 2016), les pôles territoriaux de coopération économique (Fontaine, 2016b) ou encore les territoires zéro chômeur de longue durée (Semenowicz, 2016). Notre article suit la seconde perspective macro-institutionnelle sur les communs sociaux car cette approche répond à notre objectif qui est ici d’analyser leur force de transformation sociale. En effet, comme Weinstein (2015) l’a précisé, un tel objectif requiert de sortir du micro-institutionnalisme sur les communs qui, à la manière d’Ostrom, les analyse comme « des arrangements locaux » afin de passer à l’étude de leurs liens avec l’ensemble du système économique.

Approche institutionnaliste de l’idéal type

Afin de construire une représentation globale des systèmes économiques, nous empruntons la méthode de l’idéal type qui consiste à prélever parmi les réalités empiriques des traits généraux dont la combinaison produit une typologie où chaque idéal type constitue une abstraction, un portrait-robot de certains systèmes économiques particuliers.

Nous choisissons quatre critères pour représenter les unités de production des systèmes économiques selon une entrée juridique distinguant les entreprises capitalistes, les entreprises et administrations publiques, les organisations de l’économie sociale et solidaire et, enfin, les entreprises individuelles. Si ces critères ne sont pas sans limites, notamment à leurs frontières qui laissent des zones floues, ils ont l’avantage de dissocier les entreprises capitalistes des petites entreprises individuelles. Reprenant les analyses de Braudel, Draperi (2007, p. 25-28) a montré l’enjeu de cette distinction pour l’ESS en particulier, dont les organisations partagent avec les secondes « une économie du travail ». Toutefois, le système productif n’est qu’une partie du système économique qui se compose de l’ensemble des relations entre la production et la consommation. Ces relations, nous les considérons à travers leur mode de régulation en retenant ici trois modes distincts : le mode concurrentiel par l’institution du marché des économistes, le mode public par l’institution de l’Etat et, enfin, le mode coopératif par l’institution d’un groupe social. En abordant en termes d’institutions les régulations de l’économie, nous nous inscrivons dans les principes de l’école de la régulation (cf. Boyer, 2009). Lorsque nous combinons nos critères, nous obtenons une représentation des systèmes économiques qui relie entre eux douze éléments de base (voir le tableau 1 en page suivante).

Un système économique peut recouvrir différents types selon, d’une part, les relations entre l’ensemble de ses éléments et, d’autre part, le bloc dominant qui le constitue. Dans le tableau 1, nous avons choisi de ne pas qualifier chaque élément du système car sa nature change en fonction de ses relations aux autres éléments ainsi qu’à l’ensemble du système. Dans cette combinatoire, une dimension nous paraît essentielle qui est celle du bloc dominant constitué par des relations étroites entre certains de ses éléments de base. Ce bloc impose sa logique par rapport à laquelle des blocs satellitaires ou marginaux peuvent être envisagés. A partir de la seconde moitié de la décennie 1980, s’est mis progressivement en place en France un bloc dominant néolibéral, en lien avec une évolution de l’environnement international de même idéologie, par rapport auquel il est possible de situer les communs sociaux.

Les communs sociaux dans la France néolibérale

L’un des événements qui marque le basculement de la France dans l’ère néolibérale est sans aucun doute la création de deux marchés financiers de produits dérivés, le Matif en 1986 et le Monep en 1987, qui a scellé « l’adaptation de la Banque de France aux dérivés » (Defalvard, 2015, chap. 10). Avec le Matif, qui est le marché à terme international français portant sur des produits de taux représentatifs de la dette publique française à long terme, l’Etat est devenu un acteur essentiel du nouvel ordre néolibéral, comme d’ailleurs les grandes banques françaises lorsqu’elles furent transformées en banque universelle consacrée par la loi de 1984. Le bloc néolibéral a progressivement émergé en soudant ensemble le capitalisme financier (élément 1) et l’Etat néolibéral (éléments 2 et 5 du tableau 1 ).

Tableau 1

Le modèle général des systèmes économiques contemporains

Le modèle général des systèmes économiques contemporains

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Le capitalisme financier est un mode de régulation du capital investi dans les entreprises capitalistes qui repose sur le jeu concurrentiel des marchés de capitaux (le marché monétaire, les marchés financiers d’actions, d’obligations et de dérivés, et le marché des changes). Ce mode s’est mis en place à partir des Etats-Unis dans le courant des années 1970, notamment avec la loi Erisa de 1974 sur les fonds de pension et l’abandon de la conversion du dollar en or par Nixon en 1971, et le passage aux changes flexibles qu’il impliqua. Selon ce mode, les entreprises capitalistes deviennent gouvernées par la nouvelle politique de la création de la valeur pour l’actionnaire. L’abandon, en 1994, par Franck Riboud de l’enseigne BSN créée par son père, pour une reconfiguration sous le seul nom de Danone, entreprise bientôt introduite à la bourse de New York en 1997, marque un autre événement symbolique du passage du capitalisme des Trente Glorieuses au nouvel âge néolibéral en France.

L’Etat néolibéral est devenu un acteur central de ce nouveau bloc dominant. En créant et en légitimant les marchés financiers, l’Etat néolibéral (élément 2) a encouragé leur logique par la diminution de l’imposition fiscale sur le capital, faisant de l’optimisation fiscale le nouvel intérêt général. Mais l’Etat néolibéral a aussi participé à la mise en place du bloc néolibéral en privatisant de nombreuses entreprises publiques, augmentant ainsi la voilure et la liquidité des marchés financiers, et en faisant maigrir les administrations publiques (élément 5). Par rapport à ce nouveau bloc néolibéral, représenté en grisé sombre dans le tableau 2, comment situer les communs sociaux ?

Les communs sociaux sont un bloc marginal du système néolibéral, qui se structure autour de la régulation coopérative de l’économie par un groupe social, faisant émerger un sous-système associant les éléments 6, 9 et 12 du tableau 1. Ils se constituent autour du noyau de l’économie solidaire (élément 9), en s’appuyant sur des partenariats public/commun dans lesquels les collectivités locales jouent un rôle majeur (élément 6), tout en impliquant des petites entreprises classiques du territoire (élément 12). Sur le tableau 2, les communs sociaux sont représentés en grisé clair pour marquer leur caractère de sous-système dominé. Donnons deux exemples de ces communs sociaux dont le groupe social, qui en assure la gouvernance collective, est un groupe local, territorialisé. Le premier est un pôle territorial de coopération économique (ou PTCE), le Pôle sud Archer dans la Drôme qui, depuis 2007, s’est développé sur la base de structures de l’insertion par l’activité économique pour intégrer aujourd’hui de multiples associations, des entreprises et deux clubs d’entreprises. Il accueille chaque année mille personnes en situation de chômage. En effet, ce commun social s’organise autour de l’emploi comme ressource sociale produite et gérée en commun afin de favoriser son accès réel à tous sur son territoire. Le second exemple est le groupement de coopération social et médico-social (ou GCSMS) né en 2011 dans le canton de Lorris dans le Loiret pour faire face à une situation de désertification médicale. Ce groupement a d’abord réuni une association de service à la personne, un Ehpad public, une maison d’accueil de l’association des paralysés de France et une association d’hébergement de personnes en situation de handicap ainsi que la ville de Lorris (représentée par son maire), l’agglomération et le canton (représentés par leurs présidents). Ce GCSMS a porté un premier projet de maison de santé pluridisciplinaire qui a ouvert en juillet 2015, après le conventionnement de neuf professionnels de santé. Dans ces deux cas, la gouvernance collective territoriale de ces communs sociaux montre qu’elle se fait en lien avec l’ensemble du système, notamment avec les droits sociaux de la Sécurité sociale que l’Etat néolibéral n’a pas fait disparaître même s’il contribue à mettre cette dernière en situation de crise permanente.

Tableau 2

Les communs sociaux dans l’idéal type du capitalisme néolibéral

Les communs sociaux dans l’idéal type du capitalisme néolibéral

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Le tableau 2, en plus de situer les communs sociaux à la marge du bloc néolibéral, révèle les divisions actuelles de l’ESS. C’est l’effet « miroir anti-lacanien » des communs sociaux qui fait apparaître un premier clivage avec l’ESS financiarisée qui concerne tout particulièrement les banques coopératives et les grandes mutuelles. Alors qu’il y a cinquante ans, à l’âge révolu d’une économie mixte, ces banques et mutuelles s’organisaient sur la base d’une gouvernance largement territoriale, elles sont de plus en plus intégrées dans le capitalisme financier. L’exemple du Crédit Agricole témoigne de cette évolution puisqu’il est devenu un groupe financier, le Casa, coté au CAC40 et impliqué dans le scandale des « Panama papers » qui ont permis de dresser une liste de plus de mille sociétés offshore. Il montre aussi à l’oeuvre une seconde démarcation avec les associations, en particulier dans le champ du social et médico-social, dont la tutelle exercée par l’Etat néolibéral leur impose de considérer la solidarité comme un coût à minimiser. Enfin, les communs sociaux ne se confondent pas avec l’économie des plateformes ubérisée (élément 10) qui traduisent une économie dite collaborative aspirée par la logique néolibérale.

Les communs sociaux dans la révolution communale

Dans cette troisième et dernière partie, nous mettons notre approche macro-institutionnelle des communs au service d’une politique du commun au sens de Dardot et Laval (2014), c’est-à-dire à même de fonder une alternative à la société néolibérale par l’institution du commun. Alors que cette démarche est souvent perçue en tension avec l’approche micro-institutionnelle des communs, voire en conflit théorique assez radical avec elle, de notre point de vue, ces deux approches sont complémentaires et non pas adversaires.

L’imaginaire post-néolibéral du commun

L’institution de la société recèle toujours une opération imaginaire instituante comme nous l’a appris Castoriadis (1976). Celle-ci est aujourd’hui des plus difficiles à concevoir et à mettre en oeuvre pour la simple raison que le néolibéralisme obstrue la voie de l’imaginaire en ôtant tout avenir à l’économie pour reprendre la formule de Dupuy (2012). Il est à ce titre en rupture avec le libéralisme du xviiie siècle qui contenait un imaginaire du commun libéral de nature encore religieuse. Il prenait chez Boisguilbert ou Turgot l’image de la terre donnée en commun par Dieu aux hommes afin que chacun puisse y vivre libre et à l’égal des autres.

Cet imaginaire du commun propre au libéralisme du xviiie siècle s’est brisé sur l’émergence de l’économie capitaliste de classes dont la violence des inégalités a suscité dès le début du xixe siècle un nouvel imaginaire social, l’imaginaire du commun associatif dont Owen fut le pionnier, prenant la place du commun libéral des économistes. La référence à Owen n’est pas innocente car ce dernier est reconnu comme le père à la fois du socialisme, selon Engels, et de l’économie sociale et solidaire pour avoir été l’inspirateur de nombreux coopérateurs parmi les pionniers de Rochdale. En effet, l’imaginaire du commun associatif a connu différentes versions en réaction au capitalisme libéral, se situant à des distances différentes par rapport à ce dernier.

Ainsi, la société coopérative ou communiste de Marx, la République coopérative chez Gide, le mutuellisme de Proudhon ou encore le solidarisme de Bourgeois sont autant pour nous de déclinaisons de l’imaginaire du commun associatif.

Mais l’histoire ne se répète pas. Ces imaginaires du commun associatif ont tous été conçus contre les inégalités du capitalisme libéral à une époque où la transcendance nécessaire à l’opération imaginaire instituante d’une société n’était pas rendue impossible, comme elle l’est devenue aujourd’hui du fait du néolibéralisme. Si Dardot et Laval (2016) repèrent l’enjeu de l’imaginaire dans la révolution du commun, ils passent à côté de cette rupture opérée par le néolibéralisme se traduisant par la disparition de tout imaginaire. Plus précisément, ils ne tirent pas de leur juste analyse la conclusion qui pourtant s’impose. Ecrivant que, « la réalité naturelle et humaine s’écrit intégralement dans la langue mathématique de l’économie et de la gestion, [et que] c’est là le ressort imaginaire du néolibéralisme, devenu une évidence, une nécessité, la réalité elle-même » (p. 87-88), ils devraient en conclure que la réduction néolibérale de l’imaginaire à la réalité signe la disparition de l’imaginaire. C’est donc dans ce moment très particulier de l’histoire qu’il convient de situer l’enjeu d’une transition vers une société du commun dont la révolution qu’elle suppose est d’abord de rendre de nouveau possible l’imaginaire qui sera celui d’un commun de nature post-néolibérale.

Dans cette invention d’un imaginaire commun post-néolibéral, les communs sociaux ont un rôle à jouer car, comme l’écrit Ross (2015, p. 33), « ce sont les actes qui donnent naissance aux rêves et non l’inverse ». Il convient pour cela qu’ils participent sur les territoires d’une politique du commun.

Les chemins possibles vers la société du commun

De nombreuses pistes devront être suivies et tentées pour opérer la transition vers la société du commun parmi lesquelles celle, pourquoi pas, de « la coopérative ouverte » de Bauwens (2015). Toutefois, le risque est de rester en deçà de la marche politique qu’il est nécessaire de franchir pour destituer le bloc néolibéral dominant. Le risque est ici de répéter l’erreur de Charles Gide et de sa « République coopérative », où la seule multiplication des coopératives de consommation devait suffire à assécher le capitalisme en le privant de ses clients. Comme Marx l’avait anticipé, si les coopératives offrent une alternative micro-institutionnelle, elles ne sont pas une alternative macro-institutionnelle qui exige leur pleine inscription dans un projet politique alternatif (cf. Defalvard, 2013). Dans cette dernière section, nous esquissons une piste politique à même de pouvoir produire le basculement du bloc néolibéral actuel vers un bloc communal post-néolibéral. Cette piste passe par de nouvelles institutions, celles du droit d’usage de l’entreprise par ses salariés. Elle ouvre l’ère d’un capitalisme communal.

Le droit (d’usage) de l’entreprise n’annule ni le droit des sociétés ni le droit du travail, mais les reconfigure. Le droit des sociétés a pour sujet les actionnaires qui sont les propriétaires de leurs actions mais pas de l’entreprise et de ses actifs. L’entreprise et ses actifs n’appartiennent à personne en droit si ce n’est à la personne morale (Favereau et Robé, 2014). Le droit du travail a pour sujet le salarié en tant que subordonné aux dirigeants eux-mêmes nommés par les actionnaires. C’est parce que son sujet est le salarié subordonné au capital que le droit du travail est un droit protecteur. Transformer le salarié en auto-entrepreneur a toujours été la ruse du capital afin de contester les protections du droit du travail. Différemment, le droit d’usage de l’entreprise a pour sujet le collectif des salariés en tant qu’ils sont au quotidien les maîtres de l’usage de l’entreprise. C’est aujourd’hui un nouveau droit en acte car comme l’a expliqué Searle (1996), le droit avant d’être institué formellement est d’abord en acte dans la société. Trois exemples de luttes sociales montrent déjà à l’oeuvre ce droit d’usage en acte.

Contre la fermeture annoncée de leur établissement à Gémenos par la multinationale Unilever, à Caen par le fonds d’investissement LGC, à Bruyère dans les Vosges par le groupe espagnol Ficosa, un collectif de salariés s’est à chaque fois constitué, les Fralib, les Jeannettes et les Cipa, non pas pour obtenir le meilleur plan de sauvegarde de l’emploi dans le cadre du droit du travail, mais pour une lutte offensive dont le but est de maintenir leurs emplois dans ces établissements. Dans leurs luttes, ces collectifs ont fait valoir en acte un droit d’usage sur leur établissement et leurs machines, passant par une occupation illégale mais finalement tolérée, avec le soutien du territoire à défaut de celui des marchés financiers. Sans entrer dans le détail de ces luttes et de leur aboutissement (cf. Defalvard, 2017), ce droit d’usage de l’entreprise par leurs salariés a trouvé l’une de ses expressions dans la publicité que les ouvrières de Cipa ont fait paraître dans le quotidien les Echos afin de trouver un repreneur pour leur site de production. Dans son édition du 2 mai 2016, on peut lire sous le titre « Salariés cherchent repreneur industriel ambitieux », l’annonce suivante : « Nous vous proposons la reprise de notre site industriel et des compétences de ses 70 salariés parfaitement rompus aux standards de qualité et à l’exigence des grands donneurs d’ordres du secteur automobile ».

Comme l’analyse Veronique Reh, la secrétaire du CE, « nous avons inversé les rôles, il s’agit d’une annonce dans laquelle les salariés recherchent un repreneur, comme un entrepreneur pourrait rechercher des salariés ». Pour aller plus loin, à partir de ces luttes, dont celle des Cipa n’a pas pu éviter la fermeture de leur usine le 31 juillet 2016, deux nouvelles institutions sont à concevoir au fondement du capitalisme communal. L’une concerne la refonte des comités d’entreprise afin de leur octroyer une autonomie juridique en tant que commun, selon une démarche qui peut s’inspirer du conseil d’entreprise allemand (der betriebsrat). L’enjeu du droit d’usage de l’entreprise est aussi, en faisant de celle-ci un commun de travail géré par le comité d’entreprise, de ramener celui-ci du côté des communs sociaux, retrouvant les origines du modèle social français lorsque, au début du xxe siècle, l’économie sociale agrégeait les coopératives, les mutuelles et les syndicats.

L’autre est l’institution d’une gouvernance territoriale du droit d’usage des établissements par les salariés, réunissant les représentants des employeurs, des salariés, des banques et aussi des habitants du territoire. Cette gouvernance a pour enjeu de substituer à la gouvernance actuelle des entreprises, fondée sur la valeur actionnariale, une nouvelle gouvernance fondée sur la valeur ajoutée territoriale susceptible de donner lieu à une TVA territoriale, qui serait pour les entreprises proportionnellement inverse à leur valeur ajoutée territoriale.

Tableau 3

L’idéal-type du capitalisme communal

L’idéal-type du capitalisme communal

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Ces deux nouvelles institutions supposent pour leur mise en place un nouvel Etat qui quitte son orbite néolibérale pour s’inscrire dans une orbite communale. Il est possible de concevoir dès lors un nouveau bloc dominant autour des communs sociaux imposant la logique des communs à l’ensemble du système économique (voir le tableau 3). Enfin, on peut attendre de l’émergence d’un bloc communal dominant, d’une part, l’évolution de l’ESS financiarisée vers une ESS marchande davantage tournée vers les territoires et, d’autre part, une ESS non marchande qui, en perdant sa dépendance à l’Etat néolibéral, pourra mieux faire reconnaître ses missions d’intérêt public sur les territoires (tableau 3).

Une mondialisation alternative des territoires

L’amendement du 9 mai 2014 a ajouté dans l’article 1 de la loi relative à l’ESS que celle-ci, en plus d’être un mode d’entreprendre adapté à tous les secteurs d’activité, est aussi un mode de développement économique. Toutefois, ce dernier est resté indéfini dans l’article 1 dont les alinéas ne se rapportent qu’au mode d’entreprendre de l’ESS. Les communs sociaux apportent une réponse à ce manque en faisant de l’ESS un mode de développement durable, voire sobre, et solidaire des territoires. Leur rôle dans la transition vers la société du commun, outre leur diffusion sur les territoires à travers de multiples figures, passe, d’une part, par une nouvelle alliance avec l’Etat et, d’autre part, par une relation inclusive à l’économie monde.

L’enjeu de la relation des communs sociaux avec l’Etat est celui d’une nouvelle alliance à même de refonder le modèle social français pour le xxie siècle. Dans les deux exemples pris de communs sociaux, l’un orienté vers l’emploi avec le PTCE Pôle sud Archer, l’autre orienté vers la santé avec le GCSMS de Lorris, leur dynamique montre une articulation avec les droits sociaux de l’Etat social qui permet à ces derniers de n’être pas seulement des ressources formelles pour les individus, mais bien des capacités réelles pour le choix de leur mode de vie sur les territoires. Les communs sociaux, s’ils sont contre l’Etat néolibéral, offrent une nouvelle possibilité à l’Etat social de garantir son pacte social fondateur. Caractéristique du modèle social français, l’alliance entre l’économie sociale et l’Etat, portée aussi bien par le solidarisme de Bourgeois que par le socialisme de Jaurès (Fretel, Defalvard, 2017), s’en trouve renouvelée à travers une forme de décentralisation.

Les communs sociaux ne portent pas une économie fermée sur les territoires, mais construisent des territoires ouverts sur l’économie monde. Ces écosystèmes endogènes ne sont ni fermés, ni protectionnistes. Devenu la Scop T-I, le site de production de Gémenos achète le thé dont il a besoin pour sa production à un fournisseur vietnamien via un contrat qui est aussi une charte affirmant des valeurs communes. Deux facteurs doivent faciliter ce lien ouvert sur l’économie monde. Le premier est la crise environnementale qui, en faisant peser sur tous les territoires une même menace, les incite tous à trouver une réponse commune. Le second est la diffusion planétaire des NTIC qui relient les territoires, faisant facilement de la culture une ressource mondiale. Ces deux facteurs sont autant d’opportunités pour affermir le caractère universel attaché à l’accès aux biens fondamentaux. Sa réalisation concrète sur les territoires se fera dans le cadre d’une mondialisation des territoires alternative à la mondialisation des marchés financiers, substituant à l’ère néolibérale la nouvelle ère de la société du commun.