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« Ce livre est à la fois celui d’une défaite assumée et d’un immense espoir », ainsi s’ouvre le dernier livre, petit mais très riche, de Paul Ariès. Echecs des « socialismes réels », ceux de la « grisaille » de la « gauche sacrificielle » et des milieux de la décroissance, qui ne peut être « qu’anticapitaliste et antiétatiste » (p. 9) ; « espoir » de « recréer du collectif, de faire sécession d’avec le capitalisme […] afin de recréer un autre réel, multiplier les expérimentations sociales, réaliser ici et maintenant des petits bouts de socialisme » (p. 13) par le « syndicalisme à bases multiples, le socialisme municipal, le mouvement coopératif » et plus largement l’économie sociale et solidaire. Parmi les nombreux « gros mots de l’émancipation » qui se réinventent dans les mouvements altermondialistes, l’auteur a préféré le « mot-obus » de « socialisme gourmand » et du « bien-vivre », « pour en finir avec une « gauche » qui gère loyalement les affaires du capital tandis qu’une autre s’épuise à marcher dans les rues et à faire grève » (p. 27). La référence aux mouvements amérindiens (Equateur, Bolivie…), ce « socialisme populaire » ou « socialisme du commun », est largement explicitée, mais Paul Ariès consacre également de belles pages au mouvement coopératif, aussi bien renseignées que stimulantes.

Une anthropologie du don sans obligation de rendre

Economique, écologique, sociale et politique, la crise du capitalisme, « règne “des nécrotechnologies” (destruction de l’humus, semences stériles, utilisation du travail mort, énergies fossiles, etc.) » (p. 65), impose de revisiter et de réinventer la « fabrique du socialisme » (p. 111) qu’incarnent l’idéal coopératif, le socialisme municipal et les réflexions actuelles sur les biens communs. L’auteur en donne donc de nombreux exemples, en Europe, en Amérique latine, d’hier comme d’aujourd’hui. Leur caractère festif et joyeux, contre le sérieux de la « gauche fakir », unifie cet ensemble foisonnant [1], comme une anthropologie du don (p. 90 et suivantes) sans obligation de rendre. Ce refus du primat de l’économie, qui est un primat de l’utilitarisme, implique néanmoins, au nom de la raison universaliste, un retour à une morale matérialiste (p. 196 et suivantes).

Cet éloge de la gratuité, au coeur d’un « socialisme gourmand » qui supposerait dans nos sociétés la mise en oeuvre d’un revenu garanti (« dotation inconditionnelle d’autonomie », p. 60), n’est ainsi pas sans poser question. D’une part, parce que l’on ne saisit pas très bien comment la thématique de ce don « gratuit » s’articule avec l’apologie des « biens communs » (l’économie de ces derniers peut bien être démonétarisée, elle n’en est pas moins une économie, justement, avec un ensemble de règles, d’autorisations et d’obligations). D’autre part, parce que, plus fondamentalement, Paul Ariès n’explique pas comment cette thématique centrale du revenu garanti peut se concilier avec un antiétatisme viscéral.

De l’antiéconomicisme à l’anticommunisme

D’origine libertaire [2], cette détestation de l’Etat découle naturellement de celle que voue l’auteur à la « gauche gestionnaire », tout particulièrement d’obédience marxiste. Le lecteur s’étonnera ou s’agacera de curieux raccourcis sous la plume d’un auteur manifestement bon connaisseur de l’histoire du mouvement ouvrier. Un certain anticommunisme transparaît ainsi à l’évocation du parti de « Moscou » (p. 115) ou par l’utilisation des qualificatifs devenus interchangeables « marxistes », « communistes » ou « révolutionnaires » (p. 120-132). Cela se traduit par quelques approximations dommageables dans l’historique des relations, certes conflictuelles, mais moins caricaturales que ne le présente l’auteur, entre le « communalisme » de Paul Brousse et le « guesdisme », parangon du socialisme révolutionnaire borné, préfiguration du communisme français. Ces pages ne rendent en effet que très insuffisamment compte des expérimentations du PCF de la « ceinture rouge » ou des courants coopératifs de l’école de Saint-Claude. Plus près de nous, Paul Ariès critique les comités d’entreprise, véhiculant « les valeurs de l’idéologie dominante » (p. 143), sans saisir la prise de conscience qui semble s’y amorcer (voir notamment www.agoradesce.fr).

« L’idée coopérative se meurt faute d’esprit rebelle »

L’essentiel de l’intérêt de ce Socialisme gourmand pour le lecteur de la Rec-Recma tient néanmoins en une belle analyse du mouvement coopératif. Sur dix pages serrées (p. 143-153), Paul Ariès explique pourquoi les « adeptes de la coopération ne sont pas parvenus à transformer la société ». Fourier bien sûr, les saint-simoniens Jules et Michel Chevalier, l’orléaniste Casimir-Perier, l’Union de Limoges, l’école de Nîmes avec Charles Gide, la Ligue des consommateurs français de la CGT en 1910, les bourses des coopératives socialistes (BCS), l’action d’Albert Thomas durant la Première Guerre mondiale : brièvement mais brillamment, l’auteur évoque les rapports sinueux des pensées coopératives, ouvrières révolutionnaires, réformistes ou du christianisme social et le rôle des pouvoirs publics. Et l’auteur d’analyser : « Le taylorisme détruit la base sociale de la coopération dans la production. Le fordisme détruit les bases de la coopération dans la consommation. » Avant de conclure, avec et au-delà de G. Fauquet, « le mouvement coopératif occupe désormais une petite place au sein du tiers secteur et ne prétend plus être une alternative au capitalisme. Les milieux populaires se détournent de la coopération qui devient l’affaire des couches moyennes. L’idée coopérative se meurt faute d’esprit rebelle, faute d’avoir défendu d’autres modes de vie ».

Revenir aux classes populaires

Il s’agit néanmoins d’un livre d’espoir. L’auteur tient un discours inaudible pour les responsables politiques comme pour les représentants de l’ESS, en proposant d’abandonner les classes moyennes au profit des « plus pauvres » (p. 169). En dépit de la référence centrale à Jacques Rancière et à sa conception de la démocratie comme surgissement sur la scène politique de ceux qui n’ont aucun titre à gouverner, tout le monde ne partagera pas la vision angélique des classes populaires (« la morale spontanée est du côté des gens modestes », p. 201), mais l’évocation de l’expérience zapatiste au Mexique (où la justice privilégie la réparation à l’enfermement) ou celle de la plainte déposée en Equateur contre la firme pétrolière BP (qui vise la réhabilitation des écosystèmes détruits et non une réparation financière) interpellent nécessairement en appelant à l’invention de nouveaux concepts juridiques. Cette « justice écologique » (p. 211), qui concerne aussi bien les relations Nord-Sud (dette écologique envers les pays pauvres), que « les relations entre les riches et les pauvres dans chacun des pays », a encore désastreusement fait défaut lors du récent Sommet de la Terre (Rio + 20) au Brésil. Pour toutes ces raisons, il est urgent de lire Paul Ariès.