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Cette étude comparative des évolutions respectives du droit européen et de la théorie économique sur l’économie sociale au cours des vingt dernières années vise à déterminer quelle est leur cohérence pour promouvoir une théorie de l’entreprise en Europe [1]. Dans le contexte de crise qui déchire l’Europe depuis 2008, les concepts d’entreprise sociale, d’entrepreneuriat social ou encore de social business ont le vent en poupe [2]. Ils tendent à se substituer au concept de « tiers secteur », auparavant mis en avant dans la lutte contre l’exclusion et la pauvreté et dans la quête d’un développement durable.

Mon étude s’attache tout particulièrement à l’économie sociale au sein de cette évolution globale. Par « entreprises de l’économie sociale », j’entends celles qui produisent un « patrimoine collectif », notamment les coopératives, les mutuelles et les associations. Leurs traits communs sont une gouvernance démocratique, une distribution du profit nulle ou limitée (une partie de la valeur ajoutée est mise en réserve, les réserves affectées à l’intérêt général) et une propriété collective (organisation sans propriétaire individuel). Ces entreprises accumulent un capital de réserve indivisible, autonome par rapport à la succession de ses propriétaires en titre.

En 1994, j’ai présenté à la Ire conférence de l’International Society for Third Sector Research (ISTR), à Pecz, en Hongrie, une réflexion consernant « l’impact du droit européen sur les associations sanitaires et sociales » [3], dans laquelle je soulignais le risque de banalisation pour ces organisations, assimilées par le droit européen soit au secteur privé, soit au secteur public. Vingt ans après, je fais un point. La présente étude n’est pas le résultat d’une recherche académique. Elle s’appuie à la fois sur la documentation existante et sur ma propre expérience d’acteur, de manager et de responsable politique dans l’économie sociale. Sur la base de cette expérience, j’ai sélectionné des auteurs que je cite plus que je ne les discute.

Je me suis intéressée aux évolutions sous deux angles : d’une part, les statuts des organisations et, d’autre part, la réglementation applicable à leurs activités de production de biens et de services.

Je considère qu’il y a peu de réflexion, à l’échelle européenne, sur l’opportunité d’adapter le droit de l’entreprise au développement durable et à des entreprises plus « hybrides », comme celles de l’économie sociale. Des mouvements sont cependant en cours, avec des motivations différentes, à la fois aux Etats-Unis et en Europe. C’est la raison pour laquelle j’esquisse quelques pistes de recherche.

L’économie sociale vue par la théorie économique

La théorie économique a évolué d’une conceptualisation de l’économie sociale comme « secteur », réponse aux défaillances de marché (ce qui signifie donc la prédominance de celui-ci) et de l’Etat, vers une reconnaissance fondée sur une vision partenariale des divers modes de coordination économique, concomitants et concurrents – le marché, la coordination par l’Etat et les mécanismes de coopération –, puis comme un mode de gouvernance spécifique.

Du « tiers secteur » à l’hybridation

L’économie sociale a souvent été assimilée à un « tiers secteur » palliant les défaillances du marché et de l’Etat. En 1998, Salamon et Anheier [4] ont expliqué, par la théorie des « origines sociales », la correspondance entre la taille et le modèle de société dans lequel ce secteur se développe (modèle libéral, social-démocrate, corporatiste, statique), mais pour A. Wagner [5], cette théorie reste dans le cadre conceptuel des défaillances de l’Etat et du marché et dans une vision « deux secteurs » de la société. Anheier remarque la coïncidence entre l’introduction du « new public management » et la croissance significative du tiers secteur dans sa dimension économique.

La recherche économique internationale a moins identifié les avantages de la production d’un « patrimoine collectif » que l’on trouve dans les organisations de l’économie sociale. Le marché est censé être le mode de coordination le plus pertinent pour tout type de transaction.

Fondée sur les préférences égoïstes des agents, poussant à considérer que seules les entreprises capitalistes sont efficaces, la théorie économique se révèle en général incapable d’expliquer l’existence d’un objectif sociétal pour une entreprise. Elle n’attache pas ou peu d’importance à la coordination entre les personnes au travail, ou dans la société en général, pour promouvoir la cohésion sociale et les innovations. Selon les principes du marché, la rationalité est supposée conduire automatiquement à la performance.

Pour Polanyi, les trois modèles d’intégration économique (la réciprocité, la redistribution et le marché) sont concomitants au sein d’une même société [6]. Ce ne sont pas des stades de développement, aucune succession dans le temps n’est sous-entendue. A côté de la forme dominante, il existe plusieurs formes de coordination secondaire. La réciprocité au sens de Polanyi a quelque chose à voir avec la coopération. En ce sens, la coopération-réciprocité et l’échange marchand comme modes de coordination ne doivent pas être confondus, mais considérés comme différents et complémentaires.

Le principe de marché est incapable de fonctionner de façon autonome et pérenne, mais il soumet les deux autres, d’où la difficulté de développer la réciprocité dans des sociétés dominées par la commutation du marché [7], ce qui pose problème pour l’économie sociale, fondée, elle, sur des caractéristiques de réciprocité.

Chaque principe de socialisation a bien sûr ses défauts[8] : égoïsme de l’échange marchand, bureaucratisme de la redistribution, favoritisme de la réciprocité. C’est justement par la coexistence de ces trois principes que les perversions de chacun peuvent être contrôlées et compensées. Monoculture et normalisation ne constituent en aucun cas des solutions.

Un mode de gouvernance spécifique

Certains chercheurs[9] ont établi que l’économie sociale n’est pas, ou pas seulement, un secteur de production de biens et de services, mais une forme de gouvernance fondée sur la coopération, selon des principes définis par un réseau de personnes. Cette thèse est en résonnance avec les innovations majeures des commons (numériques et biens communs naturels).

D’où la pertinence de l’approche des commons pour renouveler l’analyse de l’économie sociale. Elinor Ostrom[10] constate que les modèles de non-coopération sont utiles pour prédire les comportements dans le cadre de ressources communes de grande échelle où personne ne communique. Ils le sont beaucoup moins dans un contexte de système où les individus communiquent et interagissent de manière répétée, dans un environnement physique déterminé. Les modèles dits de tragédie des biens communs nous renseignent sur ce que les individus font quand ils sont dans une situation qu’ils ne peuvent pas modifier, mais non quand ils sont suffisamment autonomes pour élaborer leurs propres institutions et influencer les normes et les bénéfices perçus. Appliquer les modèles qui présupposent l’absence de communication et de capacité à changer les règles hors de leur champ peut produire plus de tort que de bien, par exemple détruire le capital social accumulé pendant des années d’expérience.

Dans une société où le principe de marché est dominant, les institutions de l’économie sociale, fondées sur le principe de réciprocité, restent mineures. A cet égard, il est intéressant d’analyser le succès des concepts de social business et d’entreprise sociale.

Un marché « offre-demande » d’entreprises sociales

La montée en puissance du concept d’entreprise sociale en fait apparaître au moins quatre types[11] : l’entreprise sociale comme moyen pour les organisations du secteur associatif de s’orienter vers l’autosuffisance ; l’entreprise sociale comme processus inscrit dans l’économie sociale ; l’entreprise sociale comme le fait d’un entrepreneur social à l’initiative d’une innovation sociale ; l’entreprise sociale comme pratique de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) mise en place par des organisations à but lucratif, en partenariat avec le secteur de la société civile. Les deux premières formes d’entreprise sociale se rattachent à l’économie sociale, tandis que les deux dernières proviennent essentiellement du milieu des entreprises. Celles-ci sont très actives dans la mesure où, voué à la croissance par nature, le capitalisme cherche de nouveaux développements dans les domaines sociaux et le marché des plus défavorisés (bottom of pyramid). Il y a donc un « marché » de l’entreprise sociale qui équilibre ces demandes et ces offres, marché que servent les cadres juridiques et les organisations ressources[12]. La Commission européenne vient de donner la définition suivante des entreprises sociales[13] :

  • l’objectif social ou sociétal d’intérêt commun est la raison d’être de l’activité commerciale ;

  • les profits sont principalement réaffectés à l’objet social ;

  • le mode d’organisation ou le système de propriété (la gouvernance) reflète, d’une manière ou d’une autre, l’objet d’intérêt général en s’appuyant sur des principes démocratiques ou participatifs ou visant à la justice sociale.

Quels seront les impacts de ces définitions qui guideront la conception des cadres légaux et financiers au cours des prochaines années ? Quelle sera la place des formes spécifiques de gouvernance de l’économie sociale ?

Evolution de la doctrine et des cadres juridiques européens

Les systèmes juridiques ont évolué de façon décalée. Pour les analyser, il faut distinguer, d’une part, la réglementation applicable aux activités de l’économie sociale (ce qui nous amène à l’aborder en tant que « secteur ») et, d’autre part, la réglementation applicable aux organisations qui les produisent (ce qui amène à l’aborder en tant que « mode de gouvernance »).

Le droit européen est théoriquement neutre vis-à-vis des types d’opérateur (les « traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les Etats membres », article 345 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [TFUE]) et ne vise que les activités réalisées. En ce qui concerne celles-ci, seules les activités économiques intéressent le droit de l’Union européenne, dont les fondements sont de nature économique. C’est le « marché intérieur ».

Depuis 1991, le droit européen traite l’économie sociale et le tiers secteur comme des « défaillances de marché » (réglementation des services d’intérêt général[14]) ou comme des défaillances de l’Etat (directives marchés publics[15]). Bien que la crise ait imposé des assouplissements[16], il n’y a toujours pas de droit positif pour les services d’intérêt général. Le marché, même s’il est inexistant, est toujours considéré comme l’idéal à atteindre, le mode le plus approprié pour assurer tous les types de fonction. Il n’existe pas non plus d’infrastructures juridiques adaptées aux initiatives de citoyens groupés, à la propriété et à la gestion publique ou collective ou à l’hybridation des ressources au sein d’une même organisation.

Il en résulte un isomorphisme des formes de partenariat public-privé et une exclusion des petits opérateurs ou des bénévoles, qui n’ont pas les moyens de s’inscrire dans de telles procédures. Les petites structures sont poussées à la concentration, ce qui diminue leur performance en termes d’organisation militante et peut finalement les condamner.

Il y a nécessité d’un droit positif des services d’intérêt général et d’un droit pour la propriété et la gestion collectives, non seulement dans le domaine des services sociaux, mais aussi pour ce qui concerne le numérique, la diffusion de la culture et de l’information et la gestion des ressources naturelles, qui ont longtemps été considérées, à tort, comme des biens publics inépuisables.

Par ailleurs, la recherche devrait accorder plus d’attention à la mesure de l’impact des procédures des marchés publics sur les différents types d’organisation d’économie sociale et sur la performance à long terme du service rendu, car si elles continuent de se généraliser, que restera-t-il des principes d’altruisme et de réciprocité ? Quels seront les effets sur les clients, pour leurs communautés et pour la société en général ?

Certains députés européens commencent à réclamer la reconnaissance du droit d’initiative des citoyens, en application du principe de subsidiarité. Celui-ci est un principe fondamental du traité européen (art.  3.B du TFUE), mais son mode d’application ne reflète pas les différentes traditions politiques et philosophiques qui ont construit l’Europe et qui reposent sur l’existence de groupes sociaux[17]. Une interprétation du principe de subsidiarité comme une nouvelle forme de celui de « réciprocité » pourrait être introduite dans le traité, afin de reconnaître les initiatives citoyennes d’intérêt général et les « biens communs ».

Le traité de l’UE est neutre vis-à-vis de la propriété depuis 1957. Dans les faits, la société anonyme est devenue le modèle de référence. Les entreprises de l’économie sociale ont dû se battre pour la reconnaissance de leur identité depuis vingt ans.

Organisation d’un marché des formes d’entreprise sociale pour de nouveaux investisseurs

Tout d’abord, on constate un passage de la philanthropie passive à une philanthropie active, avec des apports en compétences de la part des investisseurs, l’équivalent de ce que l’industrie du « private equity » a fait pour les entrepreneurs « business ». La création des « social impacts bonds » au Royaume-Uni, en 2011, marque une nouvelle étape. De façon plus structurée encore, certains pensent à faire évoluer le droit des sociétés[18] comme le font les Etats-Unis avec les B corporations et les low-profit limited liability companies[19].

Un marché des formes d’entreprise sociale s’organise. Les réflexions portent essentiellement sur de nouvelles façons d’articuler différents types d’investisseur et de partie prenante, pas à promouvoir la propriété ou la gestion collectives. Aucune de ces nouvelles formes statutaires n’évoque l’affectation du bénéfice aux réserves, ni la limitation des rémunérations des sociétaires et des dirigeants, ni le sort du boni de liquidation.

L’entrée des investisseurs, soient-ils sociaux, dans les entreprises sociales va orienter leur trajectoire vers des « business models » dont leurs apporteurs de capitaux sont familiers, grâce à des outils de gestion rôdés dans les entreprises commerciales. Ce sont donc de grandes entreprises commerciales qui vont apporter leurs leçons de gouvernance aux entreprises sociales, sans limitation formalisée de la lucrativité. Il faudrait en prévoir et en mesurer l’impact sur les différents modèles d’entreprise sociale, notamment les coopératives, les mutuelles et les associations.

Suggestions pour la recherche

C’est le moment d’exploiter les similitudes pointées par Elinor Ostrom entre institutions de ressources communes durables et institutions auto-organisées, à savoir : des environnements incertains et complexes ; la stabilité des populations de ces endroits (« des individus qui ont partagé leur passé et comptent partager leur avenir ») ; autrement dit, un taux d’actualisation faible.

Une recherche reste à promouvoir sur le lien entre les fondements doctrinaux, philosophiques et politiques de l’économie sociale, leur traduction en règles, en démarches et en choix stratégiques dans la gestion opérationnelle, notamment dans la gouvernance (rémunération des sociétaires et des dirigeants incluse), la gestion financière, le domaine juridique et organisationnel, la gestion des ressources humaines et le domaine de la gestion commerciale ou du marketing[20].

Vers une plus grande diversité des modes d’organisation

Tant que la recherche n’aura pas établi de théorie générale sur le lien entre les différents types de gouvernance et les modes de production, et donc le type de biens et de services produits, il n’y aura pas de raison objectivée pour promouvoir la diversité des modes entrepreneuriaux.

Les économistes devraient attacher plus d’importance à la coopération et à la bonne compréhension entre les personnes au sein des entreprises et dans la société, sans laquelle il n’y a pas de cohésion sociale ni d’innovation et encore moins de confiance. Il faudrait également approfondir la mesure de la performance à long terme et s’attacher à l’importance des processus délibératifs pour atteindre une cohésion sociale durable.

Enfin, il serait intéressant d’envisager comment les différents principes de Polanyi – marché, redistribution et réciprocité – pourraient coexister et comment promouvoir la « réciprocité » au sein de tout type d’organisation, y compris les formes marchandes et publiques. Par exemple, l’injonction faite aux employés de ne pas « perdre leur temps » à des coopérations gratuites entre collègues ou de dépasser les prescriptions formelles est un non-sens en termes d’innovation sociale et technique. Les principes de Polanyi pourraient aussi être mis en oeuvre entre différents types d’organisation, l’économie sociale représentant l’idéal type de la réciprocité.

C’est la raison pour laquelle l’entrée d’investisseurs – sociaux ou patients – dans les entreprises sociales et les entreprises de l’économie sociale, dont elle va influencer la trajectoire, représente un champ d’observation important pour la recherche.

Le coût du risque de la non-diversité est catastrophique, au sens propre. Comme dans la chanson de Bob Dylan, « cause the times they are a-changin’ », donnons la chance au local et à l’affinitaire de participer à la recomposition du global. Pourquoi ne pas inscrire le principe de réciprocité comme quatrième pilier du développement durable, aux côtés des trois autres : économique, social et environnemental ?