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A l’occasion de deux journées d’étude en septembre et novembre 2012, les laboratoires Ladyss et ICT de l’université Paris-Diderot ont proposé quelques éléments d’une mise en perceptive pluridisciplinaire sur le thème « L’évolution du rôle sociétal de l’entreprise en Europe du xixe au xxie siècle » [1]. Ces deux moments de travail se sont articulés l’un à partir de l’ESS, l’autre à propos de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), de façon à mettre en discussion des voies tout à fait singulières, et de fait en rivalité, quant à leur légitimité et à leur capacité à traiter de « responsabilité globale » des entreprises dans la société, voire de démocratie dans les rapports de production. Plusieurs articles de ce court dossier en sont issus ; d’autres publications suivront.

Réinstitutionnaliser l’entreprise

Ces manifestations se sont inscrites dans un programme de travail en économie visant à approfondir les réflexions sur les nouveaux modèles de développement qui caractérisent le capitalisme actuel afin d’en saisir des trajectoires de sortie de crise, donnant ainsi des outils pour comprendre les ruptures et essayant de penser à des modes alternatifs de développement qui allient démocratie et durabilité. D’un certain point de vue, cela rejoint les chantiers conceptuels que nombre d’acteurs chercheurs de l’économie sociale appellent de leurs voeux. Il s’agit de répondre à la communauté de chercheurs en sciences humaines et sociales, voire de la mobiliser. C’est ce que l’on retrouve au coeur de l’ouvrage de Jean-François Draperi, lorsqu’il pose des bases d’une théorie générale de l’ESS en réponse à la crise du capitalisme (Draperi, 2012) [2]. Plus récemment encore, c’est ce qui est au centre du dossier coordonné par Danièle Demoustier pour la Recma (n° 325, juillet 2012) qui propose une nouvelle étape, en passant d’« une approche entrepreneuriale à une perspective institutionnaliste ». Ce qui est en jeu est conjointement le processus d’institutionnalisation, voire de réinstitutionnalisation de l’entreprise, et le traitement conjugué des dispositifs institutionnels (les règles) et de la production (i.e. notamment de nouveaux rapports de production et de consommation). On note d’ailleurs avec intérêt que ce programme converge avec nombre de travaux partant des questions posées par la RSE. C’est ce que l’on trouve dans les propositions portées par Olivier Favereau et Roger Baudouin (2012) à l’occasion du séminaire dit des Bernardins, qui vise à une extension de la définition de l’entreprise afin qu’elle englobe ses différents rôles sociaux.

La lecture institutionnaliste de l’ESS passe notamment par un traitement de la particularité des structures productives. Il nous semble en effet que les réflexions sur les statuts ne suffisent pas à l’affaire : ces derniers sont réductibles en dernière instance aux rapports sociaux de production. D’où la question d’une entreprise a-capitaliste. C’est dans ce sens que la lecture institutionnaliste liant dynamiques des règles (formelles et informelles) et de production devrait nous permettre de progresser dans une meilleure représentation de l’ESS en tant que « modèles ». La contribution proposée par Catherine Bodet, Noémie de Grenier et Thomas Lamarche à propos de Coopaname, dans le présent dossier, qui s’appuie sur la notion de « modèles productifs » développée par Boyer et Freyssenet (2000), abonde dans ce sens, caractérisant l’articulation entre logique politique et logique économique.

Histoire économique, histoire des mentalités

Ces articles sont issus d’une manifestation scientifique qui participe conjointement d’une problématique en histoire économique et en histoire des savoirs et des représentations dont l’objectif est de saisir l’entreprise en tant que fait sociétal, soumis à des interprétations et à des stratégies variables en fonction du contexte historique et territorial.

Dans ce sens, Anna Pellegrino revient sur le rôle de l’associationnisme en partant de la Fraternité artisanale d’Italie. A travers celle-ci, il lui est possible d’étudier les modalités par lesquelles, lors de l’unification de l’Italie, puis pendant la période de l’industrialisation, le tissu artisan productif a développé des moyens de résistance au capitalisme industriel. L’intérêt du travail historique pourra se retrouver dans l’effet de miroir qu’il offre à la période contemporaine. La dynamique du tissu de petits producteurs résistant au capitalisme entre en résonance avec ce qui se joue à Coopaname. Dans un cas, on est à l’aube de l’industrie, dans l’autre, dans une dynamique post-industrielle.

Un axe de réflexion ressort à nouveau : la dimension territoriale des alternatives [3]. La logique de district sur laquelle travaille Pellegrino nous montre une configuration possible de conciliation des stratégies individuelles et collectives d’ascension sociale. Elle indique également de quelle façon les formes variées d’organisation productive (de modalités pour entreprendre) coexistent dans le capitalisme et comment celles-ci se révèlent territorialement.

Amélie Artis utilise, quant à elle, la mise en perspective historique pour saisir les continuités et les bouleversements de la finance solidaire depuis le xixe siècle. Elle identifie différentes initiatives financières que l’on peut ex post qualifier dans des mêmes registres que l’actuelle finance solidaire. Apparaît, là encore, une dimension critique ou contestataire, qui peut être considérée comme un défi au système financier conventionnel. Il nous semble assez important de voir comment s’expriment autant de formes critiques dans une phase de mondialisation qui pourrait nous inciter à intérioriser les forces de convergence portées par la finance de marché. La surdétermination du modèle financiarisé (Colletis, Demoustier, 2012) passe aussi par nos « schémas mentaux »[4].

Ces travaux s’inscrivent donc dans une problématique ancienne et riche, mais aussi dans des frémissements propres à la période de transitions que nous connaissons ; transitions qui sont signe d’une grande crise, au sens de crise structurelle, au cours de laquelle le capitalisme connaît des ruptures. A la transition post-socialiste ou post-soviétique (voir notamment Koleva et al., 2006) ouvrant un nouvel espace pour l’essor d’une mondialisation financiarisée déjà en marche, suivent d’autres transitions qui nous semblent autrement porteuses de valeurs et d’alternatives. Ce sont, bien sûr, celles-là que nous scrutons. La transition démocratique est un des signaux et un des enjeux des transformations, mais c’est une fleur fragile, tant à l’échelle des nations que dans les rapports de production. Des travaux ont été engagés afin de produire une représentation des dynamiques institutionnelles du printemps arabe, en vue de comprendre les trajectoires économiques façonnées par des héritages lourds (colonisation, rente), tout en soulignant le caractère ouvert des compromis sociaux qui en seront issus (Moisseron, Mouhoud, 2012).

La démocratie dans les rapports de production

Notre propos s’intéresse à la démocratie dans les rapports de production. Il nous semble essentiel d’intégrer ce point dans les débats, de plus en plus nombreux, à propos de la transition vers le développement durable. Ce dossier paraîtra cependant bien modeste au regard des enjeux politiques et scientifiques. Il n’en demeure pas moins que les travaux présentés lors du workshop de septembre 2012 ont rencontré l’intérêt et les problématiques de recherches menées de longues dates par nombre de laboratoires (et de chercheurs hors laboratoires d’ailleurs) et convergent avec un enjeu alliant sciences sociales et démocratie.

Lors de cet atelier, Nadine Richez-Battesti relevait la « prolifération du social » dont Callon (2007) souligne qu’elle constitue l’une des composantes du nouveau régime d’innovation. Ce sont précisément ces innovations sociales qui sont au coeur de l’ES (de sa force et de son caractère non borné) et portent une possible « resocialisation de l’économie ». Or ces différentes modalités de ré-enchâssement de l’économique dans le social conduisent à des voix très contrastées, qui peuvent être l’expression d’une banalisation du social, voire de l’écrasement du rapport salarial derrière pléthore de contraintes (contrainte concurrentielle, internationale, d’équilibre budgétaire, voire même exigence de l’actionnaire telle qu’elle subsiste dans certains pans de la finance dite éthique) et de son instrumentalisation (cf. diverses formes du business autour de la pauvreté).

Un trait marquant de l’ESS se loge donc dans sa capacité d’innovation sociale, d’invention de formes sociales, notamment intégrées dans la production, au coeur de l’entreprise. Au moment où les innovations financières et bancaires sont enfin démasquées comme autant de machines à contourner les règles et la démocratie [5], valoriser les innovations sociales est une opération d’importance. Celles-ci peuvent être conjointement organisationnelles et institutionnelles, le fruit d’apprentissage combinant des savoirs identifiés formalisés et la production de formes nouvelles par le « travail institutionnel » des acteurs ou des organisations qui déstabilisent les configurations sociales existantes (Lawrence et al., 2009). Ces formes émergentes – qui ne se résument pas à des innovations essentiellement techniques ou technologiques – sont constitutives de nouvelles compétences développées et appropriées collectivement (Penven, 2013) et qui, en étant non propriétaires, sont plus facilement transférables (Bouchard, 2010).

Les innovations sociales méritent d’être largement reconnues, tant par la loi (ce qui est en partie le cas dans la loi Hamon) que dans nos propres représentations et ce qu’elles engendrent. Les représentations sont en effet agissantes au sein des instances de l’ESS comme au coeur des dispositifs territorialisés de soutien à l’activité. Valoriser ces innovations et rendre compte de la capacité de changement, voire d’émancipation qu’il y a dans la production est un enjeu majeur. On pense à ce qui fait vivre les spécificités de l’économie sociale (démocratie économique, lucrativité limitée, émancipation). Là encore, il s’agit de traiter du politique tel qu’il est « intégré-intégrable » dans les rapports de production. Il s’agit donc de s’intéresser à la loi, certes, mais surtout aux pratiques et donc aux normes réelles qui portent ou non la coopération dans les relations économiques. Car au final, si nous voulons regarder ce qu’il en est des transitions, la plus essentielle n’est-elle pas celle qui porte le mouvement coopératif depuis son origine : faire des espace de travail des espaces démocratiques ?