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Les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) sont nées à la fin des années 90 d’une double exigence, potentiellement contradictoire : une exigence d’autonomie dans le travail salarié et une exigence de recréation de collectif de production face à l’atomisation des relations de travail et à la promotion de l’entrepreneuriat individuel.

Ces entreprises coopératives partagées salarient les personnes souhaitant créer leur emploi dans un cadre collectif plutôt que constituer une micro ou une auto-entreprise : la formation des salaires est individualisée et directement liée au chiffre d’affaires réalisé. Protégés juridiquement par la responsabilité de la personnalité morale de la coopérative et socialement par le statut de salarié, ces nouveaux coopérateurs cherchent à accéder à l’autonomie, à l’émancipation individuelle, via la construction collective de droits et de sécurité et, plus largement, à travers la pratique de la coopération. Un mouvement d’innovations est alors porté par les CAE elles-mêmes et par les collectifs qui les composent (Bodet, De Grenier, 2011a).

A partir de l’exemple de Coopaname, nous montrerons que la construction actuelle des CAE, bien que se situant dans le champ de la production, procède avant tout d’une entrée de nature politique ou institutionnelle, à travers notamment le partage d’un projet utopique porteur et la diffusion d’une culture coopérative. Ce faisant, la construction des CAE fait face au caractère imparfait de leur modèle économique, du point de vue du niveau de revenus salariaux effectivement distribués, ce qui entre en contradiction avec sa capacité à entretenir un compromis interne. C’est dans cet esprit que nous nous référerons à la notion de « modèle productif » (Boyer, Freyssenet, 2000), non pas pour tenter de caractériser en quoi la CAE est un modèle, mais pour soutenir la réflexion sur sa dynamique productive, qui se caractérise par un certain nombre d’originalités formant autant de difficultés : absence de division du travail, de rente, de politique produit…

Ce texte est constitutif de la démarche de recherche-action dans laquelle se situe Coopaname, dont deux des coauteurs sont salariés. Notre posture est ici d’utiliser des concepts produits à propos d’autres périodes et secteurs, pour mieux appréhender la dynamique actuelle de construction de la mutuelle de travail (Delvolvé, Veyer, 2011), dans l’objectif d’en améliorer la compréhension externe et de fournir des pistes de réflexion aux acteurs. Dans ce cadre et dans l’esprit de la grille de lecture régulationniste, nous montrons comment agissent en interaction les dynamiques politiques, économiques et institutionnelles du projet « coopanamien » et comment elles se structurent en réponse au contexte macroéconomique [1].

Une grille de lecture de la dynamique des CAE

Alors que les modèles productifs qui ont dominé le xx e siècle produisent de la rente, notamment par la subordination du travail [2], les CAE se construisent sur la base du refus de la subordination et sur une quasi-absence de division du travail. La puissance du modèle politique qu’elles produisent apporte des éléments de réponse individuelle et collective aux transformations du travail, mais interroge sur la stabilisation de leur dynamique productive.

Différentes articulations capital-travail et leur pérennité

La notion de modèle productif est issue d’un travail original qui offre une grille de lecture synthétique en référence aux travaux du Gerpisa sur l’industrie automobile. S’il est clair qu’il n’y a pas lieu de comparer l’incomparable (les modèles dominants de l’industrie automobile et des coopératives créées en réaction à la précarisation), la notion nous sert ici toutefois à réfléchir à d’autres catégories de modèles, non dominants, non industriels… Les auteurs ont pris l’automobile comme un fait stylisé, un idéal type, et nous invitent de facto à la généralisation [3].

Boyer et Freyssenet (2000) insistent sur la plasticité des modèles productifs au sein d’un même régime, d’un même mode de régulation. Cependant, un modèle ne peut être défini qu’ex post. C’est un idéal type ; il est in-intentionnel dans la mesure où l’intention stratégique des acteurs se confronte à des conditions macroéconomiques et à la résistance des autres acteurs (i.e. confrontation sociale avec le travail et ses représentants, formes de concurrence…).

Ils introduisent ainsi leur démarche : « Sur le plan scientifique, il s’agit en définitive de comprendre comment évolue dans la diversité de ses formes le rapport capital-travail là où il se renouvelle quotidiennement, c’est-à- dire dans les entreprises et dans les espaces économiques et politiques où celles-ci déploient leurs activités. Sur le plan pratique, il s’agit de cerner les conditions de la profitabilité durable des firmes, et donc de leur pérennité, et d’évaluer ainsi les marges de manoeuvre dont disposent les acteurs concernés : actionnaires, banques, dirigeants, salariés, syndicats, fournisseurs, Etat, collectivités publiques, compte tenu des perspectives économiques et sociales qui sont les leurs » (Boyer, Freyssenet, 2000, p. 5).

Penser les modèles productifs permet de saisir les « compromis de gouvernement d’entreprise » en lien avec des « stratégies de profit » (Boyer, Freyssenet, 2000) qui apparaissent pertinentes ou performantes. La complémentarité (et donc aussi les tensions) entre la dimension politique (le « compromis ») et la dimension productive (la « stratégie de profit ») dépend étroitement du contexte macroéconomique, du mode de régulation et des spécificités nationales où les modèles émergent et se stabilisent. En travaillant sur le secteur automobile, Boyer et Freyssenet décrivent ainsi six modèles productifs durant le xx e siècle. La notion vise à qualifier les modèles dominants d’une période, mais on sait, en creux, qu’il y a toujours une variété de modèles secondaires coexistant (y compris coopératifs, artisanaux, à façon…) [4].

Ils mettent en avant, d’une part, la variété des compromis sociaux (en focalisant sur l’entreprise) et, d’autre part, l’adaptation à un contexte local-national, en étudiant notamment les types de marché-débouchés et de travail-compétences. Il s’agit ainsi de qualifier ce qu’ils désignent en termes de « stratégies de profit », en lien avec le modèle de croissance du pays de référence. Dans ce cadre, ce qui prime est la nature et la solidité du « compromis de gouvernement d’entreprise » permettant, ou non, de mettre en oeuvre les moyens et les méthodes cohérents avec la « stratégie de profit » adoptée. Moyens qui se déclinent ainsi : « politique produit, organisation productive, relation salariale » (Boyer, Freyssenet, 2000). Cela suppose, enfin, que le compromis soit partagé, voire produit, par tous les acteurs : propriétaires, dirigeants, salariés, syndicats, fournisseurs ; on peut l’étendre également aux pouvoirs publics locaux et aux clients.

Boyer et Freyssenet se réfèrent à six stratégies de profit :

  • les économies d’échelle, en lien avec les volumes ;

  • la diversité de l’offre, en lien avec la demande de variété ;

  • la qualité, en lien avec les attentes de différenciation sociale ;

  • l’innovation, dans le but de construire une rente de monopole temporaire ;

  • la flexibilité productive, afin de faire face aux tensions conjoncturelles ;

  • la réduction permanente des coûts.

Les entreprises ont ainsi besoin « de cerner la demande solvable et de se doter d’un avantage concurrentiel par rapport aux priorités des acheteurs, c’est-à- dire d’agir sur les modes de croissance pour rendre prévisible l’évolution quantitative et qualitative de la demande et de limiter la concurrence » (Boyer et Freyssenet, 2000, p. 8), et, conjointement, elles doivent trouver les conditions de la pérennité du compromis social interne.

La CAE : une innovation dans le travail

La notion de modèle productif n’est pas d’usage stratégique ou managériale et n’a pas vocation à renseigner les dirigeants sur une décision. Il s’agit de définir ex post les modèles qui se sont imposés, au sens d’idéaux types. La notion de modèle ne renvoie pas à une intentionnalité directe. Il n’y a donc pas lieu à faire de la prescription à partir des modèles productifs. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il n’y a pas d’intentions stratégiques des acteurs, mais de préciser qu’elles rencontrent, comme pour toute décision stratégique, les contraintes et les opportunités que recèle le régime macroéconomique, ce qui fait évoluer le compromis interne et permet (ou non) l’existence d’une stratégie de profit.

Une seconde réserve mérite d’être formulée. Les modèles productifs s’intéressent, d’un côté, à une forme qui domine une période et, de l’autre, à une logique strictement industrielle. Dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. La notion de modèle productif nous semble cependant utile pour appréhender le pendant économique du projet politique de la CAE. Dans cette logique, c’est l’existence même d’une « stratégie de profit » qui permet de construire un « compromis de gouvernement d’entreprise ». A l’inverse, la CAE répond à un besoin d’émancipation, qui se traduit par un modèle organisationnel et de gouvernance original, mais qui interroge sa dynamique productive. La notion de modèle productif est alors un outil ou un moyen d’investigation et de réflexion à l’usage d’un anti-modèle ou d’un contre-modèle, sans aucune illusion ou naïveté sur son caractère non dominant.

Qu’est-ce qu’une CAE ?

Une coopérative d’activités et d’emploi rassemble au sein d’une même entreprise (généralement une Scop) plusieurs activités, portées à chaque fois par une ou plusieurs personnes, gérées de façon autonome, tant dans leur traitement économique que dans leur mise en oeuvre. Les personnes sont salariées en CDI et rémunérées en fonction de leur chiffre d’affaires (CA) [5].

Par une contribution proportionnelle à leur CA (10 %), les entrepreneurs salariés financent un certain nombre de fonctions mutualisées, regroupées dans ce que Coopaname nomme la structure [6], par opposition aux activités portées par les entrepreneurs salariés. Cette structure est également financée par des fonds publics destinés à accompagner la création d’activités économiques. Ses fonctions couvrent, notamment, la comptabilité et la gestion. Elles sont assumées par des salariés qui, ne développant pas leur propre activité économique, perçoivent une rémunération stable de la part de la coopérative. Tout comme les entrepreneurs-salariés, les salariés de la structure peuvent devenir associés.

Le projet utopique porté par Coopaname aujourd’hui est celui de devenir une mutuelle de travail : une entreprise coopérative au sein de laquelle des travailleurs autonomes sécurisent mutuellement leurs parcours professionnels. C’est un foyer d’expérimentation pour de nouvelles formes de coopération encore embryonnaires : mutualisation de fonctions de veille ou de commercialisation, de compétences, de chiffre d’affaires…

Un contexte néolibéral pesant, dont la CAE vise à se protéger

L’altération du rapport salarial fordien comme modèle homogène a laissé la place à de multiples configurations, dans un contexte global d’individualisation du rapport au travail (Colletis, Dieuaide, 2008). On assiste, depuis quelques dizaines d’années, à la généralisation de la précarité des travailleurs, salariés ou indépendants, accentuée par la perte de leur pouvoir de négociation collective. Au sein du rapport salarial fordiste, qui prévalait jusque dans les années 70, il est important de souligner l’affaiblissement de la position des travailleurs dans le rapport de force qui les oppose au capital : « La balkanisation des relations salariales apparaît comme l’expression de l’émiettement du pouvoir de négociation des salariés » (Boyer, 2001, p. 8). Le processus d’individualisation s’accélère lorsque les pouvoirs publics cherchent à résoudre le problème du chômage, en flexibilisant le marché du travail et en menant des politiques volontaristes d’incitation à la création d’entreprise. Les coopératives d’activités et d’emploi ont été créées en réponse à ce contexte de dégradation du rapport salarial, caractérisé par une atomisation de la relation de travail (Bodet, de Grenier, 2011a).

Cette volonté de prendre le contre-pied du contexte socio-économique est inscrite dans la charte du réseau des CAE : « Dans un contexte de précarisation de l’emploi, d’atomisation du travail, de flexibilisation des normes juridiqueset sociales, les coopératives d’activités et d’emploi du réseau Coopérer pour entreprendre font un pari : recréer du collectif, du droit, de la sécurité, par et pour la réussite économique et professionnelle de chacun. En cela, elles concrétisent, illustrent et défendent l’idée d’entrepreneuriat collectif et coopératif : "travailler pour soi, réussir ensemble"  [7] ».

Pour autant, le mode de détermination des salaires reste individuel et dépend directement du chiffre d’affaires réalisé. Le choix d’un statut salarié est financièrement désavantageux à court terme par rapport à un statut indépendant, mais les charges ainsi assumées ouvrent des droits sécurisant les périodes non travaillées : maladie, maternité, chômage, retraite. Le caractère individuel de la formation des salaires est atténué par la sécurité qu’offre l’insertion, même imparfaite et améliorable, dans les mécanismes nationaux de protection sociale : lors de l’entrée dans la coopérative, une personne peut cumuler ses éventuelles indemnités (chômage, revenu de solidarité active) et un salaire à temps partiel.

Par rapport à une situation de salariat classique, la détermination du salaire dans les CAE se déplace du champ de l’organisation interne et de la négociation collective au champ du donneur d’ordre et du marché : le montant du salaire d’un coopérateur dépend directement de sa capacité à vendre les biens et services qu’il produit sur un marché concurrentiel.

La centralité de ce modèle concurrentiel entraîne des aléas au niveau des salaires perçus, sans que la solidarité nationale puisse intervenir à ce stade : les salariés ayant tous des contrats à durée indéterminée, il n’y a pas de rupture de contrat et donc pas de relais possibles en dehors d’une démission ou d’un licenciement. Des outils de gestion sont cependant mis en place en interne pour limiter les impacts de l’instabilité. Tout d’abord, les salaires sont lissés dans le temps, grâce à des réserves de l’activité, pour atténuer les impacts des variations de chiffre d’affaires. Ensuite, la mutualisation des trésoreries permet à la coopérative de les garantir face aux éventuels retards de paiement des clients. D’autres pistes sont en cours d’exploration pour permettre une sécurisation des salaires. Néanmoins, le caractère individuel de la formation de ces derniers est difficilement dépassable dans une organisation qui ne sélectionne pas ses membres et accueille des travailleurs dont les motivations et les ambitions sont très contrastées.

La CAE, un modèle issu du politique

La dynamique des CAE repose d’abord sur un compromis de nature politique. On peut y voir une double dimension défensive et offensive ou proactive. Les projets de CAE ne sont pas homogènes. Il y a toutefois à leur origine une forme de réponse, défensive, aux transformations du rapport salarial. Il s’agit a minima de répondre à des formes de dé-salarisation, de donner un statut et un cadre légal et fiscal à des travailleurs indépendants. Cependant, et c’est un critère de différenciation au sein des CAE, une dynamique politique collective est conjointement engagée, ce qui différencie alors radicalement ces CAE du simple portage salarial.

L’inscription très générale des CAE dans le régime coopératif avec le statut de Scop participe originellement d’une dimension de projet à caractère politique. La question de la démocratie dans l’entreprise est un des élément de ces projets [8] et de ce qui fonde ce qui nous apparaît comme l’une des composantes du « compromis de gouvernement d’entreprise » (Boyer et Freyssenet, 2000).

A Coopaname, la dynamique de compromis et le portage de la dimension de projet collectif se retrouvent aussi dans la perspective de créer ce qui est désigné sous le nom de mutuelle de travail. Celle-ci est l’utopie par laquelle le collectif est la solution aux limites individuelles de l’émancipation par le travail. L’engagement de réflexions collectives (séminaires, universités internes, commission recherche…) dans une forme de recherche-action permanente est constitutif de ce compromis, ce que l’on qualifie de primat du politique sur le productif. Cette dynamique politique permet de répondre à une forme de demande sociale à propos du travail, et notamment d’émancipation : conjointement sortir de la subordination salariale et construire du collectif dans une situation d’entrepreneuriat individuel.

Les situations individuelles sont cependant contrastées. Certaines sont défensives, issues d’une position faible du travail externalisé [9] ; l’entrée dans la coopérative est alors souvent également l’occasion d’un apprentissage coopératif. D’autres sont plutôt liées à des philosophies de vie ; l’entrée dans la coopérative répond à un objectif de sortie du salariat subordonné dans un projet d’émancipation et de réflexion sur le travail et la qualité de vie qui lui est associée. Toutes les nuances entre ces deux positions se retrouvent dans la coopérative et soulignent les ambivalences à propos du travail source d’aliénation et d’émancipation.

Les CAE traitent ainsi à une échelle microéconomique de problématiques qui relèvent du sociétal (lien avec le travail), voire du macroéconomique (sous emploi, externalisation, précarisation, intermittence, insertion sociale…). Autant de sujets qui dépassent le cadre de l’entreprise elle-même, mais qui constituent l’enjeu clé à l’origine du compromis de gouvernement d’entreprise.

La dimension politique du modèle repose notamment sur une mise en question d’un point central du mode de production capitaliste, à savoir la subordination. Le droit français définit en effet, depuis la fin du xix e siècle, le contrat de travail par le « principe de subordination juridique et technique » ; c’est précisément la définition conceptuelle qu’en donne Marx. Dans le modèle de la CAE, on ne peut pas parler de plus-value parce qu’il n’y a pas, au sens littéral, d’exploitation : il n’y a aucun mécanisme de mise au travail des individus par la coopérative. Les chiffres d’affaires générés par les entrepreneurs salariés ont vocation à se transformer en salaires. Notons que, s’il n’existe pas de subordination salariale capitaliste au sein de la CAE, les entrepreneurs salariés restent soumis à une logique de marché qui pose le problème de leur dépendance à des donneurs d’ordre [10].

Le modèle de la CAE constitue une rupture à propos de la subordination. Une clé de ce modèle est en effet de permettre une salarisation pour des activités qui relèvent de l’entrepreneuriat individuel. De ce point de vue, cela correspond à un approfondissement de la société salariale et atteste de la puissance du modèle salarial (Aglietta, Brender, 1985). Le salariat est vecteur de statut social et ouvre à un ensemble de droits sociaux afférents. Cependant, la CAE se tient à distance de la subordination du travail, en ce que le mode d’organisation ne fait pas de place à la subordination, tout simplement parce qu’il n’y a pas de division technique du travail.

L’originalité de ce mode d’organisation vient de l’articulation atypique entre émancipation et aliénation par le travail que l’on retrouve dans la CAE. La subordination formelle, légale, à travers le contrat de travail salarié n’est associée à aucune subordination réelle, car il n’y a pas de division entre conception et exécution, ni de division organisationnelle du travail. Il y a par contre bien une division sociale du travail qui induit une dépendance à l’égard des donneurs d’ordre. Cette originalité est la source d’une contradiction majeure pour la CAE, car dans le capitalisme la subordination qui vient du mode de production passe par la division technique du travail et constitue la base, non seulement de tous les modèles productifs identifiés, mais plus généralement du salariat. La subordination salariale est une des clés de l’essor du capitalisme industriel, qui s’est fait contre les professions, contre l’autonomie des artisans.

Faiblesse de la dynamique collective de production

L’un des apports de la notion de modèle productif pour notre objet est d’éclairer la tension entre une dynamique d’ordre politique, celle qui permet de construire le compromis de gouvernement d’entreprise en réponse à un enjeu majeur d’origine macroéconomique – la fragmentation du rapport salarial dans le cas présent (cf. supra) –, et une dynamique de production qui suppose une stratégie de profit pour l’instant difficilement soutenable.

Politique de produit : une notion à géométrie variable

Les CAE s’appuient donc sur un projet de nature politique, qui permet un compromis de gouvernement d’entreprise. Ce dernier repose sur un accord tacite, mais central, à propos d’une certaine conception de la liberté dans le travail, qui fonde une relation salariale caractérisée par l’autonomie et la confiance.

En revanche, la CAE se heurte à l’absence de ce que Boyer et Freyssenet (2000) désignent en termes de « stratégie de profit », que l’on peut traduire par dynamique de production et de réalisation (vente), source du revenu collectif à répartir au sein de l’entreprise. Aborder la stratégie de profit est nécessaire pour définir comment la CAE est à même d’engendrer un revenu à distribuer. La notion ne désigne pas la réalisation d’un profit financier pour le capital, mais un ensemble de pratiques composé de la politique de produit, de l’organisation productive et de la relation salariale. Dans les modèles productifs, l’organisation est issue d’une politique de produit centralisée, motrice en quelque sorte.

Or une politique de produit unique n’est pas dans les prérogatives d’une CAE, qui par construction fonctionne par agrégation d’activités distinctes. Pour autant, celle-ci ne peut pas non plus échapper à la question de la politique de produit, centrale pour chacun. Plusieurs niveaux méritent d’être distingués : celui de la coopérative dans son ensemble, celui, intermédiaire, de collectifs de production et celui des entrepreneurs salariés. La politique de produit de Coopaname est ainsi un ensemble à plusieurs étages : l’étage individuel, l’étage des collectifs (existants et potentiels), auquel s’élaborent des coopérations et synergies, et, enfin, l’étage de l’ensemble (du commun), où se forme la dynamique collective qui résulte d’une action politique, mais aussi économique.

Tableau 1

Spécificités de l’approche par les stratégies de profit dans la CAE

Spécificités de l’approche par les stratégies de profit dans la CAE

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A l’échelle de la CAE, on peut envisager la politique de produit comme étant commune, et non unique. On fait référence ici à une discussion critique à propos de la monnaie européenne : on peut concevoir une articulation entre des monnaies locales, qui répondent à des enjeux de cette échelle, et une monnaie commune à tous, mais non unique (i.e. négligeant les besoins des différentes entités [Théret, Kalinowski, 2012]). Pour reprendre cette image dans la CAE, on a conjointement une politique de produit commune à l’échelle de la coopérative et des politiques de produit individuelles à l’échelle des entrepreneurs salariés (ES) ; il n’y a donc pas une politique de produit unique.

Les politiques de produits sont essentiellement pensées à l’échelle décentralisée des entrepreneurs (échelle individuelle), intrinsèquement lié au compromis concernant le travail et l’autonomie. La construction commune est rendue difficile par la coupure entre la dynamique politique, collective, et la dynamique productive, d’essence individuelle. Comment dès lors penser du commun et des synergies ? Car un modèle productif ne peut s’épanouir que si une source de revenus (i.e. la stratégie de profit) nourrit le compromis en fournissant de quoi assurer pérennité et distribution des salaires.

Absence de division du travail, une source de faiblesse ?

La question des formes de la division du travail est au coeur des stratégies de profit. Plus généralement, elle est au centre des dynamiques productives du capitalisme. Il nous faut toutefois distinguer plusieurs acceptions [11]. La division technique du travail est présente dès la manufacture vue par Smith, qui analyse la décomposition des gestes et la spécialisation des tâches. Taylor, avec l’organisation scientifique du travail, ajoute la séparation entre conception et exécution et développe une dimension scientifique des temps au sein de l’atelier. A cette division technique, s’ajoute ce que Fayol désigne sous le nom de division fonctionnelle. Il s’attache à la nature de l’autorité dont dispose la direction générale sur l’organisation, d’une part, et sur la composition de l’organigramme qui répartit les grandes fonctions, d’autre part. La division touche l’organisation de la grande entreprise et la répartition entre des services au sens fonctionnel. Il est intéressant ici de noter que cette dimension de contrôle, centrale chez Fayol (de même que chez Taylor et Ford), sera au coeur des limites de tous les modèles de division formelle de tâches. C’est ainsi que les modèles d’organisation japonais mettront en avant, au contraire, l’autonomie. A propos de Toyota, Coriat propose ainsi la notion d’« usine transfonctionnelle » (Coriat, 1991, p. 71).

Deux formes de division du travail coexistent : la division technique et la division fonctionnelle. Chacune peut être une source d’efficacité et, pour l’automobile en l’occurrence, une source de productivité. Cela nous permet de réfléchir à l’organisation productive et fonctionnelle de la CAE, en lien très étroit avec la difficile construction d’une politique de produit [12]. A l’échelle de la CAE, il n’y a pas de division technique du travail, ni en tant que telle d’organisation productive, au sens de la répartition des tâches et des spécialités. Il existe par contre une forme de division sociale, qui dépasse le cadre de l’entreprise, à travers la production de biens et services intermédiaires par les entrepreneurs salariés. Des relations de concurrence s’imposent aux entrepreneurs, et donc à la CAE, dans la chaîne de valeur.

Une division fonctionnelle est bien mise en oeuvre et fournit des services à chacune des micro-organisations productives de la coopérative. Elle intervient à plusieurs niveaux dans Coopaname. La structure de la coopérative prend ainsi en charge l’ensemble des tâches comptables et administratives de chacune des activités. Des collectifs ouverts à tous les coopérateurs, dits collectifs métiers, mutualisent des fonctions de veille, de formation permanente ; des collectifs de production mutualisent des fonctions commerciales. Les commissions mises en oeuvre par le conseil d’administration (commission recherche, modèle économique, vie démocratique…) remplissent, quant à elles, des fonctions de recherche et de développement. Elles permettent une innovation organisationnelle permanente, pour que la coopérative soit à même de se transformer, afin de s’adapter au contexte et de sécuriser toujours mieux les parcours professionnels de chacun, via notamment des conditions plus favorables de développement des différentes activités.

Les CAE ne relèvent pas d’une logique industrielle (cf. infra) ni donc d’une division technique du travail. Il y a en revanche une potentielle répartition entre pairs dans une logique postindustrielle. La question centrale est alors celle de la coordination des différentes compétences. La faiblesse des synergies actuelles entrave en effet la production d’un surplus à partager et ne favorise pas de gains d’efficience (sans même évoquer les gains de productivité). Cela pourrait se traduire par un travail à propos des métiers et des débouchés, de l’identité individuelle et collective, voire même une démarche de construction des débouchés, en lien avec des consommateurs territorialisés.

Un modèle de service, et non d’industrie

A propos de l’articulation politique de produit-organisation productive, une ambiguïté doit être levée. Il s’agit de la nature de la production des CAE et de la dimension essentiellement non industrielle de leurs activités. Cela doit permettre de réfléchir à la démarche de caractérisation de la CAE en termes de production.

Un regard porté sur son activité révèle qu’il n’y a pas de dynamique proprement industrielle, du fait de la faiblesse de l’accumulation du capital matériel : les activités reposent sur un travail qui est, dans la plupart des cas, directement « en acte » auprès du client. Or les notions de travail en acte auprès du bénéficiaire et de coproduction entre producteur et client (Gadrey, 1996) renvoient précisément à la sphère des services et, dans une moindre mesure, à celle de l’artisanat, par opposition à du travail incorporé dans un bien matériel, qui relève de la sphère de l’industrie. Considérer que l’activité de la CAE réside dans une activité de service (au sens du caractère central de la coproduction dans la production de la valeur en interaction avec le bénéficiaire) permet de mettre à distance la question de la productivité et de la rationalisation (au sens taylorien). Cela permet aussi de réfléchir à une stratégie de profit reposant sur le lien avec les clients et non pas issue d’une subordination technique, qui n’existe pas dans la CAE et dont le refus est au coeur du compromis de gouvernement d’entreprise. Montrer que ce qui est à l’origine des gains de productivité des modèles productifs n’est pas présent dans la CAE ouvre plusieurs conclusions.

Une dynamique de services

La CAE s’inscrit essentiellement dans une dynamique de services, et notamment de services à forte composante relationnelle (Du Tertre, 2006). La place de la coproduction est centrale, de même que l’engagement du producteur (son identité, sa capacité d’adaptation…). Les conditions de la capitalisation à l’échelle individuelle et à l’échelle de l’entreprise ne sont cependant pas structurées. En un mot, l’entreprise n’est pas suffisamment un espace d’accumulation du capital, pas même de capital immatériel (par exemple, la relation aux clients, la confiance, la qualité relationnelle… restent essentiellement du capital personnel). Cette accumulation est complexe, car immatérielle et difficilement valorisable collectivement, mais le principe d’une accumulation collective et immatérielle apparaît essentiel.

Non-focalisation sur les gains de productivité

La CAE a peu à gagner à focaliser sur les gains de productivité en tant que tels, au sens industriel du terme. D’une part, ce raisonnement se réfère à des modèles dominants à l’échelle internationale (reposant sur des modèles sociaux incomparables et inconcurrençables, notamment en termes de coût du travail). D’autre part, ces modèles ne traitent pas des services relationnels, qui sont au contraire intégrés ou insérés dans leur territoire de référence. Les représentations sociales de la performance, qui sont dominantes dans la société, y compris celles qui fondent les modèles productifs, en focalisant sur l’industrie et la quête de nouvelles divisions du travail, de mécanisation et de rationalisation ne permettent pas bien de saisir un modèle de production structuré par la coproduction et la relation de service (Du Tertre, 2007).

Sortir des cadres industriels et productivistes

Penser les stratégies de profit d’une CAE suppose de sortir des cadres industriels et productivistes. Les difficultés rencontrées tant par les services à la personne que par les services publics, lorsqu’ils tentent d’améliorer la productivité, montrent combien il est difficile de dépasser la notion de productivité et de trouver une valorisation hors coût qui prenne en compte la qualité relationnelle. D’autres formes de rationalisation et d’innovation organisationnelle priment dans les services (Gadrey, 1994).

La CAE est construite comme un projet politique répondant à un enjeu social lié au contexte macroéconomique. Cependant, le partage d’une entreprise par des travailleurs atomisés ne suffit pas mécaniquement à construire un modèle permettant l’émancipation économique effective de chacun. Sans stratégie de profit, la CAE n’entre pas en effet dans le schéma d’un modèle productif, et le collectif risque d’avoir à gérer une situation de pénurie. L’enjeu est de trouver une stratégie de profit adaptée aux activités spécifiques des CAE, orientant vers un modèle productif déconnecté de la croissance matérielle. Le modèle de référence implicite de Boyer et Freyssenet est toujours « croissanciste » : la croissance permet la répartition, qui elle-même fonde le compromis par distribution de revenus. Se pose alors la question macroéconomique d’un modèle avec croissance lente, notion qui caractérise une économie tirée par les services (Petit, 1986), voire sans croissance (Durand, Légé, 2013). A l’échelle du modèle productif, Boyer et Freyssenet ne traitent ni d’un modèle de services ni d’un modèle à faible croissance, laissant ces questions en suspens.

La croissance macroéconomique matérielle en tant que telle n’est plus l’horizon à atteindre, mais considérer, d’une part, la progression du nombre de salariés (pour Coopaname, quasiment 150 % sur les cinq dernières années [13]) et, d’autre part, la faiblesse du revenu moyen (748 euros bruts mensuels parmi les entrepreneurs percevant un salaire ; chiffres Coopaname, 2012) oblige à penser le développement de l’activité, sans affirmer pour autant une vision « croissanciste ».

Alors que les six stratégies de profit décrites par Boyer et Freyssenet ne fonctionnent pas pour les CAE, un enjeu microéconomique serait d’en définir une nouvelle. En cohérence tant avec la réalité des activités dans les CAE qu’avec le contexte macroéconomique de croissance lente et d’insoutenabilité écologique, une piste serait de s’orienter vers une stratégie de profit liée à la durabilité et à la soutenabilité. Une partie importante des activités au sein de la coopérative s’inscrivant dans des thématiques en résonance avec le développement durable, un enjeu serait alors de développer et de formaliser cette stratégie de profit tant à l’échelle des collectifs qu’à celle de la coopérative (cf. tableau supra).

La territorialisation des activités amène à penser comment le lien aux débouchés se construit aussi dans la proximité. On peut relever deux niveaux (Pecqueur, Zimmermann, 2004) : une proximité géographique, assurée par un lien identitaire affectif avec des clientèles, et une proximité dite institutionnelle, qui repose sur le partage d’un système de valeurs ou d’idéaux, sur une culture… Les productions des CAE étant ancrées dans les services, le lien de coproduction qui se noue entre producteurs et bénéficiaires dans ce secteur est tout à fait propice à engendrer des formes d’attachement et donc de lien pérennes, même si les forces de mise en concurrence restent puissantes et potentiellement destructrices.

Conclusion : une alternative non généralisable, mais possiblement pérenne

Coopaname, en tant que mutuelle de travail, tend à se construire comme moyen de résistance conjoint à l’atomisation du rapport salarial et à la marchandisation du travail en dehors du salariat. Prendre le contre-pied de l’individualisation du travail avec la création d’un modèle d’organisation mêlant étroitement autonomie des individus et action collective constitue la dimension politique de ce projet et permet de porter ce qui nous apparaît constituer un compromis de gouvernement d’entreprise.

Cependant, ce dernier peine à engendrer et à soutenir la dynamique productive nécessaire à sa reproduction : les dynamiques productives, essentiellement individuelles, ne se constituent pas d’évidence comme un ensemble productif. Ainsi, l’actuelle absence de stratégie de profit identifiable et formalisée de la coopérative assure difficilement les conditions matérielles et donc la soutenabilité du projet politique. L’horizon pour Coopaname aujourd’hui doit pouvoir se dessiner autour de deux lignes de progression : d’abord, poursuivre la démarche de démultiplication des formes de coopération et de mutualisation du travail au sein de la coopérative et, ensuite, aboutir à une réflexion d’ordre politique plus structurée autour de la stratégie de profit, au niveau micro de chaque activité, au niveau intermédiaire des collectifs et au niveau de l’ensemble de la coopérative. Ce qui a été accompli ces dernières années en termes de positionnement collectif et de mise en oeuvre des moyens adéquats autour des notions de travail et de la production doit maintenant investir le champ de la commercialisation.

Il nous semble au final que l’accord entre les membres (le compromis de gouvernement d’entreprise lui-même) et les différents moyens qui y sont associés forment les bases d’un patrimoine collectif, essentiellement immatériel [14]. Or la coopérative peine à se représenter ce dernier, de même que l’usage productif qui peut en être fait, pour le transformer en capital immatériel commun.

La robustesse du compromis de gouvernement d’entreprise pourrait se mesurer à sa capacité à révéler ce patrimoine commun, à le faire vivre et à en faire la base d’une stratégie commune et appropriée par chacun. On voit là l’enjeu démocratique dans une structure qui est portée sur la délibération et, sa difficulté étant donnée, sur l’absence de division technique du travail. Les problématiques renvoient ainsi, autant et en permanence, aux deux jambes sur lesquelles repose un modèle productif, l’une relevant du politique, du compromis, l’autre du productif.