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Produit de l’auto-organisation de la société civile, le crédit social est généralement considéré comme une alternative à la coordination du marché et de l’Etat dans l’organisation économique. Comme la Grande Dépression, la crise de 2008 a provoqué une expansion considérable du secteur social, particulièrement dans le domaine de la finance et du crédit (Rifkin, 2014). Ce phénomène a attiré l’attention des chercheurs aussi bien que celle des responsables politiques. A contre-courant de cette tendance croissante, nous constatons que, dans les anciens pays communistes, notamment les pays des Balkans, le crédit social soit s’est peu développé, soit a été complètement abandonné. Ceci est le plus souvent expliqué par l’expérience négative qu’a constituée la période socialiste, où les formes économiques coopératives, vidées de leur substance, ont fait l’objet de nationalisations. En effet, avant cette période, les institutions financières sociales jouissaient d’une tradition séculaire dans la plupart des anciens pays communistes, particulièrement dans les régions de peuplement slave.

Pour dresser un panorama historique de l’évolution des finances sociales agricoles dans les territoires bulgares [1] depuis l’époque ottomane jusqu’à la Première Guerre mondiale (plus précisément jusqu’aux guerres des Balkans), nous nous attacherons à analyser la genèse, la transformation et les formes de développement sur le long terme du crédit coopératif agricole, ses lignes de force et ses mécanismes. Nous mettons donc l’accent sur l’interaction des finances sociales agricoles avec le marché et l’Etat. En effet, des études historiques ont été menées sur le crédit et la finance sociale dans les Balkans, mais ce sujet n’a guère suscité l’intérêt des économistes. Il s’agit d’une lacune que cet article devrait contribuer à combler.

Dans une première partie nous présenterons la genèse et l’évolution de la finance sociale dans les territoires balkaniques de l’Empire ottoman, sous la forme de zadruga et de fonds de crédit d’utilité publique (obshtopolezni kasi). La seconde partie s’attache à la transformation des fonds de crédit d’utilité publique en fonds agricoles après la libération de l’occupation ottomane (1878). Dans la troisième partie, nous analyserons la transformation graduelle des fonds agricoles en banque d’Etat. Dans la dernière partie, nous ébaucherons une reconstruction théorique des dynamiques historiques.

La naissance de la finance sociale dans l’Empire ottoman

La finance sociale a émergé et s’est diffusée sur le territoire bulgare de l’Empire ottoman dans le sillage des institutions informelles (de traditions, coutumes et valeurs) d’origine populaire fondées sur la solidarité et l’aide mutuelle (Nenovsky et Penchev, 2015). Son développement est également lié à la situation économique et politique de l’empire (Palairet, 1997 ; David, 2009). L’essor du marché et de l’économie monétaire, l’augmentation de la charge fiscale et la pression exercée par les autorités ottomanes pour la collecte de l’argent avaient appauvri les agriculteurs. Durant la période de déclin accéléré de la féodalité turque aux xviiie et xixe siècles sont apparues différentes formes de travail mutuel assurant la reproduction, la subsistance et l’existence des Bulgares à l’intérieur d’une économie fermée. Toutes ces organisations surgies spontanément sur une base populaire ont fonctionné jusqu’à la libération. Les plus anciennes formes connues de travail mutuel dans l’agriculture sont les groupes de moissonneurs, de jardiniers et d’éleveurs, ainsi que les zadrugas, essentiellement fondées sur des principes de démocratie et de solidarité (Popov, 1900 ; Central Cooperative Union, 1986).

Le rôle central des zadrugas

La zadruga était une institution propre aux Balkans, particulièrement chez les Slaves du Sud, fondée sur la propriété commune et la consommation (Bücher, 1901). Il s’agissait d’une communauté regroupant des groupes sociaux déterminés en fonction du sexe ou de l’âge, et vivant dans des familles. Chaque membre travaillait en fonction de sa capacité et recevait en fonction de ses besoins (Popov, 1900). Cette forme de vie communautaire était le plus souvent dispersée dans les régions montagneuses de la Bosnie, de l’Herzégovine, de la Macédoine du centre et du nord et de l’Albanie centrale (Todorova, 2010). Les mêmes structures communautaires étaient présentes dans la région nord-ouest de Stara Planina, ainsi que les territoires montagneux entre la Yougoslavie actuelle, la Bulgarie et les montagnes du Rhodope. Les régions de peuplement ethnique du Monténégro et de l’Albanie du Nord constituaient un district séparé. La zadruga était une institution commune à d’autres territoires, comme la Croatie, la Slavonie, la Voïvodine. Dans la région de Sofia et en Bulgarie occidentale, en Serbie et en Croatie, on l’appelait kupstina (JBES, 1900).

Les circonstances de l’émergence de la zadruga font l’objet de controverses. Selon une assertion, elle a émergé au début de l’Empire ottoman dans les Balkans, notamment les territoires bulgares ; son déclin aurait commencé durant la Renaissance (Zhivkov, 2002). Une autre hypothèse soutient qu’elle est apparue à la fin du xviiie siècle, empêchant l’apparition de nouvelles organisations sociales pendant la Renaissance.

La zadruga était une forme de coopérative fonctionnant dans une économie de troc fondée sur des coutumes familiales de vie et des valeurs. Elle se caractérisait par l’égalité dans la redistribution du revenu et dans la consommation, alors que dans la coopérative, le revenu était divisé en parts dépendant du travail de chaque coopérateur ou du capital qu’il avait apporté sous forme d’argent ou de services. Le sociétariat volontaire, qui était typique des coopératives, n’existait pas dans la zadruga [2].

L’influence des idées occidentales et des réformes Tanzimat

Durant les années 1860, les formes de solidarité et d’aide mutuelle existantes chez les Bulgares dans l’Empire ottoman figuraient parmi les facteurs principaux contribuant à l’établissement des premiers fonds de crédit d’utilité publique (obshtopolezni kasi) dans les territoires bulgares. Leur création s’inscrivait dans les réformes Tanzimat [3]. La population chrétienne obtint le droit de participer aux conseils de réforme locaux et à louer des terres pour les cultiver, ce qui en retour exacerba les besoins en capitaux et mena à l’accroissement du crédit. Le plus souvent le taux d’intérêt des prêteurs se situait entre 25 et 50 %, et sous le dénommé zelenicharstvo [4], les paysans devaient rembourser une somme deux à trois fois, voire plus, supérieure au montant du prêt (JBES, 1910 ; Konstantinov, 1910). Selon Hristoforov (1946), le taux d’intérêt déterminé par les prêteurs était de 100 à 150 %, et selon Zahari Stoyanov, il atteignait même 800 %.

L’influence des idées occidentales et des pratiques d’aide mutuelle, comme les coopératives Raiffeisen, fut déterminante pour l’établissement des fonds de crédit d’utilité publique. Ces pratiques pénétrèrent dans l’Empire avec le grand homme d’Etat et réformateur turc Midhad Pacha (1822-1884), l’un des fondateurs des réformes Tanzimat (gouverneur du vilayet du Danube). Selon certains chercheurs, les premiers fonds de crédit d’utilité publique établis dans l’Empire ottoman datent de novembre 1863 dans la ville de Pirot. D’autres affirment que le premier fonds a été créé à Leskovats le 25 juin 1864, suivi d’un autre fondé à Niš. En 1865, Midhad Pacha fonda des institutions à Ruse, Pirot, Targoviste (Bakurdjieva, 2009). En 1865-1866, il existait trente-quatre fonds de crédit d’utilité publique dans le nord de la Bulgarie, dans la région de Sofia et dans le Sud-Ouest. En 1871, treize de ces institutions ont été établies dans le sud de la Bulgarie (Angelov et Berov, 1981). Malgré ses efforts, Midhad Pacha ne réussit pas à développer des institutions similaires dans les districts peuplés par des non-chrétiens en Anatolie et en Asie mineure (Bulgarian Agricultural Bank, 1932). Ceci prouve l’existence de conditions spécifiques dans les territoires bulgares qui ont pu favoriser l’apparition des premières formes de finance sociale dans l’Empire ottoman. Leur objectif principal était de combattre l’usure dans l’agriculture, ainsi que l’épanouissement de l’identité culturelle et nationale. Les autorités turques avaient compris le sens de ces formations volontaires, qui offraient des opportunités non seulement pour l’accumulation de l’épargne et pour la baisse des taux d’intérêt, mais aussi pour la mise en oeuvre de projets publics sociaux et pour une fiscalité plus efficace.

L’apparition de fonds officiels de crédit d’utilité publique

Malgré leur origine sociale, les fonds de crédit d’utilité publique représentaient des institutions de crédit avec un caractère extractif parce qu’ils étaient imposés par les autorités [5]. La participation des gens au capital n’était pas volontaire et les cultivateurs ne pouvaient pas retirer leur adhésion. Les règlements des fonds de crédit stipulaient que ces institutions pouvaient être établies dans chaque centre de district (Palazov, 2005 [1947]). Ces institutions n’avaient aucune autonomie en matière de gouvernance : au début, deux chrétiens et deux musulmans étaient choisis par les gouverneurs (vekili) et, à partir de 1871-1872, une direction générale a été fondée.

La levée de capitaux pour les fonds de crédit était obligatoire. Après 1864, les paysans furent obligés de leur céder 5 % des céréales collectées et, après 1873, ils livraient chaque année 1 kilo de blé (en mesure tsarigrad). Le capital était constitué de l’argent tiré des ventes de céréales. Plus tard, une partie des biens collectés était conservée dans un grenier commun, une autre était vendue et l’argent déposé en tant que fonds propres de l’institution. L’argent apporté par les paysans était leur propriété et leur propre capital. Les cultivateurs ne devenaient pas des coopérateurs parce que les règlements ne leur permettaient pas de renoncer à leur qualité de membre des fonds de crédit et de recevoir leur part de capital.

L’établissement des fonds de crédit d’utilité publique était le résultat d’une forme spécifique de dépendance de sentier. En effet, en 1864, Midhad Pacha réglementa et légalisa le secours mutuel en cours dans la société bulgare et il le transféra dans la structure initiale administrative et territoriale de l’empire (Zhivkov, 2002). Cependant, ces fonds comportaient certaines caractéristiques des coopératives de crédit – comme l’aire géographique réduite d’activité, la participation des membres au capital, la solidarité – mais ils n’étaient pas de vraies coopératives parce qu’il leur manquait l’adhésion volontaire et la gouvernance démocratique.

Les fonds de crédit d’utilité publique réalisaient principalement des opérations de prêt. Il ne s’agissait pas d’institutions bancaires. Ils offraient deux types de crédit – personnel et réel. Le crédit personnel était distribué moyennant une garantie, une condition préalable importante étant la solvabilité et la réputation des garants. Le crédit réel était concédé moyennant l’hypothèque d’une propriété et l’engagement de biens. Par ailleurs, leur revenu net annuel pouvait égaler au moins le double du montant du taux d’intérêt de l’emprunt, ce qui limitait pour la plupart des cultivateurs les occasions de demander un crédit. Le principe de la propriété inaliénable aux fonds de crédit était appliqué à la condition que la dette soit payée par leur revenu (JBES, 1910). Les conditions d’emprunt témoignent de la nature partiellement inclusive des fonds de crédit. Le taux d’intérêt était déterminé administrativement par le firman du sultan. Initialement, il avait été fixé à 12 %, mais il est graduellement descendu à 9 % en 1873. Cela a permis aux paysans d’emprunter de l’argent pour réduire leur dépendance à l’égard des créditeurs, ce qui a rendu les fonds de crédit plus inclusifs et efficaces.

Dans l’Empire ottoman, il existait également d’autres formes mineures de finances sociales, comme les fonds pour les orphelins et pour les veuves, où étaient déposés les biens et le capital hérités de leurs défunts parents et époux. La zadruga et plus tard les fonds de crédit d’utilité publique et les fonds d’orphelins ouvrirent la voie au développement ultérieur des relations monétaires et de crédit dans les territoires bulgares après la libération.

L’évolution de la finance sociale après la libération de 1878 : le rôle des banques coopératives

La libération de la Bulgarie marqua une nouvelle étape dans l’essor des institutions de crédit social, qui contribuèrent de façon notable à la formation du capitalisme national et du développement économique. Leur évolution institutionnelle résultait de l’expérience passée autant que des conditions économiques et politiques du pays et de l’Europe [6].

L’Etat nouvellement établi n’avait presque aucune source de revenus, aucune base fiscale et l’accès aux marchés étrangers était limité. La principale source de revenus publics était le seigneuriage qui était généré par la monétisation rapide par les pièces et ensuite par les billets (couverts en or et en argent). Il n’existait pas de système bancaire et, durant les années qui suivirent la libération, la principale source de financement venait de la Banque nationale bulgare. Dans cette situation, le prêt d’argent proliféra à une large échelle, avec des taux d’intérêt extrêmement élevés (Konstantinov, 1910).

Les fonds de crédit d’utilité publique rebaptisés fonds agricoles

Dans ces conditions, le crédit social devint immédiatement une des priorités politiques après la libération. Sous la loi adoptée le 12 juillet 1878, les fonds de crédit d’utilité publique furent rebaptisés fonds agricoles (zemedelski kasi), sans grande évolution de leur structure et de leurs fonctions (Daskalov, 1912). Le changement institutionnel visait à les rendre plus visibles et fiables pour les gens. Offrir à la population un crédit bon marché et facilement accessible apparaissait comme un levier pour combattre la pauvreté et l’usure. En 1897, la dette des cultivateurs envers les prêteurs atteignait 45 millions de leva, ce qui représentait les deux tiers de leur dette totale. En 1905, celle-ci avait doublé jusqu’à 90 millions de leva (Central Cooperative Union, 1986). L’objectif principal des fonds agricoles était d’abord d’apporter du capital aux cultivateurs et ensuite de prêter de l’argent aux autres groupes sociaux aux frais des fonds d’orphelins ou de la Banque nationale bulgare. Ils devinrent ainsi l’outil le plus important du développement économique.

L’administration des fonds agricoles était confiée à un trésorier et un inspecteur. Ces fonds étaient placés sous le contrôle des conseils directeurs des districts. En 1879, les trésoriers étaient nommés par les gouverneurs du district et, après 1880, par le gouverneur de l’Etat sur la proposition du ministre des Finances. L’honnêteté et la bienséance étaient les principales qualités requises pour les candidats. La population rurale avait le droit de proposer des caissiers à la nomination pour un an. Contrairement aux fonds de crédit d’utilité publique, les fonds agricoles utilisaient le système de double vote, fonctionnant ainsi comme des institutions de la démocratie directe.

Au cours du temps, les autorités changèrent la nature démocratique de ces institutions de crédit social. La loi de 1894 confia la direction des fonds agricoles au ministre du Commerce et de l’Agriculture et, à partir de 1897, les trésoriers furent nommés et révoqués par le ministre sur proposition du conseil d’administration à l’administration centrale. L’administration des fonds agricoles était centralisée dans un département séparé – l’administration centrale des fonds agricoles. Durant les premières années qui suivirent la libération, le rôle des fonds agricoles dans le montant total du crédit du pays n’était pas significatif, du fait de leur capital limité. A la fin des années 1880, la Banque ottomane offrait le plus haut montant de crédit du pays. Ses succursales opéraient à Ruse (1875-1880), Varna (1880-1882), Plovdiv (1878-1899), Sofia (1890-1899) (Koford et Tschoegl, 2003).

Le monopole du crédit auprès des agriculteurs

L’augmentation de la propriété privée contribua à accroître le besoin de crédit agricole, notamment pour les petits propriétaires terriens (Danailov, 1936). Les fonds devinrent la principale source de crédit pour les cultivateurs et leur part dans le PIB du pays passa de 5 % en 1897 à presque 10 % en 1901. Le capital des fonds agricoles comme les fonds de crédit d’utilité publique dépendait largement des récoltes. Le capital des premiers était formé en premier lieu par le paiement en nature, sous forme de blé que les paysans apportaient pour le vendre plus tard ; en second lieu, par l’argent et les titres de dette appartenant aux fonds de crédit d’utilité publique. A partir de 1889, les fonds collectèrent l’impôt auprès des paysans sous forme d’argent ou de nourriture et les fonds agricoles commencèrent à accepter les dépôts comme une nouvelle source de capital.

Une tendance haussière dans le capital fixe des fonds agricoles se dessina pendant cette période. Le montant fit plus que doubler, sautant de 15,3 millions de leva en 1887 à 40 millions en 1903. La Banque nationale bulgare (BNB) nouvellement créée contribua significativement à l’augmentation du capital disponible. En 1887, la BNB fournissait des ressources financières à hauteur de 4 millions de leva, mais au fil des années suivantes celles-ci déclinèrent au profit d’une hausse des dépôts. Après le transfert en 1888 des dépôts de l’orphelinat vers les fonds, le revenu s’accrut continuellement – de 2,4 millions de leva en 1887 à 4,7 millions en 1894. Les fonds des orphelins accordèrent des prêts pour assurer la mise en oeuvre de la première réforme agraire en Bulgarie après la libération. Ils rachetaient des terrains aux agriculteurs et aux beys pour les distribuer aux pauvres.

Entre 1895 et 1903, les dépôts de fonds quadruplèrent, s’élevant de 9,3 millions de leva en 1895 à 40,7 millions leva en 1903. Les principaux contributeurs n’étaient pas des cultivateurs, mais ils étaient attirés par les taux d’intérêt élevés offerts par les fonds. Les dépôts à long terme représentaient environ 75 à 80 % du total des dépôts. Les fonds agricoles étaient les seules institutions de crédit administrées par l’Etat qui accordaient des prêts à l’agriculture. Ils avaient le droit d’octroyer des prêts garantis par l’Etat avec l’approbation du ministre du Commerce et de l’Agriculture. Ils avaient également la possibilité de réduire leur portefeuille auprès de la BNB et d’autres institutions bancaires. Les fonds agricoles étaient reconnus comme institutions clés de dépôt et de crédit social au niveau local, bien que la décentralisation restât limitée. Cette institution sociale jouissait de la confiance publique et de l’assentiment de la population rurale. Pendant ce temps, l’intervention constante des pouvoirs publics permit aux gouvernements de poursuivre les objectifs politiques. Les autorités de l’Etat renforcèrent leur rôle dans l’allocation des fonds et créèrent des conditions pour des externalités, comme des traitements préférentiels à certains cultivateurs qui leur étaient proches.

Une politique de crédit expansionniste

En 1896, le gouvernement signa le premier prêt agricole étranger afin d’augmenter le capital des fonds et de stimuler la politique de prêt. Ce prêt, connu en tant que « prêt agricole 5 % de Bulgarie », a été signé par la Banque de Paris et des Pays-Bas, ainsi que par la Banque internationale de Paris. Le prêt se montait à 30 millions de leva et son terme était à cinquante ans (Ivanov et al., 2009).

Les fonds agricoles étaient principalement des institutions de crédit personnel. Les qualités morales du débiteur jouaient un rôle important pour l’accord des prêts personnels. Les taux d’intérêt sur les prêts, fixés administrativement, ne pouvaient jamais être inférieurs ou supérieurs à 9 % par an. En se transformant en institutions bancaires, les fonds agricoles poursuivirent une politique de crédit expansionniste, contribuant ainsi au développement de relations capitalistes dans l’économie domestique (Kurklisiyski, 1941). Durant la période 1887-1894, le nombre des prêts personnels et des hypothèques accordées aux fermiers s’éleva de 19,2 millions de leva en 1887 à 33,6 millions en 1894. L’augmentation la plus significative dans les prêts personnels fut enregistrée après 1894, atteignant 63,7 millions de leva en 1901. Les fonds agricoles accordaient seulement des prêts à court terme, avec une maturité comprise entre trois mois et un an.

Entre marché et Etat : l’activité de la Banque agricole bulgare de 1903 à 1912

La transformation institutionnelle des fonds agricoles en banques fut réalisée par la loi sur la Banque agricole bulgare (BAB) en 1903. Les autorités bulgares établirent la banque pour mettre le crédit social en adéquation avec les principes du marché. La BAB, établie sur le même modèle que la Banque agricole turque, devint un créditeur important de l’Etat. Soutenant le développement agricole par des taux d’intérêt bas sur l’épargne locale, elle devint la plus importante banque rurale de l’Empire tout au long du xixe siècle. Elle était l’héritière des fonds régionaux de Midhad Pacha et des fonds de crédit d’utilité publique (Pamuk, 2000).

De nouvelles fonctions pour les fonds agricoles devenus Banque agricole bulgare

Par rapport aux fonds agricoles, la BAB se vit assigner de nouvelles tâches et de nouvelles fonctions. Conformément à la loi, la banque accordait des prêts sur la caution de bétail, récoltes, outillage et machines agricoles, produits agricoles bruts et transformés. La banque pouvait fournir une avance de paiement aux cultivateurs pour l’achat de bétail, de semences ou de produits agricoles. L’une des principales différences de fonctions entre les fonds agricoles et la BAB était que cette dernière avait les pouvoirs pour endosser des emprunts d’Etat et des emprunts approuvés par l’Assemblée nationale, en émettant des obligations d’Etat. De plus, elle avait le droit d’octroyer des prêts aux municipalités et aux districts, de prêter de l’argent au gouvernement, de garder les dépôts détenus par les autorités de l’Etat, et de payer au nom de l’Etat en fonction du montant déposé. Ainsi, les fonds agricoles, en tant qu’institutions complètement décentralisées de crédit personnel ne laissaient pas de trace (JBES, 1906).

Quatre-vingt-cinq succursales furent établies dans le pays par la BAB. Le gouverneur et les administrateurs étaient appointés par le ministre du Commerce et de l’Agriculture et ils ne pouvaient pas être renvoyés sans l’accord de l’Assemblée nationale. Des changements eurent lieu dans les branches de l’administration dans lesquelles les nominations étaient faites seulement par le ministre. Lors de l’établissement de la BAB, 25 % des profits annuels net de la banque furent alloués au secteur agricole et laissés à la disposition du ministre de l’Agriculture. Ce pourcentage augmenta progressivement au cours des années suivantes, témoignant de l’intervention croissante de l’Etat dans ce secteur clé de l’économie nationale. Le capital de la BAB augmenta, à un rythme plus lent cependant, jusqu’à atteindre 47 millions de leva avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le total des ressources disponibles progressa également, doublant entre 1903 et 1991. L’augmentation la plus significative fut celle des dépôts des administrations publiques.

La promotion du crédit coopératif comme axe de développement

Entre 1904 et 1912, le crédit personnel resta le plus important pour la banque, mais son montant total baissa par rapport à la période précédente, lorsque la BAB promut le crédit coopératif. Les prêts octroyés contre la mise en gage de titres constituèrent une part importante des prêts de la BAB. En 1914, ils atteignaient 3,8 millions de leva, contre 1,4 en 1904. Les emprunts couverts par des garanties sous forme de bétail, de machines ou d'outils quintuplèrent entre 1905 et 1912. L’objectif principal de la BAB était de soutenir les cultivateurs, bien qu’après 1905 elle octroya aussi des prêts à d’autres travailleurs. Le terme des prêts personnels variait entre un et neuf mois, leur octroi étant soumis à la signature de l’émetteur et de deux garants. Le montant du prêt ne pouvait pas excéder 50 % de l’évaluation des biens hypothéqués, pour un terme d’une durée comprise entre deux et trois ans. Pour les non-cultivateurs, les prêts étaient octroyés contre 50 % du revenu annuel moyen que la propriété pouvait apporter et le revenu était capitalisé à 10 %.

Les crédits coopératifs devinrent un élément essentiel de la politique de crédit bancaire, tandis que le mouvement coopératif reprit son essor dans le pays, notamment après l’adoption en 1907 de la loi coopérative.

Malgré l’augmentation du capital, du revenu disponible et du montant total des crédits, seulement 30 % des cultivateurs bulgares profitèrent de l’expansion du crédit durant la première décennie des activités de la BAB. Sur 799 115 cultivateurs (parmi lesquels 697 629 étaient des petits exploitants), seuls 246 848 reçurent des prêts. En dépit du développement accéléré après la libération, le crédit social dans le pays n’était pas suffisant pour répondre aux besoins du public et il restait inaccessible à la plus grande partie de la population. La transformation des fonds agricoles et les innovations de la BAB firent baisser les coûts transactionnels. La politique de taux d’intérêt fondé sur le marché était l’une des différences les plus marquantes entre la banque et les fonds agricoles, et la banque devint la seule institution publique pour le crédit agricole. Les taux d’intérêt sur les dépôts et les crédits de la BAB étaient 1 à 2 % plus élevés que ceux fixés par la Banque nationale bulgare. Durant cette période, la BAB attirait l’épargne populaire à des taux d’intérêt avoisinant 5 à 6 %, ce qui était plus bas que ceux offerts par les banques privées (7 à 8 %) en Bulgarie. Les taux d’intérêt bancaires sur les crédits étaient presque la moitié (8 à 9 %) de ceux offerts par les banques privées (16,5 %) dans le pays.

Entre la libération et la Première Guerre mondiale, les fonds agricoles et la BAB devinrent ainsi d’importantes institutions d’épargne et de crédit en Bulgarie. La finance sociale se développa de façon intensive, particulièrement après l’établissement de la BAB. La banque ouvrit des comptes d’épargne pour les agriculteurs et les artisans et des coopératives à responsabilité limitée et illimitée. En vertu de la loi de 1905, le conseil d’administration de la banque approuva les prêts à hauteur de 100 000 leva, et la décision de prêt fut approuvée à la suite par le ministère de l’Agriculture. Parmi les conditions requises pour consentir des prêts aux coopératives figurait l’obligation pour celles-ci de compter au moins vingt membres et de proposer des prêts à des taux au maximum supérieurs de 2 % à ceux payés à la banque.

La création de la Banque coopérative centrale bulgare (BCCB)

Les coopératives de crédit devinrent une priorité de la politique gouvernementale jusqu’au déclenchement de la guerre des Balkans en 1912. A partir de septembre 1911, toutes les coopératives qui empruntaient à la BAB furent placées sous la coupe de la Banque coopérative centrale bulgare (BCCB). Conçue comme la coopérative de toutes les coopératives, la BCCB avait pour mission l’établissement, le développement et le contrôle des coopératives afin de répondre à leurs besoins de crédit et d’assurance. Cette banque publique était dirigée par le ministre des Finances, chargé de la mise en oeuvre de la politique coopérative de l’Etat.

Contrairement aux fonds de crédit d’utilité publique, les coopératives de crédit étaient des institutions complètement inclusives qui échappaient aux restrictions rigoureuses appliquées aux fonds. L’adhésion volontaire, la prise de décision démocratique, la gouvernance autonome, la responsabilité solidaire en faisaient de vraies institutions de crédit social (Gide, 2013). Les coopératives se présentaient comme les seules institutions économiques et publiques offrant une aide globale et un soutien aux agriculteurs pour combattre les riches usuriers et les marchands. Contrairement aux pays européens, où les coopératives avaient d’abord émergé en milieu urbain et plus tard dans les villages, en Bulgarie les hérauts des idées nouvelles et les initiateurs du mouvement coopératif étaient aussi bien des intellectuels que des idéologues ou des gouverneurs de la BAB.

Tableau 1

Evolution des coopératives de crédit agricole en Bulgarie (1899-1910)

Evolution des coopératives de crédit agricole en Bulgarie (1899-1910)
Source : Palazov, 2005 [1947]

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Vers un mouvement coopératif

L’adoption de la loi coopérative et l’établissement de l’Union générale des coopératives agricoles bulgares contribuèrent à l’essor du mouvement coopératif dans tous les secteurs économiques du pays. Le sous-développement des villages bulgares, la pauvreté, la misère et l’exploitation cruelle des paysans créaient les conditions pour une expansion des coopératives agricoles et leur transformation en coopératives totales. Les coopératives agricoles réalisaient une activité économique et commerciale importante. Afin de lutter contre les pratiques arbitraires des commerçants en matière de crédit, certaines coopératives s’engagèrent dans le commerce de marchandises. Les taux de change régionaux pour les produits agricoles étaient établis en fonction de la demande de produits industriels et autres. Les coopératives offraient à la population un large éventail d’activités pédagogiques, culturelles et éducatives.

Toutefois, la principale activité des coopératives agricoles resta jusqu’à la guerre le prêt d’argent aux agriculteurs. Ceux-ci ne l’utilisaient pas encore pour moderniser et accroître leur production : en 1906, près de 41 % des prêts servaient au règlement de la dette antérieure.

Conclusion

Dans le présent article, nous avons tenté de reconstruire l’évolution de la pratique des finances sociales en Bulgarie depuis les dernières décennies de l’Empire ottoman jusqu’à la Première Guerre mondiale (environ un siècle). Nous avons montré que les premières institutions formelles du crédit social (obshtopolezni kasi) sont nées dans les territoires bulgares et slaves sous la dominance ottomane. A l’origine de leur création, nous trouvons les pratiques de solidarité et d’entraide communes dans la population slave (anciennes zadrugas), les conditions économiques difficiles, ainsi que l’esprit réformateur et les expériences européennes de Midhad Pacha, jadis gouverneur du vilayet du Danube. Au fil du temps, ces institutions ont acquis une popularité grandissante et gagné la confiance de la population bulgare, jusqu’à devenir le levier principal de l’amélioration de la condition des paysans, même après la libération de 1878. A cette époque, elles se transforment en caisses agraires (zemedelski kasi), outil puissant de lutte contre les usuriers et contre le manque d’épargne et de capitaux. La baisse considérable des taux d’intérêt (source principale des coûts de transaction élevés) est la preuve de leur efficacité institutionnelle.

Cependant, l’évolution institutionnelle du crédit social s’est poursuivie. Ayant émergé spontanément de la société civile, le crédit social passa progressivement sous le contrôle des forces du marché ou de l’Etat, voire des deux. Suivant ce processus, cette institution sociale se transforma profondément et perdit ses caractéristiques originelles de mode de coordination non marchand et non bureaucratique. Les institutions du crédit social jouèrent un rôle essentiel pour l’économie marchande et contribuèrent à promouvoir les intérêts des élites gouvernementales. C’est ainsi que la modification des fonds de crédit d’utilité publique (obshtopolezni kasi) en fonds agricoles (zemedelski kasi), et plus tard en une banque d’Etat, favorisa la centralisation et le contrôle de l’Etat sur des ressources financières considérables. Ces ressources ont permis de réaffecter des placements conformément aux intérêts politiques et économiques des élites bancaires et de l’Etat.

Il est intéressant de noter que, plus tard, pendant la période entre les deux guerres, le crédit social, sous forme de banques coopératives et populaires, connut un élan considérable. Et encore plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, suite à l’arrivée du régime communiste, la longue tradition slave et bulgare donna naissance aux coopératives agraires communistes (trudovo kooperativno zemedelsko stopanstvo).