Corps de l’article

Les associations naissent souvent d’un groupe d’acteurs engagés au service d’un projet fondé sur des valeurs humanistes (Boncler, Valéau, 2010 ; Laville, Sainsaulieu, 1997). Militants de changements sociétaux majeurs ou tout simplement en quête d’utilité sociale, ces approches, que nous qualifierons de traditionnelles, introduisent une gestion multicritère (Valéau, 2003) prenant en compte les aspects technico-économiques de la production, tout en accordant une grande importance à la qualité des moyens mis en oeuvre. Cette gestion questionne les formes de l’action, en considérant par exemple la participation des parties prenantes, l’indépendance politique ou encore les externalités en termes de développement local. Ces associations développent, ce faisant, des « rationalités en valeur » (Weber, 1922) qui ouvrent sur des approches plus globales de leurs impacts (Boncler, Valéau, 2010 ; Laville, Sainsaulieu, 1997 ; Mertens, Marée, 2013).

L’entrepreneuriat social, venu des pays anglo-saxons à la fin des années 2000 [1], développe une rationalité davantage focalisée sur la finalité sociale (Dees, 1998). Plus pragmatique, cette approche promeut la mobilisation de nouvelles ressources et l’utilisation de nouveaux moyens, notamment en matière de gestion, afin de réaliser la finalité sociale de façon plus productive (Brunham, 2002 ; Dees, 1998 ; Johnson, 2000). L’entrepreneuriat social accorde une grande importance à la mesure et à l’amélioration des performances (Grimes, 2010). Ces auteurs entendent ainsi réformer un secteur qu’ils jugent louable, mais insuffisamment efficace (Dees, 1998).

Ces deux approches revendiquent une vision de la gestion au service de l’utilité sociale. Elles peuvent cependant, face à un dilemme donné, aboutir à des solutions très différentes. L’introduction de l’entrepreneuriat social en France divise la communauté scientifique et institutionnelle (Draperi, 2010 ; Sybille, 2010), mais aussi les acteurs eux-mêmes au sein des associations (Boncler, Valéau, 2012). Ils craignent que les solutions proposées par cette nouvelle approche soient incompatibles avec les fondements du mouvement associatif, qu’elles justifient toutes sortes de moyens au nom de l’efficacité.

L’objectif du présent article n’est pas de cautionner l’une ou l’autre de ces visions de la gestion et du développement des associations, mais simplement d’examiner comment l’arrivée de l’entrepreneuriat social en France s’opère de façon concrète au sein des équipes associatives. Nous désignons ainsi ces groupes à géométrie variable, souvent plus importants qu’en entreprise compte tenu d’une gouvernance davantage participative (Biondi et al., 2010) et d’un entrepreneuriat plus collectif (Boncler, Valéau, 2010), assurant la gestion effective de l’association. La thèse défendue est que les aboutissants de ce processus de changement ne sont pas déterminés : la rationalité en valeur n’est pas nécessairement appelée à disparaître au profit de l’entrepreneuriat social ; ce dernier n’est pas non plus forcément voué à l’échec. La construction d’une vision partagée se fait à l’épreuve de l’action, dans le cadre d’un apprentissage suivant lequel l’équipe adapte sa vision à la réalité, mais avec l’idée aussi que l’association poursuit son développement sans perdre son âme. Cet article s’appuie sur les données qualitatives exploratoires issues de trente-quatre entretiens semi-directifs. Nous commençons avec une revue de littérature sur l’entrepreneuriat social, avant d’intégrer ce dernier en tant que vision parmi d’autres possibles au sein des équipes associatives. Nous présentons ensuite notre méthodologie, nos résultats et notre modèle.

Revue de littérature

L’entrepreneuriat social est à la fois un mouvement en action et un courant de pensée théorique au sein des sciences de gestion appliqués aux organisations à but non lucratif. Né aux Etats-Unis durant les années 90, il a été importé en France au cours des années 2000. Les tenants de l’entrepreneuriat social se présentent souvent, eux-mêmes, comme des réformateurs : « De nombreux efforts gouvernementaux et philanthropiques sont loin de répondre à nos attentes et ces secteurs sont souvent jugés inefficients, inefficaces et peu réactifs. Nous avons besoin des entrepreneurs sociaux » (Dees, 1998, p. 1). Nous commençons par revenir sur un certain nombre de textes fondateurs du mouvement aux Etats-Unis, avant de recadrer, dans la seconde sous-partie, cette approche comme une norme fondant une vision possible de la gestion des associations, au même titre que l’approche traditionnelle qui accorde généralement plus d’importance aux valeurs.

Des définitions de l’entrepreneuriat social

L’entrepreneuriat social a fait l’objet de nombreux débats en France, mais n’a toujours pas été explicitement défini. Nous revenons ici sur quelques textes nord-américains fondateurs de ce mouvement. « L’entrepreneuriat social peut être globalement défini comme l’utilisation de comportements entrepreneuriaux à des fins sociales » (Hibbert et al., 2002). Il a pour objectif « d’accroître l’efficacité et la pérennité de l’organisation » (Canadian Center for Social Entrepreneurship, 2001). Grimes, dans son article publié en 2010 dans la revue Entrepreneurship Theory and Practice, précise le propos en définissant l’entrepreneuriat social comme « une emphase mise sur le suivi et la mesure de la performance » (p. 763). Trois axes ressortent ainsi de cette littérature : des outils de gestion issus des entreprises, la recherche de ressources autres que les subventions et l’hybridation des statuts.

Optimiser la productivité

Le premier axe de progrès proposé vise principalement à amener plus d’efficacité dans la réalisation d’une finalité sociale (Dees, 1998). Il consiste notamment à rationaliser les pratiques organisationnelles en vue d’optimiser les ratios entre les moyens mis en oeuvre et les résultats obtenus. L’entrepreneuriat social esquisse parfois une réflexion sur la mesure de la valeur ajoutée et l’évaluation d’impact, mais le parti pris se veut pragmatique, en privilégiant des mesures quantitatives de la finalité sociale. Partant du principe selon lequel on ne peut améliorer que ce que l’on peut mesurer, l’objectif est d’augmenter le ratio entre les moyens mis en oeuvre et la production, en d’autres termes accroître la productivité. Les solutions présentées apparaissent alors relativement similaires à celles expérimentées dans le cadre des entreprises marchandes : réorganisation, rationalisation des processus de travail et des processus de production, standardisation de ces derniers, réduction des coûts, le tout ayant effectivement pour résultat, le plus souvent, d’augmenter la productivité.

Augmenter le chiffre d’affaires

Le deuxième axe de progrès proposé par les tenants de l’entrepreneuriat social consiste à réduire la dépendance des associations par rapport aux subventions. Pour Johnson (2000), l’entrepreneuriat social constitue une réponse à la baisse des subventions publiques et à un environnement de plus en plus concurrentiel. « L’entrepreneuriat social vous permet de réduire la dépendance de votre organisation vis-à-vis de ressources restreintes, tout en maintenant le focus sur la mission. Un grand nombre de vos programmes pourraient bénéficier à la communauté, mais ne pas attirer les fonds. L’argent nécessaire pour financer ces innovations doit venir d’argent gagné » (Brunham, 2002). Ces tenants défendent l’axe avancé en vertu de nouvelles contraintes pratiques : les financements publics diminuent, alors que le nombre d’organisations les sollicitant augmente, mais aussi suivant un principe d’autonomie de gestion qui s’oppose à l’influence que les pouvoirs publics pourraient exercer en contrepartie des subventions accordées. Là encore, les textes fondateurs, par exemple Dees (1998), recommandent l’adaptation et la mise en oeuvre d’outils de gestion ayant fait leurs preuves en entreprise, notamment des approches marketing du don ou encore le montage d’actions lucratives pour financer les coûts de l’action sociale.

Hybrider les statuts

La troisième et dernière recommandation porte sur l’hybridation des statuts (Townsend, Hardt, 2008) : « L’entrepreneuriat social fait éclater les frontières traditionnelles entre les secteurs public, privé et non lucratif et met en avant des modèles hybrides d’activités lucratives et non lucratives » (Johnson, 2000). En France, cette hybridation reste limitée. Suivant la loi des « quatre P », tout débordement dans des secteurs marchands se traduit par des formes de refiscalisation (Amblard, 2010). Certaines ouvertures s’organisent en revanche dans le champ de l’ESS, avec les Scops par exemple. Au-delà, on peut identifier des formes d’hybridation des marchés, avec l’ouverture aux entreprises marchandes de secteurs jusque-là « réservés » aux associations.

En France, certains auteurs (Sybille, 2010) associés à différents mouvements et organisations (Avise, Mouves, Essec) ont vu dans l’entrepreneuriat social un second souffle pour les associations face à un environnement de plus en plus exigeant. Le Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat social (Codes) souligne qu’il n’existe pas d’entreprise sociale sans entrepreneurs sociaux : « L’entrepreneur joue un rôle fondamental dans la création, le développement et la pérennisation du projet économique et social. » Il ajoute qu’il est nécessaire de réaliser des mesures ou des évaluations « qui permettent de rendre compte, dans la durée, des pratiques réelles de l’entreprise et de leur conformité avec les valeurs et les principes affichés ». Ces points de vue, plus modérés, rejoignent cependant le principe d’une évaluation plus systématique de la production et de la productivité (Grimes, 2010).

L’introduction de l’entrepreneuriat social au sein des équipes associatives

Comme le défend Valéau (2003), il existe différentes manières de gérer les associations. L’approche traditionnelle en termes de rationalité en valeur et l’entrepreneuriat social constituent deux visions relativement contrastées de la gestion et du développement de celles-ci, la première accordant une grande importance aux performances sociopolitiques, la seconde semblant rechercher des formes d’optimisation de la productivité technico-économique. Le terme « vision » est emprunté à la littérature en entrepreneuriat. Pour Filion (1997), l’entrepreneur conçoit d’abord son organisation sous la forme d’une vision, que Nanus (1992) définit, quant à lui, comme « une image mentale d’un futur état possible et désiré de l’organisation ».

La plupart des visions de la gestion et du développement des associations prennent en compte, à un degré ou à un autre, les aspects technico-économiques de leur production (Valéau, 2003). L’entrepreneuriat social se singularise par l’importance particulièrement forte donnée aux questions d’efficacité. L’intérêt des outils proposés, inspirés des entreprises, reste étroitement lié aux cadres de référence et à un système de normes propres à ce mouvement, avec pour principal fondement la maximisation de la production associée à la finalité sociale. C’est précisément ce qui a semblé heurter une partie de la communauté des chercheurs et des praticiens français, qui ont dénoncé des principes trop similaires, selon eux, à ceux des entreprises (Draperi, 2010).

Visions traditionnelles et rationalité en valeur

Cette autre vision de la gestion, que nous avons jusqu’ici qualifiée de traditionnelle et évoquée comme intégrant des éléments de rationalité en valeur, combine des considérations économiques, mais également des approches plus sociologiques du fait associatif. Suivant ces dernières, les associations ont aussi des fonctions sociopolitiques, au sens d’Habermas (1986) : elles constituent des actions collectives visant à s'approprier la sphère publique contrôlée par l'autorité. Pour Valéau et Annette (2010), les critiques explicites ou implicites des associations ne ciblent plus seulement les pouvoirs publics, elles concernent également les marchés. Les associations s’occupent ainsi des « laissés pour compte ». Selon une perspective plus large, elles apportent des idées et des pratiques nouvelles de plus en plus reconnues en tant qu’innovations sociales (Cloutier, 2003). Les sociologues les valorisent par ailleurs en tant que vecteurs de lien social, qu’il s’agisse là d’un effet recherché ou indirect (Laville, Sainsaulieu, 1997). Pour Boncler et Valéau (2010), ces différentes approches se rejoignent sur la place des valeurs. Suivant ces approches, que nous qualifierons de sociopolitiques, nous pouvons définir l’association comme une action collective au service d’un projet fondé sur des valeurs.

La vision traditionnelle du développement associatif et la vision réformatrice de l’entrepreneuriat social apparaissent potentiellement contradictoires. « Sauf exception, il n’est pas possible d’optimiser simultanément plusieurs variables […]. Le plus souvent elles s’écartent, ne laissant parfois aucun compromis possible » (Valéau, 2003, p. 15). Valéau (2003) indique que, face à un problème donné comme une diminution des subventions, différentes visions de la gestion aboutiront à différents arbitrages. Il évoque ainsi des manières contradictoires d’aborder des moyens tels que le licenciement.

Des risques de division au sein des équipes associatives

L’une des spécificités des associations loi 1901 est qu’elles sont dirigées par des équipes composées de bénévoles et de salariés. Biondi et al. (2010) et Laville et Hoarau (2008) analysent ces actions collectives en termes de gouvernance participative, et Boncler et Valéau (2010), en termes d’entrepreneuriat collectif. Boncler, Hlady et Verstraete (2006) définissent l’équipe entrepreneuriale comme le fait que des « individus impulsent ensemble une organisation ». Pour ces auteurs, l’équipe entrepreneuriale ne se limite pas forcément aux membres fondateurs, mais peut être rejointe par d’autres acteurs. Nous retrouvons ce cas de figure dans les associations, où les bénévoles du conseil d’administration sont souvent rejoints par des professionnels salariés. Pour Boncler et al. (2006), le fait d’entreprendre en équipe introduit des difficultés spécifiques liées à la « construction d’une vision forcément collective ». Les auteurs évoquent ainsi la « confrontation des points de vue » et des « interactions cognitives » participant à « la construction d’une vision stratégique ». Dans cet article, nous intégrons ces considérations dans le cadre de l’expression « équipe associative ».

Compte tenu des contradictions potentielles entre la vision traditionnelle de la gestion des associations et la vision liée à l’entrepreneuriat social, notre problématique consiste à interroger les conséquences de l’introduction de cette dernière au sein des équipes associatives. Différents auteurs soulignent les risques de tensions au sein des associations. Boncler et Valéau (2010) montrent que les conseils d’administration peuvent être traversés par des courants différents menant parfois au conflit. Quéinnec et Igalens (2004) reviennent sur les tensions qui peuvent exister entre salariés et bénévoles, notamment en ce qui concerne le projet associatif. Celles-ci apparaissent le plus souvent entre différents dirigeants, puis se diffusent dans l’ensemble de l’association (Pache, Santos, 2010 ; Reid, Karambayya, 2009). Chaque partie essaye d’obtenir la majorité, des alliances se forment, transformant l’association en « arène politique » (Mintzberg, 1983). Ces textes sur les conflits restent relativement rares. Ils illustrent le caractère contingent de la vision partagée : celle-ci ne peut pas être tenue pour acquise. Les tensions qui peuvent en résulter nuisent à la sérénité, mais aussi au fonctionnement de l’organisation. Comment les équipes associatives surmontent-elles ces différends ? L’entrepreneuriat social peut-il trouver sa place au sein d’équipes associatives a priori attachées à des gestions traditionnelles ? L’approche traditionnelle peut-elle survivre à l’introduction de l’entrepreneuriat social ? C’est à ces questions que la suite de l’article, en particulier la partie empirique, tente d’apporter quelques éléments de réponse.

Méthodologie

L’objectif de cette étude était de retracer le parcours des équipes associatives depuis l’introduction, par un ou plusieurs membres de celles-ci, de nouveaux principes s’apparentant à l’entrepreneuriat social, jusqu’à la rétention d’une vision stabilisée qui leur accordait plus ou moins d’importance face aux éléments de rationalité en valeur caractérisant les approches traditionnelles de la gestion des associations. Nous souhaitions, pour cela, disposer de données concernant les grandes décisions prises, mais aussi les débats, les différends et les compromis progressivement trouvés pour y parvenir. Compte tenu du caractère processuel des phénomènes étudiés, la dimension temporelle était très importante. L’entretien semi-directif nous semblait être l’outil le plus adapté pour pouvoir opérer ce type de rétrospective.

Nous en avons effectué quarante-trois, mais en avons écarté neuf issus d’associations au sein desquelles aucun des membres ne portait une vision de l’ordre de l’entrepreneuriat social. L’absence de confrontation au sein de ces équipes les situait d’emblée en dehors de notre sujet. Les trente-quatre associations finalement sélectionnées sur ce critère constituaient un échantillon varié (Denzin, Linclon, 1994) favorisant la comparaison (Etzioni, 1961). Les individus interrogés appartenaient à des organisations de taille et d’ancienneté relativement différentes, intervenant dans six des sept secteurs d’activités associatives retenus par l’Insee (tableau 1, en page suivante). Sept des neuf associations écartées n’avaient pas d’activité économique, dans le sens où elles n’employaient aucun salarié. Les deux associations employeurs, dont une avec plus de cent salariés, ont été écartées, car elles mobilisaient uniquement des subventions acquises sans véritable recherche d’efficacité. Un échantillon de trente-quatre associations ne permet pas de faire d’inférences concernant les liens entre leurs caractéristiques et l’importance que peut y prendre l’entrepreneuriat social. Suivant cette méthode, nous recensons simplement des cas de figure possibles. Ainsi, l’absence de salariés ne semble pas rédhibitoire : certaines associations uniquement composées de bénévoles se révèlent innovantes dans leur manière d’acquérir de nouvelles ressources et d’organiser de façon particulièrement productive le travail.

Selon l’association, le récit de vie de l’équipe était rapporté par le directeur, le président ou, plus rarement, un membre du bureau ou un cadre. Le choix de cette personne se faisait en fonction des faisabilités propres à chacune, sans préférence de notre part. C’est l’une des limites de cet article. Il aurait certainement été intéressant d’avoir les regards croisés de plusieurs membres d’une même équipe, mais un tel dispositif aurait été difficile à mettre en place sur plus de deux ou trois structures. A ce stade de notre recherche, nous souhaitions disposer de cas de figure suffisamment nombreux et variés pour pouvoir construire un premier modèle émergent, au sens de Glaser et Strauss (1967). L’entretien d’une personne apparaissait être un bon compromis possible entre l’examen approfondi d’un très petit nombre de cas et une étude statistique à grande échelle.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon des trente-quatre associations retenues

Caractéristiques de l’échantillon des trente-quatre associations retenues

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Semi-directifs, ils ont été réalisés en face à face. Nous interrogions notre interlocuteur sur les évolutions de l’association depuis ses débuts : « Quels ont été les grands moments, les grandes décisions qui ont marqué le parcours de l’association ? » Nous revenions ensuite sur les décisions ainsi évoquées : « Comment ont-elles été prises ? », « Quel est le processus de décision ? ». Le terme « entrepreneur social » n’était pas utilisé, dans la mesure où il reste, en France, idéologiquement connoté (Boncler, Valéau, 2012). La partie la plus délicate était celle concernant les désaccords. Les acteurs associatifs éprouvent souvent, en effet, une certaine réticence à évoquer ces tensions. La méthode des entretiens semi-directifs facilite l’évocation d’aspects moins valorisants de l’expérience vécue (Rogers, 1961). Notre modélisation a émergé au fur et à mesure de ces interprétations, en intégrant progressivement l’ensemble des trente-quatre cas de figure retenus (Glaser, Strauss, 1967). La partie relative aux résultats présente les occurrences à partir desquelles nous avons construit notre modèle.

Résultats

Celle-ci est organisée autour de trois étapes du processus d’implémentation de visions inspirées de l’entrepreneuriat social au sein des équipes associatives. Nous considérons à chaque fois deux cas de figure typiques, que nous illustrons à travers des extraits d’entretiens. Nous abordons tour à tour l’introduction de ces visions et les différends susceptibles d’en résulter, les manières de résoudre ces derniers et, enfin, nous évaluons dans quelle mesure certains critères issus de la vision traditionnelle ont pu ou non survivre à ce processus.

Partages et différends à propos de l’introduction de l’entrepreneuriat social

Les sociologues valorisent les associations en tant que réminiscences des sociétés traditionnelles : elles constituent des actions collectives fondées sur un fort sentiment d’appartenance (Laville, Sainsaulieu, 1997). Suivant cet idéal, la plupart des dirigeants que nous avons rencontrés commencent par affirmer qu’il y a, au sein de leur équipe, des valeurs et une vision partagées par tous les membres. La suite des entretiens introduit d’une manière générale un certain nombre de nuances souvent mineures, parfois majeures sur les limites et les aléas de cette cohésion face à l’introduction de pratiques de l’ordre de l’entrepreneuriat social (tableau 2, en page suivante).

Tableau 2

Extraits d’entretiens relatifs au partage de la vision et aux divisions

Extraits d’entretiens relatifs au partage de la vision et aux divisions

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Tous les dirigeants rencontrés ont à coeur de dire qu’il y a dans leur équipe une même vision (extrait 1.1). Nous pourrions considérer à ce niveau un idéal induisant une forme de naïveté ou de désirabilité sociale des acteurs (extrait 1.1) : « il faut », « il convient » de partager la même vision. Ce critère correspond à l’un des prérequis de l’organisation associative : une association dans laquelle les membres ne partageraient pas la même vision ne serait pas vraiment une association. Nos entretiens indiquent que c’est effectivement souvent le cas (extraits 1.1 et 1.2), y compris dans le cadre d’une vision à dominante technico-économique inspirée de l’entrepreneuriat social.

Mais, en pratique, nos entretiens montrent aussi clairement que ces visions s’apparentant à l’entrepreneuriat social sont susceptibles de diviser les membres des équipes associatives. Nous nous intéressons ici aux ruptures sémantiques de type « mais », « cela dit », « en pratique », « ne soyons pas naïfs », qui introduisent souvent des contingences importantes (extrait 1.3). Les contenus de ces divergences peuvent être de tout ordre : sur un point anecdotique, mais aussi sur des problématiques plus générales liées aux styles de management (1.4) ou sur des orientations stratégiques telles que la création d’emploi ou le rythme de croissance (extraits 1.5 et 1.6). L’importance de ces divergences peut être établie, en référence aux travaux de Watzlawick et al. (1975), suivant deux niveaux : des divergences n° 1, ou divergences mineures situées à l’intérieur d’un même cadre de références (extraits 1.4. et 1.5), et des divergences n° 2, ou divergences majeures portant sur les buts et les valeurs fondamentales de l’association (extraits 1.6 et 1.7).

La résolution des différends : de la « sélection » à la capacité de discussion

Les associations gardent une image, dans l’esprit du grand public, d’actions collectives fraternelles, mais nos données laissent penser qu’aucune association n’est à l’abri des risques de conflits précédemment évoqués. Même des associations bien établies peuvent, à un moment donné de leur développement, devenir le théâtre de désaccords entre deux coalitions inspirées par des visions s’opposant entre rationalité en valeur et entrepreneuriat social. Partant de là, l’enjeu n’est peut-être pas tant d’éviter les différends que de savoir les gérer lorsqu’ils arrivent. Nous regardons à présent la façon dont les équipes entrepreneuriales les surmontent (tableau 3, en page sivante).

Tableau 3

Extraits d’entretiens relatifs à la sélection des équipes et à la capacité de discussion

Extraits d’entretiens relatifs à la sélection des équipes et à la capacité de discussion

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La plupart des acteurs associatifs rencontrés admettent que leur association a déjà été le théâtre d’un désaccord à propos de l’entrepreneuriat social et qu’il leur a fallu, d’une manière ou d’une autre, le résoudre (extraits du tableau 3). L’une des manières de gérer la situation consiste à sélectionner les candidats à l’entrée (extrait 2.1) ou à « neutraliser » les « dissidents » (2.2 et 2.3). Cette lecture politique correspond à une réalité relativement taboue au sein des équipes associatives, mais de toute évidence parfois pratiquée : alors qu’elles sont supposées fonctionner sur un mode fraternel, les conflits y sont sans doute aussi fréquents qu’ailleurs, avec au final, comme dans les cas 2.2 et 2.3, des formes d’exclusion.

Mais la prise de pouvoir et l’exclusion ne sont pas les seules façons utilisées par les équipes associatives pour introduire des visions et des pratiques inspirées de l’entrepreneuriat social. Pour beaucoup, le débat ou la discussion sont devenus un art de gérer au quotidien (extraits 2.4, 2.6, à 2.9). On pourra bien évidemment interroger le degré de désirabilité sociale de ces réponses, mais nos observations directes nous permettent de dire que certaines associations fonctionnent effectivement sur ces modes. Nous distinguons au moins trois variantes de ces discussions :

  • l’arbitrage du dirigeant, président ou directeur (extrait 2.5). Après avoir consulté les uns et les autres, le dirigeant de fait prend sa décision. Cette situation dessine un entrepreneuriat à deux vitesses dans le cadre duquel un entrepreneur individuel, en l’occurrence le directeur ou le président, prend l’ascendant sur les autres membres de l’équipe ;

  • le vote majoritaire (extrait 2.6). Après un temps de discussion, la majorité l’emporte. C’est une majorité opérationnelle dont le fonctionnement n’est possible que s’il y a consensus sur sa légitimité. Cette option rejoint l’un des sujets les plus abordés du moment en matière de management associatif, la gouvernance participative (Biondi et al., 2010 ; Laville, Hoarau, 2008) ;

  • la recherche de consensus (extrait 2.7). On ne vote pas, on discute jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé.

Ces différentes manières donnent la possibilité de construire petit à petit une vision inspirée de l’entrepreneuriat social, mais adaptée à l’association, permettant de la faire vivre et de l’implémenter dans l’action (extrait 2.8).

La place des approches traditionnelles dans le cadre de la vision retenue

La recherche en entrepreneuriat social était au départ très focalisée sur le fonctionnement technico-économique des associations, mais s’ouvre progressivement à des considérations sociopolitiques. Sur le terrain également, une majorité d’entrepreneurs sociaux du secteur associatif évoquent leur souhait de rester fidèles à la culture et aux valeurs de celui-ci (tableau 4).

Tableau 4

Extraits d’entretiens relatifs au contenu de la vision

Extraits d’entretiens relatifs au contenu de la vision

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Au-delà des recommandations de l’entrepreneuriat social, la logique technico-économique devient de plus en plus prégnante, en raison notamment des exigences des financeurs et des pouvoirs publics en la matière (extraits 3.1, 3.2 et 3.3). Les acteurs accordent de l’importance à ces aspects, soit par vocation, soit par nécessité, pour acquérir les ressources nécessaires à la réalisation de leur vision. On peut, ce faisant, parler de performances commerciales, même si le terme n’est pas admis (3.5). Les pouvoirs publics adoptent eux-mêmes de plus en plus une telle posture. Depuis le décret de 2010, les subventions de plus de 65 000 euros par an relèvent du domaine des marchés publics. Les collectivités achètent ainsi des prestations pour le compte d’usagers qui relèvent de leurs compétences, en faisant jouer la concurrence.

Mais la confrontation au sein des équipes entre des membres qui ne partagent pas la même vision permet, dans bien des cas, d’en inventer d’autres inspirées de l’entrepreneuriat social tenant compte des valeurs traditionnelles des associations. Ces visions hybrides permettent aux équipes de ne pas se perdre dans ce qu’elles perçoivent comme des logiques d’entreprise (extrait 3.5). L’approche sociopolitique vise notamment à accompagner les biens et services proposés d’une véritable relation avec l’usager et à traiter ses besoins dans la durée (extrait 3.4). Elle consiste aussi à développer une action collective fondée sur l’adhésion au projet commun (extrait 3.6). Cette approche peut être rationalisée et gérée dans le cadre d’une gouvernance participative valorisée comme une forme de performance à part entière. Les équipes développant des visions de cet ordre s’attachent à accroître leur performance technico-économique sous un certain nombre de contraintes, tout en introduisant souvent, par ailleurs, des considérations sociopolitiques. Ainsi, l’entrepreneuriat social dans les associations n’exclut pas les valeurs. Ces combinaisons donnent au développement de ces structures un caractère très idiosyncratique.

Discussion

Nos données nous ont permis d’identifier différents éléments de contingence liés à l’introduction de l’entrepreneuriat social au sein des équipes initialement positionnées sur des approches traditionnelles de la gestion des associations. Le modèle présenté ici (figure 1, en page suivante) reprend et généralise l’ensemble des points abordés dans la partie « Résultats » sous la forme d’un processus confrontant ces deux approches du développement des associations dans le cadre d’interactions opératoires et psychologiques entre vision et fonctionnement. L’enjeu consiste, pour les différents acteurs, à prendre part activement à ce processus avant qu’il ne soit trop tard, à prendre la parole, mais aussi à exercer un contre-pouvoir constructif dans les procédures de gestion.

Division à propos de la vision et du fonctionnement de l’association

La figure 1 introduit une première flèche partant de la vision vers le fonctionnement. Nous signifions ainsi le caractère stratégique de la vision. Elle forme un cadre de référence à l’intérieur duquel le fonctionnement et le développement sont perçus et interprétés (Watzlawick et al., 1975). L’axe vertical de gauche allant de la vision traditionnelle vers une vision inspirée de l’entrepreneuriat social marque le fait que cette dernière est généralement introduite dans un second temps, afin d’accroître les performances technico-économiques. Les associations démarrent souvent, comme l’indique la littérature et comme le confirment nos données, sur un mode sociopolitique dans lequel des citoyens, bénévoles et salariés, conçoivent un projet d’utilité sociale susceptible de contribuer directement ou indirectement au développement de leur territoire. A ce stade, l’organisation est généralement fondée sur des valeurs d’égalité et de partage (Valéau, 2013). Nos données montrent que l’entrepreneuriat social est souvent introduit sous la forme de pratiques. Il ne change pas forcément l’objet social, mais modifie les rapports entre les moyens et les fins. La figure 1 décrit comment les outils et les pratiques issus de l’entrepreneuriat social peuvent modifier la façon dont les acteurs perçoivent la réalité qui les entoure et, ce faisant, les amener à faire évoluer leurs visions stratégiques de leur association.

La confrontation entre les valeurs fondant une rationalité initialement en valeur et les outils de l’entrepreneuriat social peut devenir très tendue, que ce soit dans les débats entre visions (à gauche) ou dans les confrontations pratiques (à droite). Elle peut prendre la forme d’un désaccord, voire tourner au conflit. Les associations deviennent alors des « arènes politiques » (Mintzberg, 1983 ; Pache, Santos, 2010 ; Quéinnec, Igalens, 2004 ; Reid, Karambayya, 2009).

Face à ces désaccords et à ces conflits, certaines équipes n’hésitent pas à écarter, progressivement ou plus abruptement, ceux qui s’opposent au projet dominant. Ces pratiques de gouvernance ne sont pas forcément rares, mais elles dénotent avec l’idéal associatif. Elles ne sont pas ouvertement assumées par les acteurs. Valéau (1999) les avait évoquée à propos de l’encadrement des bénévoles, lorsque les contributions de ces derniers ou leurs opinions s’écartaient « trop » des objectifs et des valeurs « dominantes » au sein de l’association. D’abord, utilisée comme moyen de négocier, la menace d’exclusion pouvait être mise à exécution. Valéau (1999) insistait sur la gestion du sens de telles pratiques dans le cadre d’euphémismes tels que des « recadrages » ou des rhétoriques indiquant que la personne concernée « s’était elle-même exclue » par ses opinions ou ses comportements. Dans un autre registre, d’autres acteurs rencontrés expliquent que c’était un « mal nécessaire » pour le développement de l’association. L’un des cas d’exclusion les plus célèbres de l’histoire du mouvement associatif français est la mise en minorité et l’exclusion de Bernard Kouchner, co-fondateur de Médecins sans frontières, par les autres membres de son équipe.

Figure 1

Processus de la division à la construction d’une vision partagée

Processus de la division à la construction d’une vision partagée

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Discussion et mise en acte d’une nouvelle vision

La seconde voie, adoptée par vocation ou par nécessité par les acteurs rencontrés, est la discussion et la négociation. Nos données montrent que la capacité de discussion joue un rôle important, notamment pour limiter les effets négatifs des différends sur la capacité d’action (figure 1). Nous pouvons ainsi évoquer une méta-vision représentant une forme d’accord sur la manière dont les décisions doivent être prises et sur la façon dont les différends doivent être résolus. Dans ce sens, certaines équipes entrepreneuriales associatives retiennent le principe d’une majorité simple, alors que d’autres ne terminent jamais leurs réunions sans qu’un consensus soit atteint. Nous percevons là une seconde forme d’interactions cognitives, de toute évidence plus constructive, participant à l’émergence et au partage d’une vision capable de combiner rationalité en valeur et entrepreneuriat social.

Les deux grandes flèches arrondies qui bordent la figure 1 forment un processus d’interaction entre mécanismes psychologiques et opératoires. Les choix pratiques effectués engagent l’association dans des voies de développement de plus en plus irréversibles. Ce modèle s’inspire de la théorie des processus d’organisation de Weick (1979) : face à des situations « équivoques », la « mise en acte » contribue à la « rétention » de la vision correspondante. Comme indiqué dans la figure 1, nous retenons un puissant rétroeffet des décisions et des actions sur la vision (Festinger, 1957). Ainsi, si les pratiques liées à l’entrepreneuriat social peuvent difficilement se développer face au blocage des tenants des approches plus traditionnelles, elles enclenchent, une fois introduites, un processus de transformation relativement rapide et irréversible de la vision. De fait, les membres de l’équipe désireux de négocier des limites à l’introduction de l’entrepreneuriat social doivent le faire rapidement, de la façon la plus pratique possible, avant la phase de « rétention », en d’autres termes avant que cette nouvelle vision ne soit complètement établie. Cette rétention vaudra jusqu’à nouvel ordre ; jusqu’à ce que la réalité appelle à de nouveaux ajustements. La vision se forme et change suivant des cycles faits de crises et d’apprentissages. C’est souvent durant ces périodes que les acteurs explorent de nouvelles formes d’organisation à l’image de celles décrites par Richez-Battesti et Malo (2012).

Conclusion

La division des équipes associatives entre rationalité en valeur et entrepreneuriat social constitue une expérience souvent difficile, inconfortable pour les acteurs et dangereuse pour le bon fonctionnement de l’association. Ce processus est complexe : il combine des mécanismes opératoires et psychologiques. Il est parfois douloureux et toujours incertain. La discussion peut aboutir à un « second souffle » très positif pour l’association, mais il arrive aussi que les équipes se séparent ou se dissolvent faute de pouvoir s’entendre. Comme pour les entreprises, la défaillance humaine constitue un facteur de risque aussi important que la défaillance financière.

Mais ces moments d’« équivoque » peuvent aussi se révéler utiles pour permettre à l’équipe de faire évoluer son positionnement en fonction des données environnementales, en se dotant de nouvelles ambitions. Comme le stipulent Watzlawick et al. (1975), le vrai changement passe forcément par des phases de confusion. Il nécessite aussi une pluralité de visions se questionnant mutuellement. Sur le terrain, dans la confrontation, les membres des équipes associatives réinventent de nouvelles voies entre rationalité en valeur et entrepreneuriat social. Nous rejoignons ainsi Richez-Battesti et Malo (2012) pour qui l’arrivée de contraintes extérieures, comme la concurrence, combinée à des objectifs secondaires, tels que l’élargissement des parties prenantes, peut aboutir à des mutations organisationnelles particulièrement innovantes.