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Cet article analyse la création d’une coopérative particulière : la Coopérative nationale de producteurs de lait (Conaprole) de l’Uruguay. L’existence de coopératives laitières est très répandue dans le monde, et la production laitière est peut-être l’un des secteurs où il y en a le plus [1]. Conaprole revêt un caractère exceptionnel de par sa création par l’Etat. A cela s’ajoute son succès économique, puisqu’elle est la première entreprise exportatrice du pays [2].

L’intention initiale était de créer une régie coopérative, comme en témoignent les discussions parlementaires lors du vote de la loi n° 9526 de 1935 instituant Conaprole. Le ministre de l’Elevage et de l’Agriculture de l’époque souhaitait créer une régie coopérative conforme au modèle de Bernard Lavergne [3]. Celle-ci, appelée aussi « coopérative publique », a pour principales caractéristiques que ses membres sont des personnes de droit public (Etat, provinces, départements, municipalités, institutions publiques) et que son objectif est de garantir au consommateur le meilleur prix pour le service fourni (Lavergne, 1962, p. 127).

Lavergne caractérisait ainsi les régies coopératives : « Fondation par les pouvoirs publics ; pleine autonomie de gestion financière, administrative et commerciale ; parfait désintéressement de l’organisme, le but étant uniquement de vendre à prix coûtant ; le capital-actions, quand il y en a un, bref quand la régie ne s’est pas contentée d’émettre des obligations, ne recevant qu’un intérêt statutaire ; enfin, désignation des administrateurs, soit par les pouvoirs publics, jugés les meilleurs représentants des usagers innombrables que ces régies englobent comme clients, soit par les usagers eux-mêmes, quand ceux-ci ne sont pas trop nombreux pour être connus » (Lavergne, 1937, p. 208). Il a étudié ce type de coopératives peu fréquent et a montré qu’il existait de belles réussites, notamment en Belgique, en Angleterre et, dans une moindre mesure, en France. Selon lui (1926), le succès obtenu par les deux premières régies coopératives établies en Belgique – le Crédit communal (1860) et la Société nationale des chemins de fer vicinaux (1884) – a entraîné l’apparition de nouvelles sociétés fondées sur les mêmes principes, notamment la Compagnie bruxelloise des eaux (1891). Lavergne exprimait sa satisfaction « de voir l’idée coopérative, si ouvertement proclamée par les derniers textes législatifs belges, gagner du terrain et embrasser avec la banque la construction et l’exploitation des chemins de fer vicinaux après celles-ci, la construction et l’exploitation des services de distribution d’eau » (Lavergne, 1926, p. 147).

Analysant le développement rapide des régies coopératives anglaises, il déplorait l’absence d’un tel essor de la coopération en France. Cela tenait, selon lui, à l’attachement du Parlement français à la formule étatiste. Dans son livre Le socialisme coopératif (1955), il signalait que, après quelques tentatives de création s’étant soldées par des échecs, la Compagnie nationale du Rhône [4] était la seule régie coopérative qui fonctionnait en France. Celle-ci a été instituée par une loi de 1921, avec le double objectif d’utiliser la force hydraulique pour la production d’énergie électrique et d’aménager le fleuve pour la navigation. Selon Lavergne (1955), cette entreprise présentait toutes les caractéristiques des régies coopératives : la création par l’Etat, la double qualité d’actionnaires-usagers, la liberté d’adhésion, l’impossibilité d’attribuer au capital social des bénéfices en qualité de rente et, enfin, la séparation complète d’avec les finances publiques.

Il existe des exemples plus récents de régies coopératives. Les modèles du Portugal et de la Colombie sont particulièrement intéressants. Dans le cas portugais, il s’agit de coopératives d’intérêt public, établies par le décret-loi 31 de 1984 et relevant actuellement du Code coopératif (loi 51 de 1996). Elles ont pour mission principale de développer des activités d’intérêt public, en particulier dans des zones où les services ne sont pas totalement administrés par l’Etat ou les collectivités publiques régionales. Peuvent être membres de ces régies : l’Etat, d’autres personnes morales de droit public, comme des municipalités, des régions autonomes ou des entreprises publiques, mais aussi des coopératives, des associations ou des utilisateurs de biens et services produits (Salazar Leite, 2011). En Colombie, les régies coopératives existent depuis 1939 sous l’appellation « administrations publiques coopératives », et elles sont très présentes sur tout le territoire. La loi 79 de 1988 (art. 130) a introduit dans le système juridique colombien la notion d’« entreprises de services sous la forme d’administrations publiques coopératives ». Celles-ci ont été réglementées par le décret 1482 de 1989, qui a notamment défini la nature, les caractéristiques et les moyens de leur promotion. L’objectif de ces structures colombiennes consiste, par le maintien des principes et des méthodes de la coopération, à assurer les services publics à un moindre coût (Zabala Salazar, 2004).

En Uruguay, l’exemple de régie coopérative qui s’impose généralement est celui de la Coopérative nationale des producteurs de lait (Conaprole), chargée de la transformation industrielle, de la distribution et de la commercialisation du lait dans la ville de Montevideo (Reyes Lavega, 2009 ; Terra, 1986). Capitale de la République orientale de l’Uruguay, celle-ci regroupait environ 507 000 habitants en 1935, soit 25 % de la population totale du pays (Nahum, 2007, p. 14).

Dans cet article, nous analyserons la création de Conaprole par la loi n° 9526 du 14 décembre 1935 et nous commenterons son caractère de régie coopérative. En premier lieu, seront présentés les problèmes publics que sa création était censée résoudre. Nous examinerons, ensuite, la discussion parlementaire qui a précédé la naissance de la régie. Enfin, nous analyserons le développement de Conaprole et ses résultats.

Du point de vue méthodologique, l’étude tend à rendre compte de l’émergence de cette structure comme d’un cas de coopérative impulsée par l’action de l’Etat. La recherche ne visait pas seulement à faire connaître l’origine de l’organisation, mais aussi à discuter de son caractère de régie coopérative. Concernant le recueil des informations, nous avons eu recours aux sources législatives et à une analyse exhaustive des sources historiographiques.

Résoudre le « problème laitier »

La création de Conaprole par la loi n° 9526 du 14 décembre 1935 avait comme objectif d’organiser la commercialisation, la transformation et la distribution du lait dans Montevideo, capitale de l’Uruguay. Entre autres problèmes, la production de lait dans la ville avait été affectée par la concurrence entre les usines de transformation, le faible prix d’achat du produit aux producteurs et sa mauvaise qualité due à l’insuffisance des contrôles municipaux (Martí, 2013). La création de Conaprole résulte de la convergence de deux situations intimement liées : en premier lieu, un problème de santé publique généré par la mauvaise qualité du lait consommé dans la ville et ses conséquences ; en second lieu, ce que l’on a appelé le « problème laitier ».

Améliorer la qualité du lait

Déjà en 1913, 65 % du lait consommé à Montevideo était de mauvaise qualité, car son extraction et son emballage étaient réalisés dans des établissements ruraux sans aucune hygiène (Bertino, Tajam, 2000). Le lait destiné à l’approvisionnement de la ville provenait de la zone dénommée « bassin laitier » qui, en raison du développement des transports consécutif à la hausse des loyers, s’étendait dans un rayon de 130 km autour de la capitale.

La mauvaise qualité du lait avait des conséquences directes sur la santé de la population. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les diarrhées déclenchées par les maladies gastro-intestinales étaient la principale cause de mortalité infantile à Montevideo (Birn et al., 2005, p. 140). Les infections étaient souvent transmises par l’eau et les aliments, spécialement le lait.

Le problème de la qualité persista, en dépit de la création au cours des années 20 de laiteries qui prenaient des mesures de stérilisation (Bertino, Tajam, 2000) et malgré la pasteurisation obligatoire à partir de janvier 1934.

Répondre aux besoins des producteurs

Outre l’amélioration de la qualité du lait, la création de Conaprole devait apporter une solution aux problèmes des producteurs. Confrontés à une demande concentrée et au coût élevé de la location des terres, ceux-ci utilisaient une technologie dépassée, leur bétail était de mauvaise qualité et les pâturages étaient soumis à de fortes variations saisonnières (Bertola, 1991, p. 190). A cela, s’ajoutaient la lenteur des transports et le manque de wagons réfrigérés.

Le problème laitier a été exposé devant le Parlement par le ministre de l’Elevage le 29 octobre 1935 : « Telle est la situation de 1 300 tambos [5] qui fournissent le lait à la capitale, telle est la situation de 1 million de pesos consacrés à cette industrie et de plus de 13 000 personnes qui vivent depuis des mois ce contresens économique de voir s’évanouir les énergies et le capital, livrés à l’action créatrice de la production » (DSCR, 1935, p. 172).

A cette situation critique des producteurs, s’ajoutait un autre problème : les six usines de transformation du lait qui fonctionnaient à Montevideo formaient un ensemble surdimensionné. Le lait était acheté à un prix bas au producteur et la consommation restait insuffisante en hiver. Les usines étaient en faillite et payaient les producteurs en retard (Terra, 1986, p. 127).

Avant la création de Conaprole, diverses solutions avaient été essayées pour résoudre le problème de la qualité du lait. La première alternative avait été de rendre la pasteurisation obligatoire, afin d’éviter que les producteurs ayant investi dans ce procédé se trouvent confrontés aux prix inférieurs de ceux qui vendaient du lait cru. Une autre solution : la fixation des prix par voie législative. En 1935, la loi n° 9462 a fixé le prix du lait au producteur, les taxes, le coût de la pasteurisation et le prix final au consommateur. Elle limitait également le nombre d’usines pasteurisées.

Restait, enfin, la possibilité de former une coopérative. Cette proposition était liée à une revendication du début du xxe siècle d’organiser la production en coopératives laitières, qui protègeraient les producteurs, élimineraient les intermédiaires et contrôleraient la qualité (Bertino, Tajam, 2000, p. 17). La solution coopérative s’appuyait sur de nombreux projets antérieurs, qui n’avaient pas tous été concrétisés.

La réponse coopérative : analyse des débats parlementaires

Parmi les plus importants promoteurs de la coopération de production, se trouvaient les membres de l’Association nationale des producteurs de lait (ANPL), fondée en 1933. A cette organisation s’ajoutait l’appui de l’Etat, par l’intermédiaire de la Banque de la République orientale de l’Uruguay (Brou) [6] et la municipalité de Montevideo, ainsi que l’Association rurale de l’Uruguay, créée en 1871, et la Fédération rurale, créée en 1915 (Pineiro, Moraes, 2008). La création de la coopérative devait entraîner la formation d’un marché de consommation interne de lait qui permettrait aux producteurs de rentabiliser les prix de production et d’affronter les oscillations de la production marquées par une chute en hiver et une surproduction en été. Elle devait également garantir la qualité du produit. La consommation individuelle de lait à Montevideo est passée de 76  litres en 1936-1937 à 103 litres dix ans plus tard, tandis que la production de lait a triplé entre 1936 et 1949 (Martí, 2013, p. 107).

La solution coopérative était alors prônée par le gouvernement, hostile à l’interventionnisme de l’Etat. Le ministre de l’Elevage et de l’Agriculture, César G. Gutierrez, a ainsi présenté le projet, le 29 octobre 1935 : « Le coopérativisme permet d’unir les deux extrêmes [capitalisme et étatisme] : l’activité intelligente et administrativement jalouse du capitalisme, qui réclame pour lui-même les bénéfices de l’industrie, et la distribution généreuse et juste des rendements de la collectivité » (DSCR, 1935, p. 175). Il ne s’agissait pas de choisir une coopérative quelconque, mais dans le projet initial le ministre se référait à la proposition de régie coopérative de Bernard Lavergne. « A l’intérieur du coopérativisme, nous avons choisi la formule de la régie coopérative : celle qui a émergé en Belgique en 1869 avec la régie coopérative de crédits et qui, depuis ce premier essai, n’a jamais enregistré de défaillance. »

Le monopole en question

Selon le ministre, il s’agissait bien d’une régie coopérative pour les raisons suivantes : elle avait été créée par une loi, elle était dirigée par les producteurs, l’Etat n’intervenait pas dans l’administration et il renonçait à toute ingérence autre que celle du contrôleur désigné par la Banque de la République.

Le principe de la coopérative ayant été approuvé, le Parlement a engagé un débat sur le caractère coopératif de l’entreprise et l’établissement d’un monopole pour celle-ci. La discussion relative à ce dernier point a occupé une grande part du débat parlementaire. Les prises de position en ce sens étaient diverses : certaines s’opposaient ouvertement à l’intervention de l’Etat dans l’économie, tandis que d’autres, tout en étant critiques, admettaient le monopole dans la mesure où il ne s’agissait pas d’un monopole de l’Etat, mais d’un monopole des producteurs qui existait déjà de fait.

La démocratie en question

L’opposition parlementaire a également critiqué d’autres aspects du projet présenté, en soulignant en particulier le caractère non coopératif de l’institution en voie de création. Sur ce sujet, le député socialiste Troitino soutenait le modèle coopératif, mais il questionnait le caractère non démocratique du projet : « Nous sommes de grands partisans du coopérativisme. […] Le coopérativisme est la meilleure école pour les travailleurs qui aspirent à supprimer les privilèges et à s’émanciper du joug capitaliste. […] Les producteurs auraient dans ce projet de loi – et c’est pourquoi je dirais que ce n’est pas un projet de vraie coopérative – le droit d’élire, et quasiment rien de plus que ce droit ; parce qu’ensuite cela donne une prédominance aux producteurs les plus riches, en leur octroyant une plus grande quantité de votes » (DSCS, 1935, p. 179).

Parmi les autres thèmes discutés au Parlement, figuraient l’expropriation des usines en activité et l’augmentation du prix du lait, qui favorisait les producteurs, causait un préjudice aux distributeurs et pesait sur le consommateur. Finalement, la loi n° 9526 qui créait Conaprole a été approuvée le 14 décembre 1935, avec les votes de la majorité gouvernementale, l’opposition ayant voté contre sur la base des critiques précédemment mentionnées.

Selon les termes de la loi : « Tout le lait destiné à la consommation de la population de Montevideo qui ne réunit pas les conditions exigées par la réglementation respective à la distribution du lait crû sera stérilisé et pasteurisé dans la ou les usines de la Coopérative nationale de producteurs de lait (CNPL). […] La CNPL exploitera, sous le régime de la libre concurrence, les différentes branches de l’industrie laitière et de ses dérivés » (art. 1). En créant Conaprole, l’Etat uruguayen se proposait de former un marché intérieur et de garantir la consommation d’un produit sain. Dans ce but, il a été établi que « tout producteur de lait, de n’importe quelle région, pourrait devenir membre de la CNPL, en lui remettant sa production » (art. 2).

La création eut lieu à partir de l’expropriation et de la fusion de diverses usines de transformation du lait. Les actifs de ces usines ont été acquis par l’Etat uruguayen, puis transférés à Conaprole, qui assuma la dette. Celle-ci s’est installée dans les locaux de l’ancienne laiterie centrale uruguayenne Kasdorf S.A. En plus des équipements industriels de cette dernière, Conaprole intégra ses travailleurs, ses marques et même ses brevets.

Pondération des voix

L’organisation de Conaprole s’est déroulée de façon particulière. En premier lieu, contrairement à la conception démocratique établie par les principes historiques du coopérativisme « Une personne égale une voix », la loi pondérait les voix des producteurs en fonction du volume de lait remis (art. 18) [7]. Le nombre des voix variait selon les quotas : une voix pour moins de 400 litres quotidiens, deux voix pour 400-700 litres et trois voix au-delà.

Droit d’intervention étatique

Par ailleurs, l’Etat se réservait un droit d’intervention important dans la coopérative. La loi établissait que Conaprole serait dirigée par un directoire composé de cinq titulaires et de dix suppléants, élus par les producteurs qui présenteraient au moins un an d’ancienneté. Le choix du directoire reviendrait à l’agence gouvernementale chargée de l’organisation des élections. Simultanément aux élections du directoire, se tenait l’élection de l’assemblée de producteurs composée de vingt-neuf délégués (art. 25). Enfin, un contrôleur nommé par la Banque de la République était chargé du contrôle (art. 23).

Les consommateurs n’ont pas été inclus dans l’organisation de Conaprole, bien que l’Etat protégeait leurs intérêts, en fixant le prix du lait à la consommation.

Evaluation des résultats

Les résultats de Conaprole doivent être évalués à l’aune de divers indicateurs. Un premier indicateur de réussite a été l’augmentation du volume de lait pasteurisé à Montevideo, qui est passé de 53 millions de litres en 1936 à 152 millions en 1952 (Niz Robertt, 2006, p. 106). En 1937, à peine un an après sa création, la structure avait doublé la quantité de lait produite par les établissements industriels antérieurs. Cette année-là, la production quotidienne a été de 146 000 litres de lait pour la consommation et de 26 000 litres pour d’autres destinations industrielles (notamment fromages et yaourts). En peu d’années, Conaprole a supplanté les tambos qui vendaient du lait non pasteurisé à Montevideo. En 1944, la régie produisait 83 % du lait consommé (Bertino, Tajam, 2000, p. 26).

La création de Conaprole a permis de résoudre l’approvisionnement de lait frais de bonne qualité pour Montevideo, de surmonter les difficultés saisonnières de la production et de garantir la rentabilité aux producteurs. Par ailleurs, elle a permis de fournir le marché interne par le biais d’une copropriété des producteurs, ce qui a empêché la captation de ce marché par les multinationales, comme dans d’autres pays d’Amérique latine (Terra, 1986, p. 128).

Malgré ces succès, Conaprole a été moins performante sur d’autres aspects. En particulier, la technicisation postérieure des étapes de production – stockage et transport – est restée trop lente. Il n’y a pas eu non plus de changements substantiels dans la technologie laitière (alimentation, gestion, aspects sanitaires) et la productivité est restée faible. Alors que la production sextuplait en vingt-cinq ans, la superficie occupée par la laiterie triplait. La productivité, quelle que soit la façon dont on la mesure, a chuté (Bertino, Tajam, 2000, p. 9).

Evolutions du régime juridique

Au cours des années suivantes, le régime juridique de Conaprole a été modifié par trois lois. En premier lieu, la loi n° 10707 du 9 janvier 1946 a réglementé l’expansion et le fonctionnement de la structure et augmenté le nombre de dirigeants, avec un représentant du gouvernement national et un autre de la municipalité. La loi a élargi le champ d’action de la coopérative et favorisé l’adhésion de producteurs de tout le pays. Elle a également étendu la protection de l’Etat en facilitant le crédit pour des investissements en matériel et pour l’installation de nouvelles usines de pasteurisation à l’intérieur du pays. Elle établit même que 30 % des excédents de l’industrialisation du lait seraient destinés à des prestations pour le personnel.

En deuxième lieu, la municipalité de Montevideo a mis fin au monopole en 1982 et le décret-loi n° 15640 du 4 octobre 1984 a stimulé la concurrence en mettant en place un régime d’approvisionnement du lait pasteurisé sur tout le territoire national. En établissant un traitement minimal par les établissements industriels fournisseurs de lait, cette loi a permis l’entrée des multinationales dans le contexte de l’ouverture économique de l’Uruguay encouragée par le gouvernement militaire de l’époque. Résultat : Parmalat s’est installée en Uruguay durant la décennie 90, de même que Nestlé et Danone, mais ces dernières se sont limitées à la fabrication de quelques produits lactés dérivés.

Enfin, la loi n° 17243 du 29 juin 2000, intitulée « Services publics et privés, sécurité publique et conditions dans lesquelles se déroulent les activités productives », a écarté les représentants de l’Etat du directoire et supprimé le poste de contrôleur de la Brou. Est également supprimée l’obligation de destiner une partie des excédents pour les employés et de rendre compte à l’Etat, la seule obligation étant de rendre compte devant l’assemblée des producteurs.

Conaprole, une régie coopérative ?

Conaprole a été créée par l’Etat uruguayen pour répondre aux problèmes de santé publique provoqués par la mauvaise qualité du lait à Montevideo et améliorer la situation des producteurs laitiers. La coopérative fondée s’inspirait du modèle de la régie coopérative de Bernard Lavergne. Conaprole a été présentée comme une régie coopérative, « entreprise de droit public, et non d’Etat, de type coopératif ». Pourtant, son régime légal, établi par la loi, la différenciait tant des sociétés commerciales que des coopératives. Pour Lavergne (1927), la régie coopérative, ou coopérative publique, était celle qui présentait comme principales caractéristiques :

  • une création par les pouvoirs publics ;

  • une séparation complète entre le budget de la coopérative et les finances de l’Etat ;

  • les actionnaires sont les usagers ou les consommateurs ;

  • un principe de la libre admission ;

  • un principe de vente avec des bénéfices minimes et l’instauration d’une ristourne.

Une première analyse du cas de Conaprole pourrait nous laisser penser qu’elle présente ces caractéristiques : elle est créée par la loi, ses finances ont toujours été séparées du budget de l’Etat, les associés sont les producteurs, tout producteur de lait peut devenir membre de la coopérative, une partie des profits est distribuée entre ceux qui apportent le lait proportionnellement aux litres envoyés par chaque producteur durant l’exercice.

Place des pouvoirs publics

On peut, pourtant, se demander si le cas de Conaprole est un exemple du type de coopérative proposé par Lavergne. En premier lieu, à Conaprole, ce ne sont pas les pouvoirs publics qui adhèrent à la coopérative. La loi de 1935 prévoyait la figure du contrôleur désigné par la Banque de la République et la modification postérieure de 1946 a augmenté le nombre des représentants, avec un représentant du gouvernement national et un autre de la municipalité. Les uns comme les autres ne représentaient pas l’Etat en tant qu’associé de la coopérative, mais leur présence répondait à une demande de contrôle pour une organisation qui profitait du monopole de l’approvisionnement de lait à Montevideo.

Primauté des consommateurs

En second lieu, Lavergne justifiait ainsi la primauté économique des consommateurs : « La doctrine coopérative enseigne que, de même que la souveraineté dans l’ordre politique appartient au citoyen, l’hégémonie dans l’ordre économique et social appartient normalement au consommateur » (Lavergne, 1927, p. 5). La doctrine coopérative proposée par Lavergne proclamait le droit du consommateur à contrôler, à posséder et à diriger les moyens de production avec pour seule finalité celle de satisfaire ses besoins (Picard, 1926, p. 348 et s.). Loin du modèle que proposait Lavergne, la création de Conaprole livrait cependant le contrôle, la propriété et la direction aux producteurs laitiers, et non aux consommateurs de lait de Montevideo, ce qui entraînait une augmentation de la production, mais avec des coûts plus élevés.

De ce double point de vue, Conaprole ne semble pas pouvoir constituer un exemple de régie coopérative. Bien qu’elle ait été créée par la loi comme une entreprise coopérative pour remplir une mission de service public, elle ne remplit pas les critères nécessaires pour être reconnue comme telle. Pourtant, deux aspects centraux des régies coopératives semblent particulièrement pertinents : la création des coopératives par les pouvoirs publics et les services publics assurés par celles-ci.

Coopératives et pouvoirs publics

Ces dernières années, en Amérique latine, on a observé une implication croissante des Etats dans la création de coopératives. Dans un contexte de pauvreté persistante et d’indice élevé de chômage structurel, quelques Etats latino-américains ont entrevu la possibilité de créer des coopératives pour promouvoir l’insertion sociale par le travail. Signalons le cas argentin, avec le programme d’insertion sociale par le travail Argentina trabaja. Selon des données de 2011, environ 2 000 coopératives ont été créées avec plus de 150 000 associés (Hopp, Frega, 2012).

Les politiques publiques mises en oeuvre en Amérique latine pour le développement de ces structures sont néanmoins très hétérogènes. Elles vont des actions de promotion de l’auto-entrepreneuriat à travers des micros-entreprises, dans le sillage des politiques sociales assistancielles et de ce que l’on appelle « des politiques pauvres pour les pauvres », jusqu’à un ensemble de politiques socio-économiques qui promeuvent le coopérativisme comme une alternative au capitalisme (Hintze, 2010).

En second lieu, ces derniers temps, la dynamique des relations entre l’Etat, le marché et l’économie sociale et solidaire s’est transformée. Les changements de priorité des pouvoirs publics et le rétrécissement de l’action de l’Etat ont ouvert des opportunités pour les coopératives comme prestataires de services publics (Vézina, Girard, 2002). Tant pour économiser les coûts que pour offrir de meilleurs services correspondant aux besoins des citoyens, la prise en charge de prestations de services publics par les coopératives est une alternative intéressante. Historiquement, ces structures ont montré leur compétence et leur efficacité dans la gestion de services publics d’eau et d’électricité. A titre d’exemple, les coopératives de services publics de la République argentine représentent 35 % du secteur (Báez, Martini, 2008). D’autres expériences plus récentes sont les services d’aide à domicile au Québec, qui répondent à une forte demande de la population (Vaillancourt et al., 2003).

Conclusion

Le débat relatif à la nature coopérative de Conaprole reste ouvert (Bertullo et al., 2004, p. 11). La limitation de la compétence de l’assemblée, le fait que les dirigeants ne peuvent être des producteurs, les différences établies entre sociétaires selon le nombre de litres de lait remis, la commercialisation des « quotas de lait », etc, (Terra, 1986, p. 129) posent question. Il est évident, par exemple, que Conaprole ne répond pas au second principe coopératif relatif au contrôle démocratique des membres, qui établit l’égalité de vote entre ces derniers (« Une personne égale une voix »).

Pourtant, les coopératives naissent dans des contextes historiques très différents qui déterminent leurs processus d’institutionnalisation. Dans le cas de Conaprole, la revendication des producteurs laitiers, le problème de la mauvaise qualité du lait et les conceptions sur la coopération et le rôle de l’Etat sont les facteurs qui vont donner lieu à cette création si particulière. Il existe des coopératives agricoles qui modifient les modalités de vote en octroyant une plus grande influence aux membres les plus importants (Spear, 2011, p. 28). Les coopératives sociales italiennes établies par une loi de 1991 constituent un autre cas de modification des principes coopératifs, puisqu’elles réunissent les usagers, les travailleurs, les collaborateurs bénévoles et les organismes de soutien, avec l’objectif de favoriser l’intégration sociale de catégories défavorisées ou vulnérables. Par ailleurs, au cours des dernières années, le principe coopératif historique « Une personne égale une voix » a évolué. La pondération est acceptée dans certains cas et sous certaines conditions. Par exemple, on établit la pondération des votes proportionnellement à l’activité déployée par les sociétaires, la condition étant que chacun doit détenir au moins une voix et que les titulaires de plusieurs voix ne peuvent pas dépasser le total des votes égalitaires. Ces changements peuvent être vus comme une adaptation à un type idéal de coopérative, tout en maintenant comme principe fondamental la participation et le contrôle démocratique des membres.

D’un autre côté, bien que reconnaissant l’importance des règles formelles, Draperi (2010, p. 33) soutient que c’est la mise en pratique des principes et des valeurs et le fonctionnement au quotidien qui définissent le type de développement promu. Selon lui, « ces pratiques s’observent à deux niveaux distincts : d’une part, l’économie proprement dite, c’est-à-dire l’activité de production, d’échange, de distribution, de consommation, d’assurance, d’épargne et de crédit ; d’autre part, le système politique, c’est-à-dire la répartition du pouvoir et la prise de décision au niveau du projet et de la stratégie ».

Conaprole ferait partie de la famille coopérative, bien qu’on ne puisse la considérer ni comme une régie coopérative, ni comme une coopérative traditionnelle. L’Alliance coopérative internationale reconnaît l’existence de divers types de coopératives qui n’observent pas tous les principes coopératifs (Salazar Leite, 2011).

La création de Conaprole montre l’expérience d’une organisation fondée par les pouvoirs publics pour apporter des services à la population. Elle répond aux objectifs de la coopération en agissant dans un sens distinct du capital, dans la mesure où elle valorise les efforts des producteurs. De même que les autres coopératives laitières d’Amérique latine, elle permet à des milliers de producteurs de lait de s’intégrer au marché global sous une forme compétitive et durable.