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Le IIe Sommet international des coopératives

A l’occasion du IIe Sommet international des coopératives, qui s’est tenu du 5 au 9 octobre dernier à Québec (Canada), à l’initiative conjointe de l’Alliance coopérative internationale (ACI) et de la banque coopérative Desjardins, 3 000 personnes, de 93 pays différents, ont partagé leur passion pour les coopératives. Les chercheurs, préalablement réunis lors du symposium de recherche [1], et les praticiens ont, pendant quatre jours, fait avancer le mouvement coopératif, en interconnectant les avancées dans la réflexion sur les coopératives et les expérimentations menées sur le terrain.

L’homo cooperativus, dans toute sa diversité, s’est exprimé dans les très nombreux ateliers organisés en petits comités. Il a « réseauté » dans les couloirs et les salons du palais des congrès de la ville de Québec ; il s’est instruit de l’expérience des autres, mais l’homo cooperativus d’Alphonse Desjardins, de Charles Gide, d’Henri Desroches et des autres s’est-il nourri et retrouvé dans les propos des « grands » conférenciers invités ? A croire que ces experts économistes des « grandes » universités américaines avaient plus à apprendre aux coopérateurs que l’inverse. Rien n’est moins sûr, plusieurs d’entre eux ayant sincèrement avoué avoir découvert avec un grand intérêt les pratiques et les principes coopératifs à l’occasion de cette invitation.

« Grandes » et « petites » coopératives : divergences et convergences

Ce décalage est un reflet de l’écart particulièrement marqué, lors du sommet, entre les petites et moyennes coopératives où le groupement de personnes originel est encore identifiable, proche, et les grands groupes coopératifs sont chacun représentés par une personnalité, certes des plus charismatiques, mais qui apparaît parfois inapprochable, que l’on n’ose pas aborder, telle une idole. Les intérêts et les problématiques ne sont à l’évidence pas les mêmes. Entre la satisfaction des besoins primaires des habitants des villages coopératifs dans les territoires très isolés au Nord du Canada, les îles de la Madeleine par exemple, et les objectifs prioritairement économiques des coopératives géantes, l’écart a paru se creuser.

La thématique de l’innovation fut choisie pour tenter de réunir tout le monde, même si, là encore, les démarches ne sont pas tout à fait les mêmes, les petites et moyennes coopératives innovant par le partage, les grandes favorisant peut-être plus l’innovation au sens classique du terme, suivant les préconisations des écoles de commerce.

Néanmoins, des coopératives de santé japonaises aux transferts d’entreprises publiques et privées en coopératives à Cuba, en passant par les coopératives funéraires d’Amérique du Nord, les coopératives artisanales d’Afrique, les coopératives vinicoles et viticoles d’Europe – dans les faits, cette liste est beaucoup plus longue –, force est de constater l’engagement dans l’innovation, tout autant que l’innovation dans l’engagement des coopérateurs du monde entier.

Des coopératives engagées dans quelle innovation ?

L’engagement dans l’innovation met en avant le caractère commercial des entreprises coopératives. Leur compétitivité, par les prix ou par la qualité, est garante du maintien des emplois et passe par l’innovation, qu’elle soit de produit, de procédé, organisationnelle, de marché, de matière première ou bien sociale. Encore faut-il croire au modèle de l’innovation comme principal facteur de croissance et de développement, ce qui ne va pas de soi. Entre autres arguments : l’innovation n’empêche ni les crises ni le chômage ; les entreprises de capitaux cotées consacreraient plus d’argent aux achats de titres boursiers (dont des leurs propres) qu’à la recherche et développement ; l’innovation technologique pour un développement plus durable ne rallie que les partisans de la soutenabilité faible, laissant perplexes et dubitatifs beaucoup d’autres.

Pourquoi cette culture de l’innovation à tout prix, qui en deux siècles n’a pas fait ses preuves sur le plan macroéconomique ? Serait-elle plus opportune pour les coopératives qu’elle ne l’est pour les sociétés de capitaux ? Les coopératives sont-elles vraiment obligées de se focaliser sur cette question de l’innovation ? N’y a-t-il pas un risque de sacrifier son engagement envers les principes, envers les membres et envers la communauté à une incertaine amélioration de sa compétitivité ?

Ces doutes ont été timidement évoqués pendant le sommet et il semble nécessaire de réaffirmer le fait que l’une des forces du mouvement coopératif (l’un de ses domaines d’innovation ?) est sa volonté d’interroger et de ne pas accepter tel quel le modèle économique dominant.

Les coopératives innovent dans leurs engagements

En fait, l’innovation a une visée et un sens particuliers dans les coopératives en rapport avec l’idée d’engagement, mettant en avant les aspects communautaires et les principes coopératifs. L’objectif est alors la stabilité, le renforcement des liens entre les hommes, ce qui sécurise, plutôt que la recherche permanente du changement, qui est un facteur d’incertitude et a des conséquences négatives liées à la peur de l’avenir. Quand les coopératives innovent pour conforter, formellement ou pas, le contrat avec les membres et la communauté, l’effet en termes de confiance est positif. De même, quand les coopératives consolident leur engagement éthique vis-à-vis de leurs principes, elles montrent l’exemple de ce que le futur peut offrir d’opportunités pour agir en cohérence avec des valeurs morales. Réduisant l’incertitude, on peut penser que les innovations d’engagement des coopératives vont avoir un impact positif sur les résultats économiques.

Une telle vision valorise une conception différente de l’innovation moins axée sur les moyens financiers dédiés au processus que sur les objectifs humains à atteindre. Ainsi sont réhabilités au rang de champs d’innovations prioritaires les initiatives à taille humaine, les efforts cohérents des groupes coopératifs pour maintenir ou revitaliser les liens avec leurs membres, la vocation des expérimentations coopératives à être partagées, le caractère humain des logiques de coopération, ainsi que les questions de responsabilité.

L’innovation coopérative acquiert les caractéristiques attribuables à un engagement de qualité : elle doit être sincère, favoriser l’échange ; les partenaires doivent rester humbles les uns vis-à-vis des autres ; elle se fait dans la convivialité et la transparence. Dans cette perspective et pour finir, les sept engagements explicités dans la déclaration de 2014, écrite et publiée à l’issue du sommet [2], ne prendront vraiment un sens que si les coopératives en font leurs domaines d’innovation privilégiés.

Cécile Le Corroller, université de Caen

« Homo oeconomicus, mulier solidaria » : l’économie solidaire peut-elle être féministe ?

Alors que les femmes sont souvent au coeur des initiatives d’économie solidaire, les réflexions et les débats sur cette forme d’économie, en France comme à l’étranger, ne s’intéressent guère aux questions de genre et ne dialoguent pas, ou très peu, avec les recherches féministes. Le colloque organisé par l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD) qui s’est tenu à Genève les 16 et 17 octobre dernier [3], regroupant des intervenants de nombreux pays, avait pour objectif d’enclencher un dialogue. Il a mobilisé des réflexions théoriques, inspirées à la fois de l’économie solidaire et de l’économie féministe, notamment celle en provenance des Suds, autour d’expériences concrètes. Sans prétendre rendre compte de la diversité et de la richesse des interventions, ce rapide compte rendu vise à identifier les points saillants des discussions.

Repousser les frontières habituelles de définition de la solidarité

S’intéresser au genre dans l’économie solidaire nous amène tout d’abord à repousser les frontières habituelles de définition de son champ et à nous affranchir de définitions normatives : interroger de manière large une diversité de relations et d’initiatives, y compris celles qui impliquent le foyer, le voisinage et la « communauté », en abordant simultanément la création de valeurs d’échange, l’organisation du travail reproductif et la mobilisation de travail non rémunéré et la création d’espaces, souvent locaux, d’autonomisation et de discussions de l’ordre du politique.

Les études féministes, et notamment l’économie féministe latino-américaine qui était présentée ici, offrent des outils précieux. Ancrées dans des traditions de pensée et d’action anciennes, elles rendent visibles des pratiques économiques ignorées dans les approches habituelles, comme la restauration populaire des femmes au Sénégal, les cantines populaires à Lima ou le tourisme solidaire en Tunisie, et élargissent le champ de l’économie en s’intéressant à l’étude de l’ensemble des relations et des activités nécessaires à la reproduction et à l’entretien de la vie.

En même temps que l’on procède à cette ouverture, il s’agit de maintenir une vigilance critique. Dans un contexte marqué par le démantèlement des Etats-providence et la crise de la reproduction sociale, ces initiatives peuvent apparaître comme une manière de déléguer de plus en plus de responsabilités aux femmes pauvres et d’optimiser l’exploitation de leurs « ressources », dans une veine proche de la smart economics prônée par la Banque mondiale. Ce regard critique doit s’appliquer en particulier à la notion de solidarité qui traverse ces initiatives et fait leur spécificité. La solidarité – qui n’est pas la charité ni la philanthropie – renvoie à une relation d’interdépendance, dont la nature (volontaire ou communautaire, horizontale ou verticale) et l’insertion dans des rapports sociaux (y compris entre différentes catégories de femmes) doivent être questionnées. Toutes les actions collectives de femmes ne sont pas nécessairement solidaires ; toutes les actions solidaires ne sont pas nécessairement féminines ni féministes. L’implication des femmes dans des activités de soin, loin de refléter un penchant inné pour autrui, doit être étudiée à la lumière des ambivalences de ce type d’activités, dont on sait qu’elles combinent (inégalement selon les situations) obligation et exploitation, affect et émotions positives. Enfin, l’articulation entre réciprocité et redistribution et entre solidarité de proximité et solidarité institutionnalisée reste un enjeu permanent, comme l’a rappelé l’expérience de coopératives de protection sociale en Inde ou encore d’organisations d’action sociale en Ile-de-France. Cette analyse suppose d’historiciser les pratiques locales et de les situer dans une économie politique large permettant de comprendre les compromis qu’elles nouent avec des forces politiques de nature diverse, qu’il s’agisse de l’Etat, de l’Eglise, du monde de la coopération au développement, etc.

Ce double regard permet de sortir des débats habituels sur l’économie solidaire comme palliatif ou, au contraire, moteur de transformation : il s’agit à la fois de s’ouvrir à une multiplicité d’initiatives et de chemins d’émancipation, sans perdre de vue l’analyse critique du sens de leur action et des rapports sociaux sous-jacents. Plus précisément, ce double regard permet de mettre en lumière deux particularités de ces initiatives.

Se situer au croisement entre productif et reproductif, public et privé

La première particularité réside dans leur capacité à se situer au croisement des sphères productive et reproductive. Elles contribuent ainsi à remodeler les rapports sociaux : ceux-ci ne se résumeraient plus à des rapports sociaux de type domestique, sans pour autant être des rapports sociaux capitalistes. Ce faisant, elles offrent des alternatives aux deux écueils habituels concernant le travail dans la sphère reproductive que sont, d’une part, la gratuité et, d’autre part, la marchandisation. Elles autorisent aussi des chemins multiples (et corrélés) d’émancipation. Ces derniers peuvent emprunter des voies « classiques », associées à la réorganisation de la sphère de la production et à ses processus d’institutionnalisation et d’autres autour de la réorganisation de la sphère de la reproduction. En même temps, comme le rappelle notamment le cas des associations de productrices en Bolivie, ces initiatives ne sont pas exemptes de difficultés, qu’il s’agisse de la persistance du travail gratuit ou sous-payé, de la sous-capitalisation des organisations de production, de la dépendance à l’égard du monde masculin, des risques permanents de renforcement des rapports de classe et de race ou de l’absence de solidarités institutionnalisées, en particulier pour ce qui est du travail de care et de protection sociale.

Un rapport singulier au politique

La seconde particularité réside dans un rapport singulier au politique. Là encore, les recherches féministes, en rendant compte du rôle politique des personnes « ordinaires » ou subalternes, autorisent un regard nouveau sur ces initiatives. En montrant que ce sont précisément, hier comme aujourd’hui, les responsabilités domestiques des femmes qui souvent les amènent à s’engager dans le combat politique, cette analyse bat en brèche l’opposition public-privé. Réciproquement, nombre de luttes politiques ne sont possibles qu’articulées avec des pratiques permettant d’assurer la survie quotidienne de celles et ceux qui y sont engagés : on voit apparaître le rôle déterminant des activités de reproduction sociale – dans leur dimension matérielle, mais aussi conviviale et festive, comme le montre ici l’agroécologie féministe au Brésil – dans l’engagement politique, question de toute évidence sous-explorée.

Là encore, les écueils permanents auxquels ces initiatives sont confrontées ont été mis en évidence. Elles oscillent souvent entre mépris et invisibilité ou récupération et instrumentalisation, les forçant à chercher sans cesse un équilibre subtil entre, d’un côté, reconnaissance et, de l’autre, préservation de leur identité, de leur combat et de leur ancrage dans le local. L’appui extérieur, quelle que soit sa provenance, suppose souvent un formatage et un cadre fixé a priori qui se révèlent contradictoires avec le caractère indéterminé et sans cesse évolutif de ces initiatives. Cette contradiction pose la question fondamentale des difficultés de reconnaissance de la part des pouvoirs institués du potentiel démocratique de ces initiatives. Notons aussi l’indifférence de la part de certains mouvements féministes pour ces pratiques, trop rapidement réduites à des formes de renforcement des rapports de subordination. Ce constat traduit des clivages entre le féminisme « hégémonique » et les féminismes populaires. Les seconds reprochent au premier de ne pas prendre en compte les points de vue situés et les pratiques « ici et maintenant » qui y sont liées, alors que le premier nie le caractère émancipateur de ces points de vue et de ces pratiques.

Par-delà leurs différences, l’ensemble des contributions et des discussions a mis en évidence la nécessité, tant dans les modes d’action que de réflexion, de dépasser la critique de l’homo oeconomicus ou l’image essentialisée de la mulier solidaria pour aller vers une économie critique du modèle dominant et qui s’appuierait sur une éthique de la solidarité.

Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (IRD et Cessma), Christine Verschuur (Institut de hautes études internationales et du développement, IHEID)

Le Ier Salon national de l’ESS : une réussite essentielle

Les 17 et 18 octobre dernier, s’est tenu à Niort le Ier Salon national de l’ESS (aussi intitulé Rendez-vous national), qui constituait l’événement d’ouverture du Mois de l’ESS. Placé sous l’égide de la région Poitou-Charentes et du Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale (CNcres), il était organisé par l’équipe de la Cress Poitou-Charentes. Cette dernière était l’initiatrice du projet du fait de son expérience et de sa maîtrise en gestion d’événements, ayant déjà organisé trois forums régionaux de l’emploi, des métiers et des formations de l’ESS (le premier en 2011, en partenariat avec le master professionnel ESS de l’université de Poitiers) et un premier salon régional de l’ESS à Poitiers, en juin 2012. Le fait que le Poitou-Charentes soit la seconde région française en poids d’emplois de l’ESS et que Niort soit le « berceau » des principales mutuelles d’assurance renforçait la légitimité du projet. Enfin, la tenue de ce premier salon en province, et non à Paris, était aussi symbolique de la volonté de décentralisation de l’ESS.

Juger de la réussite d’un événement de ce type peut tout d’abord se mesurer sur le plan quantitatif : 5 000 visiteurs sur deux jours, 148 structures présentes, plus de 100 stands dans la grande salle de spectacle de l’Acclameur, des animations festives de toutes natures, des jeux et des quiz, une dizaine d’ateliers et de débats très fréquentés (jusqu’à 150 personnes), plusieurs remises de prix nationaux et régionaux, de nombreux élus politiques présents, deux grandes conférences avec les têtes de réseaux nationaux… La réussite doit cependant aussi s’analyser en référence aux quatre objectifs initiaux affichés par les organisateurs sur le site Internet du salon.

Les quatre objectifs des organisateurs

Le premier objectif était de « faire connaître et [de] promouvoir l’économie sociale et solidaire, notamment en montrant son efficacité, sa performance et la solidarité qu’elle développe ». Deux éléments clés sont sur ce point à souligner. En premier lieu, la Maif et la MGEN, en partenariat avec les inspecteurs académiques et des enseignants du secondaire en gestion et en économie, ont organisé une matinée de sensibilisation pour 450 lycéens (première et terminale ES et STMG) avec une conférence d’introduction à l’ESS, suivie d’une visite du salon par petits groupes avec questionnaires ciblés auprès d’exposants. En second lieu, la diversité des structures présentes en termes de statut, de taille, de secteur d’activité, d’ancienneté de création et d’envergure territoriale constituait en quelque sorte la « preuve vivante » de la performance et de la durabilité de cette volonté d’économie alternative.

Le second objectif déclaré était de « valoriser les initiatives innovantes de l’économie sociale et solidaire ». Sur l’espace central du salon, plusieurs événements ont souligné cette capacité créatrice de l’ESS : remise du 5 000e microcrédit en Poitou-Charentes en partenariat avec l’Adie, lancement de la plateforme de finance participative (crowdfunding) ESS Jadopteunprojet.com ou encore remise du prix Fonds Maif pour l’éducation. Les trois lauréats des trophées de l’innovation sociale sont aussi le symbole d’un jeune entrepreneuriat social collectif « made in ESS » : la coopérative châtelleraudaise Okarina de promotion de l’entrepreneuriat éthique et collectif en ESS par le théâtre de geste et le voyage apprenant ; Alter’actions, une association parisienne de mise en collaboration des étudiants de grandes écoles avec les acteurs de l’ESS ; la crèche associative Plif Plaf Plouf, une crèche marseillaise intergénérationnelle intégrée à une maison de retraite.

Le troisième objectif était de « mettre en réseau les acteurs [et] d’encourager l’interconnaissance, l’essaimage des projets et le développement d’affaires ». Le premier jour, des rendez-vous d’affaires ont été organisés (les Esspresso), selon le mode du speed dating : chaque participant avait cinq rendez-vous de trente minutes avec d’autres professionnels inscrits. L’évaluation de la matinée est particulièrement positive : 133 rencontres réalisées, 96 % de satisfaits, 66 % de prévisions de « revoyure », 42 % de signatures de contrats envisagés. Conjointement, durant les deux jours, les divers ateliers d’échanges autour de la finance solidaire, de l’entreprendre autrement, de la création artistique, du made in local, de l’innovation numérique, des groupements d’employeurs ou encore de la coopération ont été extrêmement riches et dynamiques en partage d’expériences, en plus d’avoir été fortement fréquentés.

Le dernier objectif était de « favoriser la construction d’une identité commune entre les organisations de l’ESS ». Le simple fait de regrouper physiquement près de 150 structures très diverses dans un même lieu sur deux jours constitue en soi un facteur fort d’identité interne à l’ESS, par les échanges et les visites croisés entre stands, mais aussi externe, vis-à-vis de la presse, des élus politiques et des cadres dirigeants d’administration. D’une autre manière, la table ronde « vedette », tenue en soirée et suivie par plus de 350 personnes, a aussi été l’occasion (sans doute à l’inverse de son intitulé « Economie sociale et solidaire, économie classique : quelles convergences pour un nouveau modèle de compétitivité ? ») de « resserrer les rangs » de l’économie sociale instituée face au talent médiatique de Laurence Parisot.

Un bel essai à transformer

Sur les quatre objectifs annoncés, cet événement national peut donc être considéré comme très réussi, et sa reproduction est fortement souhaitable. Il reste néanmoins à bien fixer l’intitulé « salon » ou « rendez-vous ». Le flou actuel entre les deux termes est sans doute le symbole de la difficulté de positionnement grand public de ce type d’événement pour le monde de l’ESS : il ne s’agit pas de « vendre plus de produits au plus grand nombre » comme dans un salon commercial traditionnel, mais, selon les mots de Jean-Louis Cabrespines, président du CNcres, « d’aller à la rencontre des citoyens pour leur montrer qu’une autre forme d’économie est possible ». Or, sur ce point, le public présent nous a semblé plutôt majoritairement constitué de « déjà initiés ». Donner l’envie aux « béotiens » de venir reste encore un défi.

Gilles Caire, université de Poitiers

Rouen, berceau de l’économie sociale et solidaire ? Une approche territoriale comparée de la mutualité et de la coopération du xixe au xxie siècle

Le colloque « Rouen, berceau de l’économie sociale et solidaire (ESS) ? », qui s’est déroulé à l’université de Rouen les 2 et 3 octobre 2014, a été introduit par Valérie Fourneyron, députée de Seine-Maritime et ex-secrétaire d’Etat chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’ESS. Il s’est voulu ouvert sur la société civile, représentée notamment par quelques responsables régionaux de l’ESS : Patrick Pollet, président de la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire (Cress) de Haute-Normandie, et Véronique Faure-Gueye, présidente de la Mutualité française normande.

La rencontre de Rouen a été principalement centrée, quoique de manière non exclusive, sur deux des branches fondatrices de l’économie sociale, à savoir la mutualité et la coopération. Bien évidemment, les liens entretenus avec le mouvement associatif en général, voire d’autres aspects de l’économie sociale et solidaire ont cependant été évoqués par différents intervenants.

De surcroît, le patronage du comité d’histoire de la Sécurité sociale, représenté par sa présidente, Rolande Ruellan, indique que le colloque a intégré une vision élargie des finalités de l’économie sociale et solidaire.

Même avec un point d’interrogation, affirmer que Rouen serait le berceau de l’ESS pouvait paraître quelque peu provocateur, réducteur et certainement a-historique. En fait, l’intitulé du colloque se voulait davantage une invitation à la discussion comparative que l’affirmation d’une préséance de la métropole normande. Il s’agissait de déterminer s’il a pu exister des districts de l’économie sociale par analogie avec la problématique de l’émergence de districts industriels.

Cela impliquait une ouverture à d’autres horizons, français ou étrangers. De ce point de vue, l’apport des expériences espagnoles, kabyles et québécoises est venu enrichir de manière significative cette rencontre, marquée également par la diversité des approches régionales, ce qui n’a pas conduit pour autant à exclure des interventions plus générales.

Les différentes communications (une vingtaine) ont été regroupées en quatre sessions.

La première était centrée sur l’émergence locale, régionale et nationale de l’économie sociale. Elle incluait des études à caractère localisé, en particulier avec l’évocation de la création en 1825 de la Société de prévoyance et de secours mutuels de Metz ou la conceptualisation de l’économie sociale dans le cadre québécois. Il s’agissait à chaque fois de relier ces travaux avec la problématique générale du colloque concernant l’émergence ou non de districts de l’économie sociale, ce qui supposait une sorte de consentement à un certain nombre de valeurs communes centrées sur la prévoyance et la solidarité. Avec la communication sur l’évolution de la notion d’économie sociale de la Grande Guerre à nos jours, c’est la capacité du tiers secteur à se constituer en un projet alternatif de société entre l’Etat et l’économie de marché qui a été interrogée. Quant à l’analyse de l’enquête de 1883 sur les associations, elle a permis de faire appréhender l’émergence de thèmes devenus très actuels sur la redynamisation des territoires par l’économie sociale et solidaire.

La deuxième session a envisagé des expériences régionales concernant principalement des coopératives de consommation fondées dans le contexte de régions à forte industrialisation que ce soit le Nord de la France et la Belgique, Limoges – la Ville rouge de la porcelaine – ou encore la région rouennaise et son complexe industrialo-portuaire. Dans tous les cas, se posait la question des finalités de la coopération. Cette dernière pouvait participer à la fois à l’organisation d’une protection sociale spécifique et d’une économie solidaire confrontées à l’affirmation de l’économie de marché. Y a-t-il eu une volonté marquée de résistance aux logiques capitalistes, y compris sur le plan idéologique, ou une simple adaptation aux nouvelles réalités économiques et sociales ?

Avec la troisième session, cette thématique a été abordée de manière encore plus explicite, les quatre interventions prévues s’inscrivant – il est vrai – dans une période postérieure à la Seconde Guerre mondiale où les interrelations entre économie sociale et économie de marché se révèlent peut-être encore plus prégnantes qu’au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, du fait notamment de la financiarisation de l’économie.

Dans ce contexte, les expériences menées au Pays basque antérieurement à la création du groupe Mondragon Corporation ont permis de mettre au jour les liens étroits entretenus entre l’essor spectaculaire d’un mouvement intercoopératif et son territoire. D’autres communications se sont attachées à développer des approches semblables concernant la naissance de Mamie Nova ou de la Matmut dans la région rouennaise, également marquée par un renouveau mutualiste à partir des années 1955-1973.

La dernière session a abordé plus précisément les relations entretenues entre territoires et districts de l’économie sociale et solidaire. Cette approche visait à dépasser les seules études monographiques pour envisager des ensembles marqués par une longue tradition solidaire parfois très spécifique comme la Kabylie ou adossés à des traditions qui dépassent le seul niveau local et régional. A propos du Québec, la question a été posée de la pertinence ou non de l’échelle locale et régionale pour l’histoire de l’économie sociale confrontée aux pressions toujours plus fortes du marché. La comparaison entre le Jura et la Haute-Savoie a permis de tester la notion de district de l’économie sociale en soulignant aussi combien le modèle coopératif pouvait être remis en cause par les évolutions récentes, une observation valable pour la Coopérative centrale du personnel des mines, devenue coopérative centrale du pays minier, qui fut porteuse de toute une contre-culture d’émancipation ouvrière avant d’être mise en règlement judiciaire en 1986.

A partir de ces différentes interventions, les participants au colloque ont pu s’interroger sur la capacité de l’économie sociale et solidaire à s’inscrire dans la durée et à promouvoir une alternative aux dérives de l’économie de marché par la mise en place territorialisée de liens solidaires.

En ce sens, cette rencontre devrait faire appréhender l’intérêt de relier les questions d’actualité à celles d’un passé pouvant apporter, sinon des réponses, du moins des questionnements qui demeurent pertinents aujourd’hui.

Olivier Feiertag et Yannick Marec, université de Normandie