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Le contexte agricole actuel, marqué par un accroissement de la concurrence, une concentration des acteurs, une mondialisation des marchés et une fluctuation du prix des matières premières, pousse les dirigeants de coopérative à prendre des décisions tant stratégiques qu’opérationnelles, synonymes de changements internes. Ainsi, ces structures adoptent des stratégies d’intégration verticale ou d’internationalisation qui aboutissent à un large phénomène de concentration. Elles constituent des groupes de plus en plus complexes, comprenant à la fois des coopératives au sens strict et des filiales de droit commercial qui les apparentent à des entreprises de droit privé (Filippi et al., 2008 ; Mauget, 2013). Sur le plan opérationnel, les dirigeants de coopératives modifient leur politique commerciale, notamment en contractualisant de plus en plus les transactions avec leurs adhérents et en leur proposant une offre de conseils mieux adaptée à leurs attentes.

Dans ce contexte de changements et de restructurations des coopératives, et comme n’importe quel individu, l’agriculteur juge d’un oeil critique les décisions prises par les dirigeants de la structure à laquelle il adhère et est notamment sensible à leur caractère juste ou injuste (Colquitt, 2001). Cela n’est pas étonnant, car, selon Van den Bos et Lind (2002), les perceptions de justice ont un rôle particulièrement important lorsque l’incertitude domine. De plus, les dirigeants de coopérative ont tout intérêt à prêter attention aux perceptions de leurs adhérents, puisqu’elles peuvent, selon Cohen-Charash et Spector (2001), générer des attitudes et des comportements favorables à la performance et à la pérennité de la coopérative.

Notre recherche en sciences de gestion a pour originalité de se focaliser sur les jugements de justice formulés par les adhérents dans leur coopérative agricole. Même si certains chercheurs s’intéressent aux perceptions de justice des adhérents de coopératives (Bhuyan, 2007 ; Gray, Kraenzle, 1998), ou de façon plus large à celles des agriculteurs dans le cadre de leurs échanges avec l’ensemble des acteurs de la filière agricole (Hellberg-Bahr, Spiller, 2012), nous nous démarquons de ces travaux en adoptant une conception multidimensionnelle de la justice, au sens où l’entend Colquitt (2001).

Notre objectif est, d’une part, de montrer la pertinence du concept de justice organisationnelle dans la compréhension de la relation qu’entretient l’adhérent avec sa coopérative et, d’autre part, de réaliser un état des lieux des perceptions de justice des adhérents afin de savoir s’ils ont le sentiment d’être traités de façon juste par leur coopérative.

Dans un premier temps, nous définissons le concept de justice en analysant les éléments qui forgent les jugements de justice des adhérents et les raisons qui les poussent à manifester un intérêt particulier pour celle-ci. Dans un second temps, nous présentons les résultats d’une étude exploratoire menée auprès de 534 agriculteurs adhérant à une coopérative agricole du sud de la France.

Le concept de justice appliquée à la relation adhérent-coopérative

La « justice organisationnelle » fait référence à la manière dont un individu perçoit la façon dont son organisation le traite. Ainsi, pour évaluer une décision le concernant, l’adhérent ne se fonde pas forcément sur toutes les caractéristiques objectives de la situation, mais sur son jugement personnel. L’approche de la justice retenue dans cet article est celle qui est utilisée dans les études en comportement organisationnel, définissant la justice de façon descriptive et subjective.

Cette première partie vise à apporter des éléments théoriques à deux questions :

  • à partir de quels éléments les adhérents se forgent-ils leur perception de justice dans le cadre de leurs échanges avec la coopérative ?

  • pourquoi les adhérents attachent-ils autant d’importance au sentiment de justice ?

Sur quels éléments les adhérents se basent-ils pour forger leur sentiment de justice ?

Les théoriciens de la justice organisationnelle distinguent plusieurs conceptualisations de la justice. Pour certains, elle fait référence à un sentiment global et renvoie à une perception globale d’une situation : « la justice globale est l’impression globale d’un traitement juste » (Lind, Van den Bos, 2002, p. 196). Les travaux empiriques menés dans un contexte coopératif mobilisant le concept de justice sont peu nombreux et se réfèrent à cette conceptualisation. Ainsi, Bhuyan (2007) relève qu’il existe un lien positif entre la perception de traitement équitable par les adhérents et leur satisfaction par rapport à leur implication dans le processus de prise de décision de leur coopérative. Selon l’étude de Gray et Kraenzle (1998) menée auprès de 1 156 adhérents américains de coopératives laitières, les coopérateurs perçoivent une différence de traitement selon la taille de leur exploitation agricole. Ils sont plus de 61 % à ne pas croire que ce sont les petites exploitations agricoles qui bénéficient le plus de la coopérative. Cette statistique révèle que les coopérateurs de l’échantillon pensent qu’il existe un traitement inéquitable selon la taille des exploitations. Cette perception par les agriculteurs d’une potentielle injustice se retrouve dans les travaux de Hellberg-Bahr et Spiller (2012). Ces auteurs montrent, à partir d’un échantillon de 533 agriculteurs allemands produisant principalement des céréales, du lait, du porc, des fruits et des légumes, que 40 % d’entre eux n’ont pas le sentiment d’être traités de façon juste par les acheteurs de leur production. Ces chercheurs appliquent la notion de justice non pas à une stricte relation adhérent-coopérative, mais à une relation plus large agriculteur-acheteur, les coopératives faisant partie des acheteurs. Ils soulignent également que plusieurs facteurs influencent la perception de justice des agriculteurs : la qualité et la fiabilité de la relation, la solidarité entre les agriculteurs et la satisfaction par rapport au prix reçu en échange de la production.

Pour d’autres théoriciens, et notamment ceux qui sont situés dans le champ du comportement organisationnel, la justice s’appréhende sous plusieurs facettes (Colquitt, 2001). C’est cette conception que nous retenons, car elle permet de mieux cerner les éléments sur lesquels se basent les adhérents pour forger leur sentiment de justice.

Les premiers développements de la justice issus du champ de la psychologie, avec les travaux d’Adams (1965) sur la théorie de l’équité, identifient la justice distributive. Un adhérent évalue la situation d’échange entre sa coopérative et lui-même comme étant équitable lorsque ses rétributions, essentiellement sa rémunération, sont distribuées proportionnellement à ses contributions, sa production livrée. Ce concept de justice distributive trouve toute sa légitimité dans le contexte actuel des coopératives, puisque ces dernières ont tendance à mettre davantage en avant la valeur d’équité dans le traitement de leurs membres au détriment de celle, originelle, d’égalité (Koulytchizky, Mauget, 2003).

Ensuite, les avancées de la recherche ont mis en évidence une autre dimension : la justice procédurale (Leventhal, 1980 ; Thibaut, Walker, 1975). Elle fait référence au processus de prise de décision qui permet de déterminer ce que reçoit l’agriculteur de la part de sa coopérative. La perception de justice procédurale de l’adhérent dépend de la possibilité qu’il a ou non de donner son opinion ou son point de vue dans le processus conduisant aux rétributions distribuées par la coopérative. Il s’agit là du droit à l’expression, ou voice, selon Thibaut et Walker (1975).

Enfin, la justice est caractérisée par une autre dimension : la justice interactionnelle. Il s’agit de la qualité du traitement interpersonnel que les individus reçoivent de la part des autres (Bies, Moag, 1986). Plusieurs recherches subdivisent cette dimension en deux : la justice interpersonnelle et la justice informationnelle (Greenberg, 1993). Les adhérents perçoivent une justice interpersonnelle dès lors qu’ils ont le sentiment d’être traités par les représentants de la coopérative avec dignité et respect. Ils éprouveront un sentiment de justice informationnelle si s’instaure une communication honnête entre eux et les représentants de la coopérative et si ces derniers justifient leurs décisions (qualité des explications données). Alors que pour la justice distributive et la justice procédurale la cible est la coopérative, pour la justice interpersonnelle et la justice informationnelle, il s’agit des représentants [1].

Pourquoi les adhérents attachent-ils tant d’importance à la façon dont ils sont traités dans les coopératives ?

Pour quelles raisons les adhérents attachent-ils beaucoup d’importance à la façon dont ils sont traités par les coopératives ? Trois modèles théoriques complémentaires apportent des éléments de réponse.

La première raison, d’ordre économique, considère l’individu calculateur et motivé par le gain ; deux caractéristiques mises en évidence par plusieurs chercheurs dans le cas des adhérents. Les agriculteurs sont effectivement opportunistes et recherchent le meilleur prix pour leur récolte. Barraud-Didier et Henninger (2009), à partir d’une étude menée auprès de 322 céréaliers français, montrent que 20 % d’entre eux n’hésitent pas à mettre en concurrence leur coopérative avec d’autres ou avec des négociants privés. Sur la base de 321 agriculteurs espagnols spécialisés dans les fruits et légumes, les résultats de la recherche de Hernandez-Espallardo et al. (2013) indiquent que le prix payé par la coopérative à l’adhérent conditionne sa satisfaction vis-à-vis d’elle et son intention de poursuivre la relation.

Cette première raison s’inscrit dans le modèle instrumental de la justice, qui relève un lien très étroit entre la justice procédurale et la justice distributive (Cropanzano, Ambrose, 2001). Selon celui-ci, les adhérents se soucient de la justice procédurale parce qu’ils sont intéressés par leurs propres résultats et croient qu’un contrôle sur les procédures leur permettra de s’assurer un maximum de rétribution à long terme. Ainsi, le souci de justice des adhérents est motivé par des incitations économiques.

La seconde raison trouve son origine dans le modèle relationnel de la justice de Lind et Tyler (1988). S’imposant comme une alternative au modèle instrumental, celui-ci considère les bénéfices socio-émotionnels apportés par la justice. Il pose que les individus donnent une valeur intrinsèque aux relations qu’ils entretiennent avec les autres et construisent leur identité à travers leur appartenance à des groupes sociaux. Ainsi, les adhérents ne seraient pas seulement mobilisés par leurs propres intérêts économiques, mais accorderaient aussi de l’importance à leurs relations sociales au sein de la coopérative. Plusieurs travaux abondent dans ce sens. Arcas-Lario et al. (2014) démontrent l’impact de la communication des dirigeants de la coopérative et du partage de l’information avec les adhérents sur la satisfaction de ces derniers et leur désir de rester membres. Hansen et al. (2002) placent la confiance de nature affective au centre des échanges entre l’agriculteur et la coopérative, dès lors que celle-ci est présente sur une zone géographique peu étendue et offre à ses adhérents des services simples et limités. De plus, le recours à la théorie de l’échange social dans un contexte coopératif reconnaît un lien de nature émotionnelle et psychologique entre un agriculteur et sa coopérative (Henninger, Barraud-Didier, 2013 ; Jussila et al., 2012).

Ce modèle suggère que les adhérents utilisent les procédures déterminant leur rémunération comme des indicateurs pour estimer la valeur que leur accorde la coopérative à travers ses représentants (Tyler, Lind, 1992). Du point de vue de l’agriculteur, des procédures perçues comme justes (justice procédurale) et le fait que les représentants des coopératives le traitent avec bienveillance et dignité (justice interactionnelle) reflètent le respect que lui manifeste sa coopérative. Il se sent alors reconnu comme membre à part entière de cette organisation, et cela lui permet de développer une meilleure estime de soi. Ainsi, le souci de justice est ici motivé par le besoin d’appartenance de l’adhérent au groupe social qu’est sa coopérative et par son besoin d’estime.

D’après la littérature plus récente, les modèles instrumental et relationnel ne suffiraient pas à expliquer l’ensemble des motivations qui poussent les adhérents à réagir à la justice (Cropanzano et al., 2003). Selon le modèle moral introduit par Folger (2001), les adhérents se soucieraient de la justice parce qu’ils ont un respect profond à l’égard de la dignité et du bien-être humains. La justice correspond alors à une norme morale que les adhérents ont intériorisée. Ils considèrent de ce fait qu’ils ont un devoir moral d’agir justement envers les autres. Ainsi, comme le montrent les travaux de Turillo et al. (2002), les agriculteurs n’hésiteraient pas à sanctionner par une moindre fidélité une coopérative qui ne respecterait pas les règles de justice, indépendamment de tout intérêt personnel et économique.

Ces différents modèles théoriques laissent à penser que les agriculteurs attachent de l’importance à la justice parce qu’ils cherchent à satisfaire différents besoins dans leur relation avec leur coopérative, qui peuvent être économiques, relationnels ou encore moraux. Mais quelles sont leurs perceptions de justice vis-à-vis du traitement qu’ils reçoivent ?

Les perceptions de justice des adhérents : état des lieux

Une étude exploratoire [2] menée en 2013 auprès d’agriculteurs du sud de la France permet de dresser un état des lieux des perceptions de justice d’adhérents de coopératives agricoles.

Méthodologie de l’étude

Echantillon

Un questionnaire auto-administré a été envoyé, par voie postale, à 5 000 adhérents d’une grande coopérative polyvalente française qui en compte plus de 10 000, à qui nous avons assuré l’anonymat et la confidentialité des réponses. Après une relance téléphonique ou par SMS, 876 agriculteurs ont répondu à l’enquête, soit un taux de retour de 17,5 %. Cependant, pour nos analyses, nous avons retiré les questionnaires qui présentaient au moins une valeur manquante, ce qui ramène notre échantillon à 534 individus.

Sur ces derniers, 61 % ont pour activité principale les grandes cultures, 32,2 %, la polyculture et l’élevage, et 6,7 %, la viticulture. La surface agricole utile moyenne de leur exploitation agricole s’élève à 72,9 hectares. L’âge moyen des adhérents atteint 47 ans et demi. Un peu plus du quart a un niveau de formation correspondant au bac (26 %), 27,7 % ont un niveau bac + 2 et au-delà, et 46,2 %, un niveau BEPC ou sont sans diplôme.

Variables et méthode

Les quatre dimensions de la justice, présentées dans le tableau 1 (en page suivante), ont été appréciées à l’aide des échelles de mesure de Colquitt (2001) comprenant des items gradués de 1 à 5 (échelles de Likert). Leur cohérence interne dans notre échantillon a été vérifiée par l’utilisation d’un alpha de Cronbach (Nunnally, 1967). Nous avons également validé leur caractère distinct par l’utilisation de tests vérifiant la significativité des différences de moyennes entre les quatre dimensions. Ces échelles ont ensuite permis la construction d’indicateurs pour chacune des dimensions de la justice par calcul d’un score moyen des réponses, puis la classification de ces dernières en fonction de la distribution des fréquences sur notre échantillon. Nous distinguons ainsi trois niveaux de perception de justice chez ceux qui nous ont répondu : faible, moyenne et élevée (tableau 2, en page suivante). Bien sûr, ces niveaux de perception valent pour notre échantillon et non dans l’absolu.

Tableau 1

Les dimensions de la justice

Les dimensions de la justice

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Tableau 2

Effectifs et fréquences en pourcentage des réponses des adhérents en matière de perception de justice

Effectifs et fréquences en pourcentage des réponses des adhérents en matière de perception de justice

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Résultats

Le tableau 2 présente la distribution des réponses des agriculteurs pour les quatre dimensions de la justice.

Les perceptions de justice interpersonnelle et informationnelle sont particulièrement élevées comparativement à celles des deux autres formes. Elles suggèrent que les adhérents ont le sentiment d’être traités avec respect et dignité par les représentants de la coopérative, leur reconnaissant de ce fait une certaine sensibilité sociale. Les agriculteurs considèrent également que les représentants communiquent avec eux de façon honnête et justifient les décisions qu’ils prennent à leur égard. Ils sont en effet quasiment 73 % à percevoir une justice informationnelle élevée, et plus de 87 %, une justice interpersonnelle élevée.

Alors que la qualité du traitement interpersonnel que reçoit l’adhérent par les représentants de la coopérative semble une réalité, il n’en est pas tout à fait de même en ce qui concerne la qualité des relations d’échange économique et la manière dont les rémunérations sont attribuées aux agriculteurs. Plus du tiers des agriculteurs perçoivent une justice distributive modérée (34,8 %) et ils sont même un peu plus de 13 % à en avoir une perception faible.

Si les perceptions de justice distributive sont moins élevées que celles qui relèvent des deux dimensions de la justice interactionnelle, la justice procédurale fait l’objet des perceptions les moins positives de la part des agriculteurs : plus de la moitié d’entre eux perçoivent une justice procédurale moyenne (53,8 %) et 14 % la jugent faible.

Discussion et apports opérationnels

Alors que les adhérents ont le sentiment d’être bien traités du point de vue des relations avec les représentants de la coopérative, il n’en est pas de même pour leurs sentiments de justice distributive et de justice procédurale.

Sur la base de la méta-analyse de Cohen-Charash et Spector (2001), la justice distributive est un déterminant de la satisfaction de l’agriculteur à l’égard de sa rémunération. Or, ici, presque la moitié des adhérents semblent estimer que leur rétribution ne correspond pas à leur contribution (48,3 %). Ce mécontentement de l’agriculteur vis-à-vis du prix qu’il reçoit de sa coopérative en échange de sa production est tout à fait cohérent avec ce que nous avons pu observer lors d’assemblées de section ou d’interviews d’agriculteurs. La variable du prix est en effet régulièrement le centre de toutes les attentions et de toutes les négociations. Elle constitue un réel défi pour les coopératives, qui doivent concilier la meilleure rémunération des apports de leurs adhérents avec leur propre efficacité économique, afin d’être compétitives sur les marchés.

Cependant, même si la perception de justice distributive des adhérents est plutôt moyenne, cette étude nous enseigne qu’ils sont encore plus sensibles, dans le cadre de leurs échanges avec la coopérative, à la manière dont ils obtiennent leurs rétributions. Les perceptions de justice procédurale sont les plus faibles comparativement à celles des trois autres dimensions de la justice : 68 % des adhérents n’ont pas vraiment le sentiment de participer aux processus de décision quant à la rétribution en contrepartie de leur production. Ils ne perçoivent pas la possibilité de donner leur opinion ou point de vue et ne se sentent pas écoutés par la coopérative.

Cette statistique laisse peut-être entendre que, du fait de son développement, la coopérative de notre échantillon, caractérisée par un large sociétariat hétérogène du point de vue des productions et par une complexité de sa structure, met progressivement en place une démocratie participative, en plus de la démocratie de délégation, spécifique d’une coopérative. Le gouvernement d’une telle organisation permet en effet à tout adhérent de participer directement ou indirectement à la prise de décision collective à travers l’assemblée générale et lui donne la possibilité d’être élu administrateur (Couret, 2002). Cependant, la préparation des décisions peut revenir à tout adhérent dès lors que la coopérative instaure des structures d’échanges qui représentent des échelons intermédiaires entre le conseil d’administration et les adhérents. Cette statistique peut aussi suggérer que les instances favorisant la délégation participative existent, mais que l’adhérent n’en connaît pas l’existence ou qu’il n’y participe pas de façon volontaire. De nombreux auteurs relèvent effectivement un affaiblissement de la participation des adhérents à la vie de la coopérative qui pourtant leur appartient (Nilsson et al., 2009).

Alors que, dans le contexte actuel, les managers de coopérative peuvent avoir des difficultés à jouer sur le montant des rétributions de leurs adhérents, il semble peut-être plus facile et plus judicieux pour eux de faire davantage participer les adhérents au processus d’allocation des rétributions, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, d’après la littérature, il existe un lien entre justice distributive et justice procédurale. Sur la base des travaux de Brockner (2002) et de ceux de Brockner et Wiesenfeld (1996), si les adhérents perçoivent de la justice dans la manière dont est déterminée leur rétribution, ils seront en effet davantage disposés à en accepter les conséquences et pourraient même être plus indifférents au fait que la rétribution obtenue soit plus ou moins favorable. Skarlicki et Folger (1997) vont également dans ce sens, puisqu’ils soutiennent que, si la justice procédurale ou la justice interactionnelle sont perçues comme élevées, les adhérents accepteraient mieux une rétribution perçue comme injuste. Cette interaction et cette compensation des dimensions de la justice sont également avancées par Cropanzano et al. (2007). Ensuite, plusieurs études mettent en avant que la justice procédurale est la composante de la justice qui semble avoir les effets les plus importants sur l’implication d’un individu dans une organisation (Cohen-Charash, Spector, 2001 ; Colquitt et al., 2013), un état psychologique ayant des conséquences sur la décision d’en rester membre (Meyer et al., 2002). Faire en sorte que les agriculteurs demeurent fidèles à la coopérative est, dans le contexte agricole actuel, une priorité (Barraud-Didier et al., 2014). Ainsi, développer les principes associés à la justice procédurale pourrait être une stratégie à privilégier pour les dirigeants de coopérative agricole.

Conclusion

L’objectif de cet article était double : tout d’abord définir le concept de justice en mettant en avant les raisons qui poussent un agriculteur à attacher de l’importance à la façon dont il est traité par sa coopérative, puis élaborer un état des lieux de la perception de justice qu’ont les adhérents vis-à-vis de la coopérative.

Nous montrons qu’il est pertinent de définir la justice en adoptant une conception multidimensionnelle. Ce point de vue permet d’appréhender à la fois la qualité des échanges économiques, à travers la justice distributive et la justice procédurale, et la qualité des échanges relationnels entre les adhérents et les représentants de la coopérative, à travers la justice informationnelle et la justice interpersonnelle. Les résultats de notre étude auprès de 534 agriculteurs montrent que ces derniers ont le sentiment d’être bien traités dans leurs relations avec les représentants de la coopérative. En revanche, cela ne semble pas le cas en ce qui concerne les échanges économiques. La perception de justice distributive est plutôt moyenne, et celle de justice procédurale, la plus faible des quatre dimensions.

D’un point de vue opérationnel, notre étude met en avant que les coopératives ont tout intérêt à développer les principes associés à la justice procédurale en impliquant davantage les adhérents dans le processus de décision relatif à l’attribution de leur rémunération. Plusieurs études montrent en effet que la perception d’injustice liée à une rémunération pourrait être atténuée si l’individu participait au processus de décision. En outre, une plus forte implication dans ce processus permettrait de resserrer le lien, de plus en plus distendu, entre les agriculteurs et leur coopérative.

Nos perspectives de recherche s’orientent dans deux directions. La première s’inscrit dans une logique compréhensive de la justice et repose sur la triangulation des données. Tout d’abord, des entretiens auprès d’adhérents de la coopérative de notre échantillon permettront d’appréhender les causes d’injustice perçue par les adhérents dans le cadre de leurs échanges économiques avec la coopérative. Ensuite, des entretiens avec les dirigeants donneront la possibilité de mieux cerner, d’une part, la mise en oeuvre au quotidien des principes de la justice et, d’autre part, le processus de décision. A travers cette perspective de recherche, nous nous attacherons à déceler d’éventuelles différences de perception de justice des adhérents selon des variables individuelles et d’autres liées à leur exploitation agricole, notamment le type de production (grandes cultures, polyculture et élevage, viticulture).

La seconde voie de recherche a une visée explicative et envisage la justice comme un indicateur de la qualité de la relation qu’entretient un adhérent avec sa coopérative. Nous testerons l’effet des quatre dimensions de la justice sur la fidélité de l’adhérent à sa coopérative. En mobilisant la théorie de l’échange social (Blau, 1964) et la norme de réciprocité (Gouldner, 1960), nous supposons que, si l’adhérent a le sentiment d’être traité de façon juste par sa coopérative, en échange, il lui restera fidèle.