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En Amérique latine, le régime d’accumulation a subi, à partir du milieu des années 70, des transformations exacerbées par la globalisation néolibérale et la financiarisation, créant des conditions de production économique et de reproduction sociale profondément inégales. Les périphéries des métropoles latino-américaines en subissent particulièrement les effets. Pour les classes populaires qui y vivent, l’une des seules possibilités d’installation est d’occuper un terrain, soit dans les périphéries éloignées, soit dans les espaces vacants du tissu urbain ou dans les espaces publics et communs. Dans le premier cas, les occupations se font généralement dans des zones périurbaines insalubres (risques d’inondation ou d’effondrement, contamination due à l’absence de traitement sélectif des déchets industriels et à l’usage de pesticides agricoles, décharge sauvage, etc.), où il n’existe pratiquement pas de services publics. De par leurs fonctions et leur usage dominant, ces territoires occupent les dernières places dans les hiérarchies urbaines, ce qui leur vaut la dénomination de « périphérie de la périphérie »[1]

Dans ce contexte sont nées des expériences qui, sous diverses appellations (organisations de base, communautaires, sociales, etc.), visent à améliorer les conditions de vie des habitants, en prenant en charge une grande partie de la production locale. Il nous semble que l’approche par l’économie sociale et solidaire (ESS) constitue un angle d’étude pertinent, dans la mesure où il apporte un regard alternatif pouvant être utile tant sur le plan académique que pour les acteurs qui la pratiquent ou l’encouragent, notamment pour la formulation et l’évaluation des politiques publiques.

Afin de faire reconnaître les caractéristiques de ces expériences, dont la rationalité et l’utilité sociale ont rarement été soulignées et évaluées, nous énoncerons brièvement le cadre théorique à partir duquel sera élaboré un ensemble de critères d’identification et d’analyse [2]. Nous exposerons ensuite succinctement deux cas pour illustrer notre approche.

L’ESS et le processus de production de la ville

Selon Corragio (2014), le coeur de l’ESS est une proposition d’économie réelle qui s’appuie sur les thèses de Polanyi et sur la théorie marxiste des modes de production. Sur ces bases, l’auteur soutient que la société intègre le processus économique en agençant une diversité de principes et d’institutions, parmi lesquelles figure notamment le marché en tant que principe et en tant qu’institution.

Dans ce cadre de pensée critique et avec la conviction qu’une autre économie est possible et nécessaire, l’auteur analyse une grande variété de pratiques de l’ESS, qu’il définit comme des expériences économiques non capitalistes menées à partir, d’une part, de la société civile – élaboration de pratiques et de liens sociaux visant à établir la reproduction de la vie sociale avec dignité – et, d’autre part, des instances publiques (étatiques ou non) – reproduction des bases matérielles ou des conditions générales pour une meilleure reproduction de la vie de ses acteurs et de ses communautés. De telles pratiques visent à établir une relation vertueuse avec une société attachée au principe éthique de développement et de reproduction de la vie de tous en équilibre avec l’environnement naturel.

Dans une perspective similaire, Laville et Eme (2004) ajoutent que ces initiatives ont comme caractéristiques de co-construire l’offre et la demande et de s’hybrider, puisqu’elles combinent des pratiques tant marchandes que non marchandes et non monétaires. Pour ces auteurs, cette manière particulière de construire et de maintenir des relations est ce qui garantit leur caractère durable.

Cette conceptualisation alternative de l’économie amène à redéfinir ce que l’on entend par « production de la ville » en tant que processus sur lequel les acteurs ont mis l’accent dans leur analyse. Selon Coraggio, « une ville qui au nom de l’efficacité et de la croissance détruit les fondements matériels de la vie est, par définition, irrationnelle, si efficace soit-elle en termes de rentabilité du capital, de taux de croissance, de coûts des services publics ou de quelque autre critère secondaire ». L’auteur ajoute ensuite que « la construction de la ville […] [est] un processus contradictoire où divers acteurs dépassent la simple répétition des comportements standardisés (comment s’installer, comment voyager, comment acheter et vendre, comment accéder à la propriété, au logement et aux services, comment participer, ou non, à la gestion urbaine, comment se mettre en réseaux, etc.) en produisant de la ville à partir du micro-local, à partir du méso ou à partir des interventions collectives et politiques, avec une visée systémique »  (Coraggio, 2011, p. 7).

Dans une approche similaire, un groupe de géographes brésiliens montre que, face à la complexité de la société urbaine, la production de l’espace urbain est au coeur des problèmes du monde contemporain, en matière de réalisation du processus d’accumulation capitaliste comme de reproduction de la vie sociale. Ils prétendent que « les pratiques de résistance doivent pouvoir être pensées comme une ressource pour la construction d’un regard théorique viscéral et dialectiquement articulé, précisément, avec la praxis, en faisant apparaître le sens et le fondement des conflits actuels autour de l’occupation de l’espace, comme la lutte pour le droit à la ville » (Carlos, Lopes de Souza, Beltrão Sposito, 2011, p. 14).

Dans ce processus, le champ de l’ESS ne couvre qu’une partie des pratiques de résistance, lesquelles peuvent être comprises par le biais du concept de « production sociale de l’habitat », proposé par Ortiz Flores et entendu comme « tous les processus générateurs d’espaces habitables, de composants urbains et de logements qui s’exécutent sous le contrôle d’auto-producteurs et autres agents sociaux qui opèrent sans but lucratif. Les processus de production et gestion sociale de l’habitat […] peuvent naître dans les propres familles agissant individuellement, en groupes organisés informels, en entreprises sociales comme les coopératives ou les ONG, entre autres. Les variantes autogérées incluent depuis l’auto-production individuelle spontanée du logement jusqu’à la production collective qui implique un haut niveau organisationnel des participants et, dans de nombreux cas, des processus complexes de production et gestion d’autres composants de l’habitat » (Ortiz Flores, 2012, p. 73).

Il est inhabituel d’analyser ces formes collectives de production de ville sous l’angle de l’ESS. Pourtant, il nous semble que cette approche élargit et approfondit le regard sur les études urbaines et sur l’ESS. Tout d’abord, ainsi que nous l’avons établi dans un travail précédent (Muñoz, 2013), la tendance prédominante consiste à envisager ce type d’expériences comme de « l’économie informelle » ou à mettre en exergue l’auto-construction individuelle, l’auto-emploi ou l’accès à la ville au moyen de « marchés immobiliers informels » ; elle accorde moins de place à des initiatives collectives comme celles qui sont analysées ici, ce qui « empêche […] la reconnaissance d’expériences qui méritent d’être hiérarchisées en tant que sujets et objets d’étude et d’action politique dans le champ des études urbaines, en général, et de l’économie urbaine, en particulier » (Muñoz, 2013, p. 11). De son côté, la recherche académique en ESS se consacre davantage à l’étude des expériences marchandes (entreprises récupérées, réseaux de commerce équitable, banques éthiques, notamment). La plupart de celles qui ne sont pas majoritairement marchandes continuent à être ignorées ou sous-estimées, alors qu’elles participent également au monde de la production marchande, même lorsqu’elles se distinguent fondamentalement de la sphère reproductive. Les approches féministes et l’économie du care contribuent, en dialogue avec l’ESS, à réduire cette carence du champ académique. Elles permettent en effet de faire reconnaître le rôle et l’importance des pratiques non marchandes qui devraient être beaucoup plus valorisées dans les approches plus globales de l’ESS.

Finalement, cette approche exige clairement d’engager le débat sur les processus d’individualisation ou de communautarisation qui pourraient survenir avec ces formes collectives de production de la ville. Celles-ci sont, de fait, recommandées par des organismes comme la Banque mondiale, ce qui décharge les institutions publico-étatiques de nombre de leurs responsabilités. Un document fondateur du champ des politiques publiques pour la ville, publié il y a presque vingt-cinq ans, soutenait comme stratégie « la reconnaissance et le soutien des efforts effectués par les pauvres pour répondre à leurs propres besoins, par le biais d’initiatives communautaires et d’organisations locales non gouvernementales » (Cohen, 1991, p. 13).

De notre point de vue, ceci prouve que l’on peut encourager à la fois l’individualisation et la communautarisation, qui partagent la même matrice. Selon Danani (2008), « ce qui réunit l’individuation et la communautarisation de la protection est le déni de la responsabilité sociale dans la mise en oeuvre du bien-être au sens matériel, institutionnel ou politico-culturel. Cela n’implique pas une remise en question de l’efficacité de la communautarisation dans l’amélioration des conditions de vie : au contraire, la communautarisation est extraordinairement puissante pour soutenir la reproduction. En revanche, on peut avancer que les deux sont sources d’inégalités, parce qu’elles construisent un monde de protections dépendantes de caractéristiques particulières (d’individus ou de groupes), que ce soient la capacité, la mise à disposition de moyens et, même, le hasard. Cette grande dépendance à l’égard de compétences particulières entraîne des garanties moindres pour ces individus et ces groupes, dans la mesure où seules la société et ses institutions publiques et étatiques peuvent leur donner des garanties et être sollicitées par eux » (Danani, 2008, p. 46).

L’efficacité et les garanties moindres évoquées par Danani sont une constante dans ce type d’expériences. Nous constatons cependant que les associations que nous analysons connaissent leurs limites et leurs possibilités et qu’elles ne renoncent pas à la lutte pour l’exercice effectif de leurs droits, exigeant constamment de l’Etat qu’il assume ses fonctions, même si elles interviennent généralement au niveau local.

En gardant à l’esprit l’avertissement exprimé par Danani, ainsi que les exigences du champ, il nous a semblé nécessaire de formuler un ensemble de critères pour étudier les expériences de l’ESS, dont certaines sont exposées ci-après.

Critères pour l’étude des expériences de l’économie sociale et solidaire

La définition des critères d’identification et d’analyse de l’ESS s’est imposée comme une nécessité en Equateur lors d’une rencontre [3] organisée pour les responsables des politiques publiques. Il s’agit d’une tentative pour rendre opérationnelle l’approche de l’ESS énoncée précédemment afin de disposer des outils appropriés pour différencier une expérience d’économie populaire [4] d’une expérience d’ESS, tout en démontrant l’intérêt de cette caractérisation sur le plan sociopolitique.

Cette démarche découle du fait qu’en Equateur l’institutionnalisation du secteur de l’économie populaire et solidaire (EPS) s’est accompagnée de la définition d’un ensemble d’instruments de politique publique. L’un des objectifs de la rencontre était, précisément, de différencier l’économie populaire et l’économie solidaire, en insistant sur les conditions pour réussir la transition de la première vers la seconde, qui dispose d’un plus grand potentiel.

La contribution de Coraggio résume les critères d’identification et d’analyse que nous avons définis : « Habituellement, les interventions de l’EPS se gèrent au niveau micro-économique, et elles reproduisent la fragmentation dominante. Cependant, le niveau méso-socioéconomique de l’EPS, où l’on commence à surmonter la fragmentation du secteur, est stratégique pour atteindre à la fois le niveau et l’articulation, la complexité et la qualité de ses rapports de production et de ses produits, mais aussi de son mode de consommation, passant des satisfacteurs particuliers, caractéristiques des approches quantitativistes, aux satisfacteurs synergiques, créateurs d’identité et de solidarité. C’est à ce niveau que peuvent se constituer des sujets collectifs qui – à l’image des producteurs et consommateurs associés qui articulent leur action et/ou coopèrent – affirment une rationalité reproductive [5] complémentaire des politiques publiques et en compétition avec les entreprises capitalistes » (Coraggio, 2013, p. 32).

Ainsi, révéler la portée des expériences de l’ESS par le biais de ces critères est devenu l’un des enjeux de la rencontre. Pour notre part, dans le cadre de notre projet de recherches, nous nous sommes efforcés de faire émerger des critères nouveaux et spécifiquement applicables aux organisations qui « produisent de la ville ». Nous avons choisi de présenter ici quatre de ces critères.

L’encastrement dans la communauté-société

Nous utilisons le terme d’encastrement (embeddedness) dans le sens général et original de Polanyi (2003 [1944]) d’activités économiques imbriquées dans une matrice sociale, donnant une place centrale à l’intégration dans la société du fait économique et des institutions.

Notre approche met l’accent sur ce concept en montrant, à partir de l’analyse des actions menées par ces organisations, que l’encastrement a des racines profondes. En général, il s’agit de cas dont les membres sont historiquement liés au territoire qu’ils habitent. Ceux-ci créent des organisations dont la pratique est réglée en fonction de leurs problématiques, de leurs besoins (en tant qu’aspirations, non en tant que manques) et de leurs ressources. Ces organisations tendent à renforcer au quotidien l’action de la société civile.

Solidarité, approche globale et changements fondés sur la participation

L’imbrication dans le social induit une pratique d’économie solidaire non seulement à l’intérieur de l’organisation (comme dans l’économie sociale plus traditionnelle), mais également à l’égard de son milieu socio-environnemental, c’est-à-dire une solidarité ad extra (De Melo, Lisboa, 2007). Une telle définition appelle une problématisation et une analyse multiscalaire, attentives à la quantité ou à la qualité des membres, aux niveaux de production de biens et services, aux territoires couverts, etc.

Cette approche suppose que ces expériences transcendent l’échelle microlocale de l’organisation et de ses membres pour étendre leur portée à l’échelle, par exemple, d’un quartier entier. Il s’agit donc de reconnaître les interactions entre le local et l’urbain, le national et le global, tout en analysant les structures de pouvoir existantes entre les différents acteurs du territoire, populaires, solidaires ou publics, mais fondamentalement assujettis au capitalisme.

Les expériences les plus abouties de l’ESS sont en mesure de structurer cette approche systémique, intégrant vision et pratiques aux différentes échelles (micro, meso et macro), fondée sur une compréhension du fonctionnement global du système capitaliste dans lequel elles développent leurs alternatives.

Elles appliquent pour cela des démarches de recherche-action participative, en établissant leurs propres diagnostics à partir d’enquêtes ciblées (avec des questionnements représentatifs de leur réalité, différents de ceux qui ont été établis par les instituts statistiques ou les centres de recherche) ; l’élaboration de cartographies pour les territoires qui en sont dépourvus ; la planification locale. S’appuyant sur ces éléments de diagnostic et en fonction des priorités arrêtées dans des instances ouvertes et participatives, elles mettent en oeuvre des stratégies d’action, suivies de façon périodique.

La production de satisfacteurs synergiques

Ce critère se fonde sur la distinction réalisée par Max-Neef, Elizalde et Hopenhayn (2010 [1986]) entre besoins et satisfacteurs. Selon ces auteurs, les besoins humains sont traditionnellement considérés comme infinis, changeants et variant d’une culture à une autre et d’une époque historique à une autre. En rupture avec cette approche, ils soutiennent que ces présupposés découlent d’une erreur conceptuelle, assimilant les besoins proprement dits aux moyens mobilisés pour les satisfaire, c’est-à-dire les « satisfacteurs » en lien avec les besoins fondamentaux. Ces derniers sont en réalité délimités, peu nombreux, classifiables et universels. Les satisfacteurs sont déterminés par l’histoire et la culture. Cette clarification théorique permet notamment de débattre du présupposé des théories néoclassiques où les besoins ne peuvent être satisfaits que par des marchandises, avec les conséquences que cela comporte.

Concernant les critères d’identification et d’analyse des expériences de l’ESS qui nous intéressent, nous avons retenu les satisfacteurs que les auteurs classent comme « synergiques », c’est-à-dire ceux qui, par la façon dont ils répondent à un besoin déterminé, contribuent à la satisfaction simultanée d’autres besoins dans un cadre relationnel plus large, créateur d’identité et de solidarité.

En conséquence, certaines expériences demeurent, selon ce critère, non spécialisées, qualifiées de « généralistes » ou aspirant à le devenir en fonction du processus dans lequel elles se trouvent à un moment donné. Il ne s’agit pas de répondre à un quelconque satisfacteur synergique, mais bien de constater que les expériences et leurs activités évoluent au gré des besoins de leurs membres et de leurs territoires, avec une aspiration à ce que Coraggio (2014) qualifie de « reproduction élargie de la vie de toutes et tous en équilibre avec la nature ».

Articulation avec d’autres organisations ou institutions et avec l’Etat

A partir de motivations différentes, ces organisations sont ouvertes, en relation avec d’autres et créent des associations de deuxième degré (fédérations) ou de troisième degré (confédérations), des réseaux conventionnels, des réseaux d’échange solidaire, des chaînes de valeur ou des circuits d’échange et de consommation. Elles finissent par structurer des mouvements sociaux par grands types d’organisations (en Argentine, celui des entreprises récupérées, par exemple) ou en fonction d’une approche plus sectorielle (comme le Forum brésilien de l’économie solidaire). Elles entretiennent également divers types de relations avec l’Etat, assumant cette articulation comme constitutive de leur identité (au contraire de ce qui arrive avec les associations ou ONG de conception libérale ou avec des organisations coopératives plus traditionnelles). Il peut s’agir de liens instrumentaux (sans autre relation que le financement public), d’interactions par le biais d’actions revendicatives, de concertations au travers d’instances de co-construction de politiques publiques, d’implication dans la création de cadres institutionnels qui encadrent l’ESS, de budgets participatifs, de participations directes aux instances en tant que représentants des mouvements, etc.

Nous avons évoqué jusqu’ici les critères les plus importants pour aborder et analyser les expériences de l’ESS qui produisent de la ville. Il en existe d’autres, moins spécifiques et plus généraux de l’ESS, que nous ne développerons pas. Soulignons notamment : le mode de gestion collective et autogestionnaire, associé à la participation croissante des membres et à la recherche d’une autonomie relative ; une hybridation équilibrée entre activités construites sur un usage diversifié du fonds de roulement assurant une durabilité à long terme ; la qualité des satisfacteurs produits, en termes de produits matériels comme de relations sociales ; l’existence de dirigeants légitimes et participatifs ; une réflexivité sur les pratiques à même de garantir le dynamisme et l’adaptation au contexte.

Deux expériences reconnues de l’ESS « produisant de la ville » [6]

Afin d’illustrer l’applicabilité des critères, nous avons sélectionné deux cas de trajectoires reconnues dans le champ de l’ESS : l’Association des habitants du Conjunto Palmeiras (Asmoconp), dans la périphérie de Fortaleza, au Brésil [7], et la coopérative de services publics complets Comunidad organizada : unidos para crecer, du quartier V (CV) de Partido de Moreno, à la périphérie de la cité autonome de Buenos Aires (Caba), en Argentine [8]. Moreno se trouve dans la banlieue de Buenos Aires, à 42 kilomètres à l’ouest du centre de la Caba, et CV, à 23 kilomètres du centre de Moreno.

Ces deux territoires se sont peuplés dans les années 70, à la suite du déplacement forcé des habitants des zones centrales vers des parcelles dépourvues de services, qui ont été ensuite progressivement peuplées. Ils présentent des indicateurs de pauvreté très élevés : selon un classement élaboré par la préfecture de Fortaleza (2014), le Conjunto Palmeiras (CP) détient le pire indice de développement humain (IDH) des 119 quartiers de la ville (0,119). Selon De Melo (2003), citant une étude réalisée par Asmoconp en 1997, 90 % de la population économiquement active avait un revenu moyen par foyer inférieur à deux salaires minimaux, 80 % des habitants étaient sans emploi et environ 1 200 enfants vagabondaient dans les rues, faute de place dans les écoles.

Sur CV, nous ne disposons pas de statistiques actualisées, désagrégées et fiables. A titre indicatif, selon le recensement de 2010 pour l’ensemble de Moreno, le niveau de population avec des besoins de base non couverts (NBI) était de 12 % ; et le niveau de mortalité infantile en 2011 était le plus élevé de sa zone sanitaire, soit 13,5 % [9].

Quant à l’accès aux services publics en général, il n’est nul besoin de s’éloigner du centre-ville pour observer sa diminution drastique dans toutes les métropoles latino-américaines (la différence ici est l’intensité et la rapidité de la baisse). Les deux villes pâtissent de l’absence d’accès aux services et de profondes inégalités au niveau des populations. Par exemple, l’état de l’évacuation des eaux usées, selon les données de 2010, offre pour les deux villes un bilan désastreux. A Fortaleza, selon Ipece (2012), certaines localités ont un taux de couverture de plus de 98 % (Cidade 2000, Conjunto Ceara I, Meireles, Bom Futuro et Parreão) et d’autres de moins de 5 % (Parque Santa Rosa, Parque Manibura, Curió, Parque Presidente Vargas y Pedras). Dans le CP, il s’agit d’une revendication historique. A Moreno, on dispose d’une moyenne (ce qui ne permet pas de voir les inégalités) de 18,9 % de couverture, et il s’agit également d’une revendication historique de la zone.

Concernant les organisations elles-mêmes, Asmoconp est née en 1981 d’une initiative menée entre voisins pour améliorer les conditions de vie dans le quartier. Des années plus tard, ces derniers ont élaboré un plan stratégique sur dix ans, sur le thème « Habiter l’inhabitable » et, parmi leurs actions, ils donnent priorité à l’urbanisation. En 1997, les voisins estiment qu’ils ont réalisé des progrès concrets en termes d’urbanisation, mais que la pauvreté n’a pas été éradiquée. En 1998, la banque Palmas [10] est créée pour répondre à ce défi, et ils créent, en 2003, l’institut Palmas, dans un but de gestion des connaissances et de diffusion de leurs pratiques.

Pour sa part, Comunidad Organizada a été créée en 2001 par un réseau de 40 organisations et de 200 voisins de CV sous l’égide de la Mutuelle El Colmenar [11] et de la fondation Provivienda social afin d’étudier l’intérêt d’avoir accès au réseau de gaz de ville. Un réseau de 4 500 familles pour les cinq quartiers de CV a ensuite été établi, ainsi qu’une liste des besoins prioritaires, avant la fondation d’une coopérative en 2006. Sur leur site Internet, les fondateurs affirment : « La clé de notre succès est la participation et l’organisation communautaire pour transformer le territoire de Cuartel V en un lieu digne pour la vie de ses habitants. »

Après cette présentation, nous pouvons analyser brièvement les deux expériences, au regard des critères énoncés précédemment. Concernant le premier critère, ainsi que nous l’avons vu, les deux cas se trouvent fortement encastrés dans leur communauté.

A propos du deuxième critère, dans les deux situations, on observe une solidarité profonde et permanente ad extra, dont nous ne pouvons présenter les nombreuses illustrations. La Comunidad Organizada est plutôt locale (CV) ou régionale (la zone ouest de la banlieue de Buenos Aires), et certaines de ses initiatives atteignent le niveau provincial. Pour sa part, Asmoconp a atteint une échelle communautaire qui s’élargit à la sphère nationale à travers la banque Palmas et a même été prise comme référence dans divers pays voisins, notamment le Venezuela, comme le montre Singer (Nesol-USP et l’institut Palmas, 2013). Dans les deux cas, on observe une vision systémique et des actions stratégiques visant à un changement progressif à partir de la participation locale. Le développement des recherches et des consultations et l’organisation d’assemblée y sont présents.

En ce qui concerne le troisième critère, si nous tracions une ligne de temps depuis la genèse de chacune des expériences jusqu’à l’actualité, nous pourrions observer l’évolution dans la production de services de type synergique, certains ayant été maintenus depuis le début. Dans le cas de l’Asmoconp, des progrès ont été réalisés dans divers services publics : le lien avec les voisins pour l’accès aux subventions de l’Etat, les initiatives de la banque Palmas (monnaie sociale de circulation locale, crédits individuels pour des entreprises, crédits en monnaie sociale pour la consommation, paiement de services publics, quelques services bancaires, entre autres services financiers), la formation, la cartographie de la production et de la consommation locale, une centrale de commercialisation…

Quant au quatrième critère, les deux expériences ont un réseau fourni, diversifié et intense d’articulations. Sans les détailler, présentons quelques-unes des plus remarquables : à l’Asmoconp, la plupart des organisations du CP s’articulent avec celles des quartiers Jangurussu et Ancuri, et de nombreux liens ont été tissés par l’institut Palmas, notamment avec le secrétariat national de l’Economie solidaire (Senaes), qui dépend du ministère du Travail et de l’Emploi au niveau fédéral. Ce partenariat a contribué à la diffusion de l’expérience de la Banque Palmas et à la formation d’un réseau avec plus de quatre-vingts « banques communautaires de développement », localisées dans dix-sept Etats du Brésil (Nesol-USP et l’institut Palmas, 2013). Certes, nous ne disposons pas de données officielles, mais, à partir de sources brésiliennes, nous savons que ce réseau dépassait les cent banques au début 2015.

En rapport avec cette politique, il faut souligner que, dès leur création, la banque et l’institut Palmas ont concentré l’attention et les appuis, en raison de leur caractère innovant, ce qui a entraîné une certaine désaffection pour l’association. Cependant, parmi les expériences inspirées par ce cas (devenu « modèle »), aucune, au niveau national, ne présente autant de richesse et de complexité, et cela tient, nous semble-t-il, au rôle tenu par l’association, qui témoigne de l’imbrication communautaire de la banque Palmas.

La Comunidad Organizada, outre la relation avec les voisins, appartient à un réseau de quarante organisations de CV. Dans cette ville, il existe un grand dynamisme associatif et, dans une large mesure, la plupart des organisations sont issues du Conseil de la communauté (notre cas fait exception). Créé en 1987, bien qu’il n’ait pas survécu plus de deux ans, ce dernier a impulsé un mode de pensée et d’action pour les voisins. Comme le dit Prévôt-Schapira (2010, p. 104-105) : « Le Conseil de la communauté voulait être une assemblée non partisane, ouverte à toutes les associations pour lancer une vraie dynamique de participation et d’action collective autour de l’urbain (infrastructures, logement, transport, écoles », ce qui fait écho à un entretien avec Bebe Ricci [12] : « Tout nous unit : la boue nous unit, le manque d’électricité nous unit. Commençons à nous regrouper sur les points qui nous intéressent. Ensuite, nous aurons toujours le temps pour discuter de ce qui nous divise : les partis, la religion. » Pourtant, ces derniers aspects furent essentiellement ceux qui mirent fin à l’expérience, même si celle-ci a pu ressurgir sous la forme de nombreuses organisations fonctionnant en réseau.

Initialement, le lien avec la fondation Pro Vivienda Social a joué un rôle déterminant, car, selon Silvia Ebis, « elle a apporté des connaissances et des contacts que nous n’avions pas », et c’est grâce à ces derniers que s’est constitué le fonds fiduciaire Réseaux solidaires avec lequel ont été financées les oeuvres du gaz naturel. Cette fondation a tenté de « répliquer » l’expérience dans des quartiers voisins, sans le mode de gestion ni la participation et l’imbrication de Comunidad Organizada. Il semble que de nombreux problèmes se sont présentés et que les résultats sont loin d’être aussi concluants que ceux du cas étudié, bien que cela demanderait à être confirmé par une recherche spécifique.

Pour sa part, l’organisation est articulée au-delà de son territoire, dans la mesure où elle a fait partie du Mouvement pour la Charte populaire qui a réalisé, notamment, l’institutionnalisation du budget participatif à San Miguel et qui fait actuellement partie de la Fédération des coopératives et mutuelle de l’ouest de la province de Buenos Aires (Femoba) [13]. Au niveau des pouvoirs publics, elle est en relation depuis sa création avec divers organismes des trois niveaux de l’Etat (municipal, provincial et national).

Conclusion

A travers l’énonciation d’une série de critères, encore incomplète et en cours d’élaboration, nous avons tenté de donner un caractère opérationnel à la théorie qui sous-tend l’approche des expériences de l’ESS produisant de la ville. Nous avons fait une présentation succincte des cas illustrant l’applicabilité de critères avec une approche évaluant, nous semble-t-il, certains aspects des pratiques sociales qui mériteraient d’être mieux prises en considération eu égard à leurs potentialités. Il s’agit d’expériences qui, bien qu’elles ne soient pas exemptes de conflits (comme toute pratique sociale), de contradictions, d’oppositions et d’apprentissages de l’échec, luttent au quotidien pour améliorer les conditions de vie sur leurs territoires et le font d’une manière originale et en cohérence avec l’économie réelle.

En conclusion, si les expériences que nous avons étudiées sont possibles, dans les conditions socio-économiques les plus difficiles (comme celles de CV et de CP), nous pouvons imaginer le potentiel qu’elles offrent quand elles permettent d’articuler des réalités sociales, économiques, culturelles, écologiques et historiques multiples et hétérogènes. Nous constatons qu’elles débouchent sur une radicalisation des changements progressifs qu’elles ont catalysés.

Contrairement à ce que soutiennent les approches dominantes, il ne s’agit pas d’organisations regroupant des individus qu’elles instrumentaliseraient et qu’elles engageraient furtivement dans une action collective pour satisfaire un besoin ponctuel. Pour autant, nous ne savons pas si elles incarnent l’un des nouveaux acteurs de la révolution urbaine ou si les niveaux d’exploitation et de spoliation dépassent ceux de la solidarité. Mais il est indubitable que, constituées en tant qu’acteurs de poids au sein de l’ESS, elles méritent d’être reconnues pour ce qu’elles font et ce qu’elles représentent, non seulement sur le plan symbolique, mais aussi sur le plan matériel, parce qu’elles pensent et agissent dans les divers domaines de la vie sociale et de l’environnement.