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Au Sénégal, seuls les salariés et les fonctionnaires ont droit à une couverture maladie institutionnalisée. En 2015, le pays était classé, par rapport à son indice de développement humain, 170e sur 188 par le programme des Nations Unies pour le développement (Pnud) [1]. Face à des besoins énormes en matière d’accès à la santé, l’OMS préconise depuis plusieurs années la mise en place de couvertures maladies universelles (CMU) [2]. En transition, le système de santé sénégalais s’appuie aujourd’hui sur les mutuelles de santé, principalement communautaires, pour étendre la couverture maladie à l’ensemble de la population. Le changement de présidence, avec l’élection de Macky Sall en 2012, a accentué cette volonté de voir les mutuelles se développer. L’objectif était de couvrir 50 % de la population en 2015 grâce à ces organisations. Il n’a pu être atteint, mais a été remplacé par des objectifs tout aussi ambitieux alors que seuls 20 % de la population étaient protégés en 2012 par une couverture publique ou privée. Ainsi, les interlocuteurs des mutuelles se multiplient mais les difficultés de coordination aussi. Nous nous demandons d’où proviennent ces difficultés. Notre hypothèse principale est qu’elles proviennent d’une différence de vision entre acteurs et de l’existence d’une hiérarchie entre eux, qui aboutit à des différences de poids et de légitimité au sein du processus de décision des politiques de santé du Sénégal.

Au sein d’un large panorama d’acteurs, les recommandations des personnes qui se trouvent au sommet de la hiérarchie, les institutions financières en particulier, se diffusent aux autres, au travers de ce que nous qualifions de convention mutualiste sénégalaise (section 1). Les visions des acteurs, en ce qui concerne la santé et la mutualité, sont diverses, mais peuvent être regroupées en deux grands référentiels : instrumental et institutionnel (section 2). Ces visions divergentes entraînent des difficultés de coordination entre les acteurs et aboutissent à une stagnation des mutuelles de santé par manque de décisions claires concernant leur développement (section 3). Face aux difficultés des mutuelles de santé sénégalaises à se développer pour permettre l’extension de la couverture maladie à tous, la plus grande partie de la littérature se concentre sur les difficultés techniques, administratives au sein de ces structures, mais peu sur les difficultés institutionnelles, ce que nous cherchons à faire ici grâce à une étude de terrain menée au Sénégal de 2013 à 2015 (voir annexe 1).

Un large panorama d’acteurs

La dynamique institutionnelle est propre au Sénégal et se pérennise depuis les années 1980, avec une forte influence des bailleurs de fonds internationaux, une faible intervention de l’Etat dans le domaine des politiques sociales et une importante montée de la société civile dans la prise en charge de la santé et d’autres domaines économiques et sociaux.

Du niveau local au niveau international

Les acteurs impliqués dans le développement de la mutualité au Sénégal sont nombreux et se situent à trois niveaux. Au niveau international, se côtoient les bailleurs de fonds (institutions financières internationales, pays pratiquant l’aide bilatérale ou multilatérale), les organes des Nations Unies, les organisations non gouvernementales (ONG), parties prenantes dans les prises de décision concernant la santé. Au niveau national, l’Etat intervient. La santé et les mutuelles concernent plusieurs ministères (Santé, Économie, Gouvernance locale, etc.). L’Agence de la CMU coordonne les avancées concernant les mutuelles de santé. Des associations nationales viennent au soutien des mutuelles de santé également. Au niveau local, la décentralisation a mené à un transfert de compétences dans le domaine de la santé, qui appartient désormais aux collectivités locales. Des associations, des unions, des fédérations se créent en appui aux mutuelles de santé, principalement dans le domaine technique et dans le cadre de la recherche de partenaires. Les populations, membres des mutuelles, constituent un acteur au niveau local, participant à leur évolution.

Souvent, le partenaire national/local de la mutuelle (dont le mandat est centré sur la santé ou sur des groupes spécifiques) fait l’intermédiaire avec des partenaires internationaux (dont le mandat est plus large que la santé) qui sont prédominants. Au niveau local, les structures externes ont un rôle important d’appui technique direct aux mutuelles, ce qui peut restreindre l’indépendance de ces dernières. A un niveau plus global et international, les recommandations, les conditions en échange de prêts, d’aide au développement, influencent les politiques nationales. Du fait de l’engouement pour les mutuelles de santé en Afrique et de l’intérêt porté à leurs difficultés, les institutions de la coopération internationale se sont imposées comme des partenaires incontournables. Les « bonnes pratiques » se diffusent ainsi par la multiplication des formations, aussi bien à l’échelon national que local. Les pouvoirs publics sont les acteurs intermédiaires : dominés en raison de leur position au sein de l’économie mondiale, ils appliquent les stratégies résultant des recommandations internationales, en cherchant à les adapter selon le contexte du pays. Enfin, c’est le niveau local qui a la responsabilité de s’approprier ces politiques afin de les mettre en place dans des contextes socio-économiques et culturels bien particuliers selon les territoires, avec l’appui de réseaux locaux ou nationaux se spécialisant peu à peu dans la mutualité.

Des mutuelles devenues des piliers de la CMU sénégalaise

Plusieurs formes de mutuelles existent à l’heure actuelle au Sénégal : les mutuelles complémentaires, destinées aux travailleurs du secteur formel, et les mutuelles au premier franc. Ces dernières sont destinées aux personnes qui ne bénéficient d’aucune autre couverture maladie. Elles couvrent ainsi les soins dits primaires, elles sont constituées principalement des mutuelles communautaires, les plus nombreuses au Sénégal, c’est-à-dire celles dont le champ d’action est un village, un quartier, et cohabitent avec des mutuelles d’envergure nationale. La différence entre les deux formes est de taille. En 2006, l’effectif moyen des mutuelles communautaires était de 330 adhérents pour 1 200 bénéficiaires (CRDI/Hygea, 2006), alors qu’une mutuelle telle que TransVie, la mutuelle nationale des routiers, compte plus de 20 000 assurés.

Face à l’échec de l’Etat dans la protection de la santé après la décolonisation, puis à l’échec du marché à partir de la mise en place des programmes d’ajustement structurel, la mutualité sénégalaise se développe depuis la fin des années 1980 [3], représentée d’abord par les associations socioprofessionnelles, socioculturelles, confessionnelles ainsi que les groupements féminins (Alenda-Demoutiez, 2016). Depuis le début des années 2000, le mouvement mutualiste prend ainsi de l’ampleur. Malgré l’absence de recensements complets, de 19 unités fonctionnelles (principalement communautaires) en 1997, elles sont passées à 129 en 2007 pour environ 200 mutuelles en 2008 au Sénégal (Villane, Faye, 2008), pour une couverture de 3,79 % de la population (CAFSP, 2008). Selon une étude du Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et du cabinet Hygea (2006), les taux de cotisations oscillent entre 100 et 700 FCFA par mois (soit 15 centimes et 1,06 euro environ) et par bénéficiaires. Certaines mutuelles, en plus de leurs activités d’assurance, proposent des services complémentaires, comme des activités génératrices de revenus (Alenda-Demoutiez, 2016).

Le Président Macky Sall, élu en 2012, a continué sur la lancée de son prédécesseur en promouvant les mutuelles de santé comme pilier de l’extension de la couverture maladie. Alors que le régime non contributif (pour les fonctionnaires) et les instituts de prévoyance maladies (pour les salariés du privé) ne couvrent qu’environ 16 % de la population, et que les souscripteurs aux assurances privées comptent pour 0,22 % de la population (CAFSP, 2008), les mutuelles sont destinées à une grande majorité de la population sénégalaise. Le gouvernement actuel a ainsi décidé de mettre en place, avec l’appui de l’Usaid (Agence des Etats-Unis pour le développement international), le plan Decam (Développement de la couverture universelle par l’assurance maladie dans le contexte de la décentralisation), qui consiste en la décentralisation du système de couverture maladie. Le but est de mettre en place une mutuelle par collectivité locale. Depuis 2013, les mutuelles communautaires agréées (souscrivant au règlement de l’UEMOA – l’Union économique et monétaire ouest africaine) reçoivent des subventions de l’Etat. Dans une interview donnée début 2015 par la ministre de la Santé [4], il est annoncé que 106 nouvelles mutuelles ont été mises en place dans les départements pilotes, pour environ 226 344 bénéficiaires attendus, un résultat encore très faible par rapport aux objectifs fixés et un financement qui reste encore limité.

Vers une convention mutualiste sénégalaise

Une forme spécifique de mutuelle a été peu à peu objectivée au Sénégal, mêlant solidarité collective et mécanismes assurantiels (Alenda-Demoutiez, 2016). Cette convention coordonne des comportements, des représentations d’individus inscrits dans un collectif. Elle est arbitraire, il existe d’autres manières de se coordonner par rapport à la santé, mais la mutualité est la forme désormais dominante dans l’extension de la couverture maladie vers la CMU au Sénégal. Les acteurs à l’origine des mutuelles se basent, pour interagir, sur les règles en découlant, telles que la méthode assurantielle, le caractère volontaire de l’adhésion, l’égalité des cotisations ou encore la structuration organisationnelle (bureau directeur, bureau exécutif, AG, etc.). Cette convention, sur laquelle s’appuie l’ensemble ou presque des mutuelles au Sénégal, n’a pas besoin de sanction explicite en cas de non-respect ; il est possible de créer d’autres formes de mutuelles ou de coordination à l’échelle locale, mais qui entreront en concurrence avec le Decam. Si les mutualistes peuvent poursuivre des objectifs différents, ils s’appuient, lors de la création d’une mutuelle, sur des ressources communes. Cette convention prend son origine dans la mise en place des premières mutuelles sénégalaises dans la région de Thiès, qui s’inspiraient fortement des mutuelles qui existaient dans les pays du Nord, plus particulièrement en France. Ainsi, comme en France, les mutuelles sénégalaises sont des structures de droit privé à but non lucratif [5]. Cette convention a évolué d’un cadre non écrit, non explicite et qui allait de soi, à sa formalisation progressive par écrit au cours des années 2000 par les acteurs internationaux, fournissant des guides de la mutualité – l’UEMOA et sa réglementation de la mutualité sociale, et le gouvernement sénégalais avec le Decam désormais.

Les mutuelles sénégalaises résultent à la fois d’une dynamique endogène et exogène. Les systèmes de représentations de la mutualité sont donc variés selon les acteurs. Ce consensus apparent sur la forme mutualiste cache des rapports de pouvoir entre les acteurs du système de santé. « Début juin, il y a eu une réunion des économistes de la santé à Dakar. Une “grand-messe” de la CMU. J’étais stupéfait de retrouver dans la salle des personnes sénégalaises investies. Toutes sont là dans une complète logique de reprise de pouvoir des mutuelles de santé [...]. Tous les pontes des mutuelles de santé du Sénégal ont été consultants à l’OMS, à Abt au Rwanda. Les lignes politiques internationales n’ont depuis une dizaine d’années de cesse d’imposer un modèle de mutuelles en formatant les cadres sénégalais à leur point de vue », nous expliquait ainsi un anthropologue à l’institut de recherche pour le développement, dans un entretien mené en 2013 à Dakar. Ce consensus est principalement partagé par les acteurs du « haut ». Or, selon les territoires, dans la réalité, cette forme de la mutualité peine à prendre pied auprès des populations. Les politiques de santé résultent de processus complexes impliquant les divers acteurs qui possèdent des intérêts, des positions idéologiques différents. En mobilisant la méthodologie présentée en annexe et en nous référant à Boltanski et Thévenot (1991), nous cherchons à montrer qu’une même institution, ici la mutuelle de santé, peut être portée par des principes de justification différents pour lui donner sens, ce qui engendre des problèmes de coordination importants entre tous les acteurs impliqués.

L’étirement entre deux référentiels de la convention mutualiste

La convention mutualiste sénégalaise est étirée entre deux grands référentiels d’après notre étude : un référentiel relevant de l’assurance privée d’un côté, à travers une vision instrumentale, et un référentiel porté par les valeurs de l’économie sociale et solidaire de l’autre, à travers une vision que nous qualifions d’institutionnelle.

Une vision instrumentale dominante

Les mutuelles et les associations, dans ce premier cadre dominé par la vision des bailleurs de fonds internationaux, doivent intégrer les méthodes de gestion et de management du privé tournées vers la compétitivité, avec des objectifs sociaux mais surtout de rentabilité. Cette vision, basée sur la mise en avant des risques, se diffuse à travers le new public management et la « bonne gouvernance » [6]. La participation communautaire, telle qu’elle est préconisée par les bailleurs de fonds, est entendue dans le sens d’une mise en activité des populations, mettant en avant l’autodétermination. Dans cette optique, les mutuelles doivent « utiliser » la participation communautaire afin de responsabiliser les populations et les pousser à adopter un comportement plus préventif (Wang et al., 2010). Mais micro-assurances et mutuelles font souvent l’objet d’un amalgame dans les rapports internationaux alors que les deux dispositifs, s’ils ont des points communs, ont aussi des spécificités. La mutuelle est certes un système de micro-assurance, mais qui met en avant la dimension sociale par rapport à la dimension commerciale (BIT/Step, 2000). Or, dans ce cadre, la micro-assurance santé est considérée comme intemporelle et universelle, l’épaisseur historique et le questionnement de l’économie sont laissés de côté.

Le rapport sur le développement dans le monde 2014 de la Banque mondiale (Risques et opportunités : la gestion du risque à l’appui du développement) illustre bien ce paradigme. Ici, le développement dépend directement de la capacité des individus à surmonter les risques. Les risques sont considérés comme des pertes ou des opportunités qui font l’objet d’anticipations et de calculs de la part des individus. Pour dépasser les risques, trois axes s’articulent : les connaissances, l’acquisition d’informations, la capacité de les exploiter ; la création d’une protection couplée à l’adhésion à une assurance ; l’adaptation, lorsque le risque se concrétise. D’où l’intérêt de l’adhésion à une assurance maladie. Selon ce rapport de la Banque mondiale, de nombreux obstacles existent sur la route d’une meilleure gestion des risques. « Dans le droit fil de la métaphore présentée par Gary Becker dans son traité sur la famille intitulé A Treatise on the Family, les ménages sont des “petites usines” qui produisent des biens et des services d’information, de protection et d’assurance en ayant recours, d’une part, à des “intrants intermédiaires” obtenus du reste de la société et, d’autre part, aux efforts conjoints et aux compétences des membres de la famille » (Banque mondiale, 2013, p. 21 et 23). Ainsi, afin de lutter contre ces obstacles, la société civile, le secteur privé et la communauté internationale sont mis en avant afin d’améliorer la prestation de service public.

Dans ce référentiel, les mutuelles sont considérées comme des prestataires de services ayant pour objectifs la minimisation des coûts, et sont évaluées par des critères standard conditionnant les aides. Elles perdraient toute volonté de réforme sociale en cherchant uniquement l’action sociale et la pérennisation de l’organisation par la continuité des subventions. Dans l’axe concernant l’amélioration de la promotion de la santé du Plan national de développement sanitaire, il est précisé qu’« il est attendu de cette stratégie plus de responsabilité des populations dans la prévention de la maladie, l’acquisition de comportements favorables à la santé et leur adhésion à la politique de santé. Des initiatives de financement alternatif tel que le renforcement des mutuelles de santé, de l’assurance et l’avènement de toute autre initiative d’accès aux soins des pauvres et couches vulnérables seront également mises en oeuvre » (ministère de la Santé et de la Prévention, 2009, p. 34). Les mutuelles constituent un financement alternatif, les individus doivent mieux adhérer aux politiques de santé. La participation est vue comme un partenariat entre les divers acteurs. La régulation du système de santé devient contractuelle, en considérant la santé comme une marchandise, et les individus comme des consommateurs qui doivent être responsables (Hours, 2001). Les mutuelles, sont, dans ce cadre, des initiatives provisoires. L’OMS les considère ainsi comme des instruments, des leviers potentiels vers la création de systèmes nationaux à dominante publique ou privée (OMS, 2010).

Des mutuelles portées par les valeurs de l’ESS

Les mutuelles, actrices de l’économie sociale et solidaire (ESS), sont ici considérées comme des institutions intermédiaires permettant une meilleure interaction entre les règles et la culture locale, un apprentissage de la démocratie au niveau des membres dont les besoins et les valeurs auraient un impact sur les politiques de santé. Les associations nationales ou régionales, tels les réseaux d’appuis, s’inscrivent pour beaucoup dans cette démarche. Ainsi, pour le Groupe de recherche et d’appui aux initiatives mutualistes (Graim) [7], réseau d’appui des mutuelles de la région de Thiès, qui a accompagné la création des premières mutuelles sénégalaises, « l’idéal de l’organisation ou sa vision du monde est celui de sociétés de solidarité et de démocratie qui promeuvent et garantissent l’épanouissement des personnes dans leur environnement ». Trois objectifs ressortent : la formation à la citoyenneté, la constitution de collectifs, la promotion de la régulation participative. Bien que la santé soit effectivement l’enjeu, il n’est pas le seul, avec des individus reconnus avant tout comme des citoyens. Les activités de l’ONG Intermondes [8], appuyant les mutuelles communautaires à Guédiawaye, « s’inscrivent dans le cadre d’un axe stratégique permanent : favoriser les dynamiques populaires porteuses de sens individuel et collectif pour recréer des liens et des cohérences et ainsi améliorer les conditions de vie ».

Les objectifs diffèrent de ceux observés auprès des bailleurs de fonds et du ministère de la Santé. Recréation de liens, citoyenneté, démocratie sont mises en avant dans la gestion de l’accès aux soins. Dans le Rapport sur la protection sociale : une question de changement social [9], plusieurs organisations belges impliquées dans le développement mutualiste en Afrique donnent leur point de vue concernant la place des initiatives citoyennes : « au-delà de ces services, souvent de nature préventive ou promotionnelle, nous ne pouvons pas ignorer le rôle transformateur joué par les mouvements sociaux » (Verstraeten et al., 2010, p. 10). Dans cette vision, nous retrouvons l’importance de la société civile dans la mise en place d’une extension de la santé aboutissant à un système soutenu, partagé, légitime, provenant d’un réel dialogue. La pensée est précisée plus loin dans ce rapport : « En réunissant leur capital humain et social, [les individus] constituent la base d’un mouvement solidaire et social. En tant que mouvements, ils font entendre leur voix et cherchent à répondre collectivement aux défis qui se posent dans la société […]. Le mouvement développe sa vision de société et la réalise en entreprenant des actions très concrètes d’une part. D’autre part, il défend cette vision devant les décideurs politiques et les interpelle pour qu’ils reconnaissent la contribution spécifique des mouvements sociaux, mais aussi pour qu’ils assument enfin leur propre responsabilité » (Verstraeten et al., 2010, p. 12).

Dans ce référentiel, les mutuelles ne se cantonnent pas à la fourniture d’un service. Il existe toute une épaisseur qui n’est pas prise en compte par le référentiel assurantiel. Non seulement au niveau de la démocratie interne, permettant la création de valeurs, de liens, allant plus loin que l’accès à la santé, mais aussi au niveau de la démocratie externe, car elles possèdent une caractéristique constituante. Elles ont réussi à se faire entendre par les niveaux nationaux et internationaux, à obtenir une certaine reconnaissance, bien que cela comporte les risques déjà abordés par rapport aux idéologies premières de l’ESS. Les mutuelles résultent dans ce cadre de la vision d’un collectif, de la mise en commun de ses ressources. Elles produisent des règles, qui sont incomplètes et révisables selon la représentation du monde des individus et de leur intérêt. De par leur système démocratique, elles sont dynamiques, les dimensions normatives comme conflictuelles font évoluer la mutuelle vue dans ce cadre comme une institution.

Des visions intriquées chez les acteurs

Les mutuelles de santé sont confrontées à des visions différentes, provenant des nombreux partenaires privés comme publics, mais l’Etat lui-même est impliqué dans plusieurs cadres compliquant la coordination des acteurs. Malgré les partenariats, les méthodes préconisées peuvent varier. Alors que le cadre de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest africain) consacre le caractère volontaire de l’adhésion aux mutuelles de santé, l’OMS affirmait avec force dans son rapport de 2010 sur la santé dans le monde qu’atteindre la CMU est impossible avec des régimes volontaires. Le ministère de la Santé et de l’Action sociale lui-même remettait en cause le caractère volontaire de l’adhésion aux mutuelles dans les documents préliminaires de la CMU, mais le Sénégal se doit d’appliquer les décisions de l’UEMOA. Le pays cherche ainsi à contourner cela à travers la mise en place d’incitations pour améliorer la pénétration de la population par les mutuelles. Dans son rapport de 2012, la Coopération technique belge regrettait « un leadership trop modéré, qui traduit la coexistence de différentes visions au niveau national (UEMOA, BIT, MSAS, autres). Cela aboutit sur un manque de débat sur les questions stratégiques majeures (ex : coexistence et conflit potentiels entre modèles mutualistes différents) et le manque de développement de politiques et documents d’orientation nationaux » (AEDES/CTB, 2012, p 10).

Une étude conjointe de 2008 [10] résumait ainsi la situation : « Il existe cependant des divergences de vues pour savoir dans quelle mesure les systèmes de santé devraient être financés par les revenus d’imposition et dans quelle mesure différents mécanismes d’assurance pourraient être mis en place. Il y a également des désaccords sur le rôle que le gouvernement devrait jouer et même dans quelle mesure l’objectif d’équité dans l’accès aux soins de santé devrait être poursuivi » (Oxfam, 2008, p. 6 et 28). L’Organisation internationale du travail (OIT) met plus en avant la dimension sociale et le rôle de l’Etat (Favreau, 2003). La Banque mondiale, de son côté, met en avant la dimension économique et la limitation du rôle de l’Etat à la protection des plus pauvres, le reste de la population devant gérer ses risques sociaux (Fonteneau, 2007). « Les partenaires viennent dans un pays avec des visions différentes », nous expliquait un économiste à la DGPSN (Direction générale à la protection sociale et à la solidarité nationale), dans un entretien effectué à Dakar en 2014, « et il y a la problématique des visions techniques mais aussi politiques ». Autant de visions diverses qui compliquent la trame de la coordination entre les acteurs par rapport au développement mutualiste, comme nous le confirmaient plusieurs personnes interviewées.

L’impact des référentiels sur la coordination des acteurs

Le rôle des divers acteurs, intégrés dans des interactions institutionnelles complexes au niveau politique, économique, social, et les effets des idées politiques dominantes sont des facteurs importants afin d’expliquer pourquoi telle politique est mise en place, et pourquoi celle-ci réussit ou non (Marmor, Wendt, 2012 ; Embrett, Randall, 2014). Les tentatives d’application de ces référentiels par les acteurs sur le terrain ont un impact sur leur capacité à se coordonner.

L’existence de rapports de force

Cette coordination n’est pas seulement complexifiée par les différences de visions mais également des rapports de force, de domination entre les acteurs. L’Etat, comme les mutuelles communautaires à un niveau local, est tributaire d’aides extérieures qui nécessitent des contreparties fixées par le créditeur. Cette pression financière s’ajoute aux divers consensus des organisations internationales : leur représentation du monde et leurs savoirs étant considérés comme les plus légitimes et les plus efficaces (Pesche, 1995). L’évolution des mutuelles de santé et des choix de développement résulte de l’interaction entre diverses visions du monde. Mais, selon les acteurs qui les portent, ces visions n’ont pas toutes le même poids. L’efficacité technique est mise en avant par rapport à la légitimité des actions et des acteurs. La participation est présentée comme la solution à ce manque de légitimité, mais celle-ci est limitée. La « bonne gouvernance », la « bonne participation », se heurtent à des réalités locales bien différentes, aboutissant à de forts décalages entre les discours et les pratiques. Entre institutions financières internationales et acteurs locaux, le rapport est très loin d’être équilibré, l’Etat cherchant au milieu à satisfaire les revendications extérieures (importantes au niveau macroéconomique) et intérieures (provenant des populations).

Le manque de coordination est souvent pointé du doigt dans des analyses du système telles que la stratégie nationale d’extension de la couverture du risque maladie des Sénégalais ou le PNDS 2009-2018, et pas seulement au Sénégal (Waelkens, Criel, 2004). Le but du gouvernement sénégalais est d’intégrer un grand nombre d’acteurs afin de mettre en place des partenariats et, au niveau des mutuelles et de la décentralisation, de rechercher des financements alternatifs. Mais ces divers acteurs peuvent avoir des intérêts et des visions contradictoires, limitant la mise en place d’un système cohérent de politique de santé nationale. Après l’annonce d’une CMU par le nouveau Président en 2012, il a été complexe pour les acteurs de se coordonner afin de savoir à qui donner la responsabilité de la CMU, le ministère de la Santé ou la DGPSN, créée afin d’améliorer la cohérence des actions du gouvernement concernant la protection sociale.

Un déficit de « culture mutualiste »

Au travers de notre étude de terrain, nous avons pu établir que, si Graim ou Intermondes par exemple se rapprochent du référentiel porté par les valeurs de l’ESS, des mutuelles telles que TransVie ou la Pamecas se rapprochent plus du référentiel assurantiel, tout en appliquant la même convention dans la forme que prend la mutuelle. La capacité des membres à faire évoluer les règles au sein de leur mutuelle va dépendre notamment du positionnement de la structure par rapport à ces deux référentiels, d’après nos observations. De plus, plusieurs mutuelles, communautaires comme de grande envergure, sont impulsées par une ou de petits groupes de personnes. L’origine de la mutuelle dans ce cas limite d’emblée la capacité de tous de participer, et la vision des dirigeants peut s’imposer à l’ensemble de la structure. Les acteurs mutualistes évoquent souvent le terme « culture mutualiste » qui manquerait au sein des populations. Les mutuelles étant des structures peu habituelles, la vision des membres potentiels va dépendre de leur propre conception de l’intérêt dans la prévoyance, la solidarité organisée, et de la conception émanant des structures déjà mises en place. Les représentations en amont d’une adhésion sont diverses : certains s’intéressent à une mutuelle pour le fait de se faire soigner à moindre coût, d’autres voient d’abord l’initiative communautaire (CAFSP, Hygea, Pamas, 2011). Les référentiels posés traversent ainsi également la dynamique mutualiste en elle-même, apportant des problèmes de coordination.

De plus en plus, les mutuelles communautaires de santé s’intègrent dans des réseaux, des unions. Certains réseaux, tels le Graim à Thiès, se sont constitués sur l’initiative des mutualistes de la région directement. Mais à l’heure actuelle, dans le schéma du Decam, les unions se créent dans un processus plus top down que bottom up, ce qui complique la coordination des mutuelles d’une même zone, rendant l’aspect de leur regroupement mécanique, fonctionnel. « Les unions sont une coquille un peu vide. L’union fait la force, mais il faut renforcer la base d’abord sinon ça ne sert à rien. […] Au niveau du système de santé, on ne se rencontre pas entre les acteurs, il n’y a pas assez de liens », indiquait la coordinatrice de la MS-Pamecas, lors d’un entretien mené en 2013 à Dakar. Une fédération nationale des mutuelles s’est créée et a commencé ses activités en ce début d’année 2015 afin de renforcer la mutualité communautaire et de faire le lien avec les partenaires, mais les tentatives ont été nombreuses et le processus lent [11]. Cette fédération comprend l’Union nationale des mutuelles communautaires et les mutuelles de corporations (Douane, TransVie, etc.) mais des problèmes de représentation se sont posés entre les différentes formes de mutuelles et cette fédération ne prend pas en compte l’ensemble des expériences ayant lieu sur le territoire. Il existe ainsi un manque de complémentarité entre les diverses formes de mutuelles, tout comme avec les autres acteurs.

Le poids des acteurs du « haut »

Les exigences logistiques, certes importantes, sont devenues l’objectif principal pour les mutuelles de santé, laissant de côté les dimensions politiques ou sociales. Le coordinateur du Graim (dans un entretien mené à Thiès en 2015) analyse la situation ainsi : « Dans le contexte dans lequel nous sommes maintenant, il y a des soucis prioritaires en termes d’accès à la santé qui l’emportent sur toute autre considération que nous voulions avoir. Certainement, allons-nous utiliser ce défi d’accès à la santé pour mettre en place les mutuelles ». La convention mutualiste, à travers un référentiel assurantiel dominant diffusé par les acteurs internationaux mais aussi le gouvernement sénégalais désormais, rencontre ainsi de nombreux problèmes. Les règles conventionnelles sont ancrées dans un processus dynamique : elles sont incomplètes, les individus les interprètent et leur donnent sens. La convention mutualiste, en établissant des ressources communes, aurait pu permettre une meilleure visibilité pour la mutualité sénégalaise afin d’appuyer son positionnement par rapport aux autres institutions au sein du secteur de la santé. Mais elle a rencontré deux écueils. Le premier est l’utilisation de cette convention dans une optique d’instrumentalisation des mutuelles de santé, de par la formalisation de cette convention. Effectuée dans le but de fournir un cadre juridique, institutionnel, cette formalisation a abouti à une restriction forte des principes premiers de la mutualité, de leur capacité à se constituer en contre-pouvoir et à une uniformisation de la « mutualité sociale ».

Le second écueil est la contradiction entre cette convention désormais formalisée et la définition même des mutuelles dans le cadre de l’ESS. En établissant un cadre commun restrictif à travers la convention mutualiste, les mutuelles perdent leurs spécificités propres à la mise en place d’une identité. Or, si L’ESS a su s’adapter à des notions instables comme le bien-être, c’est grâce à cette capacité des membres à faire évoluer les organisations selon leurs valeurs, leurs aspirations, dans le cadre d’une autogestion démocratique (Marec, Toucas-Truyen, 2015). La capacité des membres à faire évoluer la structure est limitée par ce cadre restrictif, d’autant plus désormais avec le Decam et l’harmonisation des mutuelles. Il revient aux membres de s’adapter à ce cadre, et non au cadre de s’adapter à ses membres. La convention mutualiste s’impose principalement aux dirigeants mutualistes qui, comme nous l’avons vu, sont souvent les porteurs de l’ensemble de la mutuelle. Ainsi, ces acteurs impliqués dans le développement de la mutualité au niveau national sont ceux capables d’influer sur l’évolution de la convention mutualiste. La logique est celle du compromis, de l’adaptation des règles afin d’améliorer la gestion et l’attractivité des mutuelles, tout en conservant la convention comme modèle d’évaluation par rapport aux actions à mener en matière de prise en charge de la santé. Ces acteurs, en se plaçant dans le référentiel portant les valeurs de l’ESS, devraient se constituer comme les représentants de leurs membres et de leurs représentations. Mais ceci est peu le cas, du fait des différences de vision entre dirigeants et membres mais aussi de la hiérarchisation des acteurs, de la pression externe exercée par les objectifs du gouvernement et des bailleurs de fonds. L’équilibre est complexe pour les mutuelles entre besoins de financements et autonomie.

Vers une vision partagée des mutuelles de santé ?

À tous les niveaux, diverses représentations des mutuelles existent. Au niveau international, les institutions financières, fortement libérales, cohabitent avec les Nations Unies, insistant sur le développement humain, et des ONG internationales ayant pour certaines un point de vue totalement opposé, redonnant l’épaisseur démocratique propre aux mutuelles. Au niveau national, l’Etat est traversé à la fois par les besoins locaux et les recommandations internationales. Dans les rapports se retrouvent l’importance des normes sociales, de la prise en compte de la parole des populations mais aussi l’instrumentalisation, la banalisation des mutuelles dans une optique d’urgence. Au niveau local et auprès des ONG sénégalaises, l’importance de la participation démocratique ressort, les objectifs affichés sont bien différents de ceux des niveaux supérieurs. Ainsi la dynamique mutualiste est traversée par des idéologies et des concepts qui en découlent très divers, influençant la vision des acteurs sur le terrain et leur coordination vers un système adapté et accepté.