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Ce numéro 345 comprend un dossier issu des rencontres du Réseau interuniversitaire en économie sociale et solidaire de Montpellier (RIUESS 2016) et trois articles portant respectivement sur les mutuelles de santé au Sénégal, le secteur sans but lucratif en Chine et la participation des salariés dans les coopératives de consommateurs.

Annoncé dans l’édito du numéro 342 sous le titre L’ESS au regard des communs, le dossier met en évidence une double complexité. L’une, bien connue des lecteurs de la Recma, est celle de la diversité de l’économie sociale et solidaire, particulièrement bien mise en évidence dans les trois contributions au dossier. La seconde complexité, sans doute moins familière, est celle du ou des « commun(s) ». Il serait intéressant de publier des contributions de spécialistes des communs se penchant sur l’économie sociale et solidaire ou sur la coopération. Ce que nous ferons dans un prochain numéro.

De la gouvernance à l’utopie sociétale

Dans Articuler communs et économie solidaire : une question de gouvernance ? Philippe Eynaud et Adrien Laurent montrent de quelle façon le Phares (Pôle d’hospitalité aux activités à rayonnement écologique et solidaire), société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et pôle territorial de coopération économique (PTCE), construit une « gouvernance collective » qui « produit du commun pour le territoire ». Cette proposition rejoint ce que plusieurs spécialistes de l’économie solidaire mettent à l’actif de celle-ci, soit l’élargissement de l’espace public. L’un des traits marquants de l’article est de s’appuyer pas tant sur l’analyse de l’activité de la coopérative que sur l’affirmation par ses acteurs de ce qu’elle ambitionne. Fondamentalement, il s’agit de mutualiser des moyens « avec pour corollaire des avantages individuels pour chacun des habitants » et d’accéder à un second niveau, nommé de coopération, avec l’émergence d’actions conjuguées. Ce niveau peut-il être défini comme production de commun pour le territoire ? A quelles conditions ? Peut-il rester interne à la structure ? L’ouverture sur l’extérieur du Phares n’est pas encore à la hauteur du souhait de ses animateurs. Le projet d’une activité économique non subventionnée passe par un investissement initial en recherche et développement, qui nécessite un soutien public. Revendiquant l’élargissement de l’espace public, l’économie solidaire « reconnaît aussi le rôle de l’Etat pour la défense de l’intérêt général et s’inscrit dans des stratégies de co-production et de co-création avec la puissance publique. Enfin, les organisations de l’économie solidaire reposent sur une diversité de financements publics, marchands et volontaires qui leur permet de pratiquer une hybridation de leurs ressources ».

Ce trait semble spécifique à l’économie solidaire. L’approche des communs ne se fonde pas sur une telle hybridation. Elle modélise clairement une nouvelle régulation pour un certain type de biens.

Ce sont précisément ces deux aspects qu’approfondit la contribution d’Hervé Defalvard, Des communs sociaux à la société des communs. Loin de considérer l’Etat comme défenseur de l’intérêt général, l’auteur affirme que « l’Etat néolibéral a aussi participé à la mise en place du bloc néolibéral en privatisant de nombreuses entreprises publiques, augmentant ainsi la voilure et la liquidité des marchés financiers, et en faisant maigrir les administrations publiques ».

Dans un tel contexte, l’économie sociale et solidaire serait le lieu d’expression des communs sociaux : « Les communs sociaux sont un bloc marginal du système néolibéral, qui se structure autour de la régulation coopérative de l’économie par un groupe social […]. Ils se constituent autour du noyau de l’économie solidaire, en s’appuyant sur des partenariats public/commun dans lesquels les collectivités locales jouent un rôle majeur, tout en impliquant des petites entreprises classiques du territoire ». Hervé Defalvard insiste sur le potentiel imaginaire que nécessite l’émergence d’un commun après « l’erreur » de Gide d’une République des coopératives de consommation. Mais ne jette-t-il pas le bébé avec l’eau du bain en se centrant sur le pouvoir d’usage des salariés, abandonnant ainsi la perspective ouverte par le pouvoir des consommateurs (cf. dans ce numéro l’article de Jean-Paul Gautier) ? Et ne limite-t-il pas le champ de l’économie sociale et solidaire en considérant seulement des « communs sociaux se rapportant à des ressources dotées de droits universels » ?

Ces deux textes s’appuient sur des exemples choisis, représentant les expériences que les auteurs considèrent comme emblématiques, et susceptibles de préfigurer une société du commun. La démonstration de la possibilité de reproduction du Phares ou des Fralibs reste à faire. Il faut donc souligner la part de l’imaginaire, voire de l’utopie, dans les analyses de ces deux contributions, le commun semblant agir comme un idéal-type de gouvernance à partir du Phares pour Philippe Eynaud et Adrien Laurent, et comme une nouvelle utopie sociétale – « la nouvelle ère de la société du commun se substituant à l’ère néo-libérale » – pour Hervé Defalvard.

Jusqu’à la part sociale coopérative...

En se demandant si la part sociale coopérative est un exemple de propriété commune, Pierre Francoual suit une toute autre démarche. La propriété coopérative peut-elle rencontrer la conception des communs selon Ostrom ? Pour le dire vite, la réponse est positive, essentiellement parce que la propriété coopérative exclut la finalité lucrative et qu’elle se concentre surtout sur un usage qui préserve la durabilité. La part sociale constitue un lien entre les coopérateurs et la coopérative, plutôt qu’un lien entre son détenteur et un bien : « La propriété coopérative apparaît alors vidée de ses possibilités de disposition lucrative, et constitue un patrimoine commun ; elle se concentre sur l’usage, auquel se rattache la prétention aux fruits de l’activité ». L’article de Pierre Francoual conforte la cohérence de l’organisation coopérative. La part sociale semble soutenir les réserves impartageables et inaliénables qui, en se transmettant d’une génération à l’autre, témoignent que les coopérateurs sont détenteurs d’usage plutôt que d’un bien et qu’ils inscrivent leur engagement dans la durée.

Zhang Yuanfeng, Mou Jie et Chen Qiqi étudient la relation entre le gouvernement chinois et les organisations sans but lucratif en Chine. Ils soulignent à la fois le poids de l’histoire longue et la place prépondérante de l’Etat pour présenter les activités en pleine croissance des associations dans les services à la personne. La transformation de la relation identifiée « d’interdépendance dépendante » touche également les représentations que les Chinois ont de l’Etat et des associations. Une nouvelle fois, l’ouverture internationale permet de questionner nos outils d’analyse, tant les réalités sociologiques sont différentes.

Juliette Alenda-Demoutiez analyse les mutuelles de santé au Sénégal. Soulignant l’existence de deux modèles assuranciels, instrumental (privé) et institutionnel (mutualiste), l’auteure étudie les difficultés de coordinations des mutuelles en vue de permettre à l’ensemble des travailleurs d’avoir une couverture mutualiste. Elle précise que les obstacles à surmonter sont de nature « sociale » ou « institutionnelle » plutôt que technique. Elle montre aussi que les acteurs dominants savent s’appuyer sur les normes techniques pour engager les mutuelles à s’adapter à un cadre qui n’est pas le leur et provoquer simultanément un écart de vue entre les dirigeants et les membres.

Jean-Paul Gautier explore une réalité peu connue : les formes de participation des salariés dans les coopératives de consommation. Montrant l’importance historique de cette question, il distingue les deux principales voies, celle des salariés associés et celle d’une organisation coopérative ad hoc, dont la Société anonyme à participation ouvrière (Sapo), introduite dans le droit il y a précisément un siècle. L’auteur compare ensuite la Société coopérative d’intérêt collectif (Scic) et la Société coopérative anonyme à participation ouvrière (Scapo), montrant tout l’intérêt de celle-ci pour les coopératives de consommateurs et les coopératives de crédit. Pour autant, les Sapo et Scapo ont connu peu de succès. Parmi les nombreuses raisons possibles, le hiatus entre les conceptions participationniste (des coopératives de travailleurs) et coopérativiste (des coopératives de consommateurs) ne rendait-elle pas difficile toute forme d’alliance entre les deux populations dans la même organisation ? La Scic, sous cet angle, marque une avancée certaine.

Le déplacement historique qui réinterroge les coopératives de consommateurs n’est pas moindre que celui, conceptuel, qui questionne les communs, et que celui, culturel, qui nous fait découvrir les associations chinoises. Ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.