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Marc Humbert, professeur à l’université de Rennes 1 et cofondateur de l’ONG Pekea, a réuni un ensemble de contributions issues du colloque « Un autre monde se construit » qui s’est tenu à Rennes en octobre 2015. L’ouvrage, préfacé par Edgar Morin, vise à construire une philosophie politique, une « doctrine » commune à divers artisans d’une pensée alternative qui, pour la plupart, ont élaboré ou signé le Manifeste convivialiste (2011) et inspiré l’émergence de certains mouvements civiques qui s’en rapprochent (Attac, Pacte Civique, Utopia…). L’ouvrage reprend aux thèses d’Ivan Illich (La convivialité, 1973) la critique du productivisme et de la quantification normative, mais s’attache moins à la critique des « outils » et des « institutions » qu’à celle du délitement du lien social par la marchandisation généralisée et l’appropriation du pouvoir par une oligarchie « techno-économique ». On y retrouve, sans les nommer explicitement, les inspirations associationnistes (de Owen à Proudhon) et personnalistes (de Mounier à Desroches), ainsi que de brèves références à l’éducation populaire et au « délibéralisme » (Dacheux, Goujon, 2011).

Le livre est composé de deux parties : la première précise les principes convivialistes et certaines de leurs applications ; la seconde montre comment ces principes rencontrent ou sont portés par plusieurs mouvements de la société civile.

L’approche convivialiste repose principalement sur la promotion de l’autonomie et de la créativité individuelles insérées dans des dynamiques collectives, ce qui fait dire à A. Caillé, dans son article « Le convivialisme comme philosophie politique », que le convivialisme reprend au libéralisme la volonté d’épanouissement individuel, au socialisme la recherche de l’épanouissement collectif, et au communisme la perspective d’une « communauté fraternelle ». Contre « l’hégémonie culturelle », notamment celle du « fondamentalisme marchand », il s’agit de défendre le « bien vivre », compris comme une « vie sociale pacifique » où les individus peuvent « s’opposer sans se détruire », une société de participation et de coopération dans une nature préservée. Il n’est donc pas question de contraindre, mais de convaincre, d’accroître le « pouvoir d’agir » afin que « chacun se sente bien tout en poursuivant ensemble le bien commun ». Ainsi la laïcité doit être ouverte et « faiseuse de paix » (J. Bauberot), l’éducation active et conviviale (F. Flahaut), la monnaie complémentaire locale et vectrice de liens (C. Fourel), l’autorité responsable et incitatrice (P.-O. Monteil), la production et la consommation maîtrisées démocratiquement (S. Latouche), alors que les échanges internationaux renforcent les pouvoirs des entreprises transnationales sur les Etats (S. George) et que les indicateurs actuels nous « aveuglent » (F. Jany-Catrice).

Une pensée radicale

Le convivalisme se veut donc « post-croissance » pour une société « de la mesure », post-libérale par la maîtrise démocratique, « post-viriliste » comme la « société du care », post-mondialisation par la relocalisation et post-occidentaliste par le « pluriversalisme » (T. Coutrot). Une telle perspective traverse déjà plusieurs mouvements de la société civile afin de la transformer en « société civique » ; « un tel mouvement ne part pas du néant, il est déjà présent sous des formes multiples » (P. Viveret). Certaines expressions du convialisme sont plutôt axées sur la dénonciation et la résistance alors que d’autres portent des initiatives et des expérimentations concrètes : altermondialisme, solidarité internationale, écologie, démarche civique, cercle convivialiste, prise en compte de l’expérience des plus pauvres, « convivance » sur l’espace public urbain, associations et tiers secteur, etc.

Même si certains auteurs conviennent eux-mêmes que le terme de « convivialisme » n’est pas le plus approprié, que l’ensemble des réflexions et actions constitue « un puzzle éclaté », que le chemin qu’il reste à parcourir pour les faire converger semble encore long, ceux qui regrettent l’absence d’une parole commune à l’ESS ne peuvent pas être indifférents à cette tentative d’intellectuels et essayistes, menés par A. Caillé, de construire les bases d’une critique sociale et d’une vision commune de la transformation sociale. Car, dans une démarche fort semblable, le Coopératisme de C. Gide (qui avait rédigé, en 1921, le Manifeste coopératif des intellectuels et universitaires français) n’a pas eu l’impact attendu sur la dynamique du capitalisme. Les hypothèses de base du Manifeste convivialiste (engagement de l’individu citoyen comme moteur de la transformation sociale, accent mis sur les relations sociales de proximité, limitation de la taille des organisations, tensions dépassables par le seul débat…) méritent d’être questionnées au regard des enjeux et des contradictions de notre société. Ceci permettrait de mieux identifier et construire les forces sociales, les alliances, les stratégies et les structures susceptibles de faire « système de transformation sociale et politique » et pas seulement « mouvement d’idées » fédérant un réseau de micro-initiatives. C’est sans doute là l’intérêt de cet ouvrage que d’ouvrir le champ des réflexions.