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Quelques études des dernières années montrent que les jeunes hommes homosexuels se suicident en plus grand nombre que leurs semblables hétérosexuels. Par contre, aucune d’elles ne cherche à explorer les causes de ces tentatives de suicide. C’est donc sur la question des motifs entourant le suicide chez les jeunes hommes homosexuels, ou identifiés comme tels, que se penche l’étude de Michel Dorais et de Simon Louis Lajeunesse.

Suivant la méthode de la construction empirique de la théorie et en se basant sur les théories d’Erving Goffman et de Howard Becker sur la stigmatisation et la création d’une culture de l’exclusion, des entrevues furent menées auprès de trente-deux jeunes hommes âgés de 18 à 35 ans. Tous avaient fait une ou plusieurs tentatives de suicide lorsqu’ils avaient entre 14 et 29 ans. Parmi eux, vingt-quatre se définissaient comme homosexuels et huit comme hétérosexuels. Ce segment hétérosexuel de l’échantillon a agi à titre de groupe comparatif.

L’analyse des données recueillies permet aux auteurs de définir deux profils d’individus chez les jeunes homosexuels : les précoces et les tardifs. Les précoces ont été reconnus très tôt comme homosexuels par leur entourage. Ils avaient entre 6 et 14 ans. Les tardifs, quant à eux, ont d’abord été identifiés comme hétérosexuels et « en conformité de genre ». Ils se révéleront homosexuels vers la fin de leur adolescence ou au début de l’âge adulte.

Sous ces deux profils, les jeunes hommes homosexuels développent différentes stratégies de survie. Elles sont regroupées sous quatre idéaux types, le premier est le parfait garçon. Ce dernier veut répondre aux attentes sociales et croit qu’il sera aimé en se comportant de la sorte. Qu’il soit un tardif ou un précoce, il a peur de décevoir et sa grande crainte est l’événement gênant qui pourra le compromettre. Le deuxième idéal type se nomme le fif de service. Défini comme précoce, il est très tôt identifié comme homosexuel. Très souvent la cible de violence psychologique ou physique, réalisant l’inaction de ses proches, il se sent impuissant. Le caméléon, de profil tardif, est perçu comme un simulateur ou un imposteur, menant une double vie inauthentique; en dépit de ses attirances homosexuelles, il feint d’être un hétérosexuel et ne dévoilera que plus tard sa véritable orientation sexuelle. Bien que très rarement identifié dans cette recherche, le rebelle, dernier idéal type, est celui qui, refusant l’homophobie, développe très rapidement une résilience qui le protégera de la dépression ou des idées suicidaires.

Les auteurs décrivent ensuite quatre secteurs de la vie déterminants dans le malaise de ces jeunes hommes quant à leur orientation sexuelle et leurs idéations suicidaires. Le premier secteur est celui de la famille, dont la réprobation est attendue chez les répondants. Ces derniers avaient l’impression de devenir « étrangers chez eux ». Qu’ils soient tardifs ou précoces, ces jeunes hommes quittent assez tôt le domicile afin de fuir le silence et l’invisibilité, voire l’ostracisme, que leur impose le milieu familial. Quant aux caméléons et aux parfaits garçons qui craignent un drame s’il advenait qu’on les identifie comme homosexuels, ils attendent longtemps avant d’annoncer à leur famille leur orientation sexuelle.

Le deuxième secteur, l’école, est souvent synonyme de danger pour les jeunes identifiés comme homosexuels. Ils y seront harcelés et parfois violentés. Ne trouvant aucun soutien, pas plus de leurs compagnons ni auprès de leurs proches que du personnel de l’école, les tardifs vivront dans la peur d’être découverts et de subir le même sort que leurs collègues visibles, les précoces. Les cours d’éducation physique, les vestiaires et les douches deviennent des lieux qu’ils ont en horreur. Dans le cas de plaintes d’agression ou de harcèlement adressées au personnel de l’école, la plupart du temps, seules des suggestions sont offertes aux plaignants : on leur demande de faire preuve de discrétion, d’ignorer les auteurs de ces actes et même d’apprendre à se défendre.

Le secteur suivant, le territoire, comprend tous les espaces physiques que fréquentent les jeunes identifiés comme homosexuels. Ces lieux deviennent sources de stress et matière à obsession : recoins de l’école, rues désertes, sentiers isolés... À tout moment dans ces lieux, d’autres pourraient les insulter, les menacer ou même les agresser. Les jeunes y ressentent, à tout le moins, un malaise et il leur faudra trouver d’autres territoires, tels que le quartier gai à Montréal, pour se sentir libres et mieux protégés.

Le quatrième et dernier secteur est celui des représentations sociales de l’homosexualité. Il est surtout question ici des messages et des images que véhiculent les médias à propos de l’homosexualité et qui sont retransmis à l’école et dans la famille. Généralement négatives, ces représentations attisent les préjugés et stimulent les homophobes; pour les répondants dits « tardifs », cela contribue au report de leur affirmation homosexuelle. Bien que les répondants déplorent le peu de modèles positifs présentés dans les médias, les journaux, la radio, la télévision et le cinéma demeurent néanmoins, selon les auteurs « une fenêtre ouverte sur le monde à travers laquelle les jeunes homosexuels vont chercher informations, modèles et, qui sait, matière à leur donner espoir. » (P. 72).

Somme toute, plusieurs éléments et situations caractérisent le vécu des répondants homosexuels, notamment, l’épuisement moral lié à l’isolement, l’incitation à la honte, la stigmatisation et l’absence de soutien. Les auteurs expliquent que pour les répondants hétérosexuels, les tentatives de suicide résultent de problèmes qui ne gravitent pas autour de leur identité sexuelle. Quant aux jeunes qui se révèlent homosexuels, l’anxiété vécue aboutira au façonnement d’une identité marquée d’angoisse constante. Les auteurs nous rappellent que ce ne sont pas tous les jeunes qui se découvrent des attirances homosexuelles qui voudront se suicider. Des facteurs de protection, aussi nommés sous le vocable de « résilience », que certains mettent à profit, les aideront à mieux surmonter les difficultés. Dans leur conclusion, les auteurs proposent des recommandations visant à prévenir le suicide chez les jeunes homosexuels ou qui sont identifiés comme tels. Elles gravitent autour de trois axes d’intervention : briser l’isolement par la main tendue et la solidarité; en finir avec la honte par l’égalité et la reconnaissance sociale; et contrecarrer la stigmatisation par le respect de la diversité humaine. Les auteurs fournissent ainsi une philosophie d’intervention auprès des jeunes, en insistant particulièrement sur l’école. Ils offrent, en bout de piste, une réflexion fort stimulante sur le rôle que les institutions scolaires et de protection de la jeunesse, de même que les médias, ont à jouer devant les tentatives de suicide liées aux réactions sociales à l’homosexualité.