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La réflexion sur la place de la religion et de la spiritualité en psychothérapie a connu une évolution. À son étude, on est d’abord frappé par l’intérêt que les psychologues et les psychanalystes ont manifesté, dès le point de départ, pour les questions spirituelles et religieuses. En effet, à un moment ou à l’autre de leur carrière, la plupart d’entre eux ont publié une étude sur ces questions. On remarque aussi que ces études se sont avérées, en général, plus critiques envers la religion qu’envers la spiritualité. On constate enfin que la religion a été très rapidement exclue du champ de la psychothérapie, tandis que la spiritualité y a effectué une entrée progressive.

Pour comprendre cette évolution, une définition de la religion et de la spiritualité s’impose. Le mot religion dérive du latin religio, terme provenant lui-même de religere, qui signifie relier. Dans son acception la plus simple, la religion est l’expression d’une relation entre un sujet (ou un groupe de sujets) et un être surnaturel. En Occident, cet être est communément désigné sous le nom de Dieu. Dans une acception plus élargie, la religion désigne l’ensemble des croyances, rites, symboles, sentiments ou comportements se rapportant à Dieu. Il appert que ce qui constitue le coeur de la religion est son objet, c’est-à-dire Dieu, les divinités, les êtres surnaturels, les forces transcendantes et tout ce qui peut être associé à ces puissances supérieures. À la lumière de cette définition, il est facile de comprendre l’opposition initiale des psychanalystes et des psychologues à la religion.

La première objection a été d’ordre méthodologique, venant de chercheurs empiristes. Ils ne pouvaient prendre en considération des facteurs qui, dans l’enchaînement des faits et des causes, échappent à l’observation. En tant qu’objet qui échappe au monde sensible, Dieu, aussi bien que l’âme ou la grâce, ne pouvait pas faire l’objet d’une étude scientifique. Ce point de vue s’est cristallisé dans le principe d’exclusion méthodologique du transcendant énoncé par Flournoy au début du XXe siècle. La seconde objection relève davantage du jugement de valeur. Dans leur critique de la religion, des chercheurs ont dénoncé l’état de soumission et de culpabilisation dans lequel sont maintenus les croyants, le danger que fait peser le dogme religieux sur la pensée et les satisfactions infantiles que procurent certaines pratiques religieuses. C’est sur la base de tels arguments que la religion s’est vue écartée de la psychothérapie.

Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la spiritualité n’a pas subi la même opposition. Nous devons à nouveau faire appel à une définition pour comprendre le phénomène. La spiritualité désigne ce qui est opposé à la matérialité, ce qui n’appartient pas au monde physique, mais qui est de l’ordre de l’esprit. Dans un ordre d’idées moins général, elle désigne la capacité de l’esprit humain à s’interroger sur le sens de l’existence ou, encore, sur la quête de sagesse, de bonheur, de perfectionnement, d’intériorité, d’unification de soi qui anime l’humanité depuis des millénaires. La spiritualité comporte aussi une référence à une réalité ultime. Comme le souligne Meslin : « la rencontre d’une altérité est le seul moyen de s’arracher à l’enfermement sur soi » (2002 : 1599). Dans la quête spirituelle, contrairement à la religion, l’Ultime n’est pas obligatoirement relié à une divinité ou à un être surnaturel. L’Ultime peut se poser comme une réalité humaine, comme une transcendance qui demeure immanente. De ce que nous venons de dire, il ressort que la spiritualité est une dimension de l’esprit humain indépendante des religions, même si elle trouve en elles une partie de son expression. En tant que catégorie de l’esprit, elle est accessible à l’investigation scientifique, c’est pourquoi elle a pu être intégrée à la psychothérapie.

Quatre parties composent notre article. Dans la première, nous verrons pourquoi Freud, ainsi que le courant behavioriste américain, se sont opposés à toute ingérence religieuse dans le champ de la psychothérapie. Dans la deuxième, nous établirons qu’en réaction à leurs prédécesseurs, Jung et Frankl vont réintroduire les notions d’âme et de spiritualité dans leurs modèles respectifs, mais que leurs écrits n’auront qu’une portée somme toute limitée. La troisième partie portera sur les changements ayant permis que soit relancée la question de la place de la spiritualité en psychothérapie. Enfin, à travers deux représentants de l’école humaniste, Abraham Maslow et Roberto Assagioli, nous suivrons l’évolution de cette question au cours des dernières décennies.

L’opposition entre psychologie et religion

Sigmund Freud

Freud n’a jamais fait mystère de son incroyance, dont il précise les raisons dans D’une conception de l’univers (1933). Il y affirme que la psychanalyse ne propose pas comme tel une conception particulière du monde, mais qu’en tant que science, elle doit se conformer à celle que lui offre la science. Or, écrit-il, « la science affirme que la connaissance de l’univers ne peut découler que d’un travail intellectuel, d’observations soigneusement contrôlées, de recherches rigoureuses, et non d’une révélation, d’une intuition ou d’une divination » (Freud 1978 : 209).

Dans le même texte, il reconnaît néanmoins que la religion est la seule puissance qui peut disputer ses droits à la science. D’où vient cette force de la religion?, se demande-t-il. Pour bien se représenter le rôle immense de la religion, il faut, dit-il, envisager tout ce que la religion entreprend de donner aux hommes : « […] elle les éclaire sur l’origine et la formation de l’univers, leur assure, au milieu des vicissitudes de l’existence, la protection divine et la béatitude finale, enfin elle règle leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de toute son autorité » (Freud 1978 : 213). On reconnaît là des thèmes abordés dans des ouvrages antérieurs.

Dans L’Avenir d’une Illusion, publié en 1927, Freud affirme que c’est pour se protéger des dangers de la nature, du destin et des dommages causés par la société, en somme, pour rendre supportable la détresse humaine, que les hommes ont inventé les dieux. Ils les ont inventés à l’image du père humain qui apporte protection à son enfant. Selon cette thèse, le Dieu Providence ne serait rien d’autre que la nostalgie de ce père humain, et Dieu, rien d’autre qu’un Père magnifié.

Dans Malaise dans la civilisation, qu’il publie deux ans plus tard, son attention se porte sur l’expérience mystique. En réponse à un philosophe qui lui écrivait que la source réelle de la religiosité réside dans un sentiment de quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot, d’« océanique », il répond que ce sentiment n’est que la survivance des sentiments ressentis par l’enfant au moment où son Moi n’était pas encore distingué de l’environnement et qu’il se sentait en union avec le grand Tout, c’est-à-dire, la mère.

En 1907, au moment où il entreprend l’étude des névroses obsessionnelles, Freud publie un essai dans lequel il établit un parallèle entre les rituels religieux et les rituels des obsédés. Il met en évidence des analogies portant sur le sens de ces rituels, dont il affirme qu’ils sont des actes de défense et de protection contre les pulsions : « On pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions et à qualifier la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle » (Freud 1971 : 93).

À la question concernant la force de la religion et son origine, Freud apporte non pas une, mais deux réponses. En tant qu’illusion, la religion est la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité. En conséquence, écrit-il, « le secret de sa force est la force de ces désirs » (Freud 1971 : 43). Mais en tant que névrose obsessionnelle universelle, la religion sert de rempart contre ces mêmes désirs, se mettant de la sorte au service de l’instance qui refoule. Par ses rituels, elle sert de défense contre la tentation et à travers sa morale, elle édicte des interdictions qui doivent garder à distance des pulsions. Mais dans les deux cas, estime-t-il, la religion ne fait que perpétuer un état infantile.

Pour Freud, une alliance entre la psychanalyse et la religion est tout simplement impossible. Un de ses disciples, Ernest Jones (1969), affirme même qu’une psychanalyse réussie est incompatible avec le maintien des croyances religieuses. Cette affirmation est parfaitement cohérente avec l’analyse de Freud sur les sources de la religion. Si, tel qu’il l’affirme, les croyances religieuses prolongent un état d’infantilisme, leur maintien viendrait simplement signer l’échec de la cure. Concluons sur cette phrase de Freud extraite de la Question de l’analyse profane, publié en 1925 : « Je voudrais lui [la psychanalyse] assigner un statut qui n’existe pas encore, le statut de pasteur d’âme séculier, qui n’aurait pas besoin d’être médecin et pas le droit d’être prêtre » (Freud 1998 : 201).

J. B. Watson

La théorie freudienne n’est pas la seule à s’être érigée sur le socle du positivisme. Le behaviorisme, apparu aux États-Unis au début du XXe siècle, en est également tributaire. Dans son projet de se définir comme une science à part entière, la théorie behavioriste choisit de limiter ses données aux seuls faits objectivement observables, c’est-à-dire aux comportements. En pratique, cette limitation signifie l’exclusion de tous les contenus de la conscience du champ de recherche en psychologie, puisque ceux-ci ne peuvent être ni observés directement, ni mesurés. Pour les mêmes raisons, les croyances religieuses ne peuvent être considérées comme des données de la science. J. B Watson, le père du behaviorisme américain, va néanmoins tenter une explication de la religion qu’il réduit à un schéma simple, le schéma S-R, ou Stimulus-Réponse. La religion devient le résultat de réponses physiologiques à des stimuli environnementaux, rien de plus. Il va aussi émettre des jugements de valeur sur la religion. Selon lui, la religion est doublement antithétique avec la science : elle forge des dogmes, tel celui de l’immortalité de l’âme, qui sont invérifiables, et utilise des méthodes — la peur et l’autorité — qui sont contraires à la recherche objective. Watson soutient que la religion doit être remplacée par une éthique expérimentale (Watson 1928 : 79-80).

Les théories freudiennes et behavioristes témoignent de la Zeitgeist d’une époque. Ces théories n’allaient pas tarder à être contestées. Cela, au nom même de la science.

Les premières tentatives de rapprochement

Carl G. Jung

En 1928, Jung publie L’homme à la découverte de son âme dans lequel il affirme : « Alors que le Moyen âge, l’Antiquité, voire l’humanité tout entière depuis ses premiers balbutiements avaient vécu dans la conviction d’une âme substantielle, on voit naître dans la deuxième moitié du X1Xe siècle, une psychologie “sans âme” », c’est-à-dire, précise-t-il plus loin dans le texte, « une psychologie où le psychisme ne saurait être autre chose qu’un effet biochimique » (Jung 1998 : 49). En qualifiant la psychologie de la fin du XIXe siècle de « sans âme », Jung dénonçait le matérialisme de Freud, car il croyait en la possibilité d’élaborer une psychologie « qui a une âme » et d’étudier celle-ci par des moyens scientifiques.

L’âme, dira-t-il, est composée d’images, mais d’images tout à fait singulières, qui ont la particularité d’être universelles. Communes aux mythes, aux contes, aux récits religieux du monde entier, ces images, qu’il nomme archétypes, ont leur origine dans une couche de l’inconscient différente et plus profonde que celle de l’inconscient personnel : l’inconscient collectif. Jung se plaît à comparer les archétypes à des sujets vivants ayant leur personnalité propre, ou encore, à les considérer comme des âmes parcellaires. En personnifiant ainsi les archétypes, il attire l’attention sur l’influence qu’ils exercent dans la détermination d’actions, de pensées, de jugements auxquels la personne se voit confrontée, mais qui ne lui sont en rien personnels.

Selon Jung, tous les phénomènes religieux dérivent des archétypes et ne peuvent être étudiés que sous cette forme. Au temps des mythologies, faute d’être reconnus comme tels, les archétypes ont donné lieu à des projections sous forme de dieux, de démons et d’esprits. Une pensée plus rationnelle et, par conséquent, moins ignorante de ses projections a provoqué le déclin de la pensée mythologique et religieuse. Mais, le rejet pur et simple de la religion constitue un danger non moins grand que la méconnaissance de sa véritable origine. Selon Jung, les archétypes à caractère religieux jouent en effet un rôle essentiel dans le fonctionnement psychique, remarquablement proche de celui que vise l’activité religieuse. Ce rôle, ou cette fonction, se résume en deux mots : équilibration et intégration.

La nécessité de ces fonctions ne s’entend que parce que la psyché est composée de deux moitiés inadéquates qui, ensemble, doivent former un tout. L’inconscient doit se révéler au conscient, — c’est pour Jung un destin que l’inconscient lui impose — et la partie consciente doit tenir fermement à la raison. Tout déséquilibre trop prononcé entre les deux moitiés met en activation un archétype de l’inconscient collectif dont le rôle est de rétablir l’équilibre rompu ou en voie de l’être.

Mais, il existe un état de division plus profond que celui entre la raison et l’inconscient et cet état oppose la psyché individuelle et la psyché collective. La synthèse entre ces deux psychés, qui correspond au processus d’individuation, n’est réalisable que grâce à l’action des archétypes religieux. Les symboles que l’inconscient utilise pour cela, écrit Jung, « sont les mêmes que ceux que l’humanité utilise depuis toujours pour exprimer la totalité, la complétude et la perfection » (1993 : 189). Ce sont notamment les symboles en forme de cercles et de carrés ou les symboles liés à des phénomènes lumineux, tels l’étoile ou le soleil. La danse circulaire, par exemple, a pour but et pour effet d’imprimer l’image du cercle et du centre, comme de mettre chaque point de la périphérie en relation avec le centre (1995 : 332). En somme, les symboles « religieux » harmonisent les pulsions opposées de l’inconscient et accordent celles-ci avec le contenu de la conscience.

En ce qui a trait à la psychothérapie, Jung lui reconnaît deux finalités, selon qu’elle s’adresse à une clientèle jeune ou à une plus âgée. D’une manière imagée, il énonce ces finalités en termes de « psychothérapie du matin » et de « psychothérapie du midi » (1998). La première est à l’intention de ces jeunes gens qui tournent le dos à la vie parce qu’ils craignent l’exercice de leur sexualité ou parce qu’ils n’ont pas le courage d’affronter la réalité en tant que telle. À ces jeunes, Jung recommande les psychothérapies analytiques et réductives mises au point par Freud et Adler. Mais, aux personnes rendues au mitan de leur vie et qui seraient tentées de tourner le dos à la mort, Jung conseille la psychothérapie du midi, qui est essentiellement une psychothérapie anagogique et synthétique. C’est une psychothérapie spirituelle, au sens où le travail thérapeutique s’oriente vers l’assimilation de l’énergie et du sens des archétypes.

Victor Frankl

Dans une critique virulente à l’encontre du réductionnisme freudien, Frankl écrit, en 1959 :

L’anthropologie psychodynamique nous a présenté une image de l’homme sous l’empire de ses pulsions, d’un homme qui se contente de satisfaire ses pulsions et les exigences du Ça et du Surmoi, d’un être conçu comme un compromis entre les instances du Moi, du Ça et du Surmoi qui entrent en conflit. Cette esquisse d’une image de l’homme, telle que la présente la psychologie dynamique, s’oppose à toute la conscience qu’a l’humanité de son être d’homme et en particulier au caractère spirituel et à l’orientation originelle et fondamentale de l’homme vers la signification de son existence. Cette image caricaturale de l’homme le défigure et le dénature

1975a : 105

En accord avec Jung, Frankl estime que la psychanalyse présente une image tronquée de la personne. Dans le but de corriger cette image, il postule l’existence de deux inconscients (Frankl 1975b : 19). Le premier, l’inconscient pulsionnel, correspond à la description qu’en a donnée Freud. Le second, l’inconscient spirituel, est d’une tout autre nature. Pour couper court à tout réductionnisme, Frankl établit un « hiatus ontologique » (Ibid : 22) entre les deux inconscients. Il écrit à ce propos : « Le spirituel est un domaine différent par essence et indépendant en face du psychique proprement dit » (Ibid : 19). On ne saurait affirmer plus clairement l’autonomie du spirituel face au pulsionnel. Frankl établit de même une séparation entre le spirituel et le rationnel. En posant cette séparation, c’est contre la théologie qu’il veut se démarquer, contre la tendance de celle-ci à assimiler le spirituel à la raison. Pour Frankl, le spirituel n’est pas davantage réductible à la raison qu’il ne l’est au pulsionnel.

L’inconscient spirituel est animé d’un dynamisme qui lui est propre. Ce dynamisme ne se rapporte ni au principe de plaisir (Freud), ni à la volonté de puissance (Adler), ni aux archétypes (Jung). Il correspond à la volonté de sens et à la volonté d’un sens ultime. Ainsi que l’écrit Frankl, le besoin de sens est la force motivante de l’inconscient spirituel : « La logothérapie se penche tant sur la raison de vivre de l’homme que sur ses efforts pour en découvrir une : ces efforts, à mon avis, constituent une force motivante fondamentale chez l’être humain » (1988 : 111). De nos jours, constate-t-il, c’est surtout sous la forme de sa frustration que cette volonté apparaît, sous la forme d’une frustration existentielle dont les principaux symptômes sont des sentiments de vide existentiel, d’ennui, de vertige et de désespoir. C’est ce qu’il appelle la névrose noogénique (du mot grec « noos », esprit).

Tendre vers un but valable, réaliser une tâche librement choisie, voilà comment se réalise la volonté de sens, selon Frankl. L’effort pour trouver une signification concrète à son existence peut se vivre de trois façons différentes :

  1. à travers une oeuvre ou une bonne action;

  2. en faisant l’expérience de quelque chose ou de quelqu’un;

  3. par l’attitude adoptée envers une souffrance inévitable.

1988 : 112

L’auteur indique ici dans quelle direction rechercher le sens à la vie, à savoir, à l’extérieur plutôt qu’en soi-même ou dans sa psyché.

La volonté de sens est la dimension essentielle de l’inconscient spirituel, mais celle-ci ne peut émerger de l’inconscient aussi longtemps que la personne n’a pas pris conscience d’une liberté et d’une responsabilité qui transcendent ses conditionnements. La névrose existentielle résulte du refus de reconnaître cette liberté et cette responsabilité. Face à la névrose existentielle, plusieurs tâches sont à accomplir. La psychothérapie doit procéder à un triple élargissement.

Élargir le champ de la liberté est la première tâche à accomplir pour sortir de la névrose existentielle. C’est en instaurant une certaine distance entre « l’humain dans le malade et le maladif dans l’homme » (Frankl 1975a : 49) que s’opère cet élargissement. Semblable thérapeutique ne s’adresse pas aux symptômes; au contraire, elle s’adresse à la personne dont elle s’efforce de modifier l’attitude face aux symptômes. Ce que propose Frankl est une thérapeutique de l’attitude personnelle.

Élargir le champ des valeurs représente la seconde tâche à accomplir. C’est l’une des tâches du psychothérapeute que d’élargir le champ des valeurs de la personne, « de lui faire voir la plénitude de sens et de valeurs, de lui faire découvrir, pour ainsi dire, la totalité du spectre des valeurs » (Frankl 1975a : 68). Il revient cependant à la personne de réaliser ces valeurs dans sa vie, à partir de sa propre conscience de sa responsabilité. La position de Frankl sur la question des valeurs en psychothérapie est énoncée très clairement dans cet extrait de The Will to meaning : foundations and applications of logotherapy (1970) : « Il [le psychothérapeute] ne doit pas montrer au patient ce qu’est la signification […] mais il doit lui montrer qu’il y a une signification » (1970 : 1X). C’est au patient et à lui seul qu’il revient donc de déterminer son échelle de valeurs et de répondre à la question : de quoi suis-je responsable? 

Élargir à la dimension transcendante représente l’ultime tâche. Ayant répondu à la question : de quoi suis-je responsable?, la personne doit aussi répondre à cette autre question : face à qui suis-je responsable? Dans les termes de Frankl, cela revient à découvrir derrière le Moi immanent le Toi transcendant. Nous sommes ici à la frontière de la psychothérapie et de la religion. Frankl estime que les deux approches poursuivent cependant des buts différents. La psychothérapie recherche la guérison psychologique, la religion, le salut de l’âme. Si, à l’occasion, il arrive que la religion soit efficace du point de vue de la guérison, il ne faut y voir qu’un effet, car ce n’est pas l’intention première de la religion de se préoccuper de guérison. Pareillement, la psychothérapie permet parfois de retrouver les sources depuis longtemps enfouies d’une foi inconsciente, mais là encore, cette découverte n’est qu’un effet de la psychothérapie et ne découle nullement de l’intention du psychothérapeute (1975a : 69-71).

Le modèle de Frankl repose sur le postulat d’un inconscient spirituel irréductible à l’inconscient pulsionnel, d’une zone spirituelle où la personne est non pas poussée, donc enchaînée au biologique, mais libre, c’est-à-dire conviée à se décider pour ou contre quelque chose, face à quelqu’un.

On vient de voir quelles ont été les réactions de Jung et de Frankl face aux positions adoptées par Freud et l’école behavioriste américaine, et quelle fut leur contribution respective à la question des rapports de la psychothérapie avec la spiritualité. Cependant, il faut concéder que l’influence exercée par ces auteurs est restée, dans l’ensemble, assez limitée. Dans une enquête visant à déterminer la place qu’occupent la religion et la spiritualité dans les livres d’introduction à la psychologie, Spilka observait que seulement 40 % des livres publiés au cours des années cinquante incluaient des données à ce sujet et que ce nombre a chuté à 27,5 % au cours des années soixante-dix. Et encore, les introductions ne mentionnaient que les figures les plus connues, telles que Freud, James et Jung (Spilka et al 1981).

La spiritualité a été ignorée aussi des chercheurs, qui ont manifesté peu d’intérêt à en faire l’étude. Faut-il s’étonner de constater la même tendance parmi les psychothérapeutes? Dans une enquête nationale menée auprès des psychothérapeutes américains, Jensen et Bergen (1988) ont trouvé que seulement 29 % des thérapeutes croyaient que les questions spirituelles sont importantes dans le traitement.

Un revirement de situation

Depuis une trentaine d’années, on assiste à un revirement sur cette question. La méfiance traditionnelle des psychothérapeutes envers la spiritualité semble, en effet, avoir cédé le pas à une attitude plus ouverte. Des influences à l’intérieur même du champ de la psychologie et de la psychothérapie ont contribué à cette ouverture. Richards et Bergin (1998) en ont relevé plusieurs. Parmi les plus importantes, notons les quatre suivantes :

  • L’émergence d’une « troisième force » en psychologie

    L’émergence d’un nouveau courant appelé « la troisième force » en psychologie n’est pas étrangère à l’attention qui est portée actuellement aux valeurs et à la spiritualité en psychothérapie. Ce courant s’est constitué au cours des années cinquante et soixante autour de deux figures centrales : Carl Rogers et Abraham Maslow. Dans leurs écrits, ils ont contesté la vision déterministe et réductionniste de la psychanalyse et du behaviorisme (les deux premières forces) et refusé de réduire la personne humaine à de simples instincts biologiques ou à des conditionnements sociaux. Ils ont postulé que la personne possède, au contraire, la capacité de transcender ses propres conditionnements et d’actualiser pleinement son potentiel. Ces chercheurs se sont démarqués notamment par leur volonté de décrire des phénomènes non observables, tels que les émotions, les valeurs et les expériences « sommets », lesquelles présentent, à bien des égards, des caractéristiques semblables aux expériences spirituelles traditionnelles.

  • L’apparition du counseling multiculturel

    Pendant des décennies, tous les grands noms de la psychothérapie ont été des hommes. Cela ressort de façon évidente dans ce que nous venons d’écrire jusqu’ici. Très majoritairement de race blanche et appartenant à la classe sociale moyenne supérieure, ces hommes étaient peu enclins à s’intéresser aux personnes ou aux groupes minoritaires, en raison de leurs propres préjugés de classe. Lorsqu’ils ont inclus ces personnes ou ces groupes dans leurs recherches, le portrait qu’ils en ont donné était, la plupart du temps, négatif ou pathologique. Ce n’est qu’au cours des années 80 et 90, sous la pression des groupes minoritaires, et du mouvement féministe en particulier, que certains stéréotypes qui imprégnaient leurs approches ont commencé à être dévoilés et contestés. Le counseling multiculturel est apparu en vue de contrer ces partis pris. Ouverte à la diversité culturelle, cette approche l’est également à la diversité religieuse et spirituelle.

  • La place des valeurs en psychothérapie

    Freud a toujours maintenu que la neutralité constituait l’attitude la plus juste de l’analyste. Mais des recherches ont démontré depuis longtemps que les personnes qui suivent une psychothérapie adoptent le système de valeurs de leur psychothérapeute lorsque le traitement est réussi (Hall et Hall 1997). Plusieurs termes ont été proposés pour qualifier cette influence et celui qui est le plus employé actuellement est celui de convergence (Tjeltveit 1986 : 516). Des recherches ont aussi démontré que lorsque ce qu’attend le client et ce qu’offre le thérapeute ne convergent pas, la thérapie échoue le plus souvent. Une trop grande différence de valeurs entre le thérapeute et le client rendrait la psychothérapie inefficace. La relation thérapeutique n’est donc pas neutre. Elle implique une transmission de valeurs qui semble même nécessaire à sa réussite.

  • Les recherches sur religion et santé mentale

    Deux facteurs ont contribué plus que d’autres à nourrir la méfiance des psychothérapeutes à l’égard de la religion et de la spiritualité. Des recherches menées au début des années cinquante sur la personnalité autoritaire avaient permis de constater :

    1. que les personnes religieuses ont plus de préjugés et présentent des scores plus élevés d’ethnocentrisme et d’autoritarisme que celles qui ne croient pas;

    2. que celles qui pratiquent ont plus de préjugés que celles qui ne pratiquent pas (Adorno et al 1950).

De plus, ces mêmes recherches révélaient une corrélation positive entre la religion et la maladie mentale. Malgré l’absence de preuves que la religion est la cause de ces phénomènes, le fait que cette possibilité existe a contribué pendant plusieurs décennies à tenir la religion et la spiritualité éloignées du processus thérapeutique.

Adorno avait établi une distinction entre deux groupes de croyants, les pratiquants occasionnels, voire réguliers, et les pratiquants très engagés; les premiers intégraient les valeurs religieuses beaucoup moins que ces derniers. À partir de cette distinction, Allport et Ross (1967) ont émis l’hypothèse que les pratiquants occasionnels et réguliers ont des motivations qui diffèrent de celles des pratiquants très engagés. Les auteurs résument en ces termes ces deux motivations : « Peut-être, la manière la plus brève de caractériser ces deux orientations est de dire qu’une personne motivée extrinsèquement utilise sa religion, alors que celle qui est motivée intrinsèquement vit sa religion » (Allport et Ross 1967 : 437). À partir d’échelles qu’ils ont construites et administrées à plusieurs centaines de personnes, Allport et Ross ont constaté que le type extrinsèque présente des scores de préjugés nettement supérieurs au type intrinsèque. Ils ont aussi constaté que les personnes motivées intrinsèquement présentent à peu près les mêmes résultats sur l’échelle des préjugés que les personnes non croyantes.

Des corrélations entre la motivation religieuse extrinsèque et intrinsèque et la santé mentale ont également été observées. Dans une revue de la littérature sur le sujet, Daniel Batson a collecté 67 résultats basés sur 57 études différentes (Batson 1993). D’après cette revue de la littérature, l’intrinsécisme est associé positivement avec tous les aspects de la santé mentale, à l’exception de la composante « ouverture et flexibilité d’esprit ». L’extrinsécisme opère dans la direction inverse : il est associé négativement avec la santé mentale, peu importe la façon dont on la définit.

La distinction établie par Allport et Ross a permis de constater que l’association entre religion et maladie mentale n’est pas automatique. Lorsque la motivation est épurée, la corrélation entre religion et maladie mentale est négative, ce qui nous ramène à la critique freudienne de la religion. Parce que Freud croyait que la religion se trouve dans la continuité des besoins infantiles, il se croyait autorisé à affirmer que « seule une analyse génétique nous permet de comprendre l’étrange assemblage, dans la religion, d’enseignements, de consolations et de préceptes » (Freud 1978 : 214). Or, la distinction établie par Allport et Ross montre au contraire que le vécu religieux peut se détacher des besoins infantiles et n’être pas incompatible avec la santé mentale.

À la suite des affirmations radicales de Freud sur la religion, des voix se sont élevées pour réaffirmer l’importance et préciser la fonction de la dimension spirituelle dans le devenir humain. Ces voix sont demeurées marginales pendant plusieurs décennies. L’émergence d’une « troisième force » en psychologie, l’apparition du counseling multiculturel, la prise de conscience de la place des valeurs dans le processus thérapeutique, les recherches sur la motivation religieuse sont venues remettre en question certains préjugés négatifs sur la place des valeurs et de la spiritualité en psychothérapie.

Vers un rapprochement définitif?

Deux des fondateurs de la « troisième force » en psychologie, Abraham Maslow et Roberto Assagioli, ont joué un rôle majeur dans la réintégration de la dimension spirituelle en psychologie et en psychothérapie. Le premier a élaboré une théorie de la motivation dans laquelle l’expérience spirituelle trouve sa place; le second a élaboré le modèle le plus sophistiqué de psychosynthèse qui existe à ce jour.

Abraham Maslow

Abraham Maslow fait écho aux idées de Frankl quand il affirme que, dans la structure intérieure de chaque personne, se trouve ce qu’il appelle la conscience profonde laquelle, écrit-il en 1968, est fondée « sur la perception inconsciente et préconsciente de notre propre nature, de notre destinée, de nos capacités, de notre vocation » (Maslow 1968 : 8). Cette conscience profonde est le lieu des valeurs, de la décision, de la responsabilité, du choix, du développement de soi, de l’autonomie, de l’identité. Cette conscience est « métamotivée ». Elle s’intéresse aux fins plus qu’aux moyens, c’est-à-dire « aux expériences, aux valeurs, aux connaissances prises en tant que fins » (Maslow 1968 : 84). Les expériences paroxystiques, que Maslow appelle parfois expériences sommets, trouvent aussi leur origine dans cette conscience. Les expériences sommets sont des sentiments d’intense bonheur et de bien-être, accompagnés de la conscience d’une vérité ultime  et de l’unité de toutes choses. Aux dires des personnes qui les ont vécues, ces expériences sont intrinsèquement valables, parfaites et complètes et elles se suffisent à elles-mêmes. Elles provoquent la crainte, l’émerveillement, l’étonnement, l’humilité et même le respect, l’exaltation ou la piété. Le mot « sacré » est quelquefois employé pour décrire l’impression ressentie à l’égard de ces expériences (Maslow 1968 : 93). Enfin, la perception de valeurs que Maslow appelle valeurs de l’être  accompagne également ce genre d’expérience. Ce sont des valeurs d’intégrité, de perfection, d’accomplissement, de justice, de vie, de richesse, de simplicité, de beauté, de bonté, d’unicité, de vérité et d’autonomie (1968 : 95-96). L’individu qui réalise une expérience paroxystique présente les caractéristiques d’une personne en cours de réalisation de soi.

L’un des effets connus des expériences paroxystiques est de soulager la personne de ses symptômes névrotiques, jusqu’à les faire disparaître, parfois complètement. Elles peuvent aussi provoquer un assainissement de la perception qu’a la personne d’elle-même, modifier sa manière de voir les autres, changer sa vision du monde de façon plus ou moins durable, libérer sa créativité, sa spontanéité, sa personnalité profonde, sa capacité à prendre des responsabilités (Maslow 1968 : 116).

Maslow estime qu’en limitant ses interventions aux conflits intrapsychiques, la psychothérapie a considérablement restreint son champ d’action. Elle a négligé cette autre dimension, celle de la conscience profonde. Au même titre que la conscience instinctuelle, cette conscience peut et doit être explorée en psychothérapie, afin d’aider la personne « à découvrir les valeurs les plus enfouies, les plus intérieures qu’elle recherche et qui correspondent à ses aspirations et à ses désirs » (1968 : 203).

Maslow rejette l’idée selon laquelle les religions organisées sont la source de la vie spirituelle de l’être humain. Il estime que les religions organisées se sont constituées à partir d’expériences sommets et que l’expérience spirituelle est un phénomène tout à fait naturel. Établissant un parallèle avec la religion, Maslow affirme que la croyance en Dieu est l’incarnation des valeurs de l’être, que la sainteté en est l’expression, que les rituels et les croyances sont des moyens pour atteindre ces valeurs et que la notion de ciel correspond à l’atteinte finale de ces valeurs (1971).

Roberto Assagioli

Roberto Assagioli est le concepteur d’une des approches les plus complètes de psychothérapie ouverte à la dimension spirituelle. C’est au cours des années soixante et soixante-dix que son approche prendra sa forme définitive. Le modèle anthropologique qu’il propose se compose de trois dimensions :

  1. l’inconscient;

  2. le champ de conscience;

  3. le « Je » (appelé aussi Soi personnel) et le Soi supérieur (appelé aussi Soi spirituel).

Ce qui frappe au premier abord est l’importance qu’Assagioli accorde à l’inconscient. Il le décrit sous quatre aspects différents. Ce qu’il nomme inconscient inférieur et inconscient moyen correspond en gros à l’inconscient et au préconscient freudien. L’inconscient supérieur ou supraconscient relève de la psychologie du sublime. Cet inconscient est d’abord un potentiel. Il est tourné vers l’avenir. Assagioli le définit en ces termes : « C’est de là que nous parviennent les intuitions et les aspirations d’ordre supérieur, dans le domaine de l’art, de la philosophie, de la science; les “impératifs” d’ordre éthique; les élans altruistes. C’est la source du génie, des états d’illumination, de contemplation, d’extase. C’est dans cette zone que résident, à l’état latent et potentiel, les énergies supérieures de l’Esprit, les facultés et les pouvoirs supranormaux d’un genre élevé » (1983 : 27). Le supraconscient est le reflet du Soi supérieur considéré comme Bien suprême. La prise de conscience de l’inconscient supérieur est souvent précédée d’une crise, que nous décrirons plus loin. L’inconscient collectif fait référence à Jung. Il est composé de structures primitives, ancestrales, archaïques et des archétypes de caractère supérieur. Assagioli prend soin de préciser que la distinction entre inconscients inférieur, moyen et supérieur ne repose sur aucun jugement de valeur, mais qu’elle se réfère au développement. L’inconscient inférieur est la partie la plus primitive. Inférieur ne veut donc pas dire « plus mauvais », mais « plus ancien ». Des phénomènes d’osmoses se produisent entre les différentes parties de la psyché ainsi qu’entre l’individu et l’inconscient collectif.

Le champ de conscience est la partie de notre personnalité dont nous avons une connaissance directe. Ce champ est traversé par un flot constant d’éléments psychiques. Ce flot d’éléments comprend les sensations, les images, les pensées, les sentiments, les désirs, les impulsions, les volitions ainsi que divers états d’âme que nous sommes à même d’observer, d’analyser et de juger.

Le « Je », ou Soi conscient est situé au sein même de la conscience comme un point central immobile. Le « Je » perçoit tout ce qui traverse le champ de conscience. Le « Je » est aussi conscient de lui-même, c’est-à-dire conscient d’être conscient. Assagioli le désigne alors comme un centre de pure-conscience-de-soi. Enfin, le « Je » est aussi un centre de volonté. Il peut, au besoin, intervenir pour organiser les contenus du champ de conscience et les canaliser dans l’action. C’est en relation avec les valeurs qu’intervient activement le « Je » « pour orchestrer les diverses fonctions ou énergies de la personnalité, pour établir les engagements et susciter l’action dans le monde intérieur » (Brown 1984 : 30).

Le Soi supérieur ou transpersonnel est directement relié au « Je ». Le « Je » personnel n’est donc lui-même qu’une manifestation du Soi supérieur. Jean Hardy cite un texte non publié d’Assagioli dans lequel celui-ci précise les relations du « Je » et du Soi. « En réalité, le Soi est un. Ce que nous nommons le Soi ordinaire est cette petite partie du Soi profond que la conscience à l’état de veille est capable d’appréhender à un moment donné » (Hardy 1989 : 51). Le Soi existe dans une sphère de réalité différente de celle de nos conditions psycho-physiques. Il n’est cependant pas un postulat métaphysique, mais une réalité, dont quelques individus ont eu l’expérience intérieure directe (Assagioli 1983 : 176). Assagioli parle du Soi supérieur comme d’un centre permanent et comme du véritable centre de l’être, le centre le plus profond.

Les manifestations du Soi prennent des formes très variées parmi lesquelles figurent, selon Ferrucci, l’intuition, la reconnaissance de son but dans la vie, la compréhension intuitive d’une vérité, un sens d’unité avec tous les êtres, un sentiment de silence intérieur profond, un sentiment de libération, un amour intense sans limites et sans conditions, un sentiment profond de gratitude, une sensation de grand mystère et de grand émerveillement, la transcendance de l’espace et du temps comme nous le connaissons. (Ferrucci 1982 : 111). C’est du Soi aussi que proviennent les expériences paroxystiques, les expériences mystiques ainsi que les expériences d’illumination et d’extase.

De la présentation du modèle anthropologique, nous allons maintenant passer à celle de la démarche thérapeutique. Dans cette démarche, le travail de fractionnement et de décomposition psychique (la psychoanalyse) se voit suivi d’un travail de restructuration (la psychosynthèse). Cette synthèse s’effectue en deux temps, et chaque fois, autour d’un Centre intégrateur, en l’occurrence le « Je » et le Soi supérieur.

La psychosynthèse personnelle représente le premier temps de la démarche. Le premier objectif à atteindre pour parvenir à la synthèse est l’acquisition d’une bonne connaissance de soi. Cette connaissance s’acquiert par une exploration des aspects conscients de la personnalité ainsi que par celles des aspects moins connus ou ignorés de l’inconscient moyen et inférieur. Le second objectif coïncide avec la prise de conscience du « Je » personnel. Cette prise de conscience s’acquiert par des techniques de désidentification, par lesquelles la personne apprend à reconnaître que si elle a un corps, des émotions, un intellect, elle n’est pas ce corps, ces émotions, cet intellect. Ce n’est qu’une fois ces désidentifications faites qu’elle peut atteindre à la pure-conscience-de-soi, c’est-à-dire, une conscience libre de toute identification. Les exercices de désidentification ont des vertus thérapeutiques. La désidentification permet, en effet, la désintégration des images dominantes et des complexes, et les énergies ainsi libérées deviennent plus facilement maîtrisables. Cette efficacité repose sur un principe énoncé par Assagioli selon lequel « nous sommes dominés par tout ce à quoi notre Moi se laisse identifier. Nous pouvons dominer, diriger et utiliser tout ce dont nous nous dé-identifions » (1983 : 33).

La prise de conscience du « Je », c’est aussi la prise de conscience de la volonté. Assagioli insiste sur la volonté parce que son exercice implique une évaluation et qu’une évaluation implique à son tour une échelle des valeurs. Exercer sa volonté, c’est donc s’exercer à faire des choix ajustés à ses propres valeurs. Il est évident, écrit Assagioli, « que le but ou la finalité vers lesquels la volonté doit diriger ses efforts doit avoir une valeur appréciable » (1983 : 122). C’est pourquoi un autre objectif de la psychosynthèse personnelle est l’exploration de l’inconscient supérieur. Son exploration conduit à la prise de conscience des valeurs essentielles, celles que Maslow appelait les valeurs de l’être. Ce sont ces valeurs qui vont guider la volonté dans ses choix.

La reconstruction de la personnalité est l’ultime objectif de la psychosynthèse personnelle. Ce processus de reconstruction s’opère grâce aux valeurs, considérées comme des biens supérieurs, capables d’intégrer la personnalité. Tel qu’Assagioli le conçoit, ce processus est proche de celui décrit par Jung : il s’agit d’intégrer des polarités en fonction d’un Centre, le « Je ». Assagioli insiste cependant pour dire que la psychosynthèse personnelle n’a pas pour but d’éteindre tout conflit. À ce stade de la psychosynthèse, il s’agit d’atténuer les oppositions qui trouvent leur origine dans les conflits névrotiques et ainsi favoriser une meilleure adaptation de la personne à son environnement.

L’adaptation à la réalité n’est toutefois qu’une étape dans la réalisation de soi. Le passage à un niveau plus élevé de réalisation est souvent précédé d’une « crise spirituelle ». C’est du moins ainsi qu’Assagioli qualifie l’état de vague inquiétude, de sentiment de vide, d’insatisfaction lancinante, de perte d’intérêt pour la vie réelle, de crise morale qui s’emparent de certaines personnes au mitan de leur vie. Il est facile de se méprendre sur le sens d’une telle crise. On peut faire remonter ses causes à des conflits passés, alors qu’en réalité, elle est produite « par l’émergence de nouvelles tendances, par des aspirations d’un caractère moral, religieux ou spirituel, qui s’éveillent graduellement » (1983 : 53). Cette crise est en réalité le prélude à un éveil spirituel.

Parmi les réactions positives qui suivent l’éveil spirituel, Assagioli note : la joie, la lumière intérieure, la perception du véritable sens de la vie, une sécurité intérieure accrue. On aura reconnu dans cette énumération des manifestations du Soi, lesquelles ne sont que temporaires. Elles sont parfois suivies d’expériences plus ou moins pénibles, elles-mêmes transitoires. Une fois cette étape dépassée, le travail de reconstruction de la personnalité autour d’un Centre supérieur peut commencer. Ce travail constitue l’aboutissement de la psychosynthèse spirituelle ou transpersonnelle. Ce travail de restructuration est un processus long et complexe qui se décompose en plusieurs phases. Il débute avec l’élimination active des obstacles qui s’opposent à la libre circulation des énergies transpersonnelles. Il se poursuit avec le développement des facultés supérieures, notamment l’intuition et la volonté. Il est suivi de phases passives ou réceptives où le Moi apprend à se soumettre à l’action du Soi transpersonnel.

Discipline d’Assagioli, Pietro Ferrucci (1982 : 110-125) a décrit différentes caractéristiques du Soi personnel et du Soi transpersonnel. Le tableau qui suit offre une vue synthétique de leur mode de fonctionnement respectif :

-> Voir la liste des tableaux

Jung, Frankl, Maslow et Assagioli proviennent d’horizons très différents. Bien qu’il ait pris ses distances d’avec Freud, Jung est demeuré très influencé par la psychanalyse. Frankl est l’une des figures de proue de la psychologie existentielle tandis que Maslow et Assagioli ont largement contribué à l’avènement de la psychologie humaniste. Au-delà des divergences qui parfois les opposent, leurs approches respectives présentent des points de convergence. Nous en avons relevé cinq :

  1. La reconnaissance d’une dimension spirituelle. Contrairement à Freud et à l’école behavioriste américaine, pour lesquels toute forme de religion ou de spiritualité se trouve nécessairement dans un rapport d’opposition à la psychologie, Jung, Frankl, Maslow et Assagioli ont cru possible d’élaborer, d’un point de vue scientifique, une psychologie et une psychothérapie qui incluent la dimension spirituelle. En réaction à Freud, tous ont posé cette dimension comme irréductible aux autres dimensions de la personnalité. Irréductible signifiant ici que la sphère spirituelle ne peut tomber sous l’emprise d’une névrose telle que décrite par Freud. Quand elle devient névrotique, c’est en vertu de causes qui sont elles-mêmes de nature spirituelle.

  2. Une dimension spirituelle inconsciente. Chez tous les auteurs, le centre spirituel de la personne demeure en grande partie inconscient. L’on voit par là que la nouvelle anthropologie, issue des travaux de Freud, dans laquelle la notion d’inconscient joue un rôle central, a été intégrée (aucun auteur ne récuse l’inconscient freudien) en vue de donner à la dimension spirituelle une origine qui dépasse la sphère d’influence de la Raison (intelligence et volonté), tout en l’incluant.

  3. La spiritualité comme phénomène naturel. Les auteurs considèrent la spiritualité comme un phénomène naturel, antérieur aux religions constituées. C’est pourquoi elle peut faire l’objet d’une étude scientifique. Quant à la nature de ce phénomène et à ce qui en constitue la spécificité, la spiritualité est définie, à travers leurs oeuvres, comme une « dynamique » : une dynamique d’équilibration et d’intégration personnelle (Jung et Assagioli), une dynamique d’élaboration de sens (Frankl), une dynamique de réalisation de soi (Maslow). Tous les auteurs s’accordent à dire que les valeurs jouent un rôle central dans cette dynamique.

  4. Des pratiques originales. Les auteurs ont non seulement créé de nouveaux modèles théoriques, mais ils ont aussi élaboré des pratiques originales, en vue d’intégrer la spiritualité dans le cadre de leur pratique professionnelle. La technique d’« imagination active », l’interprétation archétypique des rêves, l’emploi du dessin (Jung), l’approche paradoxale (Frankl), la technique de désidentification, l’utilisation de l’imaginaire pour le développement des facultés supérieures (Assagioli) représentent quelques-unes des pratiques mises au point dans le but d’aider les personnes à s’approprier la dimension spirituelle. Nous pourrions aussi bien ajouter d’autres exercices, telles la méditation ou la visualisation.

  5. Une spiritualité positivement associée avec la santé et la favorisant. Tous les auteurs auxquels nous nous sommes référé de même que la recherche scientifique ont observé et vérifié que l’exercice d’une saine spiritualité a des effets positifs sur l’ensemble de la personnalité. L’activation d’un archétype, l’acquisition d’une nouvelle attitude, l’expérience sommet, ou l’expérience du Soi sont les moyens à travers lesquels ces effets peuvent se faire sentir.

Conclusion

De façon générale, on peut dire que si la question de la place de la spiritualité en psychothérapie soulève encore des résistances, des doutes et des oppositions, elle suscite aussi beaucoup d’intérêt. Plusieurs livres et articles ont en effet été consacrés à cette question ces dernières années. À preuve, le livre récent de W.R. Miller (2000) publié par l’American Psychological Association portant sur l’intégration de la spiritualité dans le traitement. La publication d’un tel ouvrage par cet organisme aurait été impensable il y a seulement vingt ans. Les recherches les plus récentes se sont efforcées d’opérationnaliser le terme « spirituel », afin de le rendre accessible à la recherche scientifique. Un effort en ce sens a été fait par Ingersoll (1994). Des efforts ont été faits aussi en vue d’adapter la spiritualité à des groupes particuliers de personnes. Ces efforts se sont concrétisés par la publication, dans des revues spécialisées, de modèles à l’intention des femmes (Berliner 1992), des gais et lesbiennes (Ritter et O’Neil 1995) ou des personnes souffrant de dépendance (Hopson 1997). La question de l’évaluation psychospirituelle est aussi régulièrement abordée dans la littérature. Richards et Bergin (1997) ont consacré un chapitre entier à cette question, dans lequel ils justifient la nécessité d’une évaluation psychospirituelle et présentent une synthèse des différents modèles et échelles qui existent à ce jour pour réaliser une telle évaluation. Enfin, la littérature suggère que beaucoup de personnes peuvent être traitées avec succès lorsque leur questionnement spirituel est accueilli et traité avec respect (Richards et Bergin 1997).