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La formation professionnelle duale : une étape capitale de l’insertion socioprofessionnelle

La formation professionnelle duale[1] occupe une place prépondérante dans le paysage éducatif suisse. En effet, il s’agit de la voie de formation privilégiée par les jeunes sortant de la scolarité obligatoire (OFFT, 2006)[2]. Ce type de formation se caractérise par l’alternance entre des cours théoriques en école professionnelle et un apprentissage pratique du métier en entreprise. Par cette alternance et son ancrage dans la réalité du monde du travail, la formation professionnelle duale constitue un moment privilégié pour l’insertion socioprofessionnelle des jeunes et peut être considérée comme un véritable lieu de socialisation professionnelle (Masdonati, 2007). Elle représente, en effet, une première étape capitale de la transition de l’école au travail et permet notamment aux apprenantes et aux apprenants d’intérioriser de manière progressive des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être professionnels (Dubs, 2006). De ce fait, la formation professionnelle duale représente un lieu propice à la construction d’une identité professionnelle (Cohen-Scali, 2000; Rochat & Lamamra, 2004).

Toutefois, et en dépit de ces atouts incontestables, la formation professionnelle duale implique également des risques pour les jeunes qui la suivent (Masdonati et collab., 2008). Les apprenantes et les apprenants sont en effet exposés à la réalité d’un vrai marché — celui des places d’apprentissage — dès l’âge de quinze ans. Cela représente notamment un danger, pour une partie grandissante d’entre eux, de ne pas arriver à trouver une place de formation et d’être obligés de stationner dans des « solutions d’attente », parfois précarisantes (périodes de chômage, solutions de transition, etc.) (Meyer, 2004). Dans ce système, les adolescentes et les adolescents doivent en outre s’intégrer rapidement dans un monde adulte et dans des organisations soumises aux contraintes de productivité et de rendement. Dans ce contexte de formation, les apprenantes et les apprenants peuvent rencontrer des problèmes quant à leur socialisation professionnelle. Cela d’autant plus que ce processus de socialisation advient à l’adolescence, période de forts changements sur le plan de la construction identitaire, tant personnelle que sociale (Erikson, 1972; Mallet, 1999; Palmonari, 1993).

Concrètement, ces difficultés peuvent se traduire par la rupture du contrat d’apprentissage, ce qui n’est pas sans conséquence, tant sur la trajectoire formative et professionnelle des jeunes que sur leur construction identitaire (Eckmann-Saillant, Bolzman, et de Rham, 1994). Cependant, les études portant sur l’arrêt prématuré de la formation professionnelle duale sont relativement rares en Suisse et adoptent essentiellement une approche quantitative du phénomène (Ferron, Cordonnier, Schalbetter, Delbos-Piot et Michaud, 1997; Michaud, 2001; Neuenschwander, 1997; Neuenschwander et Stalder, 1998; Neuenschwander, Stalder et Süss, 1996; Stalder et Schmid, 2006a, 2006b). Elles mettent en évidence quatre constatations principales. Tout d’abord, de fortes différences de taux de rupture existent entre les cantons. Ensuite, les mauvais choix professionnels, les problèmes relationnels et d’intégration au sein de l’entreprise, ou encore les difficultés scolaires sont les principales raisons de la rupture. Puis, ces raisons diffèrent selon qu’elles sont évoquées par les jeunes ou par les employeurs. Enfin, la rupture d’un contrat d’apprentissage et le fait de ne pas poursuivre une formation postobligatoire mettent les jeunes dans une situation de risque, tant sur le plan de leurs chances d’insertion socioprofessionnelle, que du point de vue de leur santé.

La présente contribution se base sur les résultats intermédiaires d’une étude actuellement en cours[3] et aborde la problématique de la rupture de formation professionnelle duale de manière novatrice. Elle porte en effet sur des données qualitatives et se centre sur la manière dont les jeunes ont vécu et tenté d’affronter les difficultés rencontrées au début de leur formation professionnelle duale et qui ont abouti à un arrêt de formation. De plus, elle s’appuie sur l’approche de la psychodynamique du travail, une approche qui n’a jamais été appliquée à la formation professionnelle duale. Grâce à cette démarche qualitative et à cette approche inédite, le présent article contribue ainsi à éclairer le phénomène de la rupture de formation professionnelle duale en se centrant sur le point de vue des personnes qui la vivent.

La formation professionnelle duale sous la loupe de la psychodynamique du travail

Diverses raisons nous ont conduits à opter pour la psychodynamique du travail. Tout d’abord, pour son ancrage épistémologique : cette approche affirme le primat du terrain, elle opte pour une approche compréhensive et elle replace au coeur de son analyse la subjectivité de l’individu, lui conférant le statut de sujet, et ce, malgré les contraintes organisationnelles (Alderson, 2004; Carpentier-Roy, 2006). Ensuite, elle analyse les processus psychiques mobilisés par la rencontre entre l’individu (dans notre cas : l’apprenante ou l’apprenant) et les contraintes des situations de travail (dans notre cas : la formation professionnelle duale). Enfin, elle attribue une place centrale à la question de la souffrance (Dejours, 1998, 2000; Molinier, 2002; Molinier et Dejours, 1997), qui peut se définir comme un lieu de lutte entre normalité et maladie (Alderson, 2004).

Dans le contexte particulier de la formation professionnelle, le choix de cette approche s’est imposé. Premièrement, parce que la formation professionnelle duale constitue un travail au sens large du terme. En effet, une acception élargie de la notion de travail — c’est-à-dire « non réduite au travail salarié et à l’activité professionnelle proprement dite » (Molinier et Dejours, 1997, p. 265) — permet d’affirmer que toute activité de formation ou d’apprentissage constitue déjà en soi un travail (Leclerc et Maranda, 2002). En deuxième lieu, parce que la formation professionnelle duale constitue aussi une activité de travail au sens strict du terme. En effet, les apprenantes et les apprenants n’évoluent pas seulement dans un cadre formatif, mais aussi dans une organisation productive. Pour une grande partie de leur formation, ces jeunes apprennent en effet leur métier au sein d’une véritable entreprise et dans un marché de l’emploi réel. Or, cela implique non seulement la recherche d’une possibilité de formation sur un marché des places d’apprentissage et la concurrence entre plusieurs candidates et candidats, mais aussi un réel processus de socialisation professionnelle au sein de l’entreprise de formation, impliquant par exemple, le respect de la hiérarchie, des attentes de rendement et de productivité, ainsi que des interactions tant avec des professionnels, qu’avec une clientèle.

Une fois la psychodynamique du travail retenue comme grille d’analyse de l’activité des apprenantes et des apprenants en formation professionnelle duale, nous avons décidé, à partir de ce cadre, de nous centrer plus particulièrement sur l’analyse des stratégies de défense mises en place par les apprenantes et les apprenants en situation de souffrance dans le contexte de leur formation. Il faut toutefois soulever certaines limites rencontrées dans la démarche exposée ici. Tout d’abord, la psychodynamique du travail est une clinique qui porte sur l’analyse de l’organisation du travail. Ce type de démarche n’a pas été effectué ici, car les entretiens ont été menés après la fin du rapport de travail et ne portaient pas directement sur des aspects organisationnels. Ensuite, la psychodynamique du travail s’intéresse au collectif, notamment pour réfléchir en termes de stratégies défensives de métier. Or, la population de cette étude ne le permet pas. En effet, les jeunes en formation professionnelle sont fréquemment seuls au sein de leur entreprise de formation et ne constituent donc pas un véritable collectif. De plus, leur récente insertion dans l’emploi fait qu’ils ne font pas encore partie du collectif des « professionnelles ou professionnels » de métier.

Des jeunes face à leur première expérience professionnelle : entre contraintes, souffrance et peur

La souffrance semble faire désormais partie du quotidien du travail. Aujourd’hui, selon certaines auteures et auteurs, la « normalité » même se définit comme un compromis acceptable entre souffrance et défenses mises en oeuvre face à celle-ci (Dejours, 2000; Molinier et Dejours, 1997). Cet aspect est particulièrement important ici, car même si l’on considère fréquemment que la souffrance a été atténuée, elle reste bien présente, notamment chez les jeunes. En effet, la souffrance mentale — comme manifestation d’un malaise intense résultant d’une situation face à laquelle les personnes ont un sentiment d’impuissance — apparaît largement dans les propos des adolescentes et adolescents ayant rompu leur contrat d’apprentissage. Dans certains cas, elle est exprimée de manière explicite, alors que dans d’autres elle n’est qu’implicite et doit être décodée de leurs discours. Nous n’avons à aucun moment cherché à l’évaluer ou à la mesurer et son évocation subjective par celles et ceux qui la vivent nous a semblé un élément suffisant pour la prendre en considération (Lamamra et Masdonati, 2006).

Différents aspects participent de la construction de cette souffrance. Les premières analyses de la recherche, dont nous nous inspirons pour cette contribution (Lamamra et Masdonati, 2006), indiquent en effet que les conditions de travail (marché du travail, organisation du travail, horaires, cadences) interviennent à plusieurs reprises dans l’évocation de la pénibilité en formation professionnelle duale. La question des relations au travail est un autre élément fréquemment évoqué par les apprenantes et les apprenants. Nombre de ruptures sont liées à des problèmes de mauvaise entente avec les collègues ou avec la hiérarchie, difficultés qui vont parfois jusqu’à des dysfonctionnements institutionnels graves, tel le harcèlement psychologique. Dans ces cas en particulier, les symptômes évoqués qui disent la souffrance sont très intenses et peuvent se révéler dans des troubles alimentaires, de l’isolement, de l’automutilation ou encore des signes dépressifs. Si les deux facteurs précités (conditions de travail, relations au travail) apparaissent fréquemment dans la littérature, la souffrance en formation professionnelle duale peut être causée par d’autres éléments, plus spécifiques de ce domaine particulier. En effet, dans les entretiens menés, il est apparu qu’une part importante de la souffrance est liée à des questions de transition. Dans ces cas, le passage de l’école au monde professionnel se fait difficilement, les jeunes ayant de la peine à faire face aux changements que cette étape implique, comme s’adapter aux nouveaux rythmes alternés ou gérer leur travail. Par ailleurs, un nombre important des ruptures est causé par une mauvaise orientation professionnelle. Par là, il faut comprendre soit une représentation erronée du métier choisi, soit l’obligation d’effectuer un choix par défaut. D’une part, les représentations du futur métier peuvent s’avérer en décalage avec la réalité professionnelle, aussi la confrontation à cette réalité peut-elle générer déceptions et désillusions. D’autre part, la situation du marché de l’apprentissage pousse certaines futures apprenantes et apprenants à abandonner un premier choix, qui ne peut se réaliser faute de places disponibles. Ce choix par défaut met les jeunes dans une situation délicate, car aux autres difficultés évoquées (transition, conditions de travail, relations) s’ajoute celle de devoir entrer dans un domaine ne correspondant pas a priori à leurs intérêts.

À ces différents éléments de souffrance s’ajoute la peur. Celle-ci apparaît dans la plupart des témoignages et semble être non seulement un élément central, mais constitutif de la souffrance évoquée. En effet, la peur est au coeur de l’expérience de ces adolescentes et adolescents à peine entrés dans le monde professionnel. Elle n’est pas liée aux dangers physiques inhérents au métier, puisque dans la population étudiée, une seule personne (un ferblantier) travaille dans une profession dite « à risque »[4]. Elle a trait ici à d’autres éléments qui ont directement à voir avec l’organisation du travail, le statut d’apprenante et d’apprenant ou encore les spécificités de la formation professionnelle duale. En premier lieu, nous pouvons identifier la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas répondre aux attentes de comportement et de productivité d’un nouvel environnement. Ensuite, on remarque la peur des relations, que ce soit avec des collègues du même âge ou avec les adultes, mais également avec la hiérarchie, en particulier avec la personne formatrice. Enfin, nous pouvons identifier un dernier type de peur, plus directement liée au contexte économique : dans ce cas, les jeunes craignent de ne pas trouver un autre apprentissage, si celui-ci ne leur convenait pas ou débouchait sur un échec, ou encore de ne pas trouver de travail à l’issue de la formation. Les deux premiers éléments peuvent être considérés comme participant de tout rapport de travail, en particulier lorsque la travailleuse ou le travailleur est dans une phase d’entrée sur le marché de l’emploi. Le second est particulièrement présent dans la population étudiée. Il semble, en effet, que pour ces jeunes femmes et jeunes hommes la dimension relationnelle soit particulièrement importante (Masdonati et collab., 2008). Par contre, le dernier élément a directement à voir avec la situation du marché de l’emploi et du marché de l’apprentissage en Suisse, telle qu’elle a évolué ces dernières années (Meyer, 2005).

Les travailleuses et les travailleurs adultes peuvent mettre en place des stratégies face aux contraintes et à la peur (Dejours, 1998). Mais quelles sont les possibilités à disposition des apprenantes et apprenants, au vu de leur statut, de leur âge et de leur insertion professionnelle particulière?

La méthodologie

L’échantillon

Notre échantillon est composé de dix-huit jeunes, âgés de quinze à vingt ans, la moyenne d’âge se situant autour de dix-sept ans. Ils ont rompu leur formation professionnelle duale durant leur première année d’apprentissage. Certains ont déjà connu une rupture de formation précédemment, mais la plupart en sont à leur première expérience de décrochage. L’échantillon compte sept filles et onze garçons, treize sont d’origine suisse ou binationale, deux d’origine immigrée, mais ont effectué leur scolarité en Suisse et trois sont récemment arrivés en Suisse et ont de ce fait effectué une partie importante de leur scolarité dans un autre pays, un autre système, fréquemment dans une autre langue. Neuf jeunes ont suivi une voie secondaire de niveau moyen (VSG)[5], cinq ont suivi la voie secondaire de niveau inférieur (VSO) et quatre ont passé par une autre filière. Aucune personne de notre échantillon n’a suivi une voie baccalauréat (VSB). Enfin, les métiers représentés par notre échantillon sont très variés : coiffeuse, dessinateur en bâtiments, employées et employés de commerce, ferblantier, gardienne d’animaux, horticultrice, informaticien, laborantin en chimie, opticien, paysagiste, réparateur automobile, vendeur en pièces détachées. Aucune sélection particulière en termes de sexe, de nationalité, de filière scolaire ou de métier n’a été effectuée.

Les jeunes interviewés ont été approchés via l’association TEM (Transition école-métier), qui a un contact avec la presque totalité de cette population dans le canton de Vaud. Les intervenantes et intervenants de l’association leur ont présenté le projet et c’est sur une base volontaire que les jeunes ont été contactés pour un entretien.

L’instrument

Les jeunes ont été interviewés lors d’entretiens semi-structurés, qui ont été enregistrés et retranscrits. Les entretiens étaient divisés en trois parties.

  1. Données sociobiographiques : recueil des données de base sur la personne, sa famille, son origine, son entourage, ses loisirs, son parcours scolaire et son apprentissage.

  2. Raisons de la rupture : questions ouvertes et générales sur ces dernières; sur les influences de facteurs personnels sur la rupture (choix du métier et de l’entreprise, représentations de l’apprentissage, performance et motivation au travail et à l’école); sur les aspects relationnels (qualité de la relation avec la maîtresse ou le maître d’apprentissage, le corps enseignant, la patronne ou le patron et les collègues); sur d’éventuels liens entre la rupture et d’autres évènements de vie.

  3. Situation actuelle : représentations sociales des jeunes en rupture et leurs effets sur les personnes interviewées; vécu de la rupture, démarches concrètes et soutiens à disposition; perspectives d’avenir (projets professionnels et personnels).

La démarche

Des analyses de contenu préalables à la réflexion menée ici ont permis de repérer l’évocation subjective de la souffrance et de la peur dans la majorité des entretiens (Lamamra et Masdonati, 2006). Dès lors, l’observation et l’analyse se sont portées sur la manière dont ces jeunes femmes et hommes cherchaient à affronter la souffrance et la peur. En effet, bien que la population étudiée ait pour point commun d’avoir arrêté sa formation, la plupart de ces jeunes ont tenu bon. Cela peut aller de quelques semaines à plusieurs mois. C’est de ces constatations qu’est née la question que nous plaçons au centre de cette contribution : quelles stratégies ont-elles et ont-ils mises en place pour supporter, pour « faire avec » cette souffrance et ces peurs? Pour y répondre, nous avons procédé en deux temps : tout d’abord, de façon déductive à partir de la littérature existante; puis de manière inductive lors de la relecture des entretiens. Nous avons dégagé un certain nombre de stratégies des travaux sur la souffrance au travail, plus particulièrement de ceux adoptant une approche de psychodynamique du travail. Ces stratégies ont été listées et définies de façon plus fine, afin de faciliter l’analyse des entretiens. En travaillant par synonymes, il a ainsi été possible d’établir un champ de référence pour chacune de celles prises en considération. Ces définitions établies, les entretiens ont été relus intégralement. Les stratégies prédéfinies ont été repérées et codées[6], et d’autres stratégies non définies a priori ont émergé. La démarche inductive était particulièrement pertinente ici, car comme il a été mentionné, nous avons affaire à une population que l’approche de la psychodynamique du travail n’a guère étudiée.

Les stratégies retenues pour l’analyse

Les points suivants présentent, par ordre alphabétique, les stratégies qui ont émergé de la littérature.

Le clivage (Dejours, 1998, 2000) consiste à cloisonner les différentes sphères de vie, notamment pour séparer celles où la souffrance est infligée à autrui (le travail) de celles qui n’entrent pas en contact avec cette souffrance (la sphère privée). Cette stratégie permet de suspendre son sens moral et ses valeurs dans une sphère donnée, de se mettre des « oeillères volontaires ».

La collaboration (Dejours, 1998), qui peut être passive ou active (coopération volontaire), consiste à participer au système qui engendre la souffrance, à reproduire sur autrui ce que l’on subit soi-même, voire à y mettre un certain zèle.

La concurrence (Dejours, 1998, 2000) fait que la personne souffrante a des conduites déloyales, est en compétition effrénée avec ses collègues, dans le but de « sauver sa peau ».

Le cynisme viril ou virilité défensive ( Dejours 1998, 2000; Molinier, 2002; Molinier et Dejours, 1997) se décline en deux modes principaux : chez les travailleurs actifs dans des métiers à risque, cette stratégie s’apparente au déni, mais joue sur les valeurs de la virilité et met en avant la bravoure, la prise inconsidérée de risques, le défi. Chez les cadres, les mêmes ressorts de la virilité sont utilisés pour leur faire exécuter des tâches que leur sens moral les retiendrait de faire (comme faire souffrir, licencier). Toute résistance à l’exécution de ces tâches est qualifiée de non virile.

Le déni (Dejours, 1998, 2000; Leclerc et Maranda, 2002; Maranda et Leclerc, 2000) consiste en un évitement de la réalité, qui peut se traduire par une banalisation, une négation de celle-ci. Pour y échapper, la fuite dans l’activisme ou encore la procrastination peuvent être des ressorts utilisés.

Le désengagement (Leclerc et Maranda, 2002; Maranda et Leclerc, 2000) est une manière de se détacher, de désinvestir la sphère professionnelle, soit en la dévalorisant, soit en relativisant son importance par rapport à d’autres sphères.

L’endurance (Leclerc et Maranda, 2002; Maranda et Leclerc, 2000) signifie ici la capacité à tenir bon, à supporter, à résister dans la durée, à « faire le poing dans sa poche ». Elle diffère de la non-réaction dans le sens où c’est une stratégie active.

L’hypercorrection (Leclerc et Maranda, 2002) est une intériorisation et une reprise à son compte des contraintes subies. Les personnes utilisant ce type de stratégie ont fréquemment des pratiques d’excès (heures supplémentaires, nuits blanches) et adhèrent de façon extrême aux attentes et aux normes du cadre de travail.

L’individualisme (Dejours, 2000; Leclerc et Maranda, 2002) est la politique du « chacun-pour-soi ». Cette stratégie égocentrique vise à défendre ses propres intérêts avant tout.

L’isolement (Leclerc et Maranda, 2002) est un comportement actif de repli sur soi, une autoélimination, une automarginalisation. Pour affronter la souffrance ou la peur, la personne choisit de s’effacer de la scène.

La non-réaction (Dejours, 1998; Leclerc et Maranda, 2002) est une attitude passive consistant à faire « profil bas », à ne pas réagir, à subir et à accepter les contraintes imposées.

La réaction (Leclerc et Maranda, 2002) s’oppose à la stratégie précédente et est une non-acceptation active et démonstrative. La personne optant pour cette stratégie dit son refus, se confronte, conteste. Sa résistance peut prendre la forme d’une certaine indiscipline.

Le silence (Dejours, 1998; Leclerc et Maranda, 2002) est ici compris au sens propre. Il s’agit de réprimer la parole, de ne pas dire, de ne pas dénoncer ce qui se passe. Cela autant envers l’extérieur (les parents, l’école, le réseau amical) qu’envers les collègues ou la direction.

La soumission (Dejours, 1998; Maranda et Leclerc, 2000) est une forme de conformité, qui peut aller jusqu’à la servilité. Ce comportement actif est une acceptation consciente, une obéissance à l’autorité, à la hiérarchie, qu’elle soit fondée sur l’âge, l’expérience ou encore le sexe.

La fréquence d’utilisation de chacune de ces stratégies, le renoncement à certaines, et enfin la manière, dont elles sont parfois combinées entre elles, fera l’objet de l’analyse des résultats.

Les résultats

Les résultats de l’analyse du contenu des 18 entretiens peuvent s’appréhender en partant des stratégies utilisées ou des apprenantes et apprenants.

Les stratégies déployées

Le Tableau 1 indique le nombre de jeunes ayant mis en place chacune des stratégies décrites ci-dessus, et cela, avant que leur situation ne débouche sur une rupture du contrat de formation.

Deux remarques se dégagent de ce tableau. Tout d’abord, deux nouvelles stratégies viennent s’ajouter à celles précitées : l’action et le partage. Il s’agit de stratégies de défense « inédites », identifiées de manière inductive dans l’analyse du matériel. Ensuite, il faut relever que toutes les stratégies ne sont pas également adoptées, la fréquence d’utilisation pouvant varier de zéro à dix-sept selon la stratégie. Il est ainsi possible de répartir les stratégies de défense en quatre groupes suivant qu’elles sont fréquemment, moyennement, peu ou encore très peu/pas du tout adoptées par les personnes interviewées.

Tableau 1

Fréquence d’utilisation des stratégies de défense

Fréquence d’utilisation des stratégies de défense

Note : En italique, les nouvelles stratégies ressorties de l’analyse

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Stratégies fréquemment adoptées

Nous considérons comme étant fréquemment utilisées les stratégies qui ont été décelées auprès de neuf à dix-huit jeunes, soit au moins la moitié de l’échantillon. Dans ce premier groupe, nous retrouvons : l’endurance, la réaction, la non-réaction et l’action.

Endurance. Il s’agit de la stratégie la plus adoptée par les personnes interviewées. Seule une apprenante n’y a pas eu recours face à la situation de souffrance. Cela étant, les manifestations de cette stratégie peuvent être très variées :

J’ai tenu le coup pendant une année et demie, mais ça a été tout du long depuis ce 12 juillet 2004 [date d’entrée dans l’entreprise], c’était le harcèlement moral complet! (Ex apprenante 5, gardienne d’animaux, 17 ans)[7]

Il est aussi à constater que les jeunes qui optent pour l’endurance expliquent souvent l’utilisation de cette stratégie par des arguments liés à leur motivation ou à la nécessité de mener à terme une formation postobligatoire :

Je me forçais à y aller [au travail] parce que je m’étais fixé le but de le réussir. (Ex-apprenante 17, employée de commerce, 19 ans)

Finalement, l’endurance n’est qu’une stratégie passagère, en tout cas dans nos témoignages. En effet, les apprenantes et les apprenants tiennent bon jusqu’à ce que cela ne soit plus gérable. Arrivés au bout de leurs capacités d’endurance, soit qu’ils changent de stratégie, soit que c’est la rupture :

Je savais qu’on me dansait sur le ventre et tout, […] il y avait vraiment des trucs […] qui étaient lourds à supporter… je rentrais tous les jours chez moi en pleurs! C’était limite dépression! Mais j’essayais de tenir le coup en me disant que c’est pour mon apprentissage que je le fais, que c’est important. Et pour finir j’ai craqué et ça allait vraiment plus! (Ex-apprenante 5, gardienne d’animaux, 17 ans)

Réaction. La deuxième stratégie la plus sollicitée est la réaction. À nouveau, les manifestations de cette stratégie sont très variées, mais dans la majorité des cas, elles se limitent à des réactions de type verbal, comme indiqué dans les extraits suivants :

Je lui ai dit que maintenant ça allait suffire, que j’étais pas handicapée, que je faisais mon travail comme tout le monde. (Ex-apprenante 17, employée de commerce, 19 ans)

Moi, j’ai pas trop apprécié, je lui ai dit ‘vous auriez pu me dire, justement, qu’est-ce qui vous plaisait pas en moi, puis j’aurais pu essayer d’améliorer, puis comme ça moi, je vous aurais dit aussi qu’est-ce qui […] allait pas.’ (Ex-apprenant 16, vendeur, 16 ans)

D’autres jeunes réagissent par d’autres biais, par exemple, par une prise de conscience ou par des actes (et non pas des mots) de « révolte » :

Ils ne voulaient pas me donner toutes mes semaines de vacances qui me restaient, […] mais je les ai quand même prises, puis il a quand même été d’accord. (Ex-apprenant 15, dessinateur en bâtiment, 18 ans)

Non-réaction. À un moment donné, dix jeunes (soit plus de la moitié de l’échantillon) ne réagissent tout simplement pas à la situation de souffrance vécue :

Je me suis complètement laissé marcher dessus […]. Je me suis dit ‘ben, si ça passe pas, ça passera pas, quoi, c’est pas grave.’ (Ex-apprenante 9, employée de commerce, 17 ans)

Action. La moitié des apprenantes et des apprenants adopte une stratégie d’action, défense qui n’a pas été retrouvée dans la littérature. Sous ce terme, nous regroupons toute tentative active de résolution de la situation de souffrance. Cette stratégie se rapproche, tout en s’en différenciant, de la stratégie de réaction précédemment évoquée. En effet, si ces deux stratégies ont en commun le refus du statu quo, l’action concerne des démarches qui se centrent sur le problème et sa résolution, alors que la réaction consiste à dénoncer ou à se révolter contre la situation. Les stratégies d’action directe comportent des démarches concrètes de résolution de problème proposées et mises en oeuvre directement par les jeunes, comme de décider d’arrêter la formation, de consulter l’office d’orientation professionnelle ou encore de tenter une discussion avec la hiérarchie :

Moi, ce que j’avais proposé c’est […] déjà d’expliquer ce qui allait pas, et puis de refaire un test pendant un mois, puis voir si les choses d’arrangeaient ou pas. […] Sinon, j’ai passé aussi à l’orientation professionnelle, ici à Lausanne. (Ex-apprenante 3, horticultrice, 18 ans)

Les stratégies d’action indirecte impliquent la sollicitation de soutiens externes. Particulièrement, lors de situations relationnelles difficiles, les jeunes demandent à une tierce personne, souvent un membre de leur famille, d’intervenir dans la résolution du conflit :

J’arrive pas à me défendre, encore, parce que j’ai pas assez de force, justement, pour me défendre. Alors, ben, j’allais vers ma mère, parce qu’en plus j’étais, je suis toujours mineure, alors j’allais vers elle et c’est elle qui me protégeait, c’est elle qui intervenait. (Ex-apprenante 5, gardienne d’animaux, 17 ans)

Stratégies moyennement adoptées

Sont considérées comme moyennement utilisées les stratégies développées par au moins un tiers de l’échantillon, donc entre six et huit apprenantes ou apprenants. Le silence, la soumission, le désengagement et le partage font partie de ce deuxième groupe de stratégies.

Silence. Sept jeunes ont préféré « simplement » se taire et ne pas dénoncer, ni même parler de leur situation de souffrance, en tout cas pendant un certain temps. Il est par contre difficile de déceler dans les témoignages les justifications ou les raisons profondes de cette réaction par l’introversion :

Je disais rien, je disais rien, je continuais à limer, je regardais la pendule, mais je disais rien. Parce que le problème c’est qu’une fois, j’ai dit quelque chose et elle a dit que je lui ai répondu, puis elle a été dire à la maître d’apprentissage. (Ex-apprenant 7, opticien, 17 ans)

Soumission. À un moment donné de leur parcours de formation professionnelle duale, sept jeunes acceptent de manière consciente leur situation difficile, en dépit de la souffrance qu’elle engendre. Ils développent un comportement de soumission vis-à-vis de la hiérarchie et justifient leur souffrance comme si elle était normale et implicite à leur statut :

Moi, je voulais pas dire non, parce que je me disais ‘ouais, c’est mon patron!’ […]. Ils m’ont engagée, ils peuvent très bien me jeter! Donc, je me suis dit ‘autant faire ces trucs là’. […] J’étais apprentie, dans ma tête je me suis dit « ouais, je dis pas non à ce qu’ils me disent! (Ex-apprenante 14, employée de commerce, 16 ans)

Désengagement. Pour se protéger de la situation de souffrance, un tiers des jeunes tendent à désinvestir la sphère de leur formation. Ils relativisent ainsi l’importance de leur formation, ce qui leur permet de mieux supporter leur situation difficile :

Au début, ça allait bien et tout, puis après, quand je me suis dit ‘je laisse tomber, de toute façon’, après, je travaillais plus, j’étais plus motivé. Il y a eu des choses que j’aimais bien, je les faisais, et puis genre les maths, les trucs comme ça scientifiques, pfft, [j’y allais] juste pour être là. (Ex-apprenant 4, informaticien, 18 ans)

Le désengagement peut parfois ne toucher qu’un des pans de la formation duale. Parfois, il peut n’intervenir que dans la sphère professionnelle, et non vis-à-vis de l’école :

Côté travail, j’ai vu que ça plantait, donc j’ai laissé tomber le travail, puis j’ai fait ‘bon ben, je me rattrape sur les cours’. (Ex-apprenante 9, employée de commerce, 17 ans)

Partage. La deuxième stratégie inédite est le partage, forme d’antithèse du silence et de l’isolement. Pour autant, il ne s’agit pas d’un processus de dénonciation. Si elle s’apparente à la prise de parole (Maranda & Leclerc 2000), cette stratégie consiste surtout à faire largement part de ce qui arrive. Le but est non seulement de se défouler, mais également d’être entouré, soutenu, conseillé, afin de se faire une opinion et de prendre une décision. Un tiers des personnes interviewées ont en effet tendance à parler aux proches (parents, collègues, pairs) des problèmes qu’elles rencontrent en formation professionnelle duale :

Si j’ai des problèmes […], je sais que je peux causer à mes collègues, parce que ça, ils me le disent tous les jours […], puis ben, on en cause souvent… (Ex-apprenant 2, employé de commerce, 15 ans)

Je demande aussi beaucoup conseils, c’est vrai que j’ai besoin d’être soutenue, d’être rassurée, d’avoir de l’aide, c’est vrai que j’en parle beaucoup, à mes copines surtout… (Ex-apprenante 10, coiffeuse, 18 ans)

Stratégies peu adoptées

Lorsque le nombre de jeunes utilisant une stratégie déterminée est inférieur au tiers de l’échantillon, mais compte au moins deux personnes, nous estimons que celle-ci est peu adoptée. L’hypercorrection, le déni et l’isolement appartiennent à ce troisième groupe de stratégies.

Hypercorrection. Cinq jeunes réagissent à leur situation de souffrance en s’engageant de manière disproportionnée dans leur formation professionnelle. Cette hypercorrection peut signifier l’adhésion au système qui les met en situation de souffrance ou encore l’investissement total dans leur travail, en termes de performances, d’horaires, etc. :

Moi, je suis toujours à jour, j’ai jamais rien à faire. Parce que, je veux dire : je bosse rapidement et je contrôle tout le temps, cinq à six fois. Donc il y a toujours des collègues qui nagent, ou comme ça, alors à chaque fois je fais ‘est-ce que je peux te faire quelque chose’, ou comme ça. (Ex-apprenante 9, employée de commerce, 17 ans)

Un bon apprenti, c’est [celui] qui fait ce qu’on lui demande, plus encore un petit peu plus […]. Dans tous mes stages, j’essaie de faire plus qu’on me demande, si je peux. (Ex-apprenante 17, employée de commerce, 19 ans)

Déni. Cinq jeunes adoptent la stratégie du déni. Malgré une réalité objectivement pénible et une réelle souffrance qui aboutissent à la rupture du contrat d’apprentissage, ces apprenantes et apprenants nient, ou en tout cas banalisent, la gravité de la situation qu’ils sont en train de vivre, ainsi que les conséquences qu’une mauvaise résolution de celle-ci peut engendrer :

J’essaie de penser à autre chose, c’est tout. Finalement, maintenant c’est fait, c’est fait, puis voilà, quoi. Puis je me dis que de toute façon, même si je trouve pas cette année, je vais faire ce qu’il faut pour trouver l’année prochaine. (Ex-apprenant 2, employé de commerce, 15 ans)

Le déni peut également se manifester dans des comportements d’évitement de la situation difficile.

Isolement. Trois apprenantes ou apprenants réagissent à la souffrance en s’isolant. Ils s’effacent de la réalité, rompent des liens pour échapper à cette situation problématique. Il s’agit donc d’une stratégie visant l’évitement « physique » du problème :

Moi, au début, je m’entendais bien avec les gens là-bas et tout ça, et puis ben, après j’ai moins travaillé et tout […] je commençais à moins parler avec eux et tout, petit à petit je commençais, pas à m’effacer, mais à parler de moins en moins […]. Y a des journées, je ne sais pas, j’arrivais aux cours et puis je parlais quasiment pas. (Ex-apprenant 1, laborantin en chimie, 17 ans)

Stratégies très peu ou pas adoptées

Toute stratégie développée par une ou aucune personne interviewée est définie comme très peu ou pas utilisée. Ce dernier groupe de stratégies comprend la concurrence, le clivage, l’individualisme, la collaboration et le cynisme viril.

Concurrence. C’est la seule stratégie de ce groupe à avoir été mise en oeuvre. Une apprenante (9, ex-employée de commerce, 17 ans) se met volontairement en concurrence avec une de ses collègues qui lui mène la vie dure. Cet agissement a pour but de discréditer cette dernière vis-à-vis de la hiérarchie, ainsi que de la clientèle.

Clivage, Individualisme, Collaboration, Cynisme viril. Ces stratégies ne se retrouvent pas dans les témoignages. Elles ne sont donc vraisemblablement pas sollicitées par la population spécifique des jeunes en début de formation professionnelle duale.

Du point de vue des jeunes

À la lecture des témoignages des apprenantes et des apprenants, il apparaît que personne n’utilise qu’une seule stratégie. L’ensemble des jeunes rencontrés met en oeuvre au minimum deux stratégies et, dans certains cas, ils vont jusqu’à en utiliser huit différentes. Précisons toutefois que deux tiers des personnes rencontrées utilisent entre quatre et six stratégies, comme l’indique le Tableau 2. Le nombre de stratégies déployées ne semblant pas avoir d’influence particulière, nous ne nous y arrêterons pas davantage. L’accent sera par contre mis sur la manière dont les stratégies s’organisent et s’enchaînent.

La diversité des stratégies retenues semble être un élément récurrent à l’ensemble des apprenantes et des apprenants interrogés. Il apparaît en particulier que les jeunes mettent en oeuvre divers types de stratégies, certaines étant actives et d’autres passives.[8] Les stratégies suivantes ont été considérées comme actives : l’action, la collaboration, la concurrence, l’endurance, l’hypercorrection, l’isolement, le partage, la réaction et la soumission. Le déni, le désengagement, la non-réaction et le silence sont, quant à elles, des stratégies que nous qualifions de passives. Les apprenantes et apprenants ont tendance à alterner stratégies passives et actives. Cependant, selon la manière dont ces stratégies sont organisées entre elles, l’impression qui s’en dégage est variable. Cela permet de dégager trois profils : des jeunes qui maîtrisent la situation, d’autres qui tentent d’agir, mais timidement, et d’autres encore qui recourent à des stratégies apparemment paradoxales.

Des jeunes qui maîtrisent leur situation

Une seule personne apparaît sous ce profil. Elle met en place des stratégies que l’on peut toutes qualifier d’actives (endurance, isolement, action et partage). La souffrance de cette ex-paysagiste est principalement liée à un choix erroné de la profession. En effet, malgré son intérêt pour ce métier, elle n’est physiquement pas en mesure de l’exercer. Pionnière dans une très petite entreprise, elle ne peut trouver aucun aménagement. La stratégie est donc dans un premier temps de chercher à supporter, puis assez rapidement d’agir :

Je pensais que je pouvais tenir le choc, en fait. Puis, quand je me suis rendue compte que physiquement et mentalement ça [ne] suivait plus, ben, à partir de là il y a plus rien qui a été, puis j’ai dit que j’arrêtais. (Ex-apprenante 8, paysagiste, 17 ans)

Après une phase d’isolement, elle met en place une stratégie de partage, tant avec son employeur qu’avec ses proches :

J’en ai beaucoup parlé, la plupart [de mes amies et amis], ils m’ont dit que je finis cette année puis que je vois après ce qu’il fallait que je fasse.

Des apprenantes et apprenants « timides »

Quatre jeunes interrogés (1, 2, 11 et 12) ont choisi des stratégies dont la combinaison laisse apparaître une image peu contrastée. L’impression générale est en effet une grande retenue, une absence de confrontation, une action timorée. À titre d’exemple, il ressort une forte passivité de la lecture du témoignage d’un ex-laborantin en chimie. Il apparaît en effet comme n’étant pas acteur de sa propre histoire :

Le fait d’avoir rompu […] j’étais un peu déçu quand même, parce qu’ils ont téléphoné du jour au lendemain et tout, mais bon faut dire que je pouvais m’y attendre quand même parce que entre les retards et tout, mais un peu dommage parce que c’est une super bonne place… (Ex-apprenant 1, laborantin en chimie, 17 ans)

Tableau 2

Nombre et type de stratégies retenues par les apprenantes et les apprenants

Nombre et type de stratégies retenues par les apprenantes et les apprenants

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Cette absence de maîtrise de sa propre vie semble se traduire par un effacement progressif sur le lieu de travail, puis également en classe, où il s’isole de plus en plus.

Ce même sentiment général se dégage de l’entretien avec un ex-employé de commerce. Tout semble avoir été fait en dehors de lui : de la décision de la rupture à sa gestion, ou encore à la mise en place de soutiens scolaires. Il évoque ces éléments à la troisième personne et est quasi absent du récit :

[Il] y a eu deux semaines, puis après il [l’employeur] a rompu. […] Ils [les parents] m’ont pris des répétiteurs en anglais, en allemand et en français. C’est eux qui ont décidé ça. (Ex-apprenant 12, employé de commerce, 16 ans)

Cette extériorité, ce manque d’emprise sur la situation peut enfin se traduire — comme pour un autre ex-employé de commerce — par un déni de la situation, qu’il évite en essayant de « penser à autre chose » (ex-apprenant 2, employé de commerce, 15 ans).

Des jeunes qui mettent en oeuvre des stratégies paradoxales

Lorsque des stratégies passives et actives sont utilisées simultanément ou successivement, une image paradoxale se dégage. C’est le cas, notamment, pour une ex-gardienne d’animaux. Chez elle apparaissent sept stratégies différentes. Pour se faire accepter dans l’entreprise et dans l’équipe, elle adopte tout d’abord des comportements de soumission et d’hypercorrection :

Je me sentais un peu comme un chien qui se faisait battre par son maître, […] je me faisais battre pendant un moment et puis du coup, à peine après on élève la voix, que directement mon dieu j’ai peur. […] J’essayais tout pour me faire intégrer au groupe, j’essayais plus de m’éloigner, de me retirer, d’être plus sympathique! [J’]essaie de parler comme eux […] j’ai changé de caractère […] pour essayer de me mettre avec eux […] Mon caractère avait totalement changé! pour finir je savais plus où j’en étais! j’étais totalement perdue! […] J’étais plus moi-même en fait! (Ex-apprenante 5, gardienne d’animaux, 17 ans)

Ces stratégies ne fonctionnant pas, elle cherche à tenir le coup. Elle fait dès lors preuve d’une grande endurance, se raccrochant aux raisons qui l’ont poussée à faire cette formation :

J’ai tenu le coup pendant une année et demie […] j’essayais de tenir le coup en me disant que c’est pour mon apprentissage que je le fais, que c’est important…

C’est donc après avoir testé en vain plusieurs stratégies, qu’elle finit par réagir :

Une fois, je suis allée lui [au patron] dire comme quoi ça allait vraiment pas! […] quand j’ai vraiment ouvert les yeux, que j’ai compris comme quoi je me faisais marcher dessus, c’est là que j’ai commencé à bouger un peu plus.

La réaction apparaît dans un second temps comme une stratégie de remplacement. Mais, là encore, c’est un faisceau de stratégies qui ont été mises en oeuvre. La confrontation directe avec l’employeur s’est doublée d’une action auprès du commissaire d’apprentissage, que la jeune femme a alerté. En outre, son réseau familial et amical a été largement mis à contribution :

On parlait de ça tous les soirs, et puis même encore maintenant, on en parle chaque fois qu’on se voit.

Dans quelques cas, un véritable déroulement dans le temps peut être reconstitué. Une ex-employée de commerce a successivement eu recours à : l’hypercorrection, l’endurance, la soumission, puis finalement à la réaction :

Je voulais faire tout bien, pour pas perdre ma place. […] Je voulais pas arrêter moi, parce que j’avais besoin de faire mes trois années, puis comme ça c’était fini. […] Je voulais pas dire non, parce que je me disais ‘ouais c’est mon patron!’. […] Donc, je me suis dit ‘autant faire ces trucs-là.’ […]‘Écoutez, c’est bon. C’est bon, j’ai compris, c’est pas vous qui allez me virer, mais c’est moi qui vais partir’. Enfin, j’ai dit comme ça. (Ex-apprenante 14, employée de commerce, 16 ans)

L’interprétation des résultats

Afin d’interpréter les tendances qui se dégagent de ces témoignages et vu la taille réduite de l’échantillon, nous ne proposons des interprétations que pour les quatre résultats les plus parlants. Tout d’abord, nous nous intéresserons à l’endurance, la stratégie la plus fréquemment adoptée par les jeunes interviewés. Puis, nous chercherons à comprendre pourquoi certaines stratégies n’ont pas été retenues. Ensuite, nous nous arrêterons sur les deux stratégies inédites, l’action et le partage. Enfin, nous analyserons la mise en oeuvre par une même personne de diverses stratégies.

Des jeunes qui font le poing dans leur poche

L’emploi fréquent de la stratégie d’endurance semble indiquer que les personnes interrogées sont conscientes de l’importance de leur formation. En effet, si une adolescente ou un adolescent s’impose de poursuivre sa formation en dépit de la souffrance qu’elle engendre, cela signifie sans doute qu’il est conscient de la portée de cette formation et des dangers d’une interruption. En ce sens, et même si cet aspect n’a pas été analysé dans la présente contribution, remarquons que les témoignages révèlent une extrême lucidité des jeunes interviewés quant au rôle et aux enjeux de la formation professionnelle.

Cette constatation est confirmée par les premiers résultats d’une étude longitudinale menée récemment auprès de trois mille jeunes en Suisse (COCON, 2006)[9]. Ils montrent en effet qu’à partir de quinze ans les jeunes se disent prêts à prendre des responsabilités et à faire des efforts. De cette étude et de nos résultats se dégage donc une image d’adolescentes et adolescents motivés et prêts à s’investir pour pouvoir poursuivre et mener à terme une formation postobligatoire.

Des stratégies délaissées

Les stratégies de défense adoptées par les apprenantes et les apprenants ne semblent reproduire que partiellement celles mises en évidence par la psychodynamique du travail. En effet, la concurrence, le clivage, l’individualisme, la collaboration et le cynisme viril ne sont pratiquement pas adoptés par les apprenantes et apprenants interviewés.

On peut donc se demander pourquoi les jeunes en situation de souffrance professionnelle n’y recourent que très rarement. Une explication plausible de ce phénomène pourrait être que les personnes interviewées n’en sont qu’aux premiers contacts avec le monde du travail. Elles sont en effet tout au début de leur vie professionnelle et n’ont pas encore intégré toutes les normes, les valeurs et les codes de conduite du monde du travail (Dubar, 1996; Ruano-Borbalan, 2004). Ce manque d’expériences professionnelles fait qu’elles n’ont pas encore eu le temps de s’approprier des stratégies que l’on retrouve davantage auprès des travailleuses et travailleurs adultes. Nous pensons en effet que certaines stratégies « s’apprennent » au cours de la socialisation professionnelle et font véritablement partie de l’identité professionnelle de certains métiers, notamment ceux dont le danger physique est très présent (idéologie défensive de métier, Dejours, 2000). Enfin, ces stratégies dites de métier se construisant collectivement, ces jeunes travailleuses et travailleurs n’y ont pas encore accès.

Les moyens non retenus témoignent également du statut particulier des apprenantes et des apprenants. Leur position hiérarchique les exclut de fait de certaines stratégies, car pour collaborer, au sens défini précédemment, il faut être en mesure de le faire, c’est-à-dire avoir une parcelle de pouvoir. Or, la personne hiérarchiquement la plus faible n’en a objectivement pas les moyens. Par ailleurs, le clivage n’est nécessaire qu’en parallèle à une stratégie de collaboration, et ce, afin de se protéger. Au vu de ce qui précède, cela n’a ici aucun sens. Enfin, les stratégies individualistes ou concurrentielles ne peuvent être choisies, puisque l’apprenante ou l’apprenant est en formation et a besoin de ses collègues, accessoirement de ses formatrices et formateurs.

Des stratégies inédites

L’analyse des entretiens révèle qu’une partie non négligeable des jeunes en formation professionnelle duale utilisent deux stratégies inédites : l’action et le partage. La présence de ces deux nouvelles stratégies met en évidence la spécificité du phénomène étudié ici, tant sur le plan du champ (la formation professionnelle) que des caractéristiques de la population étudiée (l’adolescence).

La stratégie d’action peut être liée à la spécificité du champ étudié. L’entrée en formation professionnelle correspond en effet aux premiers « tâtonnements » des apprenantes et des apprenants dans le monde du travail. Ils essaient donc de tester des stratégies actives, afin de résoudre leurs problèmes. Il serait intéressant de vérifier si la fréquence et la quantité de ces stratégies actives se réduisent avec le temps, les jeunes sélectionnant les stratégies qui ont fait leurs preuves et éliminant celles qui se sont révélées inefficaces. Un autre élément peut expliquer l’utilisation fréquente de ce type de stratégies. Comparativement à des travailleuses et à des travailleurs adultes, les jeunes en formation professionnelle duale ont en effet la possibilité de solliciter davantage d’appuis institutionnels. La formatrice ou le formateur en entreprise, la ou le commissaire d’apprentissage (censé intervenir auprès de l’entreprise et des jeunes en cas de litige), l’office d’orientation, les conseillères ou conseillers aux apprentis, le corps enseignant, le service de médiation des écoles professionnelles sont autant d’instances ou de personnes mobilisables en cas de difficultés. Malgré cet important réseau, les ruptures ne peuvent pas toujours être évitées. En effet, les jeunes n’ont pas nécessairement recours à ces ressources ou ne sont pas toujours informés de leur existence. Enfin, si ces dernières sont sollicitées dans les temps, le problème n’est pas résolu pour autant.

Quant au déploiement relativement fréquent de la stratégie de partage, nous supposons que son côté inédit peut s’expliquer par le fait que la population adolescente[10] n’a pas non plus été abordée par le biais d’une approche de psychodynamique du travail. Or, cette population semble adopter des stratégies qui sont propres à son âge. En effet, le partage peut être considéré comme une stratégie spécifique et typique de l’adolescence, un âge de constitution des identités personnelle et sociale (Erikson, 1972; Palmonari, 1993). Les jeunes sont en effet portés à intensifier et à réorganiser leurs relations sociales, à tester et construire de nouvelles modalités d’interaction, à s’intégrer à de nouveaux groupes sociaux, ainsi qu’à se repositionner dans leur environnement social (famille, école, pairs, etc.). De plus, la construction identitaire à cette période de vie est tributaire du regard de l’autre (identité par autrui), l’adolescente et l’adolescent se définissant à travers l’image qui leur est restituée par leur entourage. Ainsi, l’importance de l’aspect relationnel — aussi bien pour se positionner dans l’environnement que pour se définir à travers le regard de l’autre — porte les jeunes à échanger spontanément et fréquemment avec autrui et à soumettre à autrui leurs propres doutes, angoisses, peurs et souffrances (Gurtner, 1998).

Une personne, plusieurs stratégies

Comme nous l’avons déjà souligné, les jeunes utilisent plusieurs stratégies. De cette variété n’émerge pas nécessairement une stratégie privilégiée, mais une séquence de plusieurs stratégies. Tout semble se passer comme si lorsqu’une manière de réagir ne fonctionne pas ou plus, on passait à une autre, et ce, jusqu’à la rupture. En outre, diverses modalités dans le choix et l’enchaînement des stratégies sont apparues, dessinant globalement trois profils.

Dans les résultats, une personne est apparue comme maîtrisant largement sa situation, ayant une certaine facilité à partager son expérience, à prendre des décisions et à mettre en oeuvre des démarches adaptées. Cette image émane du type de stratégies qu’elle a retenues, en l’occurrence ici toutes actives. Précisons que cette modalité semble dépendre largement de la situation. Dans le cas précité, un nombre important de facteurs favorables permettent un tel type de démarche. La souffrance au travail est d’origine physique et, puisque la jeune femme apprend un métier traditionnellement masculin, elle peut le dire sans honte. En outre, la relation entre l’apprenante et son formateur est exceptionnelle et le soutien familial important. La situation est donc atypique à plus d’un titre et la rareté d’un tel profil ne nous surprend guère.

Certains jeunes donnent une image de retrait face à leur propre expérience. En effet, les décisions semblent être prises par d’autres : les parents, l’entreprise, l’école. Ces jeunes assistent en spectateurs à leur propre expérience et, petit à petit, ils se retirent de la scène, que ce soit en optant pour des stratégies de silence, d’isolement ou de désengagement, ou encore en déroulant un récit à la troisième personne, dans un rapport de complète extériorité. L’impression globale est presque celle d’une totale passivité, et ce, bien qu’ils aient également mis en place des stratégies actives, que nous avons dès lors qualifiées de « timides ». Ce profil est une bonne illustration des spécificités de notre population. En effet, bien que déjà confrontés aux contraintes et aux souffrances du monde du travail, ces apprenantes et apprenants sont encore souvent très jeunes — parfois mineurs — et souffrent parfois du simple fait d’être « les seuls de leur âge » dans un environnement adulte. Toutefois, ils cherchent parfois le soutien et l’aide de ces mêmes adultes. Le statut revendiqué apparaît alors comme relativement ambigu : sont-ils encore des enfants pris en charge ou déjà des adultes indépendants?

Enfin, certaines personnes optent pour des stratégies qui semblent se contredire entre elles. En effet, dans un premier temps les stratégies retenues sont assez passives, ce sont des stratégies d’adaptation à la situation. Ce n’est que dans un second temps, lorsque les personnes se sentent en droit d’agir et de contester la situation qu’elles subissent, qu’elles mettront en place des stratégies plus actives. Dans plusieurs cas, on retrouve donc ce même schéma : la réaction intervient après des conduites moins confrontatives. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. En effet, tout d’abord confrontés à une réalité nouvelle, ces jeunes essaient de s’adapter, ne sachant pas nécessairement ce qui est de l’ordre de la normalité au travail. Il s’agit donc d’un premier temps pour évaluer la situation, reconnaître qu’elle pose problème et trouver une ou plusieurs stratégies pour y faire face.

Au terme de ces premières réflexions, il nous semble donc qu’une clef d’analyse possible de la souffrance au travail chez les jeunes pourrait être la temporalité. En effet, la stratégie la plus largement adoptée par notre population (l’endurance) est une stratégie de la durée. Et ce n’est qu’au terme d’un temps certain que cette stratégie est doublée, voire remplacée, par une autre. Par ailleurs, et comme cela a déjà été évoqué, on peut assister à un véritable déroulement chronologique des stratégies mises en place, un séquençage de celles-ci. Analyser cette organisation à la lumière de la temporalité est d’autant plus intéressant avec une population adolescente. En effet, les adolescentes et les adolescents sont fréquemment ancrés dans le présent ou dans un futur proche (Boivin et Fournier, 2006; Trottier, 2006), leurs stratégies sont donc souvent des réponses immédiates. Cela est renforcé par leur statut provisoire, momentané dans l’entreprise. La question semble dès lors être « que puis-je faire tout de suite pour me protéger? », d’où le recours à la non-réaction, le silence, la soumission, voire l’hypercorrection. Ces stratégies illustrent l’analyse que font les jeunes de la situation. En effet, ils la perçoivent comme transitoire, espérant qu’elle passe. D’autres stratégies semblent par contre s’ancrer davantage dans une temporalité du futur proximal. Dans ces cas, les jeunes parviennent à se projeter dans un avenir proche — où la formation sera achevée et le diplôme obtenu[11]. C’est cette projection à moyen terme qui leur permet d’opter pour des stratégies de longue haleine, telles que l’endurance.

Conclusion et perspectives

L’analyse de nos entretiens par le biais de la grille de la psychodynamique du travail permet de faire émerger des questions nouvelles. En effet, les spécificités de notre population influencent largement l’accès, le choix et l’organisation des diverses stratégies de défense.

Le premier aspect que nous souhaitons souligner est le fait que certaines stratégies, pourtant largement évoquées par la littérature, n’ont pas du tout été retenues par notre population. Son statut d’apprenante et d’apprenant permet d’expliquer pourquoi certaines de ces stratégies (concurrence, clivage, individualisme, collaboration) n’ont pas été utilisées. Ces personnes ne sont tout simplement pas en position (en termes de hiérarchie, d’ancienneté, de stabilité) d’y avoir recours. Cette position de faiblesse dans le monde professionnel fait qu’elles subissent les contraintes et la souffrance, plus qu’elles n’y participent.

Par ailleurs, le non-recours à la virilité défensive ne peut pas s’expliquer uniquement par le statut, mais laisse penser qu’elle n’était pas connue par notre population. En effet, les jeunes interviewés n’en sont qu’à leur première année de formation, leur socialisation professionnelle a donc à peine commencé. Or, c’est probablement durant cette dernière que s’apprennent les stratégies de défense et en particulier celles fonctionnant sur des ressorts de genre (le cynisme viril ou la muliébrité)[12]. Ici, ni le ferblantier (dans un métier à risque), ni la paysagiste (dans une situation pionnière) n’y ont recours, alors que leurs situations spécifiques les y inviteraient.

Afin de vérifier ces réflexions, il serait particulièrement intéressant de procéder à une étude comparative entre les stratégies de notre population et celles mises en place par leurs collègues de dernière année d’apprentissage. Ou, dans un même ordre d’idée, de procéder à une étude longitudinale, réinterrogeant la même population après deux ou trois ans de formation professionnelle. Ainsi, nous pourrions avoir des indications quant à l’intériorisation progressive de stratégies durant les années de formation professionnelle et leur influence sur la poursuite de cette dernière. Enfin, nous pourrions également vérifier si la fréquence et le nombre de ces stratégies se réduisent avec le temps, les jeunes sélectionnant les stratégies qui ont fait leurs preuves et éliminant petit à petit celles qui n’ont pas permis de résoudre le problème.

Le second aspect sur lequel nous souhaitons mettre l’accent, nous a été inspiré par ce propos de Dejours (2000, p. 175) :

Si la fonction première des systèmes de défense est d’alléger la souffrance, leur pouvoir d’occultation se retourne contre ses créateurs. Car faute de connaître la forme et le contenu de cette souffrance, il est malaisé de se battre contre elles. À la fin, les stratégies défensives, en raison même de leur efficacité vis-à-vis de l’équilibre mental, s’opposent à une évolution qui pourrait conduire à une stabilité d’un niveau moins médiocre.

Dans cette recherche, nous sommes face à des jeunes qui ont rompu leur formation professionnelle. Malgré les nombreuses stratégies mises en place, parfois simultanément, parfois successivement, la souffrance n’a vraisemblablement pas été suffisamment allégée. Et les stratégies déployées n’ont occulté que provisoirement la réalité à l’origine de cette souffrance. Elles ont néanmoins permis de faire en sorte que les situations évoluent. En effet, l’ensemble des jeunes que nous avons rencontrés sont sortis de l’environnement qui participait de leur malaise. Si certains sont en attente d’une solution durable (nouvelle place d’apprentissage), ils sont dans des situations que l’on pourrait qualifier de moins médiocres. Ainsi, si la rupture peut être comprise comme un échec momentané des stratégies de défense, elle peut dans certains cas également être considérée comme positive, puisqu’elle a permis d’échapper durablement à la situation responsable de la souffrance.

Travailler sur les arrêts prématurés de formation professionnelle sous l’angle des stratégies de défense n’est pas chose aisée, car il est difficile d’interpréter les ruptures de contrats d’apprentissage. Dans les entretiens que nous avons analysés, la rupture est toujours un moment difficile, et ce, notamment parce qu’elle fait ressurgir la peur de ne pas trouver une autre place d’apprentissage et celle de la précarité liée au contexte économique. Mais elle est également fréquemment vécue comme un moment libérateur, qui permet de quitter une situation génératrice de souffrances. La rupture a en outre offert à certaines et à certains l’occasion de faire le point, de se réorienter. Enfin, plusieurs jeunes laissent entendre que cette souffrance leur a permis de se construire, de se renforcer face au monde des adultes, au monde du travail. On peut donc parler ici de souffrance créatrice (Dejours, 2000; Maranda et Leclerc, 2000).

Il serait dès lors intéressant d’élargir cette étude sur la souffrance au travail chez les apprenantes et apprenants également à celles et à ceux qui n’ont pas arrêté leur formation. Qu’en est-il des stratégies retenues? Sont-elles différentes ou plus efficaces, ou alors ont-elles davantage occulté la réalité génératrice de souffrance? Poursuivre sa formation signifie-t-il que les jeunes ne souffrent pas, ou moins, ou encore qu’ils n’ont pas réussi à échapper à une situation difficile pour se créer un espace plus favorable? La rupture d’apprentissage lue à travers le prisme de la psychodynamique du travail pourrait donc devenir une expérience positive, dont les jeunes ne seraient pas uniquement les victimes, mais aussi les actrices et les acteurs.