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Le contexte de la problématique de l’épuisement de 1998 à 2008

Les trois ouvrages que j’ai publiés dans les années 90 portaient respectivement sur une méthode d’animation de groupes en vue de prévenir l’épuisement chez les aidants naturels (1994) suivis de deux ouvrages (1998) portant sur la prévention de l’épuisement du personnel soignant et la prévention de l’épuisement chez les intervenants sociaux. S’adressant à ces derniers, Échec au burnout (1998) traite avant tout du sens qu’un individu accorde à son travail. Comme le dit Diane Bernier dans la préface, l’épuisement ne peut être ramené à un simple problème de surmenage. Une forme de démoralisation est sous-jacente au manque d’énergie constaté. Cette démoralisation est causée par un écart trop grand entre l’effort fourni et la gratification qui en résulte.

Cette discordance revêt des couleurs diverses qui ont été étudiées dans les années 90 par des auteurs tels que Larivière et Bernier (1995). Pour eux, les trois principaux facteurs qui incitent les travailleurs sociaux à vouloir quitter leurs postes sont : l’absence de progression et de développement professionnel, le style de gestion dans l’établissement et la nature du travail auprès d’une clientèle particulière. Pines, Aronson et Kafry (1990) arrivent à des conclusions relativement semblables quand ils affirment que le manque d’autonomie et le manque de gratification sont des facteurs d’épuisement aussi importants que la surcharge de travail.

Nous avons conclu qu’une partie du problème de l’épuisement chez les intervenants sociaux réside dans des modes de gestion déficients et dans un manque de stratégies de prévention de la part des organisations et qu’une autre partie trouve son assise dans les réactions individuelles des travailleurs à ces modes de gestion.

Qu’est-ce qui a changé depuis une douzaine d’années dans le contexte social, politique et organisationnel qui peut avoir une influence sur la problématique de l’épuisement chez les intervenants sociaux? Je n’entends pas ici donner des réponses à cette question de façon scientifique, à partir d’une revue de la littérature ou de la recherche. Mes propos sont davantage ceux d’une gestionnaire du réseau de la santé et des services sociaux et d’une auteure préoccupée par la problématique de l’épuisement chez le personnel du réseau de la santé. Mes commentaires sont donc essentiellement basés sur mon expérience professionnelle et mes réflexions personnelles. Elles n’engagent en rien l’établissement pour lequel je travaille.

Il y a une douzaine d’années, les changements dans la pratique sociale avaient déjà commencé à se dessiner, mais l’ampleur des changements à venir n’était pas encore perceptible. Voici quelques facteurs qui ont pu contribuer à amplifier les changements de pratique des intervenants sociaux : le nouveau contexte de pénurie de la main-d’oeuvre, le changement générationnel et le renouvellement de la main-d’oeuvre et le contexte politique associé à la gestion des services sociaux et de santé.

La pénurie de main-d’oeuvre professionnelle

Le contexte de pénurie de la main-d’oeuvre apporte son lot de pressions sur la pratique des intervenants sociaux. Il y a douze ans, la pénurie commençait à se faire sentir en soins infirmiers et dans certaines professions de la réadaptation. Pour les travailleurs sociaux, au début des années 70, c’était l’âge d’or du plein emploi. Il y avait une pénurie importante de diplômés universitaires et les employeurs venaient nous recruter sur les bancs de l’université. À partir du début des années 80, les compressions budgétaires et une réduction du marché de l’emploi ont fermé la porte aux nouveaux travailleurs sociaux qui se sont orientés en masse vers les organismes communautaires. Ce courant a perduré jusqu’à la fin des années 90 et au début des années 2000. En fait, nous avons pu observer une courbe très nette d’une trentaine d’années, soit le passage de la cohorte des baby-boomers.

Quel est l’impact de la pénurie actuelle sur la problématique de l’épuisement? Un peu partout, les listes de rappel sont à peu près vides. Les grands journaux affichent régulièrement des annonces de recrutement pour des postes, mais surtout pour des listes de rappel. Pour les employeurs, la situation est très difficile, car les absences ponctuelles, de moyenne ou de courte durée, ne peuvent pas être remplacées. Certaines équipes psychosociales sont gravement touchées par le manque de remplacement lors de congés de maladie, de congés de maternité, d’absences pour activités syndicales, de vacances, etc. Cela signifie trop souvent que le travail doit être redistribué parmi ceux qui restent, ce qui représente pour eux un risque supplémentaire de démotivation et d’épuisement. Nous tournons en rond! Cela signifie aussi que les employeurs doivent faire appel à des agences de main-d’oeuvre indépendante. Ils se retrouvent parfois avec des travailleurs moins formés et qu’il faut orienter trop rapidement, d’où une surcharge pour les employés réguliers, sans compter le coût plus élevé de telles agences.

Une autre conséquence de la pénurie de main-d’oeuvre est la réticence compréhensible des employeurs à accorder davantage de congés : congés sans solde, traitements différés, congés à temps partiel, congés pour fins d’étude ou d’enseignement. Mais nous nous retrouvons devant un dilemme important. Nous ne voulons pas libérer des employés si difficiles à remplacer et nous ne voulons pas perturber les équipes de la clientèle. Mais en contrepartie, si nous ne satisfaisons pas les professionnels, seront-ils tentés d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte et les employeurs plus souples?

Le changement générationnel dans la main-d’oeuvre

C’est ici qu’intervient un autre facteur, soit le changement générationnel dans la main-d’oeuvre. Nous sommes tous à même de constater que le sens du travail a changé chez la nouvelle génération de travailleurs. La place qu’occupe le travail dans leur vie n’est plus la même. Je ne veux surtout pas les blâmer pour ce changement de valeurs. Les jeunes travailleurs ne vivent plus pour travailler, mais travaillent pour vivre. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas impliqués dans leur travail, mais ils revendiquent un meilleur équilibre entre leur vie personnelle et professionnelle. Ils ont souvent vu leurs parents travailler énormément et parfois trop à leurs yeux. Cette nouvelle génération de travailleurs veut avant tout vivre et cela se traduit pour l’employeur par un grand nombre de demandes de travail à temps partiel ou de congés sans solde. Les jeunes parents veulent passer plus de temps avec leur bébé, certains veulent préparer un changement de carrière éventuel. Le travail n’est plus nécessairement une vocation dans laquelle on s’engage pour la vie. Les jeunes veulent une plus grande liberté dans leur vie et refusent un milieu de travail qu’ils perçoivent comme étant une prison.

Ce changement, cette presque mutation sociale et culturelle, s’ajoute à la pénurie de main-d’oeuvre pour créer un dilemme important chez les gestionnaires. Que faire pour attirer et garder notre main-d’oeuvre? Comment les employeurs peuvent-ils s’adapter aux besoins de leur personnel? Mais aussi, comment les nouveaux travailleurs peuvent-ils s’adapter aux besoins du marché du travail?

Les employeurs doivent à mon avis prendre le parti de la souplesse et de l’adaptation. Ils doivent offrir les meilleures conditions de travail à leur personnel professionnel, même si cela entraîne des coûts, car la pénurie entraîne des conséquences tout aussi coûteuses sur le plan financier et humain. Les employeurs devront explorer des solutions nouvelles et plus souples pour offrir à leurs professionnels la liberté d’action souhaitée. Devons-nous prendre le risque du statu quo ou prendre la chance d’assouplir les conditions de travail pour conserver nos employés?

Le développement professionnel devrait devenir un investissement incontournable pour les employeurs. Des budgets de formation plus généreux, des modalités d’application plus souples, l’implication des professionnels dans ce mode de gestion sont nécessaires si nous voulons améliorer la satisfaction au travail des intervenants sociaux.

Les changements politiques dans la gestion des services sociaux

Les nouveaux intervenants sociaux sont appelés eux aussi à s’adapter aux changements actuels dans le monde du travail. Le contexte politique et social a changé. Nous n’en sommes plus aux grandes mobilisations politiques et syndicales des décennies précédentes. Les nouvelles structures créées par la réforme développent, sous la pression du ministère et des agences, des modes de gestion axés avant tout sur l’efficacité et l’efficience. Les centres de santé et de services sociaux ont des comptes à rendre, des ententes de gestion à respecter. Cela signifie en termes clairs qu’ils ont des objectifs à atteindre quant au nombre de clients à rejoindre et à l’intensité de services à offrir, au risque de se voir couper les budgets.

Dans un tel contexte, il est évident que le travail social a largement changé. Au début de ma pratique, c’était davantage un art, acquis au fil de l’expérience et axé sur la relation avec le client. Aujourd’hui, même s’il y a encore une grande partie humaine dans le travail social, il y a des impératifs de rendement. Le travailleur social se situe dans un cadre interdisciplinaire où il doit démontrer sa spécificité et son efficacité. Son intervention est ouverte au regard des autres. Il doit construire sa crédibilité tout en étant efficace. Il doit aussi accepter que l’employeur ait des exigences en termes de qualité de travail, mais aussi en termes de quantité. Gare aux perfectionnistes!

Le perfectionnisme était une qualité au début de ma pratique. La phrase « ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait » résonnait souvent à notre oreille. Mais aujourd’hui, le perfectionnisme est un piège qui crée une énorme pression pour certains intervenants. C’est d’ailleurs, selon mon expérience, un facteur de risque d’épuisement majeur chez certains intervenants sociaux. Les nouveaux intervenants devront accepter d’être d’abord des généralistes polyvalents. Ils devront accepter d’être efficaces avant d’être parfaits. Puisqu’elle ne peut s’appliquer telle qu’elle est enseignée, l’intervention dans les règles de l’art conduit bien souvent à une désillusion et à un désengagement. Les nouveaux intervenants devront accepter d’être imparfaits et de devoir parfois « faire les coins ronds » s’ils veulent vieillir en santé dans le cadre de leur profession.

Ils devront rendre des services dans un cadre plus défini et plus étroit. Mais en même temps, cela peut contribuer à les protéger du surinvestissement dans leur travail. En effet, des mandats peu clairs, des objectifs trop généraux, des rôles flous ont souvent pour effet de créer un certain malaise chez les intervenants, à la limite de la culpabilité : ont-ils atteint leurs objectifs? Sont-ils allés assez loin? Doivent-ils garder le dossier ouvert? Le client est-il enfin satisfait?

Conclusion

Ces constats m’amènent à me demander si la situation actuelle de la pratique sociale implique plus de risques pour l’épuisement des intervenants sociaux que celle qui avait cours au milieu des années 90. Si nous considérons les facteurs de satisfaction au travail identifiés par les chercheurs dans les années 90, je crois que sur le plan organisationnel, les conditions sont défavorables. La réforme a diminué le sentiment d’appartenance et de participation dans les établissements, elle a éloigné les centres de décisions, réduit l’autonomie des cadres, dilué l’information à la base et négligé le développement professionnel. En ce sens, si nous considérons les besoins des intervenants sociaux comme étant semblables à ceux des années 90, nous pouvons affirmer que les risques d’épuisement sont considérablement accrus.

D’autre part, si nous considérons les changements sociaux et culturels véhiculés par la jeune génération d’intervenants, nous pouvons croire que ces changements peuvent jusqu’à un certain point moduler les changements négatifs apportés par la réforme. Pour la jeune génération, le sens du travail a changé. Sa philosophie de vie est davantage axée sur la qualité de la vie, la vie relationnelle et familiale, que sur le travail. En ce sens, les jeunes intervenants ne mettent pas tous leurs oeufs dans le même panier. Le travail n’est qu’une dimension de leur vie et n’est pas leur seul lieu de réalisation. Un cadre de pratique mieux organisé, plus rigoureux, comportant des objectifs de rendement, peut produire chez eux un effet sécurisant, sans entamer leur sentiment de réalisation professionnelle. Ils se seront développés dans un tel cadre, ce qui n’est pas le cas pour leurs aînés.