Corps de l’article

Les études sur le corps (body studies), qui se développent depuis plus de trois décennies dans les milieux anglophones, commencent à intéresser des chercheuses et chercheurs francophones, notamment celles et ceux qui collaborent à cet ouvrage. Corps abîmés se divise de manière tripartite : Adolescence meurtrie; Morceler le corps; Phénoménologies du corps altéré. Il propose une introduction et treize textes, à mi-chemin entre l’essai et l’article savant, tous axés sur le corps transformé, entre autres, par la maladie, le handicap ou les modifications corporelles dites extrêmes. Malgré le fait que la majorité de leurs auteures ou auteurs soient universitaires, les contributions ne présentent cependant pas la facture traditionnelle des articles savants, comme la description du cadre théorique et de la méthodologie; elles sont courtes et se lisent aisément grâce à leur caractère accessible. Par ailleurs, l’ouvrage frappe par l’homogénéité de la pensée des auteures ou auteurs; à quelques exceptions près, et malgré leur provenance disciplinaire variée (philosophie, sociologie, anthropologie, psychanalyse), ils alignent leur réflexion à celle du codirecteur de l’ouvrage, David Le Breton, qu’ils citent à maintes reprises dans leurs articles et dont l’intérêt pour le corps, tel qu’énoncé dans l’introduction, porte sur son caractère défaillant, défectueux et pathologique.

Le Breton signe d’ailleurs la première section de l’ouvrage, Adolescence meurtrie. L’auteur y explore certaines modifications corporelles telles les scarifications, considérées comme un mécanisme d’adaptation (déviant) des individus face à la violence, à la souffrance et à la souillure de leur identité. La thèse de Le Breton est claire : les modifications corporelles constituent des « attaques au corps » des jeunes qu’il faut prévenir (p. 15-16). Les autres textes de cette section suivent ce fil d’Ariane. Meryem Sellami s’intéresse aux pratiques de « vomissements autoprovoqués » des jeunes filles en Tunisie et relie ces pratiques corporelles avec, d’une part, les normes esthétiques et, d’autre part, les relations conflictuelles avec la mère. Maria Helena Fernandes se penche également, à partir d’une perspective psychanalytique, sur le rôle de la mère dans les troubles alimentaires vécus par les adolescentes. Nelson da Silva Junior clôt cette section sur une analyse psychanalytique de diverses modifications corporelles, dont plusieurs sont décrites comme des « actions destructrices » (p. 43) du sujet pour exprimer ses douleurs.

La deuxième section, Morceler le corps, s’ouvre sur une contribution de Denis Jeffrey qui porte sur les tatouages dits extrêmes à travers l’exemple d’un homme tatoué en zombie. Une fois de plus, les modifications corporelles de ce jeune sont interprétées en termes de souffrance psychique et de la destruction du lien social que peuvent amener ces tatouages dans sa vie. Pascal Hintermeyer propose quant à lui une réflexion différente et intéressante sur les usages des « corps post mortem » et comment ceux-ci visent à redonner une vie symbolique à la mort, entre autres, par le recyclage des cendres pour la confection de bijoux ou des cellules et des organes du corps pour des transplantations. À la suite du texte de Gabriele Profita sur la transmission intergénérationnelle d’expériences traumatiques, Annamaria Fantauzzi se sert de l’exemple des greffes d’organes pour poursuivre la réflexion sur l’utilisation des corps morts ou des parties de corps vivants. À travers un article bien documenté et structuré, l’auteure analyse les transformations identitaires qui découlent des greffes d’organes et propose une lecture critique de la notion de don impliquée dans les dons d’organes.

Phénoménologies du corps altéré, la troisième section est axée sur l’expérience des sujets dont le corps est transformé. Une réflexion de Denisa Butnaru portant sur la phénoménologie et le corps chez Merleau-Ponty et Husserl donne le ton à cette dernière partie. Pour sa part, Pierre Ancet se penche sur le vécu des personnes blessées médullaires et la manière dont elles vivent avec leur nouveau corps à la suite d’un accident. Puis, Erika Barreto place au coeur des analyses le vécu des personnes en situation de handicap, mais dans une perspective différente. Dans une réflexion rafraîchissante, informée par les travaux anglophones en études critiques sur le handicap et qui contraste avec la plupart des textes de l’ouvrage, l’auteure endosse le modèle social du handicap qui situe une partie importante des problèmes que vivent les personnes handicapées non pas dans le déficit physique comme tel, mais bien dans les structures sociales, politiques et économiques de nos sociétés capacitistes (discrimination fondée sur le handicap). La perspective dissidente de Barreto permet d’entamer une analyse critique de la notion de handicap et de voir comment cette dernière nous force à repenser l’indépendance supposée du sujet en termes d’interdépendance des sujets humains tous vulnérables. Enfin, Simone Korff-Sausse se concentre sur le vécu psychique du corps « abîmé » et Bernard Andrieu propose en conclusion à l’ouvrage une incursion dans l’expérience positive que des vétérans amputés vivent à travers des pratiques sportives.

Si l’ouvrage a le mérite de contribuer aux travaux francophones dans le champ des études sur le corps, travaux encore trop peu développés à comparer à ceux en langue anglaise, il est déplorable que la perspective des auteures ou auteurs sur les corps différents et marginalisés soit majoritairement négative et pathologique. Plus troublant encore est le fait que la majorité d’entre eux semblent ignorer les développements majeurs qui ont été effectués du côté des travaux en anglais dans le champ des études sur le corps, le genre, le handicap et les enjeux trans et qui ont permis, au cours des trente dernières années, d’appréhender sous un angle différent et positif ces corps altérisés et stigmatisés. Corps abîmés et les perspectives qui y sont présentées constituent néanmoins un point de départ pour susciter des réflexions et des débats qui conduiront peut-être à la diversification des études francophones sur le corps, le handicap et la santé.