Entrevue

Le travail social : problèmes et promessesEntrevue avec Danilo Martuccelli[Notice]

  • Nicolas Moreau et
  • Simon Lapierre

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  • L’entrevue a été réalisée par
    Nicolas Moreau
    Simon Lapierre

Danilo Martuccelli est professeur de sociologie à l’Université Paris Descartes, Faculté des Sciences Humaines et Sociales — Sorbonne, membre du laboratoire CERLIS

Premier point. Je pense que nous vivons dans une société qui, contrairement à ce qu’on dit, facilite une montée ainsi qu’une production structurelle de la singularité. Lorsqu’on pense à la singularité dans l’industrie, on pense au monde artisanal. On pense que le modèle fordiste a éliminé définitivement la singularité des objets. Au contraire, dans le post fordisme, nous sommes désormais dans un rapport beaucoup plus singulier aux objets. Mais cela est aussi visible dans nos pratiques de consommation et, bien entendu, dans nos expériences situationnelles où désormais, ce qui prime, c’est la qualité des moments. Maintenant, notre représentation des liens sociaux n’est plus marquée par l’idée d’une position unique, mais plutôt par un réseautage multiple. Bref, l’idée que nous sommes de plus en plus fabriqués par une singularisation, par une interdépendance différenciée du social, s’impose à nous tous. Structurellement, cela amène à l’obligation de singulariser nos regards. Ce que certains dénomment, à tort, la « psychologisation du social ». Le second point qui pour moi explique cette psychologisation est évidemment la manière dont la pratique narrative des médias a imposé un récit des événements collectifs. On est passé de héros collectifs anonymes et impersonnels — la classe sociale, les sujets historiques — à des événements qui sont racontés au travers d’histoires personnelles. Et si on n’arrive pas à les cerner ainsi, l’histoire, la grande, reste opaque. Je pense qu’on est là en face d’un phénomène structurel considérable qui est un véritable basculement de nos perceptions sociales. Trop de sociologues restent attachés aux « cases » sociologiques là où les gens vivent dans un monde de « visages ». Par exemple, le fait que les gens vivent dans un monde de relations humaines de plus en plus psychologisées pose un grand problème à la sociologie. Bien entendu, il y a toujours des positions et des rôles, mais les gens perçoivent davantage les enjeux sociaux au travers des visages, ce qui alimente une véritable psychologisation des conflits sociaux. La phrase de Marx, « on ne combat jamais les individus, on combat des positions dans un système », qui a fini par donner une compréhension structurelle de ce qu’était la vie sociale au XIXe siècle, nous fait aujourd’hui souvent défaut. La singularisation est passée par là. L’autre ce n’est pas un patron, c’est mon patron. Ce n’est pas un homme ou une femme, c’est monconjoint ou maconjointe. Et cette personnalisation du face à face fait qu’évidemment les conflits sociaux sont beaucoup plus difficiles à exprimer, parce qu’on a de moins en moins la capacité à les traiter comme des problèmes de rôles ou des positions structurelles. On les traite de plus en plus comme des problèmes interpersonnels. C’est un des grands visages de la psychologisation en cours de la vie sociale. On peut ajouter un deuxième changement. Les rôles sociaux ont une autre consistance. Il ne s’agit pas, comme cela a parfois été dit, de l’effritement des rôles, car les rôles existent; si on est assistant social, éducateur, etc., on a un rôle à jouer vis-à-vis d’un citoyen, d’un client ou d’un usager, mais du fait que les rôles protègent beaucoup moins la personnalité. Le rôle était un véritable écran qui permettait à l’acteur de se prémunir contre ses états subjectifs; c’est de moins en moins le cas parce que désormais les acteurs sont contraints de s’impliquer davantage. Et du coup, la souffrance — pour reprendre ce mot — se répand des deux côtés. C’est-à-dire qu’il y a la souffrance des citoyens, des usagers et des clients, mais aussi celle de l’intervenant social. Et c’est une transformation radicale du …