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Depuis plusieurs décennies déjà, le phénomène de l’individualisation fait les manchettes dans les pays occidentaux et il se manifeste dans toutes les sphères de la vie. De nombreux chercheurs se sont intéressés à cette question, mais peu se sont penchés sur la nouvelle tendance à adopter une approche individualiste vis-à-vis du milieu de vie immédiat. En effet, nous remarquons un nombre croissant de personnes résidant seules, c’est pourquoi il est tout à fait pertinent d’étudier le sujet avec plus de rigueur. C’est ce que se propose de faire Habiter seul : un nouveau mode de vie?, un ouvrage collectif dirigé par Johanne Charbonneau et Annick Germain de l’INRS, ainsi que par Marc Molgat de l’Université d’Ottawa. L’oeuvre se divise en trois parties regroupant onze chapitres, lesquels abordent un angle d’analyse particulier du phénomène de l’habitat en solitaire. Nous présentons un résumé de ces trois parties. Suivra une brève critique.

La première partie d’Habiter seul : un nouveau mode de vie? porte sur le logement et la trajectoire résidentielle. Les auteurs y démontrent la pertinence d’étudier la croissance fulgurante du nombre de ménages solos dans les pays occidentaux. Effectivement, cette catégorie de ménage ne cesse d’augmenter depuis le début des années 1960. Les groupes d’âge concernés varient de la trentaine à la cinquantaine et les personnes vivant seules sont majoritairement locataires et affichent les revenus médians les plus bas, en dépit parfois d’une formation universitaire. On compare par la suite leur organisation dans trois grandes villes canadiennes, soit Montréal, Vancouver et Toronto. La première se distingue des deux autres par les caractéristiques de son marché résidentiel favorable à la formation de ménages seuls. On parle notamment de la disponibilité des logements ainsi que des faibles coûts qui y sont associés. Le chapitre trois illustre l’hétérogénéité des parcours en misant d’abord sur la relation de moins en moins linéaire entre la trajectoire résidentielle et la vie professionnelle ou conjugale. Dès lors, on assiste à des déménagements autant choisis que contraints. Trois profils typiques ressortent de l’étude : l’authentique indépendant, le converti à la suite d’une séparation et le mobile, que l’on surnomme « urbain cosmopolite ». Une réflexion sur l’accès à la propriété des solos clôt cette partie de l’ouvrage. Si l’acquisition d’un logement en solitaire s’avère désormais moins exceptionnelle, elle génère toujours néanmoins la crainte d’un endettement hypothécaire.

La deuxième partie se penche sur la vie sociale des personnes vivant seules. Leurs réseaux ne diffèrent pas énormément des gens qui cohabitent, alors qu’apparaît une corrélation positive entre la taille du réseau et le niveau de sociabilité. Ensuite, les auteurs abordent la solitude en tant qu’état envisageable chez les ménages uniques. Trois composantes la caractérisent : 1. L’authenticité, puisque « liberté, intensité, vérité […] semblent bien être devenues les nouveaux paramètres de l’existence du sujet. Les conventions du mariage et de la famille, la quotidienneté de leurs rapports ainsi que […] les mensonges sur lesquels elles s’appuient sont rejetés » (p. 144); 2. L’amour, exprimant une tension entre intimité et proximité; 3. La réflexivité, plaçant la solitude au coeur d’un travail de reconstruction du soi. De plus, une étude effectuée auprès des hommes célibataires a permis de réaliser que leurs habitudes alimentaires sont déterminées par leur environnement immédiat ainsi que par les activités combinées à l’acte de manger. En effet, ils tentent de remplacer la présence d’autrui en occupant leur esprit par quelque chose d’autre, comme regarder la télévision ou lire et misent sur la praticité bien avant la santé, c’est-à-dire qu’ils préfèrent les repas rapidement et simplement préparés aux mets riches en éléments nutritifs qui requièrent un certain effort organisationnel. Enfin, certaines difficultés accompagnent l’habitat solo lorsque le soutien relationnel des individus est restreint. La sollicitation incessante des liens, en dépit de leur solidité, place ces personnes en position de vulnérabilité. Autrement dit, elles pourraient « avoir des difficultés à établir et à maintenir des relations de soutien, notamment si les individus sollicités perçoivent que les demandes d’aide requièrent un engagement trop important » (p. 183). Dans ce contexte, une des solutions serait de joindre une communauté d’entraide, telle une coopérative d’habitation, afin de réduire l’épuisement et de maximiser l’émancipation.

La troisième partie d’Habiter seul : un nouveau mode de vie? aborde le phénomène de l’habitat en solitaire en tant que mode de vie, avec en amorce la théorie selon laquelle les personnes vivant seules à Montréal accordent une énorme importance au quartier dans le choix d’un logement. Leurs critères comprennent la proximité des services, l’ambiance et la sécurité. La place Flagey à Ixelles (Bruxelles, Belgique) fait l’objet d’une étude semblable dans le sens où les solos y sont installés en grand nombre et dévoilent une sociabilité assez complexe. En transition entre les études et la vie de famille, ils recherchent un équilibre entre les regroupements et la tranquillité du chez-soi. Les auteurs complètent leur analyse en se penchant sur le phénomène de l’habitat solo chez les personnes âgées en Espagne, et particulièrement chez les veuves.

Jetons maintenant un regard plus critique sur l’ouvrage, en commençant par sa structure interne. Sans aucun doute, le recueil fait preuve d’une grande cohérence entre les onze chapitres. La lecture s’effectue de manière fluide et les idées se complémentent parfaitement. Le langage adopté est assez familier, ce qui permet de s’adresser à un large public. Des statistiques et des références alimentent constamment les notions présentées, mais alourdissent parfois le texte. En bref, bien que des clarifications soient parfois nécessaires afin de parfaire la compréhension, l’ouvrage réussit sans contredit à exposer le phénomène de l’habitat solo selon différents angles d’analyse, et ce, avec le souci du détail et de la clarté.

En ce qui a trait à la dimension externe de la critique, l’ouvrage ne présente que peu de carences. À plusieurs reprises, les auteurs font allusion aux tendances individualistes qui émergent dans les pays occidentaux, par exemple, en exposant le phénomène des couples qui vivent séparément ou celui du besoin d’intimité créative. Ce dernier concept se réfère à la subjectivité que l’on accorde désormais à la solitude dans la conscience moderne, et donc au besoin nouveau de l’individu de conserver une certaine distance avec le monde social. Le chapitre six fait d’ailleurs preuve d’une grande originalité à cet égard. Toutefois, nous nous devons de mentionner que certains paragraphes mériteraient d’être approfondis sur les aspects sociologique, historique ou politique.

Enfin, il est pertinent de souligner les extraits qui sont matière à débat. D’une part, nous pouvons remettre en question l’idée de Simmel selon laquelle l’esprit objectif domine maintenant le subjectif, surtout dans un monde que l’on qualifie de narcissique et d’indépendant. D’autre part, nous remarquons le côté contradictoire de la théorie de l’autosuffisance économique des personnes âgées dans le cadre de la société européenne où l’État providence fait de plus en plus honneur à son titre. En d’autres mots, on mentionne que les aînés réussissent à s’adapter de manière à subvenir à leurs propres besoins, car la famille immédiate est moins présente, mais on affirme également que c’est dorénavant la société qui agit en tant que pourvoyeur grâce aux multiples régimes sociaux instaurés dans la deuxième moitié du 20e siècle. Peut-on alors vraiment parler d’indépendance économique?

Pour conclure, Habiter seul, un nouveau mode de vie? présente le phénomène du vivre en solo de manière nuancée et intelligible, en dépit de quelques limites. Le sujet traité est certainement avant-gardiste et nécessite donc une attention particulière, tant pour des fins théoriques que pratiques. Les différentes parties de l’ouvrage témoignent de la diversité des parcours empruntant ce mode de vie, de la multitude des sens qui lui sont alloués et de la difficulté à en faire complètement état. Certes, les marchés résidentiels des pays occidentaux se sont radicalement transformés pour faire place à cette nouvelle manière de vivre qui révèle, une fois de plus, la montée de l’individualisme contemporain. Reste à savoir si la tendance se poursuivra avec la même envergure ou si elle laissera place à un mode d’habitat d’un genre nouveau.