Entrevue

Regards humanistes sur le pluralisme social et culturel dans l’espace clinique : les points de vue d’un pédiatre et d’un anthropologueEntrevue avec Fernando Alvarez et Gilles Bibeau[Notice]

  • Marguerite Soulière

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  • L’entrevue a été réalisée par
    Marguerite Soulière

Fernando Alvarez, médecin et directeur du Service de gastroentérologie, hépatologie et nutrition, Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine et cofondateur de l’Unité de pédiatrie interculturelle.

Gilles Bibeau, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, spécialiste dans le domaine des études africaines et en anthropologie de la santé, et cofondateur de l’Unité de pédiatrie interculturelle.

En 2003, le Département de pédiatrie de l’Université de Montréal du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine (CHU Sainte-Justine), en conformité avec sa mission de base, s’est donné pour mandat de développer une unité de recherche et de formation axée sur le pluralisme social et culturel. De là est née l’Unité de pédiatrie interculturelle (UPI). La diversité croissante de la population desservie à l’hôpital appelle une adaptation des pratiques cliniques aux patients et à leurs familles. G. Bibeau : Pour ma part, l’histoire remonte bien avant ma rencontre avec Fernando Alvarez. Avant cette rencontre, j’avais une vie! [rires] Je dirais qu’il y a trois racines à cette coopération que nous menons, Fernando et moi, depuis quelques années. Dès notre première discussion, nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de transformer l’hôpital de l’intérieur. Voici ces trois racines. Pour évoquer la première racine, il faut remonter trente-cinq ans en arrière, à une époque où j’ai réalisé au Zaïre un film qui s’intitulait Un hôpital en forme de village. À l’époque, je travaillais à l’évaluation de l’efficacité des thérapies traditionnelles, qu’il s’agisse d’herboristerie, ou de thérapies rituelles, spirituelles et médicamenteuses, dans le cadre de l’Institut national de recherche scientifique du Zaïre. Dans ce contexte, j’ai mené un travail ethnographique sur un hôpital situé dans un milieu villageois et tenu par des guérisseurs; on y trouvait une quarantaine de cases dans lesquelles des malades habitaient avec leurs familles. Ce lieu était organisé comme une véritable entité économique avec des champs et des forêts d’où des chasseurs pouvaient ramener de la viande pour les malades. Le couple de guérisseurs à la tête de l’hôpital avait réussi à développer entre les malades une vie sociale riche : tous les matins, une thérapie de groupe réunissait ces derniers autour de l’autel des ancêtres qui était planté au centre du village-hôpital. Les différentes thérapies combinaient des éléments chimiques et des éléments plus spirituels, psychologiques et sociaux. L’hôpital pouvait donc être pensé comme une sorte de communauté, comme une unité en quelque sorte. Ça, c’est une histoire fort ancienne qui est restée significative pour moi. La deuxième racine est venue plus tard, quand je me suis intéressé aux systèmes médicaux comparés et aux grandes traditions thérapeutiques du monde, à savoir, les médecines chinoise, ayurvédique, amérindienne et africaine, avec chacune sa façon de voir le corps, de se le représenter, d’expliquer l’origine des maladies et d’en interpréter les symptômes. Et tous ces systèmes, il fallait les penser dans leur articulation au système médical occidental (allopathique). Pendant de nombreuses années, j’ai été responsable d’un cours d’introduction aux différentes visions et modes de compréhension de la maladie humaine qui ont été inventés par les différentes sociétés à travers le monde. La troisième racine est plus contemporaine. Il s’agit de la construction plurielle de notre société. Il ne faut pas oublier que l’hôpital existe toujours dans un univers social donné et qu’il s’organise selon les valeurs dominantes de la société où il se situe. Nous vivons dans des sociétés occidentales dites « postmodernes » qui sont en pleine transformation sur le plan du pluralisme des formes de vie et des valeurs. Nous ne savons pas très bien ce que deviendront nos sociétés, mais nous savons au moins qu’on y trouve une double tension. D’une part, il y a cette tension qui est imposée par la nécessité de maintenir une histoire collective qui permet de créer solidarité et unité entre les citoyens; d’autre part, il y a la présence de valeurs différenciées, ce qui provoque une très forte différenciation. C’est au confluent de cette tension qu’il faut situer l’apparition de l’« interculturalisme » qui …