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La valorisation des savoirs de femmes immigrantes en milieu communautaire de Geneviève Cloutier présente les résultats d’une recherche sur le parcours des intervenantes immigrantes oeuvrant dans des organismes communautaires auprès de personnes elles-mêmes immigrantes ou réfugiées. Dans les ouvrages théoriques, les savoirs que les pratiques génèrent sont souvent ignorés; on accorde peu de place aux intervenantes en tant que sources de connaissances. L’ouvrage de Cloutier se démarque dans le sens où l’auteure explore le parcours d’intervenantes immigrantes qui travaillent dans des organismes communautaires auprès d’une population immigrante ou réfugiée, mettant en valeur les apprentissages effectués par ces dernières et les savoirs qui en découlent, lesquels contribuent encore aujourd’hui à alimenter l’intervention sociale.

Le premier chapitre de La valorisation des savoirs de femmes immigrantes en milieu communautaire présente une vue d’ensemble de l’immigration au Québec et au Canada, son historique et les multiples lois qui s’y rapportent, incluant les mesures restrictives en matière d’immigration actuellement en vigueur. C’est en 1962 que le Canada a ouvert ses portes à l’immigration internationale, non axée sur la politique de l’immigration blanche, ce qui a entrainé à un grand flux d’immigration venant de partout au monde. Au début du présent millénaire, 10 % de la population du Québec était composée de personnes immigrantes. Montréal se retrouvait au 3e rang des villes canadiennes à recevoir le plus grand nombre de personnes immigrantes. Cloutier mentionne plusieurs raisons qui incitent le Québec et le Canada à ouvrir leurs frontières à l’immigration. En fait, « l’accueil de personnes étrangères au Québec vise d’abord à pallier l’affaissement dramatique de la démographie, qui s’explique par la décroissance et le vieillissement de sa population » (p. 20). L’auteure évoque aussi l’apport économique et l’enrichissement des différents secteurs économiques.

Toutefois, même si le Québec retire des avantages de l’immigration, il ne faut pas perdre de vue les obstacles que rencontrent les personnes immigrantes ou réfugiées. Cloutier souligne les pertes reliées à l’immigration et soutient qu’elles sont encore plus importantes pour les femmes immigrantes ou réfugiées. En effet, ces dernières font face à plusieurs enjeux qui viennent aggraver leur situation; entre autres, elles voient leurs savoirs non reconnus à travers la non-reconnaissance de leurs diplômes, elles connaissent la pauvreté, elles éprouvent de la difficulté à se trouver du travail et elles vivent la séparation d’avec leur réseau social. Pour s’intégrer à la société, elles doivent donc lutter tout au long de leur parcours postmigratoire. Selon ces femmes, les pertes liées à l’immigration dépassent les gains effectués lors de leur arrivée dans la société d’accueil. De plus, « la méconnaissance de [leurs] multiples réalités amène la société québécoise à tracer un portrait à la fois statistique et homogène [des femmes immigrantes ou réfugiées] » (p. 27). Ainsi, les problématiques qu’elles vivent occupent beaucoup de place au sein des organismes communautaires offrant des services aux immigrants et réfugiés.

Le deuxième chapitre porte sur la transformation des organismes communautaires québécois et sur l’évolution de leur expertise. Afin de bien cerner les réalités des organismes communautaires, Cloutier (p. 31) cite Bourassa et Leclerc[1] selon qui « les savoirs développés dans le milieu communautaire connaissent sensiblement le même sort que les savoirs portés par les femmes immigrantes ou réfugiées : ils sont peu et mal connus, souvent dévalorisés, voire exclus du champ de connaissances de l’intervention sociale ». L’auteure poursuit en expliquant qu’avant 1965, les responsables politiques n’agissaient pas en matière d’immigration et que ces services étaient donc assurés par les différents membres des communautés ethniques et religieuses résidant déjà au Québec. Il est donc récent de retrouver des organismes dont la mission est d’aider la population immigrante ou réfugiée. Les organismes communautaires oeuvrant auprès de personnes immigrantes ou réfugiées ont été mandatés pour assurer l’accueil, l’établissement et l’intégration des immigrants et réfugiés. Mais ces organismes se sont heurtés à plusieurs obstacles, rendant difficile l’offre de services. Le communautaire n’étant pas la priorité des instances gouvernementales, leur financement était limité.

Cloutier ajoute que la lutte demeure un sujet d’actualité, particulièrement en matière de financement. Malgré tout, le secteur communautaire lié à l’immigration offre des services de grande qualité. Les intervenants sur le plan communautaire réussissent à adapter leurs pratiques aux besoins des nouveaux arrivants et à subvenir à une partie de leurs besoins.

Dans le troisième chapitre, Cloutier décrit la méthodologie utilisée pour réaliser sa recherche, le processus de recrutement des organismes communautaires et l’approche utilisée auprès d’eux. Trois organismes de Montréal ont accepté de participer à la recherche, soit le Centre social d’aide aux immigrants (CSAI), le Baobab familial et le Centre d’aide aux familles immigrantes Casa C.A.F.I. Les dix-neuf intervenantes qui ont participé aux entrevues de groupe ont été recrutées lors de rencontres dans ces trois organismes. Dans chacun d’eux, une première entrevue de groupe visait à connaître les intervenantes, à discuter de leur expérience de travail et de leur parcours professionnel. Une deuxième entrevue portait sur le sens qu’elles accordaient à leurs actions. Des entrevues individuelles ont aussi été menées auprès de sept intervenantes, dont quatre oeuvraient dans les organismes choisis et trois ont été recrutées dans d’autres organismes qui disposent d’une mission et d’un profil semblables. Ces participantes étaient invitées à « décrire les liens entre leur implication dans des organismes communautaires et les différents aspects de leur trajectoire d’immigration, tant sur le plan professionnel que personnel » (p. 55). Cloutier termine ce chapitre en nous indiquant les méthodes d’analyse choisies, lesquelles s’inspirent de la théorie ancrée et d’une analyse thématique.

L’auteure consacre le quatrième chapitre à dresser un portrait détaillé des participantes aux entrevues de groupe ou individuelles. Quatorze des dix-neuf sont originaires d’un autre pays. Leurs propos mettent l’accent sur le phénomène de « lune de miel » vécu par les nouvelles arrivantes à leur arrivée au Canada, mais expliquent que ladite lune de miel est généralement une illusion. En effet, les femmes qui croient trouver ici une vie meilleure que dans leur pays d’origine connaissent de la déception liée au fait que leurs diplômes ne sont pas reconnus, qu’elles éprouvent de la difficulté à trouver un emploi, que les expériences accumulées dans leur pays ne sont pas reconnues ici et qu’elles font face à des difficultés de tous genres après leur arrivée au Canada.

Le cinquième chapitre met en lumière les résultats de la recherche. Cloutier y aborde l’importance du communautaire en tant que milieu qui transforme la trajectoire migratoire des femmes devenues aujourd’hui intervenantes. Ces dernières décrivent l’espace accueillant qu’elles ont trouvé lors de leur passage dans les organismes communautaires, un espace devenu vite un lieu d’appartenance où elles se sont senties écoutées et mises en confiance. Ce lieu sécurisant s’est rapidement transformé en réseau social et en famille. Cet espace d’inclusion sociale leur a permis de créer des liens non seulement à l’interne, mais aussi à l’extérieur de l’organisme, ce qui a facilité entre autres bienfaits leur recherche d’emploi et de logement.

Une fois à l’aise à l’intérieur de l’organisme, plusieurs femmes ont offert leurs services à titre de bénévoles leur permettant ainsi de « poursuivre leur parcours de vie et très souvent le parcours d’engagement qu’elles avaient entamé dans leur pays d’origine » (p.84). Le bénévolat peut aussi être une façon d’acquérir de l’expérience de travail au Québec et d’ainsi faciliter la recherche d’emploi. Le bénévolat contribue également à « la validation et la revalorisation des compétences acquises en contexte prémigratoire » (p.85). Ainsi, les résultats de la recherche démontrent que les organismes communautaires ont pris une place très importante dans la vie des femmes immigrantes ou réfugiées.

Ce cinquième chapitre aborde également la contribution des femmes immigrantes ou réfugiées à l’intervention communautaire. Comme mentionné à plusieurs reprises par les intervenantes, à leur arrivée au Canada, les femmes immigrantes sont rapidement exposées à la réalité de la non-reconnaissance de leur diplôme ou de l’expérience acquise antérieurement. De ce fait, les « femmes référaient fréquemment à leurs expériences personnelles, incluant l’expérience migratoire, pour défendre la légitimation de leurs compétences professionnelles en intervention dans les organismes communautaires » (p. 87). Pour elles, le vécu migratoire ainsi que les expériences personnelles et professionnelles se conjuguent et façonnent leurs savoirs en tant qu’intervenantes. Selon Cloutier, les difficultés que ces femmes ont connues lors de leur processus migratoire s’avèrent utiles dans leurs interventions, car elles sont semblables à celles que vivent les individus qu’elles rencontrent. De fait, leur vécu ajoute à leur motivation d’aider à leur tour les personnes immigrantes ou réfugiées.

Le sixième chapitre porte sur le sens que les intervenantes donnent à leur travail en milieu communautaire. Ce travail leur offre un espace permettant l’expression et la construction de leur identité en tant qu’intervenantes. Leur identité et leurs valeurs ont été remises en question lors du processus migratoire et c’est à travers leur implication dans le communautaire qu’elles en viennent à les reconstruire. Elles y retrouvent des valeurs similaires aux leurs, ce qui leur permet de se sentir à leur place dans ces organismes. Les intervenantes identifient aussi le lien d’appartenance à une équipe de travail comme étant d’une grande importance à leurs yeux. Les liens qui se tissent entre intervenantes et entre personnes qui fréquentent les services sont réconfortants et leur permettent de se recréer un réseau qu’elles avaient perdu en immigrant.

Les intervenantes mentionnent l’importance de remettre en question leurs propres valeurs, d’accepter les différences ainsi que d’apprendre de l’expérience des personnes immigrantes ou réfugiées auprès desquelles elles interviennent. Elles disent aimer l’entraide venant des intervenantes et des gens de la communauté. Conséquemment, elles décrivent leur travail comme étant valorisant et elles apprécient la gratitude que les gens de la communauté immigrante ou réfugiée expriment à l’endroit des organismes communautaires.

Dans la recherche de Cloutier, les intervenantes critiquent les multiples modèles d’intervention qui voient les problématiques vécues comme étant différentes d’une culture à l’autre, mais homogènes au sein d’une même culture. Elles expliquent l’impossibilité pour une intervenante de connaitre toutes les cultures, mais soulignent que peu importe leur culture, les gens vivent des réalités semblables dans leur processus migratoire et à leur arrivée dans la société d’accueil. À cet effet, il importe de concentrer les interventions sur les similarités tout en reconnaissant les différences. Il est aussi important de considérer le statut d’immigration de la personne lors de l’intervention afin de lui offrir une intervention répondant à ses besoins. Les intervenantes reconnaissent aussi la nécessité d’établir et de nourrir un lien de confiance en intervention, lequel atténue l’importance accordée aux différences culturelles et sert à rassurer l’autre et à le réconforter.

Les intervenantes disent servir de pont entre la culture d’origine et celle du pays d’accueil. Ainsi, « l’objectif de l’intervenante est de permettre à la personne immigrante de traverser le pont » (p. 117). Finalement, il importe de reconnaître les forces et l’apport des personnes immigrantes ou réfugiées en favorisant leur participation au processus et en apprenant de leurs expériences.

Enrichi par les résultats d’une recherche empirique réalisée auprès d’intervenantes travaillant avec les populations immigrantes ou réfugiées en milieu communautaire, La valorisation des savoirs de femmes immigrantes en milieu communautaire de Geneviève Cloutier est un petit bijou dans le domaine de l’intervention interculturelle. Se situant dans une perspective intersectionnelle, les propos des intervenantes, elles-mêmes immigrantes ou réfugiées, démontrent l’importance d’établir des liens avec les situations vécues par leurs semblables et d’accueillir également la différence avec humilité. L’ouvrage offre des pistes permettant aux intervenants du milieu et aux responsables de la formation de mettre en pratique une intervention adaptée aux réalités des personnes immigrantes ou réfugiées. En mettant ainsi l’accent sur les aspects positifs du mouvement communautaire, l’ouvrage souligne aussi l’importance de poursuivre l’effort de revendication des droits des personnes immigrantes ou réfugiées au Québec et au Canada.