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La pauvreté se présente sous différentes formes selon les sociétés. Elle est le résultat des arrangements politiques et institutionnels de chacune d’elles, ce qui signifie que les architectures sociales-politiques influencent la production de la pauvreté et la manière dont les sociétés la traitent. Telle est, résumée en quelques mots, la thèse défendue par les trois auteurs de cet ouvrage qui porte sur la pauvreté et quatre modèles sociaux.

Les auteurs étayent leur thèse à partir de l’examen de ce qu’ils nomment les quatre piliers :

  1. le marché du travail et ses régulations;

  2. les compromis sociaux entre les acteurs syndicaux, économiques et étatiques;

  3. le traitement politique réservé aux personnes pauvres;

  4. les représentations sociales de la pauvreté.

Ces quatre dimensions qui sous-tendent la pauvreté sont examinées dans quatre pays : le Danemark et la Grande-Bretagne — qualifiés comme deux archétypes de régimes d’État social — et la France et le Québec — considérés comme des cas hybrides. Cette étude amène les auteurs à remettre en question ce qu’ils nomment la « convergence supposée » des États sociaux. Ils défendent plutôt l’idée des « formes différentiées de pauvreté et d’inégalités au sein de chaque espace social ».

Le livre se divise en sept chapitres de semblable longueur.

Le premier chapitre aborde les enjeux politiques et analytiques pour comprendre la pauvreté, soit la permanence de la pauvreté, les transformations des trajectoires de l’État social, la mesure de la pauvreté et la question de la comparaison des fondements de la pauvreté. Le deuxième chapitre est consacré au Danemark, où le marché du travail est qualifié de flexible et de dynamique, avec une population très active, l’activation reposant sur le développement de l’employabilité des travailleurs et le traitement politique de la pauvreté étant basé sur l’universalité et le primat de l’inclusion comme matrice sociale. Y sont aussi présentés la régulation du marché du travail, la maîtrise des antagonismes sociaux et les revers de l’ambition universaliste. Suit un chapitre sur la Grande-Bretagne où il est fait état d’un marché du travail actif à la suite de grandes difficultés et où sont mises de l’avant une stigmatisation de la pauvreté, une responsabilisation des individus et l’idée de travail comme pivot de la protection sociale. S’y ajoutent la faiblesse du tripartisme et la marginalisation des syndicats.

Le quatrième chapitre présente l’idéal solidariste républicain français face à la crise du marché du travail. Y sont soulignés la pesanteur du chômage de masse, la monopolisation par l’État de l’intérêt général, l’intolérance « théorique » et les accommodements « pratiques » envers la pauvreté, la dualisation du marché du travail et la montée en force récente du précariat et des working rich. La situation québécoise fait l’objet du cinquième chapitre; la lutte contre la pauvreté est restituée dans un contexte inégalitaire caractérisé par un marché du travail fragilisé, avec des mesures et dispositifs de protection sociale jugés positifs grâce à la mobilisation de la société autour des enjeux de pauvreté.

Les deux derniers chapitres abordent respectivement la question des instruments de mesure de la pauvreté et celle de la « convergence supposée des États sociaux ». Y sont remises en question autant la capacité des instruments d’objectivation et de déchiffrement de la pauvreté que la thèse de la convergence des États sociaux.

Le livre se lit facilement; il reste exempt d’un langage hermétique et abscons ou de jargon scientifique. Produit de chercheurs en sciences politiques, il ne faut pas se surprendre de l’importance accordée aux arrangements politiques et sociaux propres à chaque type d’État social pour comprendre la pauvreté et l’inégalité sociale. Cependant, on aurait aimé que les auteurs soient plus explicites sur leur stratégie méthodologique de recherche et de cueillette des données. En effet, ils présentent une grille d’analyse à quatre cadrans sans qu’aucune démarche méthodologique ne soit développée permettant d’évaluer la robustesse de leur modèle et le poids respectif de chacune des dimensions au fondement de la pauvreté et des inégalités. Affirmer que la pauvreté est un produit de la société et qu’elle renvoie à l’interaction entre quatre niveaux, soit les dimensions économique (marché du travail), sociale (compromis sociaux), politique (traitement politique) et culturelle (représentations sociales) échappe en fin de compte à la réfutation, car ce type d’analyse propose une explication générale et globale qui fonctionne plutôt comme discours de consensus dans le champ intellectuel et politique, souvent relayé selon les termes mêmes de Bourdieu et Wacquant par « des instances prétendument neutres de la pensée neutre » que sont les grands organismes internationaux comme l’OCDE[1].

On reste surpris que sur ces questions d’importance on ne fasse pas ou on fasse peu mention, tout au long du livre, de notions telles que formes, modes et rapports de domination ou d’exploitation et même classes sociales ou contradictions matérielles et sociales. Tout se passe comme si la pauvreté et l’inégalité relevaient uniquement de l’interaction entre différents sous-systèmes dans la société, sans que les auteurs cherchent à comprendre et à mettre à jour les rapports de force constitutifs de la structuration des inégalités et de l’espace social, les mécanismes structurels et spécifiques générateurs et reproducteurs de la pauvreté et des inégalités sociales. Dans ce cas, chaque société habiterait un univers social et politique autonome, sans que les processus issus de la mondialisation affectent la dynamique ou la trajectoire de ces pays.

Le livre n’échappe pas en outre au biais social-démocrate des analyses comparatives des politiques sociales dans lesquelles les pays scandinaves sont caractérisés par « l’universalisme et le primat de l’inclusion comme matrice sociale » et les pays anglo-saxons ou libéraux par « la légitimité des inégalités et la stigmatisation de la pauvreté ». De telles dichotomies ou dualismes participent d’un discours qui prend trop souvent pour des données des objets préconstruits dans et par le langage politique. Dans le même ordre d’idées, on peut s’étonner que l’on en arrive à comparer une province canadienne avec trois autres pays. Pourrait-on, pour expliquer ce choix d’analyse et d’objet, faire appel à une visée nationaliste et sociale-démocrate des auteurs, surtout quand ceux-ci présentent la société québécoise comme étant « une société qui articule la quête d’une économie dynamique, un système politique fondé sur la coopération, un État protecteur et un partenariat entre les différentes forces de la société » (p. 137-138)? On comprend mieux alors, en lisant ces lignes, que les notions telles que domination et exploitation ne fassent pas partie du vocabulaire des auteurs de ce livre. Devant une telle description de la société québécoise, on a peut-être moins de raisons de s’indigner ou de se révolter face à la pauvreté ou aux inégalités sociales persistantes.