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Introduction

Depuis une quinzaine d’années, les syndicats se positionnent en France sur la santé au travail[1] sur fond de montée en force des questions de stress – qui connaissent dès les années 1970 un large succès aux États-Unis (Abbott, 1990 ; Barley et Knight, 1992) –, de souffrance au travail et de risques psychosociaux (RPS). Liées aux transformations contemporaines de l’emploi et du rapport salarial aux conséquences diverses selon les secteurs, les entreprises et les ateliers (Huws, 2010), les pathologies mentales ont fait l’objet de mobilisations syndicales contrastées, pouvant se conjuguer à un mouvement social et à des mesures économiques incitatives susceptibles, comme aux États-Unis, de conduire « les entreprises à mieux prendre au sérieux les conditions de travail » (Lallement, 2011 : 8). Plusieurs enquêtes, dont l’analyse de Paul Jobin (2006) sur les mouvements de résistance opposés aux drames de la pollution au Japon, soulignent la dimension politique de mobilisations sanitaires, voire l’avènement d’un « nouvel esprit du syndicalisme » illustré par la grève à Minamata, en 1970.

Il s’agira ici de s’interroger sur le cas français, sur les enjeux syndicaux des mobilisations en matière de santé mentale au travail et sur les effets de celles-ci, en termes de renouvellements de la pratique syndicale, dont rendent compte les positionnements et procédés mis en place. En effet, la diffusion de ces questions au sein des organisations syndicales et des entreprises passe par divers dispositifs de formation et de recherche, reposant sur la mobilisation de registres scientifiques et sur l’enrôlement de personnels de renfort issus des univers académiques et professionnels. Ce poids de la recherche et de l’expertise[2] suscite de nombreux questionnements au sein de syndicats également confrontés à la question, plus traditionnelle, de la construction d’une cause collective à partir de cas individuels.

L’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, créé en 2007 à l’initiative de deux organisations syndicales de cette entreprise, constitue à cet égard une organisation stratégique pour appréhender ces questions. En effet, il condense certaines tendances actuelles de l’action collective, notamment un recours important à la recherche et à l’expertise scientifique ainsi qu’un objectif de publicisation. Il illustre la volonté de produire des discours audibles dans d’autres univers sociaux et de développer une information crédible. Occupant un double positionnement, syndical et scientifique, cette structure hybride atteste les possibilités de collaboration entre chercheurs et militants, de même que l’apport de sciences humaines et sociales mobilisées dans une perspective d’expertise et critique. Cet exemple rend compte, ainsi, de dynamiques d’échanges multiples entre militants syndicalistes et chercheurs. Il éclaire également la montée en force d’une expertise des « risques psychosociaux » et des cabinets de conseil.

Dans cet article, nous nous intéresserons au renouvellement paradoxal de la pratique syndicale lié à ces dynamiques d’échange et à cette promotion de l’expertise. Nous montrerons d’abord combien la mobilisation syndicale s’est considérablement accrue sur ces questions en pointant les évolutions et enjeux l’ayant favorisée. Nous observerons ensuite la réalité des renouvellements à l’oeuvre, à travers le cas de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom. L’investissement syndical des questions de santé mentale au travail implique-t-il une rupture avec certaines habitudes syndicales ? Si oui, cette rupture est-elle explicitement recherchée ? Il s’agira ici d’évaluer la manière dont les syndicats ont renouvelé leurs répertoires d’action collective. Enfin, nous nous interrogerons sur les limites et les paradoxes de ces renouvellements, en pointant les résistances opposées à de telles initiatives ainsi que l’ambiguïté des discours et dispositifs sur ces questions.

L’essor de la mobilisation syndicale

La mobilisation des syndicats contraste avec leur longue discrétion sur les questions de subjectivité au travail. Plusieurs évolutions ont contribué à cet intérêt.

Une mobilisation syndicale tardive ?

Classiquement, la santé au travail est abordée sous l’angle de l’aptitude et des maladies professionnelles. La santé physique occupe une position prééminente dans la relation de travail, aussi bien en fait qu’en droit (Lerouge, 2010). Le mouvement syndical a lui-même longtemps privilégié l’emploi, les revendications salariales, mais aussi la dénonciation des risques physiques, obtenant d’ailleurs des avancées en termes de prévention et de réparation de ces risques en ayant su évoluer, dans la période de l’entre-deux-guerres, vers une démarche de plus en plus institutionnalisée d’expertise technique et juridique (Machu, 2009). La santé au travail apparaît ainsi comme un domaine dans lequel les syndicats français s’affirment progressivement en « partenaires sociaux ». Dans un contexte de crise économique latente, ils favorisent toutefois un traitement financier des maux du travail plutôt qu’une mise en cause de son contenu et de son organisation, conformément au « compromis fordiste » qui consiste à compenser financièrement une aliénation au travail jugée dans son principe inévitable (Trentin, 2012). Une culture syndicale selon laquelle « l’ouvrier ne se plaint pas, il combat » (Dejours, 2007 : 16) et la distance accrue entre les représentants du personnel et leur base en raison du temps croissant consacré aux réunions constituent d’autres facteurs explicatifs. La diffusion dans les entreprises du néomanagement, empreint de considérations psychologisantes, a également pu constituer un repoussoir. Ce désintérêt syndical à l’égard de la subjectivité au travail aurait laissé le champ libre sur ces questions à des discours patronaux offensifs, au cours des années 1970 et 1980, et à une politique de flexibilité permettant de reporter le poids de l’incertitude marchande sur les salariés, à travers une plus grande autonomie dans l’organisation du travail (horaires libres, polyvalence, formation permanente, juste à temps, cercles de qualité, groupes autonomes, diminution des niveaux hiérarchiques) (Boltanski et Chiapello, 1999).

Il faut toutefois rappeler l’existence de mobilisations syndicales plus contestataires autour des questions de santé au travail, à la fin des années 1960, en France, en Italie (Causarano, 2009) ou en Espagne (Pitti, 2009), dans un contexte devenu plus favorable aux travailleurs. Autour de l’ergonomie de langue française, une approche relie alors les santés mentale et physique ; elle propose de prendre en compte les risques sanitaires de long terme et souligne les limites d’une démarche purement économique. Certains ergonomes et militants pointent alors la nocivité des nouvelles formes d’organisation du travail ; la CFDT (Confédération française démocratique du travail) (1977) investit les conditions de travail, dans un contexte de crise en lien avec l’informatisation des organisations. Cet investissement s’appuie sur l’essor des collaborations, au sein de la confédération, entre syndicalistes, « experts militants » et chercheurs, notamment les ergonomes du laboratoire d’Alain Wisner, et leur regroupement dans des structures telles que Syndex, au début des années 1970, et l’Association pour la recherche et l’emploi des techniques (Arete), en 1978, « qui se propose d’aider les élus d’entreprise, confrontés à l’introduction de l’informatique à “négocier le progrès technique” » (Cristofalo, 2011 : 129).

Dans le sillage de Mai 68, à la faveur d’une approche critique qui traverse la médecine (Marichalar et Pitti, 2013), des réflexions se développent également autour des maux du travail et de la santé ouvrière. En 1973, le législateur crée les commissions d’amélioration des conditions de travail dans les entreprises de plus de 300 salariés et l’Agence nationale pour les conditions de travail (ANACT). Une loi relative à la prévention des accidents du travail est adoptée en 1976, les moyens des médecins du travail sont renforcés, le ministère du Travail lance, en 1978, les premières enquêtes sur les conditions de travail et, en 1982, l’enquête Sumer (Surveillance médicale des risques) (Gollac et Volkoff, 2010)…

L’attention se déplace vers l’impact du travail sur la santé, permettant des évolutions juridiques, tel le décret no 79-231 du 20 mars 1979 relatif à l’organisation et aux fonctions des services médicaux du travail, qui « ouvre au médecin du travail la perspective de l’ergonomie » (Buzzi, Devinck et Rosental, 2006 : 85). « Conseiller du chef d’entreprise ou de son représentant, des salariés, des représentants du personnel, des services sociaux », le médecin du travail doit désormais consacrer le tiers de son temps de travail à « sa mission en milieu de travail ». Quand bien même cette institution du « tiers temps » en entreprise atteste en creux le caractère jusqu’alors secondaire de cette tâche dans les services interentreprises et se heurte aux résistances de la hiérarchie (Marichalar, 2011 : 117-118), elle contribue à l’intervention en entreprise du médecin du travail et à l’appropriation par ce dernier de la notion d’activité, centrale en ergonomie.

La mise en place des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en 1982, après la fusion des comités d’hygiène et de sécurité institués en 1947 et des commissions d’amélioration des conditions de travail, favorise pour sa part une « sanitarisation du discours syndical » (Marichalar et Martin, 2011: 30), c’est-à-dire la montée en puissance des argumentaires sanitaires dans ce discours. L’unification de l’approche d’hygiène et de sécurité avec celle de l’amélioration des conditions de travail opérée par cette réforme mais aussi le renforcement et l’élargissement du rôle du CHSCT, désormais doté d’un droit d’alerte et, depuis la loi du 31 décembre 1991, de la possibilité de faire appel à des experts, vont contribuer à faire de cette instance un lieu de débat et d’apprentissage sur les questions de santé au travail, les expertises et les arguments techniques et scientifiques devenant au sein de cette instance une arme de la critique syndicale (voir Hatzfeld, 2006). On peut émettre l’hypothèse selon laquelle cette ouverture et ces mobilisations syndicales ont contribué, depuis une quinzaine d’années, à la prise de conscience et à la publicisation des enjeux liés à la santé mentale au travail.

L’émergence du thème dans l’espace public

La focalisation publique sur les dimensions mentales de la santé au travail depuis quelques années pousse à s’interroger. Plusieurs facteurs expliquent cette publicisation : transformations du travail et de son organisation, constitution d’un véritable marché de l’expertise en la matière, en lien avec les réformes précitées, évolution des savoirs mobilisés, mutations juridiques, au niveau national mais aussi européen…

L’orientation croissante de l’emploi vers les services à forte charge émotionnelle, l’intensification et la précarisation du travail, l’essor des restructurations d’entreprises et les modifications de l’organisation du travail, dont la flexibilisation et la responsabilisation des travailleurs accélérées par les NTIC, contribuent à renforcer les pressions professionnelles pesant sur des salariés. Les pathologies et des situations de mal-être au travail se développent en lien avec le flux tendu, la culture du zéro défaut, l’individualisation de la relation salariale, constitutifs du néomanagement, la « lean » production. Le creusement des inégalités de salaires et la succession de réorganisations décidées en éludant l’activité réelle de travail sapent pour leur part les bases de la reconnaissance au travail et invitent, dans un contexte aggravant de vieillissement de la main-d’oeuvre, à prendre en compte les « causes réelles et sérieuses de souffrance » (Gollac, 2011 : 21-22).

Le succès médiatique d’ouvrages sur la souffrance au travail, dont ceux de Marie-France Hirigoyen (1998) et de Christophe Dejours (1998), a été à la fois un symptôme et un facteur de débats dans l’espace public. Cet intérêt déborde le monde des praticiens des maladies professionnelles, dans un contexte où s’imbriquent des réflexions critiques sur les effets nocifs du néomanagement (de Gaulejac, 2005) et la promotion « d’une culture psychologique de masse », favorisant le recours à des catégories de perception psychologisantes (Castel, 1981) et au langage de la souffrance psychique pour qualifier les problèmes de la société contemporaine (Fassin, 2004).

L’émergence puis l’essor de cabinets de consultants offrant leurs services aux entreprises, aux CHSCT[3] et aux organisations syndicales (Cristofalo, 2011) ont accru l’attention des syndicats et des directions d’entreprises aux questions de stress et de souffrance au travail. Au sein de la nébuleuse d’experts et d’intervenants qui s’est formée ces dernières années, certains universitaires ou praticiens regroupés dans des associations comme l’Association santé et médecine du travail (ASMT)[4], dans des laboratoires, tels ceux du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), ou dans des syndicats, comme le Syndicat général des médecins du travail (SGMT) (Delmas, 2009), proposent des alternatives aux approches managériales perçues comme trop individualisantes et inefficaces. Au cours des années 1980, l’approche ergonomique a contribué à déplacer le regard vers l’impact du travail sur la santé, tandis que dans les années 1990 la psychodynamique du travail a fait émerger la question de la souffrance au travail (Bardot, 2001, p. 44) ; les médecins revendiquent pour leur part un rôle plus actif sur l’organisation du travail en dénonçant ses effets sur la santé des salariés (Buzzi, Devinck et Rosental, 2006 : 92) et multiplient des témoignages dont certains sont médiatisés (Ramaut, 2006). Leurs approches varient selon leurs affinités avec la psychopathologie, la psychodynamique – qui se diffuse chez les médecins du travail (Salman, 2008) –, l’ergonomie de langue française, la clinique de l’activité… Un large corpus de recherches et d’expertises aux perspectives contrastées est ainsi constitué.

L’impulsion européenne et plusieurs réformes ont également favorisé cette saisie syndicale. Le décret de 2001 instituant le document unique d’évaluation qui, mis à jour chaque année par le CHSCT, doit lister et hiérarchiser les risques et prévoir un plan d’action est en effet une transposition de la directive-cadre européenne sur la prévention des risques professionnels 89/391/CEE disposant que les employeurs doivent évaluer les risques pour la sécurité et la santé des travailleurs. Cette directive de 1989 introduit, entre autres, la notion d’« environnement de travail », pose une obligation légale de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et intègre le principe d’évaluation des risques en précisant ses principaux éléments (participation des travailleurs, identification des dangers, réévaluation périodique sur le lieu de travail…)[5]. Parmi les autres réformes, on peut mentionner l’introduction de la notion de « harcèlement moral » dans le Code du travail en 2002, l’élargissement de la mission préventive du CHSCT à la santé mentale des salariés ou le renforcement du rôle des préventeurs dans l’entreprise.

S’ajoute l’agenda des négociations, marqué par l’accord européen contre le stress (8 octobre 2004), qui propose une méthode de définition et de gestion des problèmes, et par celui contre la violence et le harcèlement au travail (26 avril 2007), de même que par leur transposition nationale par la négociation d’accords nationaux interprofessionnels sur le stress au travail (2 juillet 2008) et sur le harcèlement et la violence au travail (26 mars 2010).

Les enjeux contrastés d’une mobilisation syndicale

Favorisé par cet agenda européen et celui des négociations collectives, l’intérêt des syndicats pour la subjectivité au travail s’inscrit dans un contexte où l’impression d’une perte d’audience a incité à chercher de nouveaux thèmes de revendication et à concevoir la proximité à la réalité du vécu professionnel comme un moyen de renouer avec la syndicalisation.

La mobilisation syndicale sur les questions de santé mentale au travail emprunte des formes variées : tracts et production d’argumentaires, guides et services d’écoute pour les salariés, dispositifs de formation, recherches-actions sur le travail.... Les organisateurs de stages, interrogés sur les raisons de leur mise en oeuvre, évoquent souvent une demande de la base : les stages seraient une réponse à la pression des adhérents ou des salariés. Ils permettraient aussi d’afficher et de renforcer la proximité. Les formations auxquelles nous avons assisté s’accompagnaient ainsi d’un discours tendant à opposer les pratiques syndicales habituelles, parfois un peu éloignées des préoccupations quotidiennes des salariés, à ces nouvelles formes d’action. Agir sur l’organisation du travail et sur la souffrance favoriserait ce rapprochement avec le vécu des salariés.

Ce souci est devenu particulièrement prégnant dans l’espace syndical, ce dont rendent compte les discours et prises de position syndicaux qui mettent en avant « une stratégie de proximité et de résultat[6] ». Les positionnements et les revendications syndicales sont certes contrastés en fonction des organisations ; si la CGT-FO (Confédération générale du travail – Force ouvrière) fait plutôt référence à la « souffrance au travail », au sens de mal-être ou en référence à une approche de psychodynamique du travail, la CFDT oriente le regard sur le « travail » et refuse toute approche doloriste des problèmes inhérente à la notion de « souffrance », tandis que la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres) se mobilise plutôt sur le « stress », pour qualifier les maux de la population que cette confédération catégorielle représente, les cadres, et son inscription au tableau des maladies professionnelles (Delmas, 2009). Par-delà ces contrastes, plusieurs chercheurs sont mobilisés par l’ensemble des organisations (P. Davezies, Y. Schwarz, Y. Clot…) ; on soulignera également la labilité du vocabulaire, toutes les organisations utilisant, parfois concomitamment, les notions de souffrance au travail, de RPS, de stress dans une moindre mesure ; enfin, les discours syndicaux, dépassant les divergences catégorielles, tendent à promouvoir une approche non individualisée des questions de santé mentale au travail, une revalorisation du travail, une plus grande proximité aux salariés...

Cette recherche de contact avec le terrain se traduit par des séminaires, des questionnaires et des entretiens, des recherches-actions et des formations syndicales visant à « libérer la parole », à « déculpabiliser » des salariés encore dans le déni de la souffrance. Dans la plupart des stages, c’est plus cette posture d’écoute qu’une approche théorique qui est valorisée[7], comme l’illustrent ces propos récurrents d’une intervenante : « Vous pouvez lire tous les bouquins que vous voulez, si vous n’écoutez pas les travailleurs, ça sert à rien[8]. » Orientées vers l’accompagnement des salariés, ces formations s’adressent surtout aux militants membres de cellules d’écoute[9] ou des permanences d’accueil. Elles semblent particulièrement opérer un déplacement de la fonction syndicale ; elles sont en effet centrées non sur le droit ou sur le travail, mais sur l’écoute proprement dite : les modalités d’accueil d’une personne en souffrance, la prévention de l’aggravation de son état, les personnes à qui l’adresser, les manières de se protéger face au mal-être de son interlocuteur…

Les organisateurs et les stagiaires évoquent souvent la nécessaire formation des représentants du personnel aux « risques psychosociaux » : « Nous ne sommes pas formés pour écouter, nous ne sommes pas psychologues » (Cru, 2011 : 142). Cette nécessité a été mise en avant par plusieurs membres de CHSCT rencontrés, en entretiens, en formations ou en réunions, qui insistent sur leur besoin d’être formés à l’écoute et à l’accompagnement, auxquels ne les prédispose pas forcément leur formation initiale. Ainsi, un cadre, syndicaliste à la CFE-CGC et secrétaire CHSCT, précise : « Moi, je suis ingénieur de formation et puis je me suis confronté à des demandes de soutien, […] de situations compliquées à prendre en compte. Et il y a eu un moment où… il me manque des outils […] il faut que je me forme. »[10] Un autre membre de CHSCT insiste pour sa part sur l’acquisition d’une capacité d’anticipation et de prévention [11] : « Grâce aux formations que j’ai eues, grâce aux séminaires que j’ai eus, grâce à toute cette, cette connaissance qu’on m’a donnée […] peut-être que dans le service où jétais j’ai peut-être aussi empêché qu’un drame arrive, […] parce que j’ai dit attention, attention, attention, ce que vous faites, ce que vous mettez en place, le management que vous faites, les conditions de travail qui sont […] apprendre aux gens qu’il y a, qu’il y a la possibilité de pouvoir s’exprimer, qu’il y la possibilité, et qu’il y a l’engage…, enfin quand on dit engagement, il faut avoir du caractère, ça c’est clair, pour résister des fois à des pressions. » La nécessité de se former sur des questions techniques et complexes est largement mise en avant, quels que soient les statuts et les organisations syndicales d’appartenance.

Derrière ces proximités, les enjeux de la mobilisation en matière de santé mentale au travail par la mise en place de ces divers dispositifs de formation et de recherche sont finalement multiples en fonction des organisations et des configurations syndicales : afficher une plus grande proximité au terrain avec des enjeux sous-jacents en termes électoraux et de syndicalisation ; offrir des services d’accompagnement et d’écoute, sous forme de formation, de soutien, voire de cellules d’écoute dans le cadre d’un syndicalisme « au service de l’adhérent » ; « travailler […] sur des pistes d’action […] en all[ant] voir les salariés pour discuter et parler de leur travail et non pas rester dans un tête-à-tête vis-à-vis de la direction dans lequel on essaie d’avoir le dernier mot qu’on n’aura jamais. Donc d’être vraiment dans la construction, d’abord de reconstruire des collectifs pour essayer à partir de ces collectifs de construire de l’action syndicale[12] ». À cet égard, l’enjeu des questions de santé au travail est aussi politique, le langage sanitaire devenant « le médium privilégié pour remettre en cause l’évidence des formes de division du travail et de répartition du pouvoir dans l’entreprise » (Marichalar et Martin, 2011 : 31). Les mobilisations syndicales contre la souffrance au travail, similaires en cela aux actions contre les risques physiques, visent l’amélioration des conditions de travail, la reconnaissance, notamment judiciaire, de la responsabilité de l’employeur et « la revendication d’un espace démocratique dans l’entreprise pour qu’un individu ne puisse plus contraindre son semblable à mettre son corps en péril contre salaire » (Marichalar et Martin, 2011 : 32).

Un renouvellement des pratiques 

Les organisations syndicales se sont progressivement saisies des questions de santé mentale au travail. Ces initiatives, marquées par la sollicitation d’une expertise savante et d’une parole profane, attestent les effets de spécialisation et le rôle de certains passeurs dans la promotion du thème et d’un registre d’expertise.

Spécialisation et professionnalisation : les passeurs des questions de souffrance au travail

L’intérêt des militants pour la santé au travail est souvent lié à leur expérience professionnelle. L’animatrice d’une formation Solidaires « Accueil et écoute des salariés en souffrance » explique avoir commencé des études de psychologie après avoir subi un hold-up en tant que guichetière. Devenue psychologue du travail, elle collabore régulièrement à des formations syndicales. Un cégétiste évoque un épisode de harcèlement qui aurait fonctionné comme un déclencheur : il devient délégué CHS (élu en 2001), se spécialise progressivement en santé au travail et crée en 2004 un site dédié à ces questions (Bué, Delmas et Robin, 2014). D’autres évoquent des interpellations réitérées de salariés. Beaucoup de ces « passeurs » mentionnent aussi l’importance de rencontres (avec d’autres responsables syndicaux, des médecins du travail de l’Association pour l’ouverture du champ d’investigation psychopathologique [AOCIP]…) et l’inscription dans des réseaux d’acteurs mobilisés autour de ces questions. Une formation à l’université ou au CNAM mais aussi la socialisation professionnelle contribuent à cette sensibilisation. Les instigatrices du stage précité de Solidaires ont eu antérieurement une pratique professionnelle d’« écoute active » de bénéficiaires de dispositifs d’aide sociale (Bué, Delmas et Merlin, 2014).

Certains militants endossent un rôle de référents dans leur organisation et de passeurs entre les mondes scientifiques et du travail, comme Jean-Claude Valette, psychologue du travail et intervenant en prévention des risques professionnels (IPRP), à l’origine d’un collectif CGT sur les questions de santé au travail et de l’ouverture d’espaces de discussion collective (Valette, 2002). On peut également mentionner Bernard Salengro, médecin du travail membre du SGMT, devenu spécialiste de ces questions au sein de la CFE-CGC, ou Jean-François Naton, responsable du secteur travail/santé de la CGT, diplômé d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail à l’Université d’Aix-Marseille. Tous deux contribuent à la diffusion de ces questions par leurs actions et plusieurs publications (Naton, 2008 ; Salengro, 2005 ; Salengro, 2006).

Ces passeurs se sont spécialisés sur ces questions par des formations (syndicales ou universitaires) leur permettant d’acquérir les outils et méthodologies nécessaires pour répondre aux salariés et exercer leurs mandats syndicaux, notamment au CHSCT, dans un contexte de montée en force de ces structures en tant qu’organe de prévention des risques et de santé mentale au travail[13], qui va de pair avec l’essor de la formation de ses membres et un recours croissant aux expertises[14].

Dans ce contexte, la spécialisation est présentée comme inéluctable ou « allant de soi » par la plupart des interlocuteurs. Elle leur permet de répondre aux sollicitations de salariés, d’exercer leur fonction, de faire face à l’essor des négociations intégrant ces questions, mais aussi de porter le thème au sein de leur entreprise et de leur syndicat. Elle est aussi parfois perçue comme utile en termes de « prise de recul » : « Pourquoi est-ce que je n’irais pas à l’université me former ? Il me manque des outils […] théoriques, des méthodes […] et puis il me manque aussi une chose, c’est… une meilleure capacité à prendre du recul[15]

Cette spécialisation peut conduire à une professionnalisation de syndicalistes qui mettent leurs compétences au service de leur mandat, pouvant également s’orienter vers l’accompagnement, la formation, le conseil, l’expertise (Cristofalo, 2011) ou vers la recherche scientifique, parfois conçue comme une manière d’aborder librement et de l’extérieur les évolutions vécues (Alter et Dubonnet, 1994).

L’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom rend particulièrement compte, à l’échelle d’une entreprise, de ce rôle de passeur et de ce double positionnement, scientifique et syndical.

La mobilisation d’une expertise savante…

Un observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom est créé en 2007 par Sud-PTT et la CFE-CGC – France Télécom. La configuration syndicale interne de l’entreprise explique cette alliance paradoxale entre deux organisations syndicales a priori très éloignées idéologiquement. Issu d’une scission de la CFDT à la fin de 1988, Sud-PTT développe son audience syndicale sur la base des mécontentements suscités par les transformations de France Télécom qui, succédant aux PTT en 1988, passe du statut d’administration à celui d’entreprise publique en 1990 avant de devenir une société anonyme en 1996. Si Sud-PTT devient le deuxième syndicat de France Télécom, la CFE-CGC est pour sa part en pleine progression tant sur le plan électoral que sur celui des effectifs avec une nouvelle équipe « de syndicalistes combatifs et vivaces » (Roy, 2008 : 6) qui anime désormais ce syndicat ouvert aux nouveaux salariés recrutés dans le privé. Une partie de ces militants, venus d’un fournisseur d’accès à Internet racheté par France Télécom, ne correspond pas, alors, « à l’image courante du syndicalisme CGC, souvent perçu comme relativement conciliant à l’égard des directions d’entreprise » (Roy, 2008 : 26). Ces particularités expliquent le positionnement alors réactif de ce syndicat :

On a construit quasiment un syndicat CFE-CGC, qui regroupait… qui était le seul syndicat quasiment qui regroupait les salariés du privé, les cadres certes, mais par définition, par rapport à la masse des fonctionnaires, les gens qu’on embauchait étaient essentiellement des cadres, droit privé ; donc on était dans une position où pour nous la seule chose qui valait, c’était la défense du droit du travail ! Dans une entreprise privée… […] c’est certainement cette particularité sociologique qui a fait qu’on a fait ce syndicat qui s’est développé dans les cadres du droit privé, qu’on a eu euh… une attitude je dirais critique par rapport à un certain nombre de choses qui apparaissaient à un certain nombre de fonctionnaires comme faisant partie de la vie[16].

Cette configuration syndicale interne marquée par la domination de SUD-PTT et la forte progression de la CFE-CGC, le profil atypique des militants de ce syndicat, la participation commune à des réseaux militants altermondialistes, le sentiment peut-être chez certains qu’ils seraient rejoints par la suite par d’autres organisations, dont la CGT, ont sans doute contribué à cette alliance.

Le contexte social dégradé explique également la création de l’Observatoire : il s’agissait de réagir à un « climat terrifiant[17] » généré par plusieurs plans sociaux, des incitations au départ par des mobilités géographiques et des reconversions professionnelles. L’absence de culture de droit du travail dans cette ancienne entreprise publique et la mise en place tardive d’instances représentatives du personnel (IRP)[18] hypothèquent l’action syndicale. Plusieurs signalements alarmants de médecins du travail se succèdent, confirmés en 2002 par un rapport parlementaire (Larcher, 2002) et rendus publics par l’ouvrage d’un journaliste (Decèze, 2004). Les restructurations et « déplacements » massifs continuent toutefois, donnant le sentiment à certains syndicalistes d’être incapables de réagir : « On a assisté là à une espèce de dépression collective, il s’est passé beaucoup de temps avant que les syndicats, en tout cas Sud, on se dise qu’il y a des problèmes plus profonds qu’on ne peut pas aborder avec les moyens syndicaux classiques[19]. »

L’objectif n’est toutefois pas de se substituer aux organisations syndicales ou aux IRP naissantes. Inspirée d’autres modèles d’observatoires (observatoire des inégalités, observatoire des prisons, ou observatoire du stress constitué en 2001 par la CFE-CGC), cette structure vise à porter un diagnostic, à « voir et rendre publiques[20] » la restructuration à l’oeuvre au sein de l’entreprise et ses conséquences délétères sur la santé des salariés. L’Observatoire repose sur une collaboration entre syndicalistes, experts agréés santé au travail et chercheurs. Présenté par l’un de ses fondateurs comme « une structure extérieure, qui fait un vrai travail de fond, d’alerte, d’aiguillon mais quand même avec du contenu », il met en oeuvre diverses formes d’action : production de contre-expertise, médiatisation, information, alerte sur les cas de suicides, les situations de souffrance et les mobilités forcées de salariés, formation des membres de CHSCT dans une ancienne entreprise publique aux IRP récentes… Un comité scientifique avec une charte déontologique y est mis en place, l’idée étant que « pour l’analyse […] il faut qu’on aille chercher des scientifiques, […] qui nous apportent un peu de méthodologie ; ça nous a apporté aussi beaucoup de crédibilité […] si on faisait venir des universitaires, ça faisait sérieux[21] ». On voit ainsi s’entremêler des logiques d’usage scientifique et instrumental (à des fins de caution, légitimation, crédibilisation) des compétences scientifiques amenées par les membres du comité. Celui-ci est constitué de neuf chercheurs, praticiens et consultants en sciences humaines et sociales : quatre sociologues, deux ergonomes, un ergologue, une psychiatre, un économiste-ingénieur et militant d’Attac qui joue un rôle important dans la cooptation des membres de ce comité scientifique pour la plupart investis dans divers réseaux militants. Les sciences sociales et du travail dominent au sein de ce comité. Comme le souligne l’un de ses membres, il importe de « contrecarrer la vision du travail qu’en [ont] […] les sphères de gestion[22] ». Il s’agit de rompre avec une vision individualisante des problèmes par des approches relevant de la sociologie, de l’ergonomie, de la psychologie sociale, de la psychodynamique et de la clinique de l’activité, plutôt que de la psychologie clinique et comportementaliste.

La position d’« experts indépendants » des membres de ce comité est présentée par l’un d’entre eux, lors d’assises, comme « intéressante sur le plan de l’affichage », voire essentielle dans le cadre de la bataille d’expertise qui se joue entre les organisations syndicales et France Télécom sur la question du stress et des mobilités forcées.

L’expertise, conçue comme alternative au discours de l’employeur, vise à dévoiler la réalité et l’ampleur des situations de travail pathogènes. À cette fin, des enquêtes par questionnaires sont réalisées dès 2007 auprès des salariés du groupe. Les résultats alarmants de ces enquêtes sont rapportés lors de diverses manifestations, dont les assises annuelles de l’Observatoire, et sous la forme de publications. Ce travail collectif associe étroitement syndicalistes et membres du comité scientifique au sein de l’Observatoire qui se caractérise par une faible division du travail militant et d’expertise. Les analyses, données d’enquête et témoignages sont parfois restitués dans le cadre de communications communes, auprès de publics diversifiés, y compris universitaires. Diffusés par les médias, sites, réseaux et revues militants, ils sont aussi mobilisés dans des textes académiques (Palpacuer et Seignour, 2012). Le site internet est conçu comme une base de données mise à la disposition de tous. Les membres de l’Observatoire sont pour leur part sollicités par divers acteurs (les médias, leur organisation syndicale, des associations militantes…) pour participer à des formations, des échanges, des analyses… « En cinq ans, ça a fini par créer une compétence forte… donc, il y a un certain nombre de nos membres qui […] sont devenus des personnes dont la voix est reconnue[23]. »

Cadre particulièrement intéressant de confrontation de militants et de scientifiques, cet observatoire illustre ces nouvelles possibilités de collaboration. Certains chercheurs contribuent à la promotion de ces thématiques dans l’espace syndical. Inversement, des militants deviennent de véritables spécialistes de santé mentale au travail, s’investissant dans diverses recherches-actions, professionnalisantes pour certaines – comme les ACORA[24] –, qui permettent de mobiliser des paroles de salariés et qui contribueraient même à « réapprendre le syndicalisme ».

« Réapprendre le syndicalisme » : mobilisation de paroles profanes et élaboration d’une grammaire commune

La rupture avec les pratiques routinières syndicales est parfois explicitement recherchée, comme l’attestent certains jugements positifs de stagiaires soulignant que le stage leur a permis de « réapprendre le syndicalisme » (stagiaire à la formation-action de la CFDT) ou qu’il a « changé [leur] rapport à la vie » (militant CGT). Une responsable cédétiste de santé au travail explique d’ailleurs en entretien : « ça heurte, car ce ne sont pas des solutions qui viennent d’en haut, mais qui partent d’en bas, qui émanent de ce que disent les gens de leur travail, qui peuvent être des points de vue différents, qui s’opposent même car chacun… et qu’au final, il en sorte quand même un point de vue collectif. C’est une première façon de revisiter l’action syndicale » (Bué, Delmas et Robin, 2014).

Les fondateurs de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom insistent pour leur part sur l’originalité de la démarche dans l’espace syndical : « On voit plutôt ça dans le monde social, dans le monde associatif, dans les mouvements sociaux[25]. » Visant à objectiver et publiciser les situations de souffrance au travail, l’Observatoire est ainsi orienté vers l’agit-prop, l’alerte et la médiatisation, mais aussi la recherche, la production de données et la formation. L’objectif est également de former les élus CHSCT et de favoriser leur mise en réseau.

Pour nourrir ce diagnostic et produire une vision du travail alternative à celle portée par la direction de l’entreprise, l’Observatoire suscite et mobilise les paroles de salariés par les enquêtes par questionnaires, mais aussi par des échanges qu’il organise, notamment dans le cadre de ses assises annuelles. Les discussions lors des premières assises, en décembre 2007, mettaient ainsi en évidence la fonction d’élaboration collective de frontières du dicible sur des thématiques comme la mort, la souffrance, les suicides et les responsabilités individuelles. Le décompte et la publicisation des suicides à France Télécom ont en effet particulièrement fait l’objet de débats au sein de l’Observatoire et lors de ses assises. Cette initiative s’inscrit dans une conjoncture marquée par la médiatisation de plusieurs cas de suicides de salariés : à EDF à la fin de 2006 dans un contexte de réorganisation de l’entreprise, à Peugeot au début de 2007 ou au Technocentre de Renault, à la fin de l’année 2006-2007. Dans ce contexte de dramatisation, où films et publications se succèdent sur ces questions sensibles, l’enjeu était de « montrer publiquement la situation à France Télécom, sans sombrer dans le pathos et le risque de contagion », d’éviter « toute polémique, toute accusation de dramatisation gratuite », d’où le recours à la légitimité scientifique et « l’apport d’une expertise scientifique extérieure à l’entreprise, qui nous permette de prendre du recul par rapport aux nombreux conflits existants » (Ackerman, 2008). Les débats, lors des premières assises de l’Observatoire, ont pour leur part surtout porté sur la pertinence de se saisir du suicide d’un collègue à des fins de mobilisation des salariés et de construction d’un rapport de force face à la direction. Les intervenants proposaient de mettre en question le refus d’« exploiter » le suicide d’un collègue, la pire des situations étant souvent celle où, par peur du scandale, ils acceptaient de taire la responsabilité de l’entreprise dans le décès. En ce sens, ces manifestations eurent une fonction « désinhibante » vis-à-vis de thèmes avec lesquels les élus étaient peu familiarisés ou qu’ils percevaient comme trop intimes. La question des effets sur les salariés d’un discours de dénonciation des suicides était récurrente dans les discussions informelles lors des pauses, comme dans les interventions (Delmas et Merlin, 2010).

Si les enjeux affichés de la médiatisation des suicides est de forcer la direction à sortir du déni, les débats, lors des assises postérieures, porteront davantage sur les liens entre suicide et travail, la souffrance et les formes d’organisation du travail, les réponses et résistances de la direction. Un atelier est par exemple organisé, lors des troisièmes assises nationales de l’Observatoire, le 9 décembre 2010, sur l’organisation du travail, véritable enjeu pour les organisations syndicales. Le débat avec la salle, qui doit s’appuyer sur « l’expérience des controverses qui ont eu lieu dans le cadre des négociations “organisation du travail” », y est présenté comme « un temps fort dans la construction des réponses possibles à un renouveau de l’appropriation de la question de l’organisation de travail par les organisations syndicales[26] ».

Le caractère isolé de ce type d’initiative et les résistances persistantes aux questions de subjectivité au travail attestent toutefois les difficultés à penser et à agir sur le travail.

Les résistances à penser et agir sur le travail

L’Observatoire est révélateur des freins à l’appropriation syndicale du travail et de la subjectivité, mais aussi de la montée en force d’un véritable marché de l’expertise des « risques psychosociaux » et d’une publicisation ambiguë du thème.

Résistances et difficultés d’appropriation syndicale du thème…

Ce positionnement est loin d’aller de soi dans l’espace syndical, reconnaissent les promoteurs de l’Observatoire. Accusés de privilégier l’expertise au détriment de l’action, ces derniers optent pour le slogan « Observer, comprendre, agir » signifiant que leur objectif n’est pas purement spéculatif. Cette idée caractérise différentes initiatives dans ce domaine. Ainsi, « Comprendre pour agir » est à la fois le titre du blogue de Philippe Bouvier (spécialiste des questions de santé et travail à la CGT) et le sous-titre d’un ouvrage (Huez, 2008). Les choses se passent comme s’il importait de conjurer le risque d’enquêtes supplétives à un manque de perspectives d’action pour les équipes syndicales. Les assises précitées de 2007 donnaient ainsi à voir un hiatus entre des élus en attente de pistes concrètes de la part des experts et des intervenants ayant toujours soin de se présenter, non pas en « faiseurs de miracles », mais comme dépendants de l’action des élus. L’atelier sur la médecine du travail, par exemple, avait donné lieu à des échanges entre militants demandant des perspectives et le médecin membre de l’ASMT qui leur rétorquait que ses marges de manoeuvre dépendent des pratiques des représentants du personnel.

Cette volonté de ne pas être de simples observateurs caractérise les membres de l’Observatoire du stress eux-mêmes, dans un contexte de « lassitude » des salariés face à la persistance de situations délétères dans l’entreprise, malgré une accumulation de rapports d’expertise. Le taux plus faible de répondants lors de la dernière enquête triennale, organisée par le cabinet d’expertise Secafi Alpha dans l’entreprise (56 % de répondants), comparativement à la première enquête de ce type, réalisée en 2009 par le cabinet Technologia (environ 80 % de retours), attesterait, selon certains de ces membres, cet épuisement. Il confirme leur crainte de se transformer en de simples « experts » procédant à des diagnostics sans agir, dans un contexte de déconnexion entre l’expertise ou la contre-expertise et la souffrance réelle des salariés.

Ces remises en cause s’expliquent sans doute en partie par les résistances rencontrées à différents niveaux : de la part de la direction, mais aussi des autres syndicats de l’entreprise et du monde de la recherche. Lors de sa mise en place, cet observatoire suscite des réactions souvent vives, non seulement de la direction – qui interdit dans un premier temps l’accès au site internet de l’Observatoire sur le lieu de travail –, mais également des organisations syndicales[27]. « On a flingué l’Observatoire dès le départ […] ça c’est la compétition entre les organisations syndicales[28]. » Explicables également par un certain scepticisme et la volonté de ne pas fragiliser encore plus le statut de fonctionnaire en objectivant le fait qu’ils sont visés par les mobilités forcées (Delmas et Merlin, 2010), ces critiques pèsent sur l’action de l’Observatoire et contribuent à hypothéquer l’essor de ce type d’initiative reposant de surcroît sur une alliance initialement improbable entre seulement deux organisations syndicales et aux moyens modestes[29].

Ces réticences syndicales persistantes sont révélatrices des résistances opposées à ces thématiques dans l’espace syndical. La médiatisation des suicides suscite des controverses dans toutes les organisations, y compris chez les militants de Sud-PTT, pourtant « plus proches de la souffrance » et « faisant de la politique en parlant de la détresse » (Renou et coll., 1999 : 41) ; ces réserves seraient liées à la nouveauté et à la complexité de ces thématiques. « On ne fait pas l’unanimité dans le monde syndical », souligne l’un des fondateurs de l’Observatoire, « pour diverses raisons ; la question des risques psychosociaux est nouvelle ; je pense qu’il y a une méfiance importante du mouvement syndical par rapport à ces questions-là qui souvent ont un relais individuel »[30]. Ces résistances s’expliqueraient également par une défiance des syndicats à l’égard d’« un dialogue avec des scientifiques, des experts[31] » qui peut d’ailleurs être réciproque ; ainsi, souligne un membre de l’Observatoire, certains « universitaires renommés dans le domaine », sollicités, « ont refusé de venir dans nos réunions […] Ils ne voulaient pas que leur nom soit mêlé à nos histoires[32] ». Le dialogue entre syndicalistes, chercheurs et experts, lorsqu’il peut se faire, est parfois ardu, comme le montrent les difficultés de l’ouverture de l’Observatoire aux médecins psychiatres : « À un moment donné on avait contacté quelqu’un […] ce qui l’intéressait, c’était les stratégies alternatives des salariés, comment ils font pour contourner […] les stratégies patronales, pour trouver des espaces de liberté individuelle. Des choses qui ne sont pas inintéressantes mais on ne voyait pas du tout comment on pouvait travailler ensemble[33]. » Les clivages disciplinaires donnent également lieu à des controverses dont les finalités autres que tactiques échappent à certains instigateurs syndicaux de l’Observatoire ayant pu se sentir parfois un peu instrumentalisés : « On a assisté avec consternation à des conflits un peu picrocholins, dans le monde universitaire, entre les tendances psychologisantes, les tendances sociologisantes, les rivalités entre le CNRS, la DARES… […] intellectuellement, on pouvait comprendre mais enfin qui étaient un peu à mon avis plutôt des défenses de prés carrés… universitaires[34]. » Ces clivages peuvent être disciplinaires et professionnels. Un expert CHSCT membre du comité scientifique exprime par exemple quelques regrets sur la présence médiatique des chercheurs au détriment des praticiens du travail, c’est-à-dire « des ergonomes, des psychologues du travail qui ont été sur le terrain […] comme si d’avoir été sur le terrain est un peu dévalorisant[35] ». Peuvent s’ajouter des difficultés de positionnement. Un consultant, ancien salarié de France Télécom, sociologue de formation et chercheur associé d’un laboratoire universitaire, s’interroge : « J’étais moi aussi avec quelle casquette là-bas ? Comme… ancien salarié ? Comme expert CHSCT sociologue… […] comme scientifique[36] ? »

Les freins à l’union intersyndicale et aux collaborations entre syndicalistes, chercheurs et experts hypothèquent la diffusion de ce type d’organisme, qui serait difficilement reproductible : « Il faut vraiment qu’il y ait des gens qui y croient dur comme fer. Là, on a eu la chance au niveau de France Télécom d’avoir une poignée de gens […] qui […] en ont fait une activité quasiment essentielle[37]. » C’est d’abord à titre individuel que des militants d’autres syndicats et entreprises participent à cette association fondée par les syndicats Sud et CFE-CGC de France Télécom[38] transformée, à l’issue de l’assemblée générale du 11 janvier 2013, en « Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom – Orange et dans les Entreprises » ; plusieurs freins limitent les possibilités de reproductibilité d’une telle structure dans d’autres entreprises, dont ceux inhérents aux configurations syndicales et à « un relatif corporatisme des syndicalistes qui s’identifient à l’entreprise » : « Notre image nous dessert dans nos tentatives de nous rapprocher d’autres secteurs, notamment de la Poste. Et puis j’ai cru comprendre qu’à Sud, cétaient aussi des divergences politiques […] Ils préfèrent refouler […] on n’a pas été plus loin parce qu’on sait que… […] ça ne marchera pas […] pour un éventuel observatoire la Poste […] il n’y a pas de collaboration possible […] les syndicats […] ont l’image, portent l’image de leur entreprise […] on est vus comme les représentants de l’entreprise même entre syndicalistes[39]. »

Or, ces questions d’union intersyndicale se posent de manière cruciale, dans un contexte marqué par l’essor ambigu d’un véritable « marché » de l’expertise des risques psychosociaux (RPS).

Limites de l’expertise

Les expertises CHSCT portant sur les RPS se sont considérablement développées. Soutenant la parole syndicale, elles présentent toutefois plusieurs limites par les suites qui leur sont données, leur évolution, leur inscription également dans un marché en expansion particulièrement attractif.

L’Observatoire contribue au développement des demandes d’expertise par les CHSCT du groupe. En 2009, le déclenchement par France Télécom du premier questionnaire triennal distribué à l’ensemble des salariés de l’entreprise[40] renforce une reconnaissance de la compétence syndicale sur le sujet, mais aussi l’essor de l’expertise et le rôle croissant des cabinets de conseil ; en effet, la décision est prise de faire rédiger les questions par un comité de pilotage tripartite réunissant la direction, le cabinet Technologia chargé de l’expertise[41] et les organisations syndicales, dont des membres issus de l’Observatoire, pour Sud et la CFE-CGC. Cette enquête, en confirmant l’ampleur du malaise, accrédite une parole syndicale. Conformément à un accord signé en mai 2010[42] prévoyant une enquête triennale sur le stress dans l’entreprise, une nouvelle est réalisée par le cabinet Secafi Alpha avec un questionnaire à nouveau co-établi de manière tripartite et un taux de réponse de 56 %. « Notre expertise est toujours nécessaire[43] », souligne l’un des membres de l’Observatoire, membre du comité de pilotage. Une première synthèse du rapport de Secafi Alpha fait l’objet d’une présentation au Comité national de prévention du stress à France Télécom – Orange (CNPS) en décembre 2012.

Tout en attestant le rôle croissant de l’expertise dans les mouvements sociaux contemporains (Delmas, 2011b), mais aussi son externalisation (Cristofalo, 2009), ces enquêtes tendent à appuyer d’autant plus la parole syndicale que l’arrivée massive de sociologues et d’ergonomes, souvent très diplômés, au sein des cabinets agréés, renforce l’ajustement à la demande syndicale en prenant en compte à la fois « conditions de travail et psychologie, techniques de domination et systèmes de valeurs au principe de l’adhésion au capitalisme » (Henry, 2012a : 61). On peut toutefois rappeler l’asymétrie de moyens entre IRP et employeurs, et entre les cabinets proches des employeurs qui, tels Stimulus ou l’IFAS, se spécialisent en matière de « risques psychosociaux[44] » et promeuvent une approche psychologisante et individualisée des questions de santé mentale au travail, et la myriade de cabinets agréés CHSCT proches des syndicats : Secafi Alpha, proche de la CGT, Technologia, lié à FO mais aussi aux élus CFE-CGC, Syndex, proche de la CFDT, ou encore Émergences, institut de formation créé en 1985 par la CGT[45].

Les expertises présentent aussi plusieurs limites dans un contexte peu propice, à plusieurs égards, à l’amélioration des conditions de travail. Inégalement mises en oeuvre, elles sont rarement menées au sein de PME, laissant ainsi dans l’ombre de nombreuses situations de travail pénibles et dangereuses (Jamet et Mias, 2012). Impliquant la prise en charge d’« un travail proprement social de construction d’un problème » qui nécessite un accès à l’information, mais aussi des « dispositions et des ressources particulières permettant l’appropriation de savoirs spécialisés et éclatés » (Henry, 2012b), nombre d’élus refusent d’endosser ce rôle d’expert les éloignant des pratiques revendicatives classiques auxquelles ils sont accoutumés et mieux préparés (Jamet et Mias, 2012).

Lorsqu’elles sont mises en oeuvre, les expertises peuvent, en outre, être utilisées par les directions d’entreprise comme des outils de communication ; une enquête récente d’Émergences rend compte de la portée limitée de ces rapports dont les préconisations seraient appliquées, au moins partiellement, dans moins de la moitié des cas[46]. Liés à l’essor des négociations sur le stress impulsées depuis octobre 2009 par le ministère du Travail qui a incité les entreprises de plus de mille salariés à négocier en la matière, plusieurs accords « de méthode » définissant le cadre méthodologique d’une démarche d’évaluation et de prévention[47] sont conclus[48] dans le cadre d’« un plan d’urgence dépourvu de toute obligation de résultats ou de sanction particulière, apparu en réaction aux vagues de suicides » (Valléry et Leduc, 2012 : 7). La production croissante de diagnostics qui en résulte peut contribuer à nourrir un sentiment de lassitude et de déception chez les salariés de France Télécom – Orange, mais aussi chez plusieurs militants membres de l’Observatoire, soulignant le fossé existant entre l’énergie consacrée à l’expertise et l’amélioration des conditions de travail, à un moment où ils se heurteraient à l’impossibilité de modifier l’organisation du travail.

S’ajoutent aujourd’hui les risques d’un décloisonnement progressif entre l’expertise des IRP et le consulting (Henry, 2012b), l’expertise CHSCT étant devenue un marché en expansion particulièrement attractif pour des conseils en management ayant pour certains obtenu leur agrément. L’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, par plusieurs de ses dispositions, notamment sur la mise en place d’instances de coordination ad hoc dessaisissant les CHSCT d’une partie de leurs prérogatives, seraient par ailleurs susceptibles de réduire le nombre d’expertises et les délais pour l’évaluation des risques d’où, finalement, la valorisation « contre une expertise placée au plus près des réalités du terrain, un point de vue plus technique et abstrait sur la santé au travail » (Henry, 2012b : 68).

Ces évolutions tendraient à favoriser les cabinets de conseil dans un contexte de libéralisation du secteur accentuée par les directives européennes, mais aussi de promotion d’une approche assurantielle dont atteste le succès de l’expression « risques psychosociaux » dont l’usage a été promu par l’acteur patronal. Aujourd’hui largement retenus par les milieux politiques et syndicaux, relayés par les experts et consultants qui voient s’ouvrir un nouveau marché, les risques psychosociaux sont devenus la référence pour l’ANACT et pour la quasi-totalité des instituts de santé et de sécurité au travail en Europe. Comme en France, où elle s’est imposée, l’expression inonde les études de l’Union européenne ; l’Observatoire européen des risques de l’Agence européenne de sécurité au travail (EU-OSHA) utilise ainsi les notions de RPS, de « psychosocial risks at work » (European Agency for Safety and Health at Work, 2012) ou de « psychosocial risks related to occupational safety and health » (European Agency for Safety and Health at Work, 2007).

La notion de RPS n’a pas, bien sûr, totalement supplanté des termes alternatifs tels que la souffrance au travail ou le stress, qui demeure largement utilisé de manière ambivalente pour certaines catégories de salariés dont les cadres. Cette labilité persistante du vocabulaire est révélatrice de l’absence de stabilisation de ces questions et de la variété des options théoriques sous-jacentes. Elle rend compte également des tensions persistantes marquant la prise en charge de ces questions : tensions entre analyse et action, prises en charge individuelle et collective, approches individualisantes et organisationnelles, risques psychosociaux et risques physiques…

Des tensions persistantes

Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer l’adoption de la notion de « RPS » : son apparente neutralité, voire scientificité, permettant de dépolitiser le débat, de se dégager de la charge affective et idéologique dont les termes de souffrance ou de violence sont porteurs et de recouvrir de nombreuses situations sans pour autant trancher entre les responsabilités et entre les causalités sociale et psychologique ; la multiplicité des significations offrant à qui que ce soit la possibilité de s’y retrouver et d’y imposer son sens ; l’obtention du consensus permettant à chacun de se présenter comme étant soucieux de résoudre le problème sans engagement précis sur les moyens d’y arriver… (de Gaulejac, 2012). Cette notion a pu être critiquée, notamment, par la conception des risques qu’elle sous-tendait, par son inscription dans une démarche de gestionnaire (de Gaulejac, 2012), par l’approche hygiéniste sous-jacente réduisant le travail à quelques facteurs de risques (Clot, 2010). Si la notion de « risque » permet de s’appuyer sur un schéma classique de responsabilisation des employeurs en matière de santé de leurs salariés, il bénéficie plus aux négociateurs d’accords qu’aux acteurs de la prévention (Ughetto, 2011) ; la dimension multifactorielle de la notion de « RPS » et la mise en cause d’un environnement à risques plutôt que d’une personne rendraient difficile l’imputation juridique et politique de responsabilité (Gollac, 2012 ; Marichalar et Martin, 2011 : 32). L’affirmation de la notion de risque, par définition évaluable et calculable, tend toutefois à placer la santé mentale au travail dans la lignée des risques professionnels ; à cet égard, leur inscription dans les tableaux de maladies professionnelles reconnues constitue une revendication de la CFE-CGC et de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom – Orange.

Plus largement, les questions de santé mentale au travail peuvent apparaître comme inséparables des autres dimensions de la santé au travail. Les acteurs des mobilisations sont d’ailleurs souvent les mêmes : Alain Carré et Dominique Huez se mobilisent fortement sur les dimensions mentales, tout en constituant des figures clés de la lutte anti-amiante ; Annie Thébaud-Mony, cofondatrice de l’association de lutte contre l’amiante Ban Asbestos–France, s’exprime régulièrement sur la santé mentale au travail ; la dénonciation des conditions de travail de certains salariés précaires, notamment les intérimaires du nucléaire, est étroitement liée à l’engagement contre les suicides professionnels (Marichalar et Martin, 2011 : 32). Les mobilisations en matière de santé mentale au travail peuvent d’ailleurs également contribuer à l’émergence d’une dynamique autour des questions de santé et de conditions de travail au sein des organisations syndicales. La commission Santé et conditions de travail, créée à la suite du congrès Solidaires de juin 2008, est présentée comme « un outil à destination des équipes militantes pour développer un militantisme de proximité qui remette le travail et ses effets au coeur de l’action syndicale dans les entreprises », l’enjeu étant de construire un « réseau interprofessionnel santé au travail[49] ». Son responsable souligne ainsi :

Dans un premier temps [la commission a travaillé] pas mal autour des questions de pression, souffrance au travail. Et puis au fil du temps on a élargi notre activité à l’ensemble des questions de santé et conditions de travail. Aussi bien les questions d’amiante, qu’on travaille un petit peu aussi maintenant sur des questions nouvelles telles que les ondes électromagnétiques ; on a prévu de travailler aussi sur les questions de nanoparticules ; on essaie d’avoir une vision assez large de ces questions-là[50].

Prenant acte de l’apport de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom – Orange, qui a contribué à « rendre visible la souffrance au travail » sans se substituer « à une activité syndicale spécifique[51] », l’objectif est, en organisant des assises nationales autour du travail et de ses transformations[52], de faire émerger des revendications et de « créer des mobilisations et que les salariés pensent que tout n’est pas perdu là-dessus[53] ».

La focalisation et la spécialisation en matière de souffrance psychique peuvent toutefois, inversement, se faire au détriment de l’attention aux risques physiques, repoussant « au second plan les maladies des cols bleus, celles-là mêmes qui – hormis dans certains contextes particuliers – ont peiné à mobiliser l’opinion publique » (Rosental, 2010). Les traitements médiatique et politique de ces questions rendent compte de cette tendance.

Les problèmes de santé au travail ont longtemps été cantonnés dans les espaces restreints de spécialistes, comme en atteste le cas de l’amiante (Henry, 2009). La médiatisation des suicides et des questions de mal-être au travail semble avoir contribué à transformer les rapports de force et à remettre en cause ce confinement. Le management doit désormais trouver d’autres réponses que le déni ou les explications individualisantes, quand bien même celles-ci continuent à être fortement mobilisées en justice. Les pouvoirs publics semblent pour leur part s’être particulièrement investis sur ces questions. On a toutefois souligné l’écart existant entre, d’une part, les « réflexions » et expertises mobilisées par les responsables politiques et, d’autre part, l’action opérationnelle des pouvoirs publics (Clot, 2010 : 23 et suiv.). La médiatisation elle-même doit être nuancée.

La souffrance des salariés émerge d’abord dans les médias comme une « maladie de cadres » (Delmas, 2011a) dont le « stress » est commenté dans la presse économique, confortant sa perception comme élément identitaire (Loriol, 2006) et norme de réussite de sa carrière. Le large recours à des batteries de mesures, dont les analyses chiffrées produites par l’observatoire du stress de la CFE-CGC, contribue au succès de ce thème, instrument de « dramatisation » du chômage (Pochic, 2009), voire d’une prolétarisation des cadres, réactivant ainsi la référence, ancienne, au « malaise » des cadres (Delmas, 2011a). L’incantation de ce mal-être se traduit toutefois difficilement en action et revendication collectives. Les syndicats de l’encadrement mettent l’accent sur le travail sous contrainte et sur les problèmes de santé qui en résultent, sans forcément remettre en cause l’organisation dont les cadres sont pour la plupart parties prenantes. La presse généraliste relaie pour sa part ce thème à un moment où sa manière de traiter l’information s’est considérablement rapprochée de celle de la presse destinée aux cadres et aux décideurs. Depuis une vingtaine d’années, l’essor d’une presse commerciale avide de sujets « vendeurs » à destination des cadres contribue encore à dépolitiser le thème du stress abordé dans une logique de marché et à le traiter sous un angle souvent individuel, quand il ne s’agit pas simplement de proposer des « recettes ».

Le traitement médiatique des situations de mal-être au travail, par sa focalisation sur le décompte des suicides et les situations personnelles, atteste également la persistance d’une individualisation des problèmes et le poids du registre de l’émotionnel. L’un des enjeux, souligne un membre de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, a été à cet égard de dépasser ce type d’approche : « La première demande de la presse, c’était […] de… faire du sensationnel-émotionnel, […] on a réussi à faire pivoter l’intérêt d’un certain nombre de médias sur les hypothèses, et il y a quelques membres de l’observatoire qui l’ont fait, deux-trois, puis… sont montés au créneau aussi […] des scientifiques, des membres du conseil de l’observatoire[54] » dont le positionnement scientifique et l’extériorité à l’entreprise s’avèrent adaptés dans la prise de parole sur de tels sujets. « C’est très très difficile de s’exprimer sur un sujet tabou comme l’était et l’est toujours un peu les suicides, d’autant plus que, quand il s’agit de suicides de proches, il faut à la fois parler d’un tabou et parler de quelque chose qui nous touche de près[55]. »

Conclusion

Aujourd’hui, les syndicats de salariés s’approprient par de multiples biais les problèmes de santé mentale en lien avec le travail. La formation figure en bonne place parmi les dispositifs afin d’outiller les équipes syndicales. La prise en charge de ces questions complexes repose sur l’écoute des salariés, sur l’accompagnement mais aussi sur la mobilisation de savoirs scientifiques ; elle implique une rupture avec les habitudes syndicales les plus routinières et de nouvelles pratiques souvent jugées indispensables pour réduire la distance avec « la base » ou pour assurer la relève militante. Toutefois, cette rupture expose les syndicats à des tensions entre deux dimensions centrales de l’action syndicale : d’une part, entre action et compréhension des situations, et, d’autre part, entre droit individuel et droit collectif. Le travail sur la santé heurte en effet les conceptions dominantes de l’engagement syndical et d’un syndicalisme gérant les contrats collectifs.

L’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom atteste particulièrement à la fois cette nécessité de renouvellement et ces tensions ; cette structure associative hybride témoigne des dynamiques d’échanges multiples entre syndicalistes, universitaires, chercheurs et experts. Elle promeut également une posture d’écoute à l’égard de salariés dont la parole est sollicitée par des enquêtes, assises annuelles mobilisatrices, manifestations diverses… Orienté à la fois vers la « libération de la parole », la formation des membres de CHSCT nouvellement institués, la médiation des situations de mal-être à France Télécom – Orange et l’agit-prop, l’Observatoire joue un rôle considérable dans les débats sur le stress, puis sur les risques psychosociaux. Il se heurte toutefois à de nombreuses résistances, internes et externes, et s’avère difficilement reproductible. Il ne s’en inscrit pas moins dans une mobilisation syndicale plus large autour de ces questions. Participant à l’essor des dispositifs de formation et de recherche sur ces sujets, il semble ouvrir la voie, également, à plusieurs manifestations syndicales dépassant aujourd’hui souvent ces questions pour traiter plus largement du travail, de son organisation et de la santé au travail dans ses dimensions tant physiques que mentales.

Toutefois, la diffusion du terme « risques psychosociaux » et son usage croissant par les employeurs, les pouvoirs publics, mais aussi les salariés, les militants et les responsables syndicaux, font s’interroger sur la promotion d’un prisme paradoxalement déresponsabilisant. La médiatisation de ces questions montre pour sa part la persistance à la fois d’une approche individuelle des problèmes et d’une focalisation persistante sur le « stress » des cadres.

Du côté syndical, l’appropriation des questions de santé mentale au travail par les organisations semble encore difficilement se traduire en revendications et en actions, nonobstant quelques incantations. Or, ces questions d’expertise et d’écoute de la subjectivité au travail, d’enrôlement des chercheurs et d’alliances intersyndicales se posent aujourd’hui de manière cruciale, dans un contexte de menace persistante de remise en cause par l’Europe de l’agrément des experts CHSCT, ouvrant ainsi la porte à l’entrée massive, sur ce « marché », de cabinets de management et d’organisation de ressources humaines.