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Introduction

La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui réforme l’action publique en faveur des « travailleurs handicapés » en France, a donné de grands espoirs aux salariés sourds (Kerbourc’h, 2009). Elle renforce les dispositifs d’aménagement de postes de travail et reconnaît différents droits, comme celui de parcours de formation, d’accès aux informations et aux services publics en langue des signes française (LSF). Sa promulgation a été accompagnée de discours politiques sur la reconnaissance d’une oppression historique des sourds (par l’interdiction de la LSF dans l’éducation à la fin du 19e siècle) et d’un droit de cité de la LSF. Cette loi prend acte des approches théoriques sur le handicap développant un modèle social (Fougeyrollas et coll., 1998 ; Garcia et coll., 2002) en rupture avec un modèle médico-social. Elle entend affirmer les deux principes majeurs de ce modèle : l’égalité des chances et la non-discrimination. Source de changements, ce cadre législatif n’apporte cependant pas toutes les ressources nécessaires et ne résout pas les problèmes d’inégalités et de discrimination des personnes sourdes au travail (Dalle-Nazébi et Marceau, 2013). C’est d’ailleurs ce que mettent en avant les juristes à propos du rôle circonscrit de la loi (Lanquetin, 2004). Ce cadre rend manifeste pour les personnes concernées que leur situation devrait et pourrait être autre (Dalle-Nazébi, 2009). S’il rappelle des principes forts et précise certains droits, il contribue aussi à une certaine confusion dans les prérogatives de trois types d’acteurs ayant pour mission de mettre à disposition des salariés sourds les moyens nécessaires à leur activité et à l’obtention de bonnes conditions de travail.

Dans ce contexte de recomposition des repères législatifs et des responsabilités, associé à un modèle économique limité, la diversité de ces acteurs et leur profil ainsi que la variabilité de leurs réponses sont deux facteurs produisant une instabilité dans les situations professionnelles vécues par les salariés sourds. Selon les configurations procédurales adoptées par les entreprises, les décisions prises relatives aux aménagements des conditions et moyens du travail correspondent moins à une application directe du cadre législatif qu’à des décisions opportunes. Elles en appellent à une sécurisation des situations et des trajectoires professionnelles des sourds (Caillaud et Zimmermann, 2011), selon une approche fondée sur les capabilités (Greiner et coll., 2004 ; Sen, 2000). C’est face à cet enjeu que les syndicats apparaissent comme des acteurs clés. Ils seraient les plus à même de médiatiser l’univers et les relations professionnelles des salariés, c’est-à-dire de mettre en lumière les incertitudes récurrentes que rencontrent les sourds dans leurs activités : conditions de communication, conditions de travail des autres avec eux et, inversement, opportunités d’évolution professionnelle dépendante de l’accès aux formations, connaissance des orientations économiques de l’entreprise et implication dans les orientations définies, etc. Les situations discriminatoires dans lesquelles se trouvent beaucoup de salariés sourds sont significatives de la place marginale de ces préoccupations, comme de leur difficile prise de parole à ces débats. Précisément, le caractère circulaire d’une problématique axée sur les entraves communicationnelles à tout débat sur le langage au travail se pose aux organisations syndicales elles-mêmes, confrontées à ces difficultés de communication et peu au fait des besoins linguistiques et des pratiques de communication des sourds. Comment les syndicats sont-ils alors interpellés par des salariés sourds ? Comment se positionnent-ils dans le contexte général actuel face à des questions qui peuvent paraître spécifiques ? Quelles sont les difficultés et les ressources disponibles pour établir un lien entre syndicats et salariés sourds ?

Nous répondrons à ces questions à partir de l’analyse d’un corpus empirique constitué lors de notre recherche menée durant deux ans sur « l’emploi et l’expérience professionnelle de sourds en milieu ordinaire ». Ce corpus se compose de groupes de travail en LSF avec des salariés sourds, sur Toulouse et sur Paris, et plus d’une centaine d’entretiens avec d’autres salariés sourds et leur entourage professionnel élargi : collègues, responsables de sites, responsables des ressources humaines (RH), médecins du travail, personnels des missions Insertion Handicap (MIH) et syndicats. Ces salariés sourds, d’expériences professionnelles très variées, travaillent dans 41 entreprises, soit 18 du secteur privé et 23 du public, de 17 secteurs d’activité, de grandes ou petites tailles. Après avoir présenté le cadre législatif et ses acteurs clés, nous nous focaliserons sur ceux qui agissent dans les entreprises. Le positionnement des entreprises et de leurs acteurs face aux revendications minoritaires de sourds sera mis en perspective avec d’autres sujets auxquels elles sont également confrontées, comme l’égalité professionnelle hommes-femmes et les discriminations ethno raciales. Nous examinerons leur rapport à la loi et au droit pour mieux comprendre le jeu de négociation autour de l’application de ces lois qui se joue entre les différents acteurs de l’entreprise. Cette articulation sera dans un second temps plus spécifiquement abordée par rapport aux rôles des syndicats, aux hésitations et aux contraintes qui pèsent sur leur engagement vis-à-vis de ces salariés. Nous mettrons en évidence les raisons des difficultés que les sourds rencontrent pour identifier et mobiliser les interlocuteurs clés susceptibles d’améliorer leurs relations professionnelles et de contribuer à la défense de leurs droits. Nous évoquerons leur positionnement dans les configurations procédurales des entreprises et par rapport aux décisions rendues. La négociation que les sourds élaborent, pas à pas et de manière renouvelée, autour des conditions d’application des droits que confère la loi du 11 février 2005, met aussi en perspective le rôle et la nature ambivalente de l’implication des syndicats.

Effets et acteurs de la politique publique du handicap

Le cadre de la loi et deux types d’acteurs hors de l’entreprise : compenser le handicap et aménager le travail

La loi du 11 février 2005 a renforcé les obligations des entreprises, privées et publiques, de plus de vingt salariés ne respectant pas le taux de 6 % d’emploi de « travailleurs handicapés » dans leur effectif. Elle reflète aussi l’influence de l’Europe et du droit communautaire sur ces questions. La France se doit d’adapter ses dispositions légales et le Code du travail, comme c’est le cas dans le domaine de la lutte contre les discriminations avec la loi du 27 mai 2008. Ce nouveau cadre législatif impose de nouvelles obligations aux entreprises en matière d’aménagement des conditions et des postes de travail et accroît le montant de la contribution financière et le comptage des effectifs entrant dans le calcul du quota de 6 % d’une entreprise. Les employeurs disposent toujours de modalités variées de réponses : sous-traitance, recrutements directs, maintien dans l’emploi, convention ou accord d’entreprise suspensifs. Les dispositifs des politiques publiques visent à soutenir toutes les actions que peuvent mettre en place ou dont peuvent bénéficier les entreprises et les salariés dits « handicapés », confrontés à de fortes difficultés et discriminations en matière d’accès au marché du travail (Ravaud et coll., 2001) : recrutement, reclassement professionnel, aménagement des conditions et des postes de travail.

Cette action des pouvoirs publics est destinée à réduire les facteurs de la vulnérabilité des personnes sourdes et malentendantes sur le marché du travail constatée en France, par rapport à la population globale des actifs (Lelièvre et coll., 2007). D’autres enquêtes qualitatives menées dans ce pays pointent l’émergence de nouvelles expertises et métiers pour les sourds, tout en indiquant encore leurs difficultés d’accès à des postes à responsabilités (Dalle-Nazébi, 2008 ; Karacostas, 2010 ; Kerbourc’h, 2009 ; Ott et coll., 2010), et le faible ancrage des politiques publiques dans l’organisation des entreprises (Dalle-Nazébi, 2009 ; Metzger et coll., 2004). La littérature internationale sur le sujet partage un constat similaire dans des pays occidentaux aussi nombreux que les États-Unis, les Pays-Bas, l’Australie, la Suède, le Danemark, le Canada ou encore la Grande-Bretagne et la Grèce (Christensen, 2006 ; Gellersdat et coll., 2004 ; Rydberg et coll., 2010 ; Winn, 2007 ; Nikolaraizi, 2005). Au-delà des conséquences sociales de la surdité, les explications complémentaires avancées se focalisent sur les politiques publiques nationales dont les dispositifs auraient des effets limités (Houston et coll., 2010 ; Karger et coll., 2010). Elles seraient aussi le fait d’environnement professionnel peu ouvert au handicap et particulièrement à la surdité : les barrières à leur emploi et au travail seraient dues à la méconnaissance ou à l’incompréhension en entreprises des besoins des sourds et malentendants (Backenroth, 1995 ; Simms et coll., 2008). L’indifférence ou les attitudes hostiles (Kramer et coll., 2006) sont analysées comme des formes de discriminations (Bowe et coll., 2005 ; Clausen, 2003 ; Luft, 2000 ; Scherich, 1996). Pour contrecarrer ce cumul de problèmes, des pistes d’action pointent le rôle des collègues et du personnel de l’entreprise définis comme « supports naturels » (Storey, 2003) pour le travail des sourds, quand l’accessibilité des entreprises constituerait un levier pour rendre son environnement plus sécurisant et bienveillant (Woodcock et coll., 2008).

L’importance des différents acteurs évoqués ci-après renvoie à la place du droit dans les situations de travail et d’emploi des salariés sourds. Les travaux en droit et en sociologie du droit portent sur les manières avec lesquelles des lois sont mises en jeu, appliquées et négociées par les différents acteurs de l’entreprise, y compris dans le secteur public (Aust, 2009). Les entreprises peuvent être aussi prescriptrices de règles – qui n’existent pas encore – et de procédures comme en matière de responsabilité sociale de l’entreprise (Cochoy, 2007). En d’autres termes, il s’agit de saisir la pluralité des formes de l’effectivité du droit (Leroy, 2011), bien utile pour reconnaitre un problème en évitant le risque de graves crispations politiques, par exemple à propos de la montée de la lutte contre les discriminations dans les débats publics (Chappe, 2011). De manière générale en droit, le cadre légal est à considérer comme « un système de potentialités » (Lascoumes, 1990 : 50) propice à la construction d’espaces de négociation. Les acteurs de l’entreprise auront à articuler, en situation, le projet du législateur, les ressources juridiques instituées et les conditions locales de leur mobilisation, tant « les règles ne seraient pas faites pour être appliquées, mais pour qu’au sujet de leur application une négociation s’engage entre les parties directement et indirectement » (Lascoumes, 1990 : 58). Reste que des contenus de ces politiques publiques dépendent les effets sur les problèmes envisagés. C’est ainsi ce qui fait défaut dans les politiques publiques pour lutter contre les discriminations des femmes sur le marché du travail, et dans l’entreprise (Bataille, 1997). Leur moindre effet s’explique par la distance que ces politiques publiques entretiennent avec les causes réelles du sous-emploi des femmes (Milewski, 2011), autour de l’articulation entre vie privée et vie professionnelle. En d’autres termes, dans la capacité que possèdent ces politiques à tenir et à lier le champ économique et les autres domaines sociaux.

Le cadre législatif de la loi 2005 et ses référentiels définissant les problèmes et les questions pris en charge s’élaborent à travers l’action de deux types d’acteurs situés à l’extérieur de l’entreprise ; ils ne sont pas spécifiquement formés aux questions de handicap (Marichalar, 2010) ni, de façon plus particulière, à la surdité. Le premier type d’acteurs est issu en partie de la réorganisation des institutions publiques chargées d’accueillir et d’orienter les personnes concernées par cette loi. La création des maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH) a été pensée comme un « guichet unique ». Ses agents et commissions ad hoc délivrent la Prestation de compensation du handicap (PCH) à usage personnel, et surtout la déclaration administrative du statut de « travailleurs handicapés » dont a besoin l’employeur pour justifier de ses engagements. Comme les décisifs médecins du travail, ou encore les organismes publics de placement en emploi (Cap emploi ou Handipass par exemple), les décisions prises par ces institutions, qui tirent leur légitimité de textes juridiques et du Code du travail, s’imposent aux autres acteurs. Surtout en matière d’emploi des « travailleurs handicapés », deux opérateurs étatiques, présentés juste après, sont incontournables dans cette politique publique française. Les acteurs du second type, qui ne possèdent pas de telles prérogatives, peuvent être définis comme des intermédiaires de l’emploi. Intervenant à la demande des entreprises ou des salariés en emploi, ce sont des structures dédiées (comme les services d’appui pour le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés – SAMETH) aux questions d’accessibilité et de maintien en emploi. Ils interviennent également lors de tensions dans les équipes ou à l’occasion de l’évolution d’une surdité chez un salarié. Leurs expertises et leurs préconisations sont fonction de l’admissibilité aux référentiels des prestations définies par les opérateurs étatiques ou selon les budgets propres prévus par l’entreprise.

Ainsi, cette réforme a impliqué un repositionnement des responsabilités des deux opérateurs étatiques. L’historique Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées (AGEFIPH) pour le secteur privé et le récent Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP) sont chargés de promouvoir les dispositifs de l’action publique et d’inciter concrètement les entreprises à agir. Sous convention avec l’État, les actions de ces organismes sont rendues possibles par leur gestion des contributions financières reversées par les établissements et entreprises[2] qui n’atteignent pas le quota fixé légal de 6 % de « travailleurs handicapés » dans leur effectif. Et, à l’instar de l’Agefiph, certaines aides ne sont plus du ressort de ces fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées : l’accessibilité de certaines formations (notamment universitaires) relève de la direction de ces établissements, tandis que la sécurité des personnes dans les bâtiments de travail (alarmes incendie par exemple) est désormais de la responsabilité de l’employeur. Ces deux opérateurs étatiques financent de la sorte un ensemble de prestations dont peuvent bénéficier les entreprises, si elles les justifient. Un référentiel de prestations propre à chacun des opérateurs détermine les conditions des aides allouées et les prestataires légitimement reconnus pour les mettre en oeuvre (sélectionnés sur la base d’un appel d’offres de ces opérateurs sur différents territoires). Ces prestataires interviennent donc selon les situations traitées en fonction des temporalités, coûts et nature des interventions demandées. Pour ne prendre que quelques exemples, le référentiel de l’Agefiph Île-de-France intervient pour les salariés sourds, malentendants ou qui connaissent d’autres problèmes d’audition, sur le financement ponctuel de leur insertion professionnelle (prime à l’embauche), de prothèses auditives ou d’interprètes en LSF pour certaines activités liées à leur poste et à leur travail (réunion, AG, entretien annuel, formation). Le Fiphfp, dont les prestations sont définies par décret (du 3 mai 2006), a le même type de prestations selon ses propres critères.

Les contraintes législatives et la transformation organisationnelle des entreprises

Ce cadre est important à connaître pour pouvoir comprendre ce qu’en font les acteurs de l’entreprise, dont les pratiques n’apparaissent pas comme l’application fidèle et stricte de la loi. En France, les entreprises sont régulièrement impliquées dans la mise en oeuvre des lois dès lors que celles-ci concernent l’emploi dans ses nombreux aspects : égalité professionnelle, négociation collective, lutte contre les discriminations et promotion de la diversité, temps de travail. Ces exemples permettent de mieux comprendre comment la loi transforme l’organisation de l’entreprise, mais aussi, inversement, comment les termes de la loi sont reconsidérés dans les entreprises et les différents intérêts qui y sont défendus. Au moment de l’adoption de la loi sur les 35 heures, le passage de règles substantielles à des règles négociées a mobilisé une diversité d’acteurs (Pélisse, 2011). Ces négociations ont moins porté sur la réduction du temps de travail que sur la gestion des temps du travail (vie privée/ vie professionnelle). En matière d’égalité professionnelle entre hommes et femmes, si les employeurs ne sont pas les seuls juges pour garantir le respect du principe d’égalité, comme nous le rappelle le droit (Lanquetin, 2004), ils restent néanmoins peu portés sur le développement de cette question en tant que telle en entreprise, dans un contexte professionnel marqué par des réticences culturelles (Poilpot-Rocaboy et Kergoat, 2010). Son application dans l’entreprise ne se fait guère pour elle-même, mais autour de la conciliation des temps sociaux, tenue comme légitime par les employeurs. Ceux-ci y voient un nouveau levier pour la performance des entreprises : les femmes disposent de compétences et de diplômes dont ils peuvent tirer profit. Mais si les normes juridiques de l’égalité hommes-femmes font consensus, la mise en oeuvre de cette égalité fait débat , ce qui donne lieu à une « égalité négociée » (Laufer, 2003). En matière de discrimination fondée notamment sur l’âge (Caradec et Poli, 2009), le sexe ou l’origine ethnique, les normes juridiques ont été pendant longtemps le seul outil de lutte (Ferre, 2004), à la mesure du saisissement tardif de ce sujet par la sociologie française (Bereni et Chappe, 2011). Depuis, les analyses des usages de ces normes, faiblement contraignantes pour les entreprises, ont montré la singularité du cas français par son acceptation d’une « diversité à la française » (Calvès, 2008 ; Rouland, 1994), alliant tradition juridique sur la notion d’égalité, héritage révolutionnaire et idéologie républicaine empreinte d’un « universalisme abstrait » (Wieviorka, 1996). Elles indiquent aussi que la diversité a permis aux employeurs de diluer la pression exercée par la mise en exergue des faits de racisme et des discriminations ethnoraciales (Doytcheva, 2009) ainsi que du risque judiciaire peu craint mais réel (Junter et Sénac-Slawinski, 2011). Cette requalification de la discrimination dans la dialectique plus managériale de la diversité serait à lier au travail de signification fourni par les intervenants auxquels les employeurs ont recours (Doytcheva, 2011), comme cela se produit dans le champ du handicap.

L’un des constats de cette recherche, au regard de la diversité des salariés rencontrés et de leur entreprise, est que l’analyse de la situation des sourds au travail, en termes d’accès à leurs droits comme salariés, dépend bien plus du type de configuration procédurale adoptée par les employeurs, et des stratégies endossées par les salariés, que des secteurs d’activité et des postes de travail. Celles-ci constituent la traduction en termes pratiques de la stratégique globale des actions menées sur le handicap. La taille et le secteur (privé ou public) des entreprises interviennent dans ces configurations par la complexité du cadre dans lequel il est possible, voire légitime, d’agir, que les entreprises définissent à chacun des échelons structurels (territoires, établissements, filiales, pôles d’activité, etc.). L’un des enjeux est donc la lisibilité de ces configurations procédurales pour pouvoir identifier (ou non) les services et référents officiels, les personnes relais ainsi que les démarches et règles en vigueur pour demander des aménagements de postes. Bien que structurantes, elles sont potentiellement instables, laissant plus ou moins de marge de manoeuvre aux acteurs de l’entreprise et aux salariés eux-mêmes. La communication de l’entreprise est là pour rappeler ses engagements sur des questions de responsabilité sociale des entreprises (Naschberger, 2008 ; Yedder et Zaddem, 2009), de diversité et de handicap. L’internalisation de ces questions de diversité et de handicap serait alors un facteur contribuant à la performance de l’entreprise et à son image (Laufer, 2003), significatives de l’ouverture et de la richesse apportées par les profils divers de salariés pour l’entreprise, selon Pierre, responsable des ressources humaines (RH) depuis plus de 15 ans :

Et puis il y a trois ans on a fait l’expérience d’intégrer dans les effectifs une personne sourde. Elle était en contrat de professionnalisation sur la partie interne. L’expérience était très intéressante, autant pour les collaborateurs entendants que pour lui, que pour l’entreprise. On a gagné en cohésion de l’équipe, en découverte de l’autre, en enrichissement.

Entreprise CLA03-04, secteur culture et loisir

L’une des configurations possibles peut ainsi se caractériser, comme dans de nombreux grands groupes ou établissements publics, par la création de missions insertion handicap (Barel et Frémeaux, 2010). En plus des aides et soutiens à destination des salariés concernés, « l’offre de services » peut s’étendre alors aux autres salariés concernés par le handicap hors de l’entreprise : c’est par exemple prendre en charge le transport scolaire d’enfants handicapés de salariés de l’entreprise, aider à la constitution de dossiers MDPH, aménager les horaires de travail, etc. Mais ces configurations restent une option possible, pas une obligation, comme l’explique encore Pierre, responsable RH d’une grande entreprise de plus de mille salariés :

[…] dans l’entreprise c’est une démarche qu’on a mise en place en 2005. Avant 2005, le handicap dans sa généralité n’était pas géré. On avait des personnes handicapées, pour autant elles n’étaient pas nécessairement identifiées […] Donc il y a eu un groupe de travail qui a été monté en 2005 sur le handicap et pour permettre de faire vivre ce projet handicap, car c’est super lourd, on a créé ce poste référent handicap. Cette personne-là, de 2005 à avril de cette année [2012], a porté à bout de bras la mission handicap à [entreprise CLA03]. C’est-à-dire faire en sorte d’aller à des salons pour les recrutements, faire visiter à des managers des centres de personnes handicapées. C’est faire partager des expériences avec d’autres entreprises qui travaillent avec des collaborateurs handicapés, faire des jobs d’été pour des enfants avec handicap dans l’entreprise, c’est faire de l’accueil de contrat de professionnalisation. C’est tout un ensemble de choses qui ont été faites pour créer de la synergie pour la personne avec handicap […]

Entreprise CLA03-04, secteur culture et loisir

Les entreprises adoptent avant tout une approche généraliste du handicap et privilégient les questions de recrutement et de reclassement des salariés en emploi. Cela explique que les connaissances spécifiques des situations de travail des salariés sourds ne soient pas souvent une ressource constituée sui generis et qu’elles puissent comporter des lacunes. C’est ce dont témoigne par exemple Viviane, technicienne de 38 ans dans un laboratoire de biologie, dont l’établissement public de recherche (établissement APR02-04) dispose d’une mission handicap depuis le début des années 2000 : « La cellule handicap ne se focalise pas forcément sur les personnes sourdes. Ils n’ont pas vraiment de compétences sur les besoins des personnes sourdes. Sur d’autres handicaps, oui, mais pas sur la surdité. » De fait, les plus petites entreprises échappent à ces obligations, mais elles compensent aussi difficilement la faiblesse des aides financières. Un jeu tacite de « donnant-donnant » se trame : l’employeur accorderait des conditions de travail particulières à la condition que ces salariés fassent les démarches de reconnaissance comme « travailleur handicapé » auprès de leur MDPH. Ces moyens sont à rapporter à la réduction des contributions financières dont devrait s’acquitter l’entreprise. Cependant, dans un contexte de crise de l’emploi, des changements structurels (réduction d’effectif, mobilités internes, etc.) peuvent rendre les procédures caduques, le référent étant par exemple muté sans remplacement ni délégation de sa fonction à un autre service. Cette fonction en serait alors impactée, passant « à une fonction beaucoup plus transversale. Le RH va prendre en charge le recrutement de personnes avec handicap », explique Pierre, responsable RH déjà cité. Parallèlement, Ariane, cadre de 35 ans, ingénieure en chimie dans un grand groupe industriel, subit les conséquences d’un contexte local marqué par l’absence de services et de procédures clairement définies :

Là, chez [entreprise IMC02], il n’y a pas de service handicap, de mission handicap. C’est pourtant une grande entreprise. Ça fait 4 ans que je demande, que j’essayais de me battre pour avoir un point d’accès. […] Alors, c’est vrai que lui [son autre collègue sourd], il s’est débrouillé avec son budget personnel, et puis son chef d’équipe n’est pas le même, le cadre n’est pas le même et, du coup, ils ont un budget qui est différent et ils ont réussi à lui donner un petit financement.

Entreprise IMC02, secteur Industries manufacturières et constructeur

De tels changements (cas de la fusion, arrivée de personnes s’avérant plus ouvertes) peuvent aussi permettre aux salariés concernés de sortir de situations de blocage (refus non motivé) et de trouver de nouveaux relais auprès de personnes plus proches de la réalité de leurs conditions de travail. C’est l’occasion de relancer les prises de contact auprès des services décisionnaires et des interlocuteurs clés, comme en témoigne ce salarié engagé dans des échanges difficiles avec son service des ressources humaines à propos de besoins d’interprétation en LSF :

Il y a une assistante sociale qui a changé au niveau de la RH et là on a renoué contact. Mais elle m’a dit clairement qu’elle n’avait pas de pouvoir décisionnaire, elle fait passer dans sa hiérarchie. Il y a l’ouverture d’esprit, mais il n’y a pas de pouvoir de décision. Là où il y avait fermeture d’esprit, il y avait pouvoir de décision.

Participant à un groupe de travail de la recherche mené auprès de salariés sourds

Des acteurs qui prennent des décisions opportunes

La gestion du handicap est donc une problématique transversale, qui s’inscrit dans un « travail d’organisation » (de Terssac, 2003), collectif et fortement hiérarchisé, plus général dans les entreprises. Cette orchestration, qui se décline à chacun des échelons, laisse subsister des injonctions paradoxales dans les ajustements locaux, car elle n’intègre pas nécessairement la gestion des contradictions et l’identification des moyens mobilisables (Dujarier, 2006). La problématique de la gestion quotidienne des interactions professionnelles avec des sourds reste donc entière au quotidien. Il revient aux équipes concernées, et le plus souvent, aux salariés sourds eux-mêmes, de réaliser les arbitrages et bricolages nécessaires. Ce constat renvoie aux rôles, missions et profils du troisième type d’acteurs que constituent les personnels des entreprises ou des établissements publics chargés de déplier la politique définie par leur direction.

L’un des résultats majeurs de notre recherche montre que les missions des opérateurs étatiques et des intermédiaires de l’emploi s’imbriquent avec celles de ces personnels. Ces derniers ont pour mission de concrétiser la réponse de l’employeur à l’obligation d’emploi à travers un ensemble d’actions. Il leur faut aussi eux-mêmes maîtriser des contraintes et marges de manoeuvre propres à leur entreprise et à l’échelon de leur poste (national, local). Cette capacité à définir leurs possibilités et limites d’action joue sur les conditions effectives de mise à disposition des aides et aménagements aux salariés concernés et à leur responsable, qu’ils interpellent ou de qui ils reçoivent des demandes. Ce sont aussi ces personnels qui sont en mesure de rendre lisibles les procédures à suivre et les types d’aides recevables. Ils sont à l’origine du caractère opportun des décisions prises, faisant que de demandes et de pratiques effectives résulte une grande variabilité de réponses et de besoins satisfaits au sein d’une même entreprise. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce résultat.

Leurs fonctions peuvent être occupées de manière transversale dans certaines entreprises, et donc sur une partie seulement du temps de travail de ces personnels. Ceux-ci peuvent aussi appartenir à des services de diversité ou d’égalité hommes-femmes, plus ou moins directement rattachés au service des ressources humaines. Il peut s’agir aussi de services de prévention des risques ou de gestion des conditions de travail qui assurent déjà le suivi de salariés confrontés à des évènements de santé ou à un handicap. Dans un contexte plus large de dégradation des conditions de travail de tous les salariés, les nouveautés qu’impose cette réforme législative renforceraient les tensions entre salariés, avec l’employeur et sur les membres du personnel chargés de gérer le handicap en entreprise. Ce personnel a en effet le sentiment de ne pouvoir s’en sortir, tant il doit tout faire en même temps sans disposer ni des moyens ni des solutions concrètes et encore moins du temps nécessaire. Il lui faut répondre aux contraintes de la loi en faveur de l’emploi des « travailleurs handicapés », qui incite à recruter ces derniers ou à répondre aux besoins d’aménagement et d’amélioration des conditions de travail de cette catégorie de salariés. Parallèlement aux efforts fournis, destinés à combler le retard pris dans ce domaine, les employeurs restent toujours sous le coup des sanctions financières prévues en l’absence de résultats, complets ou partiels. Entre les deux, il leur faut recueillir les déclarations obligatoires d’emploi des travailleurs handicapés (DOETH) pour calculer le taux d’emploi et le comparer au quota des 6 % de l’effectif. Ces déclarations s’appuient sur la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), attestée par des documents que la loi leur interdit cependant d’exiger de leurs salariés potentiellement concernés.

Notre recherche montre aussi que l’action de ces interlocuteurs décisifs est liée à l’importance du pouvoir dont ils sont dotés, ou non. Il s’agit là d’un premier facteur structurel qui, au-delà de données plus contextuelles des entreprises (bassin d’emploi, activité, type de secteur, taille), contribue à l’existence des disparités de pratiques et de conditions d’application du cadre légal. Le second facteur remarquable tient à leur personnalité. En plus de leur position au sein d’une entreprise, la personnalité des référents handicap renvoie pour l’entreprise à un « savoir-faire » qui témoigne de l’investissement, des convictions et de l’énergie apportés dans ces missions. Il conditionnerait et impulserait auprès des autres salariés une attention aux droits, aux pratiques et aux relations avec ceux qui bénéficient d’aménagements particuliers. Côtoyer des personnes handicapées parmi ses proches n’impliquerait pas dans la sphère professionnelle une attention et des attitudes particulières (Scharnitzky, 2011). Certains de ces référents puisent pourtant dans ce registre : Diane, responsable mission handicap d’un grand établissement de la fonction publique d’État de la région parisienne, montre par son positionnement que le fait d’être exposée personnellement à des situations handicapantes ou à des évènements de santé dans son travail peut être un facteur déterminant. Elle insiste sur la centralité de l’implication dans le processus de décision des personnes concernées, par exemple pour la définition des besoins et l’expérimentation pratique des aménagements ou pour la construction participative de supports d’informations (livret interne) sur les procédures, les démarches, les droits et les interlocuteurs clés.

De ces deux caractéristiques des référents résulte une certaine latitude dans les appréciations des demandes faisant la part belle aux jugements de valeur. S’ils peuvent jouer un rôle d’appui, ils constituent aussi des barrières pesant sur les situations de travail de salariés, souvent déjà isolés, et venant bloquer sans plus d’explications les demandes faites. D’une entreprise à une autre, comme entre départements, services ou équipes d’une même entreprise, des salariés sourds pourront alors ne pas bénéficier de la même manière d’interprètes lors de réunions ou d’assemblées générales ou d’un centre relais permettant de contacter par téléphone leurs collègues ou leurs clients dans le cadre de leur fonction. De manière latente, certains de ces personnels estimeraient que les sourds exagèrent leurs demandes et qu’ils rechigneraient à faire les efforts pour parler et suivre les conversations en français oral ou, encore, que leurs demandes d’interprètes ne serviraient par des réalités professionnelles. Ces argumentaires sont à l’oeuvre dans les situations discriminatoires de certains salariés, et participent des formes concrètes d’une discrimination instituée (Chauvière, 2003 ; Dalle-Nazébi et Marceau, 2013). Rappelons que les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) jouent un rôle d’alerte et d’expertise sur la réorientation professionnelle et la prévention des risques professionnels liés à la sécurité, aux conditions de travail et aux harcèlements et discriminations des salariés. L’un des arguments récurrents des refus est celui du coût des aménagements en centre relais. Si cet argument renvoie aux contraintes économiques de l’entreprise ou de sécurité des réseaux intranet de l’entreprise, il est aussi une évaluation de la légitimité et de l’utilité des demandes exprimées par ces salariés. Comme ce professionnel sourd, participant à l’un des groupes de travail de la recherche, le constate encore, il y a toujours quelqu’un pour demander les raisons de leurs demandes d’interprètes en LSF, et toujours une raison de les remettre en question. Du côté de l’employeur, le modèle économique sur lequel s’adossent les financements publics des aides et aménagements du travail se confirme comme étant une simple incitation. Ses limites reposent la question des engagements des entreprises. Cela leur demande de se réapproprier les questions de handicap comme une des préoccupations ordinaires et d’intégrer par exemple le risque discriminatoire à la stratégie de l’entreprise, comme en témoigne Pierre, responsable RH cité précédemment :

… tout à l’heure j’avais une réponse de l’Agefiph concernant le collaborateur dont je parle, Charles. L’Agefiph vient de refuser sa formation Java, donc le financement de leur part. Qu’importe, on a prévu de le former en Java, on n’attendait pas l’allocation, bien sûr qu’on va le prendre si on nous le donne, mais l’Agefiph a refusé. On va quand même lui faire une formation Java, parce que sur son poste c’est important. Quand on a fait une lettre de motivation à l’Agefiph en leur disant que si y’a pas de formation adaptée, il est en risque de perdre son poste, c’est une réalité. S’il n’est pas capable de s’adapter il va mourir sur son poste.

Entreprise CLA03-04, secteur culture et loisir

Les sourds expérimentent la réalité des pratiques

Un processus décisionnel au prisme de l’expérience vécue

L’essentiel des demandes des salariés sourds porte donc sur les moyens d’accessibilité, encadrés par la loi de 2005, et sur la gestion collective de la diversité des pratiques de communication dans les équipes. La nature des enjeux associés à ces demandes reste bien souvent incomprise, même si la loi de 2008 portant sur les discriminations rappelle que le refus d’aménagement de postes est une discrimination fondée sur le handicap. De même, les conséquences de mauvaises conditions de travail sur le sens même de l’activité de ces salariés, leur évolution professionnelle ou encore leur santé passent inaperçues (Dalle-Nazébi et Sitbon, 2014). Les salariés sourds, en prise avec la réalité de ces situations de travail, constatent les écarts qui existent entre la loi, les discours et les campagnes de communication des entreprises. Ils regrettent les décalages entre leurs conditions de travail et leurs pratiques. D’une entreprise à une autre, ils recensent ainsi les mêmes difficultés, notamment pour identifier les personnes ressources à l’intérieur de l’entreprise et obtenir l’aménagement de leur environnement de travail. À vrai dire, la place des salariés dans les prises de décisions reste marginale et simplement circonscrite, le cas échéant, à certaines interventions. Ces salariés peuvent être sollicités pour venir témoigner, positivement, de leur situation singulière et des « bonnes pratiques » à entreprendre. Ils se trouvent ainsi en position de négocier un changement d’attitude plutôt que de faire valoir des droits. Ce travail de sensibilisation de l’autre, non sourd, aux enjeux partagés de communication et de coordination, comme aux ressources visuelles mobilisables (mime, écrit, interprète LSF-français), est un des leitmotivs des sourds pour que s’accordent leurs pratiques linguistiques minoritaires et les codes sociaux de l’entreprise :

Comment essayer de leur faire changer leur comportement, leur regard vis-à-vis d’une personne sourde ? C’est des bases, par exemple ne pas avoir le visage impassible […], comment on contacte une personne sourde, comme on peut essayer de s’adapter, de mimer, d’utiliser son corps pour faire comprendre.

Une participante à un groupe de travail de la recherche mené auprès de salariés sourds

Cette place désignée des salariés sourds est conjuguée à un manque de partage de la culture d’entreprise, à un niveau d’emploi auquel ils sont cantonnés et à une méconnaissance de leurs besoins par leur entourage professionnel large. C’est aussi ce qui explique leur propension à encaisser ces difficultés, à s’adapter en permanence aux autres et à supporter les manières qu’ont les entendants de différer ou de remettre en cause les changements actés. Ceux qui prennent les décisions les plus importantes, tels les médecins du travail, semblent, comme ce salarié sourd l’évoque, très éloignés de ceux dont ils s’occupent : « Ils [les médecins] ne voient que la pathologie, c’est rare un médecin qui connaît le monde des sourds. » Or, les médecins du travail sont un point de passage obligé pour toutes les demandes d’adaptation de postes ; des demandes qui ne relèvent pas non plus aux yeux de ces professionnels de santé de questions médicales ou de prévention. La gestion de ces demandes implique des expertises complémentaires, plus techniques et sociologiques, venant préciser la nature des aménagements. Ces demandes doivent donc être ensuite prises en charge par un ergonome ou impliquer un prestataire extérieur. Ces réponses sont conditionnées dans tous les cas par la validation du responsable d’équipe, du référent handicap et du déblocage des budgets associés. Elles dépendent des marges dont disposent ces acteurs et s’inscrivent dans des procédures à part d’évaluation des droits et des besoins de ces salariés. La nature des relations que les salariés sourds peuvent entretenir avec la direction ou ses représentants internes et leurs propres supérieurs hiérarchiques est alors décisive. Elle permet de cerner ce qu’il sera possible ou non d’obtenir en termes d’accessibilité et de responsabilités ou de réponses à leurs souhaits d’évolution ou de changements professionnels :

Moi, si je veux un interprète ici, il faut que je demande l’accord du directeur et puis au niveau du budget qu’il soit d’accord. Par exemple, pour une formation qui serait pour moi et les deux collègues sourds, si c’est avec mes deux collègues sourds, la demande est faite à [l’autre site de travail] par contre. Il faut demander à la médecine du travail de là-bas pour la formation, et si jamais je veux un interprète ici, c’est ici qu’il faut demander l’accord.

Inès, technicienne de recherche, entreprise APR02

Ces procédures ne s’inscrivent ainsi ni dans les circuits de la santé au travail, ni dans les réseaux portant sur les conditions de travail. Elles relèvent des dispositifs mis en place par les directions pour être en conformité avec une législation qui s’applique aux travailleurs dits handicapés, de même que pour construire de la sorte des formes de légalité interne (Pélisse, 2011) précisant les droits de ces salariés et les démarches associées. Les intermédiaires du droit, tels que les CHSCT et les syndicats, ne se sentent donc pas mandatés sur ces questions. Ils sont pourtant des recours possibles pour les salariés sourds lorsque ces droits de travailleurs handicapés ne sont pas respectés et qu’ils se trouvent alors dans des conditions de travail empêché ou de discrimination en termes d’accès aux formations ou aux évolutions de poste. Le circuit de traitement de ces demandes ou revendications se présente, du point du vue des salariés sourds, sous une forme de knotworking (Engeström, 2008), relevant d’un travail complexe de mise en réseau de personnes qui appartiennent à des systèmes d’activité différents, mais aussi à des registres de légalité différents, et qui se trouvent éloignées dans l’espace et faiblement connectées entre elles.

Les réflexions des sourds au sein des groupes de travail montrent qu’ils prennent acte du cadre légal, administratif et procédurier dans lesquels ils sont inscrits, voire assignés. Sans y adhérer entièrement, ils préfèrent prendre en compte le système de référence de ce cadre d’action labellisé « handicap » et la manière dont leur organisation professionnelle le déplie structurellement. La diversité des expériences et points de vue recueillis montre que les difficultés des sourds sont liées au manque d’engagement ou de valorisation dans des entreprises d’un travail local et collectif d’ajustements. Cette négociation locale s’impose en raison de l’existence d’un certain nombre de contradictions ou de limites de fait quant aux modalités d’application de la politique générale de l’entreprise en matière d’emploi des personnes en situation de handicap. L’équipe de travail concernée doit au final les arbitrer elle-même. Le manque d’investissement collectif au sein des équipes et les écarts d’expériences existant entre équipes pourtant proches expliquent que les décisions opportunes prises ne lèvent pas les barrières présentes dans les environnements professionnels : la prise en compte de cette réalité dans les organisations du travail des équipes permettrait à ces salariés de se dégager du bon vouloir, positif ou bloquant, d’une personne, et d’entrer dans des procédures, ritualisées et collectives, d’expression des besoins, de mobilisation des ressources et de propositions de solutions ou d’innovations. Ces salariés cherchent en effet à se dégager d’un environnement légal « facilitateur » pour entrer dans un registre plus « réglementaire » au sens de L. B. Edelman et M. C. Suchman (2007). En investissant ce registre légaliste, ils veulent contribuer à l’élaboration de conditions de travail raisonnées plus que raisonnables. Pourtant, leurs demandes peuvent être assimilées à des revendications illégitimes s’ils s’écartent d’une place assignée et transgressent de la sorte les règles et les codes sociaux de l’entreprise. Les cadres, législatif et juridique, de la loi sur le handicap du 11 février 2005, de celle de 2008 contre les discriminations, mais aussi du Code du travail ou du droit administratif, prennent une place incontournable, parce qu’ils définissent un principe unificateur des formes d’application possibles, c’est-à-dire un « droit en action » (Lascoumes, 1990 : 50). Les salariés sourds n’ont alors d’autres choix que de négocier les conditions locales de mobilisation des ressources juridiques existantes. Cela explique sans doute cette visibilité récente de travailleurs s’emparant, en tant que sourds, du droit du travail, pour entamer une nouvelle étape dans un processus de reconnaissance de ces travailleurs en tant que tels.

Tout change, mais rien ne se transforme. Mobiliser les syndicats

Peu présents jusque-là dans notre enquête, les syndicats sont convoqués dans les réflexions et propos des salariés sourds comme étant des acteurs clés dans leurs efforts pour inscrire la question des conditions pratiques et du sens de leur travail dans les cadres d’action définis par leur entreprise. Leur expérience au travail montre que les salariés sourds manquent d’informations sur les ressources propres de leur entreprise, mais aussi sur les aides que celle-ci pourrait mobiliser, ce qui explique que certains d’entre eux n’osent pas demander d’interprètes. D’autre part, ils doivent faire face aux limites mêmes du modèle économique attaché aux financements des aménagements de postes. Les aides des opérateurs étatiques sont faites avant tout pour des besoins ponctuels, lors d’une réunion spécifique ou pour une seule formation, etc. Les besoins de communication au travail, et dans une moindre mesure de formation, sont bien évidemment continus, et associés aux prises de responsabilités. Les contraintes comme les solutions semblent alors n’être qu’économiques ; et, comme l’a précisé à plusieurs reprises un syndicaliste lors d’un entretien, les syndicats ne sont pas mandatés sur ces sujets par les instances dirigeantes. La posture adoptée consiste à renvoyer à l’insuffisance des engagements pris par les employeurs vis-à-vis du handicap, ceux-ci relevant d’une approche rationnelle entre le coût des aménagements et le bénéfice de la réduction des sanctions pécuniaires. Elle consiste aussi à renvoyer vers les missions Insertion Handicap, alors que ces salariés peuvent être, précisément, en difficulté pour solliciter ces référents ou pour les convaincre du bien-fondé de leurs demandes.

Plus largement, le rapport des syndicats au droit est double, puisqu’il est l’un des éléments constitutifs de leur organisation et l’une des ressources d’actions de plus en plus mobilisées pour adosser à la loi, et donc à la justice sociale, les revendications qu’ils portent (Pélisse, 2007). Mais l’ambivalence des syndicats face aux questions soulevées par les salariés sourds n’est pas sans rappeler leurs hésitations face aux enjeux d’égalité professionnelle hommes-femmes, principe qui devrait guider les politiques de diversité (Laufer, 2009). Ces hésitations peuvent s’expliquer d’abord par la force en France de la loi devant la négociation collective (Laufer, 2003), à l’égard de laquelle ils entretiennent un lien paradoxal (Freyssinet, 2013). L’injonction à négocier pour l’égalité professionnelle sort en effet les syndicats des termes de leur mandat habituel lié aux contrats de travail définissant les conditions du lien de subordination employeur-employé (Nadal, 2006). Leurs réticences à s’engager résultent aussi de leur propre organisation et fonctionnement. Ils sont faiblement féminisés à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie syndicale (Buscatto, 2009). Cette composition interne ne facilite pas la prise en compte des enjeux de l’égalité professionnelle par les syndicats en France. Cette mécanique est présente aussi en matière de discriminations ethnoraciales et de racisme. La faible part de militants des minorités renforce la propension à ne pas intégrer cette problématique dans les revendications syndicales, certains militants la considérant comme une question secondaire (Bouchareb, 2011 ; Vourc’h et De Ridder, 2006). Il en est de même en ce qui concerne les sourds, encore très peu représentés dans les organisations syndicales comme dans les CHSCT. Lorsqu’ils adhèrent à un syndicat ou qu’ils sont élus au sein de l’une de ces instances, ils sont confrontés à l’inaccessibilité des échanges, aucun interprète n’étant sollicité. Dans l’écrasante majorité des cas, le partage des coûts n’est même pas envisagé. À l’égard des sourds, la difficulté première est circulaire, puisque de leur accessibilité dépend leur interpellation par les salariés sourds. Pourtant, entre la volonté de partager la culture d’entreprise et ses codes sociaux, le besoin de collectiviser les problématiques d’aménagement des conditions de travail et de communication, et la gestion de leur propre situation professionnelle, les syndicats apparaissent à ces salariés sourds comme l’un des acteurs essentiels pour médiatiser ces préoccupations au sein de leur univers professionnel. Ils cherchent donc les moyens de financer cette fois l’accessibilité à ces intermédiaires du droit au sein de l’entreprise.

Plusieurs aspects du rapport entre ces organisations syndicales et les salariés sourds viennent cependant compliquer l’édification de telles relations socioprofessionnelles. Les interpeller en milieu professionnel est tout d’abord perçu comme la marque explicite d’un conflit ouvert. L’enjeu pour les sourds est alors de pouvoir accéder aux syndicats dans le cadre de relations banalisées, c’est-à-dire de relations privées dans la vie professionnelle de tout salarié, sans la publicisation dans l’entreprise de leur démarche du fait de la recherche de moyens d’interprétation pour ces entrevues. C’est à cette condition que les syndicats constituent des supports pour comprendre les règles dans l’entreprise et répondre aux besoins d’information et d’aides. Ils représentent un espace de dialogue où les sourds pourraient enfin exprimer leurs revendications en dehors de tout rapport de force et, pour certains, leur souffrance au travail et la violence ordinaire issue des refus d’accès à un droit aussi vital que celui de communiquer (Dalle-Nazébi, 2009 ; Karacostas, 2004). Mais un autre obstacle intervient ici : les syndicats définissent leur rôle moins sur les spécificités de salariés que par rapport à des problématiques plus globales et plus collectives. C’est cette définition même qui explique la difficulté première du rapport aux syndicats, ceux-ci ne percevant pas les enjeux ordinaires du travail à travers les demandes de salariés sourds. Leur problématique de communication relève pour eux de la situation spécifique d’un individu isolé dans un collectif de travail et non d’un questionnement général sur la place du langage au travail ou sur la circulation des informations dans l’entreprise. S’éloignant à leurs yeux des questions communes du droit du travail, ils renvoient ces salariés sourds à leur problème initial, en les orientant vers ces autres interlocuteurs et personnels évoqués précédemment. La problématique de l’accessibilité des personnes ressources dans de telles démarches devient donc cruciale pour être le principal levier d’action. Mais, sur le terrain, personne ne sait qui doit prévoir et financer l’accessibilité de la communication avec des médecins du travail, tandis que celle des syndicats n’est pas même envisagée par les opérateurs étatiques. Cette dernière reste en suspens, quand bien même le Code du travail stipule le droit de tous les salariés à être représentés. L’un des freins à ce droit tient au sens conflictuel que prend cette consultation des syndicats et donc aux restrictions de participation du financeur. Pour le secteur privé par exemple, l’Afegiph, en tant qu’organisme paritaire, ne la finance pas pour ne pas s’immiscer dans les relations entre employeurs et salariés. Les syndicats restent démunis par manque de sensibilisation face à cette sollicitation imprévue. Dans ces conditions, les tentatives pour accueillir des salariés sourds sont fragiles et, ne prenant pas en compte cette question du financement des interprètes, peuvent contribuer à renforcer la violence faite à ces salariés.

Ces difficultés ne permettent pas de transformer d’autres facteurs extérieurs aux syndicats, en jeu ici comme sur les autres questions de diversité : autocensure des salariés à témoigner de discriminations vécues, posture des employeurs oscillant entre déni du problème et dénégation par l’affirmation de pratiques non discriminantes qu’atteste la seule présence de salariés de la diversité. Le handicap est cependant une question sociale vis-à-vis de laquelle les employeurs semblent plus enclins à agir, avec l’âge et comparativement à l’égalité hommes-femmes et plus encore aux discriminations (Doytcheva, 2009). Cette action reste cependant tournée vers le recrutement et le maintien en emploi. Sur le plan légal et institutionnel, les changements ont été réguliers pour tenter de peser sur l’emploi des « travailleurs handicapés ». Mais ces politiques publiques ont aussi des effets limités.

Aujourd’hui, comme il y a 15 ans (Kerbourc’h, 1999 ; Lefebvre-Grandmaison, 1997), les salariés sourds prennent régulièrement acte des « avancées » de leurs collègues non sourds, pendant qu’eux stagnent ou n’ont guère la possibilité de répondre favorablement à des promotions. Cette évolution dépend en effet en amont de ce que ces salariés sourds pourront obtenir par leur négociation des conditions d’application des lois de 2005 et de 2008, mais aussi peut-être du Code du travail ou du droit administratif. Les sourds en viennent à comprendre à l’évidence que leurs interlocuteurs ne connaissent pas leurs besoins, mais qu’ils ne maîtrisent pas toujours non plus les rouages de leur entreprise. Il leur faut donc les sensibiliser tout d’abord aux questions d’accessibilité des réunions par l’interprétation ou la transcription et de mise en place des outils de communication à distance, vidéo, écrit et d’un centre relais (recours à un interprète ou transcripteur à distance, permettant notamment de téléphoner). Ils attestent ainsi une « expertise par expérience » (Collins et Evans, 2002) comme les compétences à la faire valoir dans le cadre professionnel. Il leur faut ensuite devenir de véritables experts administratifs, maîtrisant leur droit comme les procédures de financement. Ils oeuvrent pourtant dans un contexte de manque d’informations et de communication entravée. Il n’est donc pas étonnant que ce soient les salariés sourds, qui sont par ailleurs des acteurs associatifs militant pour la citoyenneté des sourds, qui travaillent à reconstruire dans leur entreprise des voies d’accès à ces informations et à ces droits. Ils posent alors en des termes plus politiques la question de leur représentation et de leur prise de part aux délibérations sur les conditions de travail.

Les syndicats s’impliquent face à des collectifs sourds

Les syndicats, et certains CHSCT, peuvent être conscients de l’intérêt de s’ouvrir à des salariés sourds, sans arriver pour autant à prendre en compte les questions d’accessibilité. Cela voue alors de fait à l’échec la participation active et la prise de responsabilité sur la durée des quelques salariés sourds qui les ont tentées. La question première est donc pour ces salariés de savoir de qui dépend l’application de la loi, mais aussi dans quelle mesure leurs revendications renvoient au cadre légal plus général de tout travailleur. Or, le positionnement des syndicats se transforme lorsqu’ils font face à des groupes de salariés sourds qui collectivisent ces questions et qui montrent des capacités de mobilisation collective. Sur la question des rapports hommes-femmes en Grande-Bretagne, ce sont les grèves de femmes ouvrières qui ont mis la pression sur les syndicats pour rompre avec leur posture distancée (Guillaume, 2013). De simple problématique locale et marginale, les demandes d’un collègue sourd deviennent celles d’une diversité de professionnels sourds capables de concerner d’autres salariés, migrants, s’exprimant dans une langue étrangère ou contraints de ne pas parler dans leur chaîne de travail. L’expérience de ces salariés devient aussi un cas de figure de discrimination et d’atteinte au sens du travail, rappelant sur ce terrain-là aussi l’importance de la contribution des salariés à la définition de l’organisation pratique de leur activité. De l’avis des syndicats eux-mêmes[3], la problématique plus largement discutée de la souffrance au travail apporte des opportunités pour poser un certain nombre de questions fondamentales relatives aux conditions collectives de travail, aux procédures d’évaluation, de concertation, de même qu’au sens du travail. C’est un sujet important pour les syndicats, qui permettrait un travail de prévention portant sur les causes des difficultés des salariés. Lors de débats publics sur le sujet, ils font cependant le constat de leurs difficultés à articuler ce chantier à leurs questions plus traditionnelles d’emploi et de salaire, et, par là même, à l’inscrire dans leurs priorités d’action. Les expériences des salariés sourds se trouvent prises dans ces réflexions. Mais elles prennent un sens au regard de l’organisation du travail, et non plus au regard d’une problématique, nécessairement individuelle, de santé. Notre recherche montre que les syndicats se mobilisent lorsqu’ils parviennent à inclure les questions des sourds dans des revendications plus générales sur les conditions de travail. Ils se sentent davantage concernés lorsqu’ils répondent à des revendications collectives au sein de l’entreprise, même si ceux qui les portent sont isolés sur leur site de travail respectif.

Les formes de mobilisation collective de salariés sourds peuvent cependant désorienter les syndicats et transgresser ainsi les repères mêmes de leur logique d’action. Éparpillés sur différents sites de travail mais connectés en réseau, ces salariés mettent en place des solidarités de manière transversale, aussi bien aux sites de production, voire aux antennes régionales dans le cas de grandes entreprises, qu’aux structures hiérarchiques. Cadre chargé de projet, agent d’entretien, comptable ou secrétaire se mobilisent ensemble sur leurs droits de salariés et leurs conditions de travail en tant que sourds. Certains syndicats sont cependant plus particulièrement sensibles à l’opposition entre sourds et non-sourds qui se trouve ici en jeu, engageant un phénomène de résonance avec d’autres types de rapports sociaux déséquilibrés et d’exploitation. C’est aussi un registre investi par ces organisations syndicales pour initier ces salariés sourds à d’autres types de lutte. Par ailleurs, la transversalité des réseaux et des revendications des salariés sourds explique leur potentielle force de publicisation, à l’intérieur mais aussi en dehors des entreprises. Cette situation est vécue, par les salariés sourds, comme un obstacle à la négociation collective au sein de leur organisation. Mais elle peut être perçue comme un atout par les syndicats et parfois même par les personnes responsables des questions de diversité et de handicap au travail. L’investissement de ces intermédiaires du droit sur les questions soulevées par les salariés sourds prend alors tout son sens, y compris dans sa dimension financière. Le travail de négociation est perçu comme durable, structurel et contribuant à l’image de ces organisations. Dans certaines grandes entreprises, des groupes de travail sont alors mis en place. Ils peuvent l’être à l’initiative des MIH ou des syndicats, et parfois des deux. Ils visent à recueillir les besoins de ces salariés, à formaliser certains repères concernant les prestataires de services (interprètes à distinguer des interfaces, critères d’évaluation des transcriptions, etc.), à créer certaines ressources collectives (lexique professionnel en LSF, par exemple), à donner des informations sur l’organisation des services de l’entreprise et à faire des propositions. Certains salariés sourds, par la visibilité qu’ils construisent alors sur les différents circuits de revendication et sur les différents référents, deviennent à leur tour des intermédiaires du droit, apportant ressources et indications à d’autres salariés, plus éloignés des sites de direction ou moins initiés. Le cas de ces entreprises reste isolé, mais il montre les possibles.

À travers leurs mobilisations et stratégies individuelles et collectives, les sourds introduisent ainsi au sein des entreprises des questions d’accessibilité liées à un handicap, mais aussi d’autres plus en rapport avec la gestion de la diversité dans une conception culturelle et linguistique propre à leurs rapports sociaux avec les non-sourds. Déjà en charge, par défaut, d’un « travail en plus » de sensibilisation, certains salariés sourds s’impatientent et manifestent une volonté forte de mobilisation. Devant l’inertie de certaines organisations et le constat des difficultés à étendre les initiatives des syndicats à l’ensemble des entreprises où ils sont représentés, la question d’un syndicat sourd se pose. Ce projet et les commentaires qu’il suscite aussitôt sont révélateurs des enjeux portés par les revendications de ces salariés. Ces revendications, d’une part, sont très spécifiques des personnes sourdes, justifiant une représentation des intéressés eux-mêmes sur des questions telles que : Comment mieux financer des besoins continus de communication, et l’accessibilité des interlocuteurs clés, qui ne disposent ou ne prévoient pas de budget d’interprétation ? Quels sont les liens entre la loi de février 2005 et le Code du travail ? Mais, d’autre part, ces revendications soulèvent un certain nombre de questions fondamentales : Peut-on travailler sans communiquer ? Peut-on travailler dans une organisation sans être partie prenante d’un collectif de travail ? L’analyse de leurs difficultés et de leurs initiatives montre qu’elles renvoient bien à des enjeux communs à tous les travailleurs. Elle révèle, s’il était besoin, que la communication est au coeur de la circulation d’informations pour l’action et la coordination et qu’elle est aussi le ciment de liens sociaux d’inter-reconnaissance, base même de toute coopération (Karacostas, 2010). Elle illustre aussi l’importance du collectif dans la construction de conditions de travail satisfaisantes et opérationnelles. Les parcours de ces salariés rendent visibles « ces rapports ambigus et compliqués au travail collectif comme au collectif de travail : à la fois soutien dans l’activité, support de l’activité, mais aussi parfois facteur de contrainte supplémentaire dans un contexte très tendu » (Cau-Bareille, 2012 : 181). Les configurations procédurales décrites et la complexité des recours montrent qu’un salarié ne peut pas négocier seul toute une organisation du travail et que les syndicats gagneraient à se rendre plus visibles sur ces problématiques.

Conclusion

Les enjeux ordinaires des demandes singulières de salariés sourds

Notre recherche montre que les engagements pris par les entreprises sur les questions de handicap ne sont pas simplement dichotomiques. Même dans les meilleurs cas, les configurations qu’adoptent les entreprises et la variabilité des réponses données aboutissent à des décisions opportunes aux différents échelons structurels. Entre un modèle économique limité et des financements ponctuels, les bricolages locaux ne peuvent que se développer, avec le risque de délimiter le parcours professionnel de salariés sourds. Les expériences recueillies auprès de salariés sourds mettent en évidence l’importance des procédures dans l’obtention d’outils professionnels, tandis qu’elles sont peu formalisées par des supports de communication interne. Que faire en cas de refus de l’un des acteurs de ce processus ? Quelles voies alternatives sont envisageables pour faire aboutir des démarches sans courir le risque en même temps de se mettre en mauvaise posture professionnelle ? Même lorsqu’ils prennent les devants et proposent les solutions en identifiant par exemple les bons prestataires ou systèmes de communication, rien ne garantit qu’ils n’enfreindront pas précisément un rouage du fonctionnement de leur entreprise. La maîtrise des codes professionnels des non-sourds passe, comme certains le comprennent, par des « savoir-être » : ils se font souriants et avenants, ouverts, patients et adaptatifs, prévenants, au risque de devenir invisibles aux yeux des autres (Dalle-Nazébi et Kerbourc’h, 2013). Cette incertitude sur leurs conditions de travail joue également sur la manière dont les non-sourds échelonnent leurs démarches ainsi que sur leurs stratégies. Elle renvoie à la place qu’ils occupent dans les entreprises en termes de pouvoir et de responsabilité, et donc de niveau de postes, comme de reconnaissance de leur travail et de leurs compétences au sein de leur équipe. Elle renvoie aussi dans le même temps à la diversité des manières dont les membres du personnel affectés aux questions de handicap en entreprise s’approprient leur rôle et assurent leurs missions.

Les réformes législatives de 2005 rendent central l’enjeu des aménagements de postes comme levier professionnel. Ceux-ci font l’objet d’une mise en place progressive, variable et distendue : interprètes professionnels, centre relais pour téléphoner à distance, compte rendu écrit des réunions, AG ou notes de services, initiation des collèges à la LSF, etc. La question de leur financement est aussi le moment où l’employeur découvre l’expression même de ces besoins et des solutions existantes, et où il peut être tenté de les discuter. La prise de parole de collectifs de sourds au sein d’une entreprise facilite la médiatisation légitime de ce qui paraissait à un niveau individuel un cahier de doléances exagéré ou, dans le cas de désaccord, un manque de contrôle de soi. Les revendications d’un corps salarial sembleraient être plus acceptables pour la hiérarchie, les salariés restant « à leur place » tout en rendant visibles problèmes et solutions. Dans ce cadre d’actions menées par une diversité d’acteurs, l’objectif des démarches et stratégies des sourds est de les préserver de situations usantes ou discriminatoires et de les aider à s’accommoder d’environnements professionnels. Ainsi, et pour peu que le personnel clé et les collectifs locaux de travail leur fassent crédit, les salariés sourds tentent de relever l’enjeu de sécurisation de leurs capacités pour assurer leur liberté et leur développement professionnel (Zimmermann, 2011).

Les résultats de notre recherche mettent en évidence deux sortes de leviers d’action qui permettraient de rendre plus efficients les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination. L’un a trait aux conditions de travail communes à tous les salariés « qui donnent au travailleur la liberté de travail favorable à sa santé » (Volkoff et Gollac, 2007) et à ses propres aspirations. L’autre concerne moins la part individuelle des compensations d’une déficience que la transformation des organisations de travail dont dépendent à la fois la diminution des discriminations et limites imposées aux professionnels sourds et la prise en compte des enjeux de communication au travail. Qu’y a-t-il de commun entre une assistante de puériculture, un cartographe, une ingénieure de recherche, un créateur d’entreprise, un formateur, une secrétaire, un psychologue, un comptable ou un agent d’entretien d’espace vert, sourds, si ce n’est « l’expérience individuelle du travail [comme] expérience du travail collectif » (Duraffourg et Hubault, 1993, dans Cau-Bareille, 2012), c’est-à-dire cette « expérience qui s’inscrit dans une histoire, à la fois celle du groupe, de l’entreprise et de ses évolutions ; mais aussi celle de ses membres, qui a ses règles, ses implicites, ses apports, mais aussi ses contraintes, ses exigences, un coût humain » (Cau-Bareille, 2012) ?